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Psychopathologie de la vie quotidienne/3

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CHAPITRE III

OUBLI DE NOMS ET DE SUITES DE MOTS


L’expérience que nous venons d’acquérir quant au mécanisme de l’oubli d’un mot faisant partie d’une phrase en langue étrangère nous autorise à nous demander si l’oubli de phrases en langue maternelle admet la même explication. On ne manifeste généralement aucun étonnement devant l’impossibilité où on se trouve de reproduire fidèlement et sans lacunes une formule ou une poésie qu’on a, quelque temps auparavant, apprise par cœur. Mais comme l’oubli ne porte pas uniformément sur tout l’ensemble de ce qu’on a appris, mais seulement sur certains de ses éléments, il n’est peut-être pas sans intérêt de soumettre à un examen analytique quelques exemples de ces reproductions devenues incorrectes.

Un de mes jeunes collègues qui, au cours d’un entretien que j’eus avec lui, exprima l’avis que l’oubli de poésies en langue maternelle pouvait bien avoir les mêmes causes que l’oubli de mots faisant partie d’une phrase étrangère, voulut bien s’offrir comme sujet d’expérience, afin de contribuer à l’élucidation de cette question. À ma demande sur quelle poésie allait porter notre expérience, il me nomma La fiancée de Corinthe, de Goethe, poésie qu’il aimait beaucoup et dont il croyait savoir par cœur certaines strophes du moins. Mais voici qu’il éprouve, dès le premier vers, une incertitude frappante : « Faut-il dire : se rendant de Corinthe à Athènes, ou : se rendant d’Athènes à Corinthe ? » J’éprouvai moi-même un moment d’hésitation, mais je finis par faire observer en riant que le titre de la poésie : « La fiancée de Corinthe » ne laisse aucun doute quant à la direction suivie par le jeune homme. La reproduction de la première strophe s’effectua assez bien ou, du moins, sans déformation choquante. Après le premier vers de la deuxième strophe, mon collègue sembla chercher un moment ; mais il se reprit aussitôt et récita ainsi :


Aber wird er auch willkommen scheinen,
Jetzt, wo jeder Tag was Neues bringt ?
Denn er ist noch Heide mit den Seinen
Und sie sind Christen und — getauft.


(Mais sera-t-il le bienvenu — Maintenant que chaque jour apporte quelque chose de nouveau ? — Car lui et les siens sont encore païens, — tandis qu’eux sont chrétiens et baptisés.)

Depuis quelque temps déjà, je l’écoutais un peu étonné ; mais après qu’il eut prononcé le dernier vers, nous reconnûmes tous deux qu’une déformation s’était glissée dans cette strophe. N’ayant pas réussi à la corriger, nous allâmes chercher dans la bibliothèque le volume des poésies de Gœthe, et grand fut notre étonnement de constater que le deuxième vers de cette strophe avait été remplacé par une phrase qui était, d’un bout à l’autre, de l’invention du collègue. Voici le texte correct de ce vers :


Aber wird er auch willkommen scheinen,
Wenn er teuer nicht die Gunst erkauft ?


(Mais sera-t-il le bienvenu, — s’il n’achète pas cher cette faveur ?)

D’ailleurs, le mot erkauft (du deuxième vers authentique) rime avec getauft (du quatrième vers), et il m’a paru singulier que la constellation de ces mots : païen, chrétien et baptisés ne lui ait pas facilité la reproduction du texte.

— Pourriez-vous m’expliquer, demandai-je à mon collègue, comment vous en êtes venu à oublier si complètement ce vers d’une poésie qui, d’après ce que vous prétendez, vous est si familière, et avez-vous une idée de la source d’où provient la phrase que vous avez substituée au vers oublié ?

Il était à même de donner l’explication que je lui demandais, mais il était évident qu’il ne le faisait pas très volontiers. — La phrase : maintenant que chaque jour apporte quelque chose de nouveau, ne m’est pas inconnue ; je crois l’avoir employée récemment en parlant de ma clientèle dont l’extension, vous le savez, est pour moi actuellement une source de grande satisfaction. Mais pourquoi ai-je mis cette phrase dans la strophe que je viens de réciter ? Il doit certainement y avoir une raison à cela. Il est évident que la phrase : s’il n’achète pas cher cette faveur, ne m’était pas agréable. Cela se rattache à une demande en mariage qui a été repoussée une première fois, mais que je me propose de renouveler, étant donné que ma situation matérielle s’est améliorée. Je ne puis vous en dire davantage, mais il ne peut certainement pas m’être agréable de penser que, si ma demande est accueillie cette fois, ce sera par simple calcul, de même que c’est par calcul qu’elle a été repoussée ta première fois.

L’explication m’avait paru suffisante, et j’aurais pu, à la rigueur, m’abstenir de demander plus de détails. Je n’en insistai pas moins : Mais comment en êtes-vous venu, d’une façon générale, à introduire votre personne et vos affaires privées dans le texte de la Fiancée de Corinthe ? Y aurait-il dans votre cas une différence de religion, comme entre les fiancés du poème de Goethe ?

(Kommt ein Glaube neu,
wird oft Lieb’ und Treu
wie ein böses Unkraut ausgerauft).


(Une nouvelle foi – arrache comme une mauvaise herbe – amour et fidélité).

Je n’ai pas deviné juste, mais j’ai pu constater à quel point une question bien orientée est capable d’éclairer un homme sur des choses dont il n’avait pas conscience auparavant. C’est ainsi que mon interlocuteur me regarda avec une expression de souffrance et de mécontentement, récita à mi-voix, comme pour lui-même, un autre passage du poème :

Sieh sie an genau !
Morgen ist sie grau.

(Regarde-la bien — demain elle sera grise)[1]
et ajouta : — Elle est un peu plus âgée que moi. Ne voulant pas le peiner davantage, j’ai interrompu l’interrogatoire. J’étais suffisamment édifié. Mais ce qui était remarquable dans ce cas, c’est que dans mon effort pour remonter à la cause d’une lacune en apparence anodine de la mémoire, j’en sois venu à me trouver en présence de circonstances profondes, intimes, associées chez mon interlocuteur à des sentiments pénibles.

Voici maintenant un autre cas d’oubli d’une phrase faisant partie d’une poésie connue. Ce cas a été publié par M. C.-G. Jung[2] et je le reproduis textuellement.

Un monsieur veut réciter la célèbre poésie (de Henri Heine) : « Un pin se dresse solitaire, etc. » À la phrase qui commence par : « il a sommeil », il s’arrête impuissant, ayant complètement oublié les mots : « d’une blanche couverture[3]. » Un pareil oubli dans un vers si connu m’a paru étonnant, et j’ai prié le sujet de reproduire librement tout ce qui lui passerait par la tête en rapport avec ces mots : « d’une blanche couverture ». Il en résulta la série suivante — À propos de couverture blanche, on pense à un linceul — à une toile avec laquelle on recouvre un mort — (pause) — et maintenant je pense à un ami cher — son frère vient de mourir subitement — il paraît qu’il est mort d’une attaque d’apoplexie — il avait d’ailleurs, lui aussi, une forte corpulence — mon ami a la même constitution et j’ai déjà pensé qu’il pourrait bien mourir de la même façon — il se donne probablement peu de mouvement — lorsque j’ai appris la mort, je suis devenu subitement anxieux, j’ai peur de mourir d’un accident semblable, car nous avons tous dans notre famille une tendance à l’embonpoint, et mon grand-père est mort, lui aussi, d’une attaque ; je me trouve trop gros et j’ai commencé ces jours derniers une cure d’amaigrissement.

Le monsieur, ajoute M. Jung, s’est ainsi, sans s’en rendre compte, identifié avec le pin entouré d’un linceul blanc.

L’exemple suivant, dont je suis redevable à mon ami S. Ferenczi, de Budapest, se rapporte, non, comme les précédents, à des phrases empruntées à des poètes, mais au propre discours du sujet. Cet exemple nous met en présence d’un de ces cas, qui ne sont d’ailleurs pas très fréquents, où l’oubli se met au service de notre prudence, lorsque nous sommes sur le point de succomber à un désir impulsif. L’acte manqué acquiert alors la valeur d’une fonction utile. Une fois dégrisés, nous approuvons ce mouvement interne qui, pendant que nous étions sous l’empire du désir, ne pouvait se manifester que par un lapsus, un oubli, une impuissance psychique.

« Dans une réunion, quelqu’un prononce la phrase : « tout comprendre, c’est tout pardonner. » Je remarque à ce propos que la première partie de la phrase suffit ; vouloir « pardonner », c’est émettre une présomption, le pardon étant affaire de Dieu et de ses serviteurs. Un des assistants trouve mon observation très bien ; je me sens encouragé et, voulant sans doute justifier la bonne opinion du critique indulgent, je déclare avoir eu récemment une idée encore plus intéressante. Je veux exposer cette idée, mais n’arrive pas à m’en souvenir. Je me retire aussitôt et commence à écrire les libres associations qui me viennent à l’esprit. Ce sont d’abord le nom de l’ami qui a assisté à la naissance de l’idée en question et celui de la rue où elle est née ; puis me vient à l’esprit le nom d’un autre ami, Max, que nous avons l’habitude d’appeler Maxi. Ceci me suggère le mot maxime et, à ce propos, je me souviens qu’il s’agissait alors, comme cette fois, de la modification d’une maxime connue. Mais, chose singulière, ce souvenir fait surgir dans mon esprit, non une maxime, mais ce qui suit : « Dieu a créé l’homme à son image » et la variante de cette phrase : « L’homme a créé Dieu à son image à lui. » A la suite de quoi, je retrouve aussitôt dans mes souvenirs ce que je cherchais :

« Mon ami me dit alors dans la rue Andrassy : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », à quoi je lui répondis, faisant allusion aux expériences psychanalytiques : « Tu devrais aller plus loin et avouer que rien de bestial ne t’est étranger. »

« Après avoir enfin retrouvé mon souvenir, je m’aperçus qu’il ne m’était guère possible d’en faire part à la société dans laquelle je me trouvais. La jeune femme de l’ami auquel j’ai rappelé la nature animale de notre inconscient se trouvait parmi les assistants, et je savais fort bien qu’elle n’était nullement préparée à entendre des choses aussi peu réjouissantes. L’oubli m’a épargné toute une série de questions désagréables de sa part et une discussion interminable. Telle fut sans doute la raison de mon « amnésie temporaire ».

« Fait intéressant : l’idée de substitution s’est exprimée dans une proposition dans laquelle Dieu se trouvait descendu au niveau d’une invention humaine, tandis que la proposition que je cherchais insistait sur le rôle animal de l’homme. Donc, capitis diminutio dans les deux cas. Le tout n’est évidemment que la suite de l’enchaînement d’idées sur « comprendre et pardonner », provoqué par la conversation ».

« A remarquer que si j’ai réussi à trouver rapidement la phrase cherchée, ce fut sans doute grâce à l’idée que j’ai eue de me retirer de la société qui infligeait à cette phrase une sorte de censure, pour m’isoler dans une pièce vide. »

J’ai, depuis, analysé de nombreux autres cas d’oubli ou de reproduction défectueuse de suites de mots et j’ai eu l’occasion de constater que le mécanisme de l’oubli, tel que nous l’avons dégagé dans les exemples aliquis et La fiancée de Corinthe, s’applique à la presque généralité des cas. Il n’est pas toujours commode de communiquer ces analyses, parce qu’on est obligé le plus souvent, comme dans les précédentes, de toucher à des choses intimes et quelquefois pénibles pour le sujet de l’expérience ; aussi m’abstiendrai-je de multiplier les exemples. Ce qui reste commun à tous les cas, en dépit des différences qui existent entre leurs contenus, c’est que les mots oubliés ou défigurés se trouvent mis en rapport, en vertu d’une association quelconque, avec une idée inconsciente, dont l’action visible se manifeste précisément par l’oubli.

Je reviens donc à l’oubli de noms dont nous n’avons encore épuisé ni la casuistique ni les mobiles. Comme je puis de temps à autre observer sur moi-même cette sorte d’acte manqué, les exemples qui s’y rapportent ne me manquent pas. Les légers accès de migraine dont je souffre encore aujourd’hui s’annoncent quelques heures auparavant par l’oubli de noms, et au plus fort de l’accès, alors que je reste parfaitement capable de continuer mon travail, je perds souvent le souvenir de tous les noms propres. Or, on pourrait précisément alléguer des cas comme le mien, pour opposer une objection de principe à tous nos efforts analytiques. Ne résulterait-il pas d’observations de ce genre que la cause de la tendance à l’oubli, et plus particulièrement à l’oubli de noms propres, réside dans des troubles de la circulation et dans des troubles fonctionnels généraux du cerveau et qu’on ferait bien de renoncer aux essais d’explication psychologique des phénomènes en question ? Je ne le pense pas ; ce serait confondre le mécanisme d’un processus, uniforme dans tous les cas, avec les circonstances, variables et pas toujours nécessaires, susceptibles de le favoriser. Mais, au lieu de m’engager dans une discussion, je vais essayer de réfuter l’objection à l’aide d’une comparaison.

Supposons qu’ayant poussé l’imprudence jusqu’à m’aventurer, à une heure avancée de la nuit, dans un quartier désert de la ville, j’aie été assailli par des malfaiteurs et dépouillé de ma montre et de ma bourse. Je me rends alors au poste de police le plus proche et fais une déclaration ainsi conçue : pendant que je me trouvais dans telle ou telle rue, la solitude et l’obscurité m’ont dépouillé de ma montre et de ma bourse. Tout en ne disant ainsi rien qui ne fût exact, je ne m’en exposerais pas moins à être pris pour un homme qui n’est pas tout à fait sain d’esprit. Pour décrire correctement la situation, je dois dire que, favorisés par la solitude du lieu et protégés par l’obscurité, des malfaiteurs inconnus m’ont dépouillé de mes objets précieux. Or, la situation, telle qu’elle se présente dans l’oubli, est exactement la même : favorisée par mon état de fatigue, par des troubles de la circulation et par l’intoxication, une force inconnue m’ôte la faculté de disposer des noms propres déposés dans ma mémoire, et c’est la même force qui, dans d’autres cas, peut produire les mêmes troubles de la mémoire, en dépit d’un état de santé parfait et d’un fonctionnement normal.

Lorsque j’analyse les cas d’oubli de noms que j’ai observés sur moi-même, je constate presque régulièrement que le nom oublié se rapporte à un sujet qui touche ma personne de près et est capable de provoquer en moi des sentiments violents, souvent pénibles. Me conformant à l’usage commode et vraiment recommandable introduit par l’école suisse (Bleuler, Jung, Riklin), je puis exprimer ce que je viens de dire sous la forme suivante : le nom oublié frôle chez moi un « complexe personnel ». Le rapport qui s’établit entre le nom et ma personne est un rapport inattendu, le plus souvent déterminé par une association superficielle (double sens du mot, même consonance); on peut le qualifier, d’une façon générale, de rapport latéral. Pour bien faire comprendre sa nature, je citerai quelques exemples très simples :

a) Un de mes patients me prie de lui indiquer une station thermale sur la Riviera. Je connais une station de ce genre tout près de Gênes, je me rappelle même le nom du collègue allemand qui y exerce, mais je suis incapable de nommer la station que je crois pourtant bien connaître. Il ne me reste qu’à prier le patient d’attendre quelques instants et à aller me renseigner auprès d’une personne de ma famille. – Comment donc s’appelle cet endroit près de Gênes, où le Dr N. possède un petit établissement dans lequel toi et telle autre dame avez été si longtemps en traitement ? – « Et dire que c’est toi qui oublies son nom ! Il s’appelle Nervi. » C’est que Nervi sonne comme Nerven (nerfs), et les nerfs constituent l’objet de mes occupations et préoccupations constantes.

b) Un autre de mes patients parle d’une villégiature toute proche et affirme qu’il y existe, en plus des deux auberges connues, une troisième à laquelle se rattache pour lui un certain souvenir et dont il me dira le nom dans un instant. Je conteste l’existence de cette troisième auberge et invoque, à l’appui de mes dires, le fait que j’ai passé dans l’endroit en question sept étés consécutifs et que je le connais, par conséquent, mieux que mon interlocuteur. Excité par la contradiction, celui-ci finit par se rappeler le nom. L’auberge s’appelle Der Hochwartner. Je suis obligé de céder et d’avouer que j’ai habité pendant sept étés consécutifs dans le voisinage immédiat de cette auberge dont je niais tout à l’heure l’existence. Mais pourquoi ai-je oublié la chose et le nom ? Je crois que c’est parce que ce nom ressemble beaucoup à celui d’un de mes confrères en spécialité habitant Vienne ; il se rapporte donc chez moi à un complexe « professionnel ».

c) Une autre fois, étant sur le point de prendre un billet à la gare de Reichenhall, je ne puis me souvenir du nom de la grande gare la plus proche, bien que je l’aie souvent traversée. Je suis obligé de me mettre très sérieusement à le chercher sur le plan. Cette gare s’appelle Rosenheim. Je vois aussitôt en vertu de quelle association son nom m’avait échappé. Une heure auparavant, j’ai fait une visite à ma sœur dans sa villégiature près de Reichenhall ; ma sœur s’appelle Rosa ; l’endroit qu’elle habitait était donc pour moi un Rosenheim (séjour de Rose). C’est ainsi que dans ce cas l’oubli a été déterminé par un « complexe familial ».

d) Je suis à même de prouver cette action vraiment dévastatrice du « complexe familial » sur toute une série d’exemples.

Un jour se présente à ma consultation un jeune homme. C’est le frère le plus jeune d’une de mes patientes ; je l’ai déjà vu un nombre incalculable de fois et j’ai l’habitude de l’appeler par son prénom. Lorsque j’ai voulu ensuite parler de sa visite, je fus absolument incapable, malgré tous les artifices auxquels j’ai eu recours, de me rappeler son prénom qui, je le savais fort bien, n’avait rien d’extraordinaire. Je sortis alors dans la rue et me mis à lire les enseignes ; la première fois que son nom me tomba sous les yeux, je le reconnus sans hésitation aucune. L’analyse m’a appris que j’avais établi, entre mon jeune visiteur et mon propre frère, une comparaison qui impliquait cette question réprimée dans une circonstance analogue, mon frère se serait-il comporté de la même manière ou mieux ? L’association extérieure entre l’idée se rapportant à ma propre famille et celle se rapportant à une famille étrangère était favorisée par cette circonstance purement fortuite que les deux mères portaient le même prénom : Amalia. C’est plus tard seulement que j’ai compris les noms de substitution : Daniel et Franz, qui se sont présentés à mon esprit, sans me renseigner sur la situation. Ces deux noms, ainsi qu’Amalia sont des noms de personnages des Brigands, de Schiller, auxquels se rattache une plaisanterie du boulevardier viennois Daniel Spitzer.

e) Une autre fois je me trouve dans l’impossibilité de me souvenir du nom d’un de mes patients qui faisait partie de mes relations de jeunesse. L’analyse me fait faire un long détour, avant de me révéler ce nom. Le malade avait manifesté la crainte de devenir aveugle ; ceci éveilla en moi le souvenir d’un jeune homme qui est devenu aveugle à la suite d’une blessure par arme à feu ; ce souvenir, à son tour, fit surgir l’image d’un autre jeune homme qui s’est suicidé en se tirant une balle de revolver et qui portait le même nom que le premier patient auquel il n’était d’ailleurs pas apparenté. Mais je n’ai retrouvé le nom qu’après m’être rendu compte que j’avais inconsciemment reporté sur une personne de ma propre famille l’attente angoissante du malheur qui avait frappé les deux jeunes gens dont je viens de parler.

C’est ainsi que ma pensée est traversée par un courant constant « de rapports personnels », dont je n’ai généralement aucune connaissance, mais qui se manifeste par l’oubli de noms. C’est comme si quelque chose me poussait à rapporter à ma propre personne tout ce que j’entends dire et raconter concernant des tiers, comme si tout renseignement relatif à des tiers éveillait mes complexes personnels. Il ne s’agit certainement pas là d’une particularité individuelle; j’y vois plutôt une indication quant à la manière dont nous devons comprendre ce qui est « autre », c’est-à-dire ce qui n’est pas nous-mêmes. Et j’ai, en outre, des raisons de croire que chez les autres individus les choses se passent exactement comme chez moi.

Le plus bel exemple de ce genre est celui qui m’a été raconté par un M. Lederer. Il rencontra, au cours de son voyage de noces, un monsieur qu’il connaissait à peine et qu’il devait présenter à sa jeune femme. Mais ayant oublié le nom de ce monsieur, il se tira d’affaire une première fois par un murmure indistinct. Ayant ensuite rencontré le même monsieur une deuxième fois (et à Venise les rencontres entre voyageurs sont inévitables), il le prit à part et le pria de le tirer d’embarras, en lui disant son nom qu’il avait malheureusement oublié. La réponse de l’étranger montre qu’il était un profond psychologue : « Je comprends bien que vous n’ayez pas retenu mon nom. Je m’appelle comme vous : Lederer ! » On ne peut se défendre d’un sentiment quelque peu désagréable, lorsqu’on retrouve son propre nom porté par un étranger. J’ai récemment éprouvé très nettement un sentiment de ce genre, lorsque je vis se présenter à ma consultation un monsieur qui me dit s’appeler S. Freud. Je prends toutefois acte de l’assurance de l’un de mes critiques qui affirme qu’il se comporte dans les cas de ce genre d’une manière opposée à la mienne.

f) On retrouve l’effet du « rapport personnel » dans le cas suivant, communiqué par M. Jung[4] : « Un monsieur Y aimait sans retour une dame qui ne tarda pas à épouser un monsieur X. Or, bien que Y connaisse depuis longtemps X et se trouve même avec lui en relations d’affaires, il oublie constamment son nom, au point qu’il est souvent obligé, lorsqu’il veut écrire à X, de demander son nom à des tierces personnes. »

Dans ce cas, cependant, les motifs de l’oubli sont plus transparents que dans les précédents, régis par la loi du « rapport personnel ». Ici l’oubli apparaît comme une conséquence directe de l’antipathie que Y éprouvait à l’égard de son heureux rival ; il ne veut rien savoir de lui « qu’il ne soit pas question de lui[5]. »

g) Le motif de l’oubli d’un nom peut aussi être d’un caractère plus fin et résider dans une colère pour ainsi dire « sublimée » à l’égard de son porteur. C’est ainsi qu’une demoiselle J. de K., de Budapest, écrit : « Je me suis composé une petite théorie. J’ai observé notamment que des hommes doués pour la peinture ne comprennent rien en musique, et inversement. Il y a quelque temps, je m’entretenais là-dessus avec quelqu’un à qui j’ai dit : « Jusqu’à présent ma constatation s’est toujours vérifiée, à l’exception d’un seul cas. » Mais lorsque j’ai voulu citer le nom de cette seule personne formant exception à ma règle, je fus hors d’état de me le rappeler, tout en sachant que le porteur de ce nom est un de mes amis les plus intimes. En entendant, quelques jours plus tard, prononcer par hasard ce nom, je le reconnus aussitôt comme étant celui du démolisseur de ma théorie. La colère que, sans m’en rendre compte, je nourrissais à son égard, s’est manifestée par l’oubli de son nom qui m’était cependant si familier. »

h) Dans le cas suivant, communiqué par M. Ferenczi et dont l’analyse est surtout instructive par l’explication des substitutions (comme Botticelli-Boltraffio, à la place de Signorelli), le « rapport personnel » a provoqué l’oubli d’un nom par une voie quelque peu différente.

« Une dame, ayant un peu entendu parler de psychanalyse, ne peut se rappeler le nom du psychiatre Jung.

« À la place de ce nom se présentent les substitutions suivantes : KI. (un nom) — WildeNietzscheHauptmann.

« À propos de KI. elle pense aussitôt à madame KI., qui est une personne affectée, parée, mais paraissant plus jeune qu’elle n’est en réalité. Elle ne vieillit pas. Comme notion supérieure, commune à Wilde et à Nietzsche, elle donne « maladie mentale ». Elle dit ensuite d’un ton railleur : « vous autres Freudiens, vous cherchez les causes des maladies mentales, jusqu’à ce que vous deveniez vous-mêmes mentalement malades ». Et puis : « Je ne supporte pas Wilde et Nietzsche ; je ne les comprends pas. Je me suis laissé dire qu’ils étaient l’un et l’autre homosexuels. Wilde avait un faible pour les jeunes gens » (Bien qu’elle ait prononcé dans cette dernière phrase, en hongrois il est vrai, le nom correct[6], elle est toujours incapable de s’en souvenir).

« À propos de Hauptmann, elle pense à Halbe[7], puis à Jeunesse[8], et alors seulement, après que j’aie orienté son attention vers le mot « Jeunesse », elle s’aperçoit que c’est le nom Jung qu’elle cherchait.

« D’ailleurs, cette dame ayant perdu son mari, lorsqu’elle avait 39 ans, et ayant renoncé à tout espoir de se remarier, avait de bonnes raisons de se soustraire à tout souvenir se rapportant à l’âge. Ce qui est remarquable dans ce cas, c’est l’association purement interne (association de contenu) entre les noms de substitution et le nom cherché et l’absence d’associations tonales. »

i) Voici au autre exemple d’oubli de nom, finement motivé et que l’intéressé lui-même a réussi à élucider.

« Comme j’avais choisi, à titre d’épreuve supplémentaire, la philosophie, mon examinateur m’interrogea sur la doctrine d’Épicure et me demanda les noms des philosophes qui, dans les siècles ultérieurs, se sont occupés de cette doctrine. J’ai donné le nom de Pierre Gassendi, dont j’avais précisément entendu parler au café, deux jours auparavant, comme d’un disciple d’Épicure. À la question étonnée de l’examinateur : « Comment le savez-vous ? », j’ai répondu sans hésiter que je m’intéressais depuis longtemps à ce philosophe. Cela m’a valu la mention magna cum laude (reçu avec éloges), mais malheureusement aussi, dans la suite, une tendance invincible à oublier le nom de Gassendi. Je crois que si je ne puis maintenant, malgré tous mes efforts, retenir ce nom, c’est à ma mauvaise conscience que je le dois. Il aurait mieux valu pour moi ne pas le connaître lors de l’examen. »

Or, pour comprendre l’intensité de l’aversion que notre sujet éprouvait à se souvenir de cette période de ses examens, il faut savoir qu’il attachait une très grande valeur à son titre de docteur, de sorte que le souvenir en question n’était fait que pour diminuer à ses yeux cette valeur.

j) J’ajoute encore ici un exemple d’oubli du nom d’une ville, exemple moins simple que les précédents, mais que tous ceux qui sont familiarisés avec ce genre de recherches trouveront tout à fait vraisemblable et instructif. Le nom d’une ville italienne échappe au souvenir à cause de sa grande ressemblance phonétique avec un prénom féminin, auquel se rattachent de nombreux souvenirs affectifs dont la communication ne donne d’ailleurs pas une énumération complète. M. S. Ferenczi, de Budapest, qui a observé ce cas sur lui-même, l’a traité, et avec raison, comme on analyse un rêve ou une idée névrotique.

« Je me trouvais aujourd’hui dans une famille amie où l’on a parlé, entre autres choses, de villes de Haute-Italie. Quelqu’un remarque à ce propos qu’on peut encore retrouver dans ces villes l’influence autrichienne. On cite plusieurs de ces villes; je veux moi aussi en nommer une, mais son nom ne me revient pas à la mémoire, bien que je sache que j’y ai passé deux journées très agréables, ce qui ne cadre pas bien avec la théorie de l’oubli formulée par Freud. À la place du nom cherché, les noms et mots suivants se présentent à mon esprit : Capua, — Brescia, — Le lion de Brescia.

« Ce lion, je le vois, comme s’il était devant mes yeux, sous la forme d’une statue de marbre, mais je constate aussitôt qu’il ressemble moins au lion du monument de la liberté de Brescia (dont je n’ai vu que la reproduction) qu’au lion de marbre que j’ai vu à Lucerne, sur le tombeau des gardes suisses tombés aux Tuileries et dont la reproduction en miniature se trouve sur ma bibliothèque. Je retrouve enfin le nom cherché : c’est Vérone.

« Je reconnais sans hésitation à qui revient la faute de cette amnésie. La coupable n’est autre qu’une ancienne servante de la famille dont j’étais l’hôte ce jour-là. Elle s’appelait Véronique, en hongrois Verona, et m’était très antipathique, à cause de sa physionomie absolument repoussante, de sa voix rauque et criarde et de son insupportable familiarité (à laquelle elle se croyait autorisée par ses nombreuses années de service dans la maison). La façon tyrannique dont elle avait à l’époque traité les enfants de la maison m’était également intolérable. Je savais maintenant ce que signifiaient les noms de substitution.

« Pour Capoue j’ai trouvé aussitôt comme association caput mortuum : j’ai en effet souvent comparé la tête de Véronique à un crâne de cadavre. Le mot hongrois kapczi (rapacité en matière d’argent) a certainement contribué à ce déplacement. Je retrouve naturellement aussi les voies d’association plus directes qui rattachent l’une à l’autre Capoue et Vérone, en tant qu’unités géographiques et mots italiens ayant le même rythme.

« Il en est de même de Brescia ; mais ici on trouve des associations d’idées qui se sont opérées suivant des voies latérales compliquées.

« Mon antipathie était, à un moment donné, tellement forte que je trouvais Véronique tout simplement répugnante, et plus d’une fois je m’étais demandé avec étonnement comment une créature pareille pouvait avoir une vie amoureuse et être aimée; à la seule idée de l’embrasser, on éprouve, disais-je, « un sentiment de nausée. » Il était cependant certain qu’un rapport existait entre l’idée de Véronique et celle de la garde suisse tombée.

« Le nom de Brescia est souvent associé, en Hongrie du moins, non au lion, mais au nom d’une autre bête sauvage. Le nom le plus haï dans ce pays, comme d’ailleurs en Haute-Italie, est celui du général Haynau, appelé couramment la hyène de Brescia. C’est ainsi que du général haï Haynau un courant d’idées aboutit, à travers Brescia, à Vérone, tandis qu’un autre courant aboutit, à travers l’idée de l’animal à la voix rauque, déterreur de morts (hyène) — idée qui entraîne à sa suite la représentation d’un monument funéraire — au crâne de cadavre et au désagréable organe vocal de Véronique, si détestée par mon inconscient, de Véronique qui, à une époque, avait exercé dans cette maison une tyrannie aussi insupportable que celle du général autrichien après les luttes pour la liberté en Hongrie et en Italie.

« À Lucerne se rattache l’idée de l’été que Véronique avait passé avec ses maîtres sur le Lac des Quatre-Cantons, près de cette ville ; à la garde suisse se rattache le souvenir de la tyrannie qu’elle avait exercée non seulement sur les enfants, mais même sur les membres adultes de la famille, en sa qualité usurpée de « dame de compagnie ».

« Je tiens à avertir que, dans ma conscience, cette antipathie pour Véronique appartient aux choses depuis longtemps disparues. Depuis l’époque dont je parle, cette femme a beaucoup changé, dans son extérieur et dans ses manières, à son avantage et, les rares fois où j’ai l’occasion de la rencontrer, je lui fais un accueil franchement amical. Mais, comme toujours, mon inconscient garde plus obstinément ses anciennes impressions; il est « retardataire » et rancunier.

« Les Tuileries impliquent une allusion à une autre personne, à une dame française âgée qui, dans de nombreuses occasions, a été la véritable « dame de compagnie» des dames de la maison et que tout le monde, grands et petits, respectait et même craignait un peu. J’ai été moi-même pendant quelque temps son « élève » pour la conversation française. À propos du mot « élève » je me souviens que, pendant mon séjour en Bohême du Nord, chez le beau-frère de mon hôte d’aujourd’hui, j’ai beaucoup ri en entendant les paysans de la région appeler les élèves (« Eleven » en allemand) de l’académie forestière de l’endroit « lions » (Löwen). Il est possible que ce plaisant souvenir ait contribué au déplacement de mes idées de l’hyène vers le lion. »

k) L’exemple qui suit[9] montre également comment un complexe personnel auquel on est soumis à un moment donné peut provoquer, au bout d’un temps assez long, l’oubli d’un nom.

« Deux hommes, l’un plus âgé, l’autre plus jeune, qui, six mois auparavant, avaient voyagé ensemble en Sicile, échangent leurs souvenirs sur les belles journées, pleines d’impressions, qu’ils y ont passées. — Comment s’appelle donc l’endroit, demande le plus jeune, où nous avons passé la nuit, avant de partir pour Selinunt ? N’est-ce pas Calatafimi ? — Non, répond le plus âgé, certainement non, mais j’en ai également oublié le nom, bien que je me souvienne de tous les détails de notre séjour là-bas. Il me suffit de m’apercevoir que quelqu’un a oublié un nom que je connais, pour me laisser gagner par la contagion et oublier, à mon tour, le nom en question. Si nous cherchions ce nom ? Le seul qui me vienne à l’esprit est Caltanisetta, qui n’est certainement pas exact. — Non, dit le plus jeune, le nom commence par un w ou, du moins, contient un w. — Et, pourtant, la lettre w n’existe pas en italien, dit l’autre. — Je pense à un v, mais j’ai dit w par habitude, sous l’influence de la langue maternelle. Le plus âgé proteste contre le v : Je crois, dit-il, avoir déjà oublié pas mal de noms siciliens. Si l’on faisait quelques expériences ? Comment s’appelle, par exemple, l’endroit élevé qui, dans l’antiquité, s’appelait Enna ? Ah, oui, je me rappelle : Castrogiovanni. L’instant d’après, le plus jeune retrouve le nom oublié; il s’écrie : Castelvetrano ! et est content de pouvoir prouver à son interlocuteur qu’il avait raison de dire que le nom contenait un v. Le plus âgé hésite encore pendant quelque temps ; mais, après s’être décidé à convenir que le nom retrouvé par le plus jeune était bien exact, il veut se rendre compte de la raison pour laquelle il lui avait échappé. — C’est évidemment, pense-t-il, parce que la seconde moitié du nom vetrano ressemble à vétéran. Je me rends parfaitement compte que je n’aime pas penser au vieillissement et je réagis d’une façon singulière, lorsque quelqu’un m’en parle. C’est ainsi que j’ai tout récemment remis rudement à sa place un ami que j’estime beaucoup en lui disant qu’il « a depuis longtemps dépassé l’âge de la jeunesse », parce que s’exprimant sur mon compte dans des termes très flatteurs, il avait ajouté que je n’étais plus un jeune homme. Que toute ma résistance fût dirigée contre la seconde partie du nom Castelvetrano, cela ressort encore du fait que la première syllabe de ce nom se retrouve dans Caltanisetta. — Et le nom Caltanisetta lui-même? demande le plus jeune. — Il sonnait pour moi comme le nom de caresse d’une jeune femme, avoue le plus âgé.

« Quelques instants après il ajoute : « le nom actuel d’Enna était également un nom de substitution. Et maintenant je m’aperçois que ce nom de Castrogiovanni, obtenu à l’aide d’une rationalisation, fait penser à la jeunesse (giovane), tout comme le nom de Castelvetrano évoque l’idée de la vieillesse (vétéran).

« Le plus âgé croit ainsi avoir expliqué son oubli. Quant aux causes qui ont provoqué le même oubli chez le plus jeune, elles n’ont pas été recherchées. »

Le mécanisme de l’oubli de noms est aussi intéressant que ses motifs. Dans un grand nombre de cas on oublie un nom, non parce qu’il éveille lui-même les motifs qui s’opposent à sa reproduction, mais parce qu’il se rapproche, par sa consonance ou sa composition, d’un autre mot contre lequel notre résistance est dirigée. On conçoit que cette multiplicité de conditions favorise singulièrement la production du phénomène. En voici des exemples :

l) Ed. Hitschmann (« Zwei Fälle von Namenvergessen », Internat. Zeitschr. f. Psychoanalyse, I, 1913).

Cas II : « M. N. veut recommander à quelqu’un la librairie Gilhofer et Ranschburg, mais, bien que la maison lui soit très connue, il ne se souvient, malgré tous ses efforts, que du nom Ranschburg. Légèrement mécontent, il rentre chez lui; mais la chose finit par le tourmenter à un point tel qu’il se décide à réveiller son frère, qui semblait déjà dormir, pour lui demander le nom de l’associé de Ranschburg. Le frère lui donne le nom sans aucune difficulté. Le nom « Gilhofer » évoque aussitôt dans l’esprit de M. N. celui de «  Gallhof », un endroit dans lequel il a fait récemment, en compagnie d’une charmante jeune fille, une promenade dont il garde le meilleur souvenir. La jeune fille lui a fait cadeau d’un objet portant l’inscription : « En souvenir des belles heures passées à Gallhof. » Quelques jours avant l’oubli du nom « Gilhofer », M. N., en fermant brusquement le tiroir dans lequel il avait serré l’objet, a fortement détérioré celui-ci ; ce n’était certes qu’un fait accidentel, mais M. N., familiarisé avec la signification des actes symptomatiques, ne pouvait se défendre d’un sentiment de culpabilité. Depuis cet accident, il se trouvait dans un état d’âme quelque peu ambivalent à l’égard de cette dame qu’il aimait certes, mais dont les avances en vue du mariage se heurtaient chez lui à une résistance hésitante.

m) Dr Hanns Sachs :

« Dans une conversation ayant pour objet Gênes et ses environs immédiats, un jeune homme veut nommer aussi la localité Pegli, mais ne parvient que difficilement et à la suite d’un grand effort à retrouver ce nom. Pendant qu’il rentre chez lui, il pense à l’oubli de ce nom qui lui était cependant si familier, et voilà que surgit dans son esprit le mot Peli ayant exactement la même prononciation. Il sait que Peli est le nom d’une île de l’Océan Astral, dont les habitants ont conservé quelques coutumes remarquables. Il a lu la description de ces coutumes dans un ouvrage ethnologique et avait alors conçu l’idée d’utiliser ces renseignements en vue d’une hypothèse personnelle. Il se rappelle alors que Peli est également le lieu d’action d’un roman qu’il a lu avec intérêt et plaisir : La plus heureuse époque de Van Zanten, par Laurids Bruun. — Les idées qui l’avaient préoccupé presque sans interruption tout ce jour-là se rattachaient à une lettre qu’il avait reçue le matin même d’une dame pour laquelle il avait beaucoup d’affection ; cette lettre lui faisait entrevoir qu’il aurait à renoncer à une rencontre convenue. Après avoir passé la journée dans un état de grand abattement, il sortit le soir avec la ferme intention d’oublier sa contrariété et de jouir aussi pleinement que possible du plaisir qu’il se promettait d’une soirée passée dans une société qu’il estimait beaucoup. il est certain que le mot Pegli, par sa ressemblance tonale avec le mot Peli, était de nature à troubler gravement son projet, car ce dernier mot ne présentait pas seulement pour lui un intérêt purement ethnologique, mais évoquait aussi, avec « la plus heureuse époque » de sa vie (par analogie avec le roman cité plus haut), toutes les craintes et tous les soucis qu’il avait éprouvés au cours de la journée. Il est caractéristique que cette interprétation, si simple pourtant, n’a été obtenue qu’après qu’une deuxième lettre soit venue transformer la tristesse en une joyeuse certitude d’une rencontre très proche. »

Si l’on se souvient, à propos de cet exemple, du cas, pour ainsi dire voisin, où il fut impossible de retrouver le nom Nervi, on constate que le double sens d’un mot peut être remplacé par la ressemblance phonétique de deux mots.

n) Lorsque, en 1915, eut éclaté la guerre avec l’Italie, j’ai pu faire sur moi-même cette observation qu’une grande quantité de noms de localités italiennes, qui m’étaient cependant très familiers, avaient disparu de ma mémoire. Comme tant d’autres Allemands, j’avais pris l’habitude de passer une partie de mes vacances sur le sol italien, et il était pour moi certain que cet oubli de noms en masse n’était que l’expression de l’hostilité compréhensible à l’égard de l’Italie, hostilité qui, chez tous les Allemands, avait remplacé l’amitié d’autrefois. À côté de cet oubli direct de noms, j’en ai observé un autre, indirect, mais que j’ai pu ramener à l’action de la même cause. J’avais notamment une tendance à oublier aussi des noms non-italiens, et l’examen m’a révélé que ces derniers avaient toujours une ressemblance tonale plus ou moins éloignée avec des noms italiens. C’est ainsi que je cherchais un jour à me rappeler le nom de la ville morave Bisenz. Lorsque j’y suis enfin parvenu, après beaucoup de difficultés, je m’aperçus aussitôt que mon oubli devait être mis sur le compte du palais Bisenzi, à Orvieto. Dans ce palais se trouve l’Hôtel « Belle Arti », dans lequel je descendais toutes les fois que je faisais un séjour à Orvieto. Les souvenirs infiniment agréables que j’ai emportés de ces séjours avaient naturellement subi une éclipse sous l’influence d’un changement survenu dans mon état d’âme.

Et, maintenant, il ne sera peut-être pas sans intérêt d’examiner sur quelques exemples les intentions que l’oubli de noms est susceptible de satisfaire.


1. Oublis de noms ayant pour but d’assurer l’oubli d’un projet.

o) A. J. Storfer ( « Zur Psychopathologie des Alltags », Internationale Zeitschr. f. Psychoanalyse, II, 1914).

« Une dame bâloise apprend un matin que son amie d’enfance, Selma X., de Berlin, faisant son voyage de noces, est arrivée à Bâle où elle ne doit rester qu’un seul jour. Aussitôt la Bâloise de se précipiter à l’hôtel. En sortant, les deux amies conviennent de se retrouver l’après-midi et de ne plus se séparer jusqu’au départ de la Berlinoise.

« L’après-midi, la Bâloise oublie le rendez-vous. Le déterminisme de cet oubli ne m’est pas connu, mais la situation à laquelle nous avons à faire (rencontre avec une amie d’enfance tout fraîchement mariée) rend possibles plusieurs constellations typiques, susceptibles de s’opposer à une nouvelle rencontre. Une particularité intéressante de ce cas consiste dans un acte manqué accompli ultérieurement, dans l’ininconsciente de consolider le premier oubli. A l’heure même où elle devait rencontrer son amie de Berlin, la Bâloise se trouvait en visite chez d’autres amis. À un moment donné, il fut question du mariage tout récent de la chanteuse de l’Opéra de Vienne, Kurz. La dame bâloise parla de ce mariage d’une manière critique (!), mais lorsqu’elle voulut prononcer le nom de la chanteuse, elle ne put, à sa grande déception, se souvenir de son prénom (on sait que généralement les noms monosyllabiques se prononcent associés au prénom). La dame bâloise était d’autant plus contrariée par cette faiblesse de sa mémoire qu’elle avait souvent entendu la chanteuse Kurz et que son nom complet (c’est-à-dire précédé du prénom) lui était tout à fait familier. Mais avant que quelqu’un ait eu le temps de lui rappeler ce prénom, la conversation avait changé de sujet.

« Le soir du même jour, notre dame bâloise se trouve dans une société en partie identique à celle de J’après-midi. Comme par hasard, il est de nouveau question de la chanteuse viennoise que notre dame nomme sans difficulté : « Selma Kurz. » À peine a-t-elle prononcé ce nom, qu’elle s’écrie : « J’y pense maintenant : j’avais complètement oublié que je devais rencontrer cet après-midi mon amie Selma. » Elle regarde sa montre et constate que son amie doit déjà être partie. »

Nous n’avons pas encore une préparation suffisante pour nous prononcer sur ce bel exemple, intéressant à beaucoup d’égards. Celui qui suit est beaucoup plus simple : il s’agit de l’oubli, non d’un nom, mais d’un mot étranger, pour une raison en rapport avec une situation donnée. Mais nous faisons remarquer d’ores et déjà qu’on se trouve en présence des mêmes processus, qu’il s’agisse de l’oubli de noms propres, de prénoms, de mots étrangers ou de suites de mots.

Dans le cas que nous allons citer, un jeune homme, pour se créer un prétexte à accomplir un acte désiré, oublie l’équivalent anglais du mot or, alors que ce métal est désigné par le même mot (Gold) en anglais et en allemand.

p) Hanns Sachs :

« Dans une pension de famille, un jeune homme fait la connaissance d’une Anglaise qui lui plaît. S’entretenant avec elle le premier soir dans sa langue maternelle (c’est-à-dire en anglais) qu’il possède assez bien et voulant prononcer en anglais le mot or, il ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à trouver le vocable nécessaire. A la place du mot exact, il trouve le mot français or, le mot latin aurum, le mot grec chrysos qui se présentent d’une façon tellement obsédante qu’il arrive difficilement à les écarter, alors qu’il sait fort bien qu’ils n’ont rien de commun avec le mot qu’il cherche. Il ne trouve finalement pas d’autre moyen de se faire comprendre que de toucher la bague en or que la dame porte sur un de ses doigts ; et il apprend, à sa confusion, que le mot anglais qu’il cherche depuis si longtemps est en tous points identique au mot allemand désignant le même objet : gold. La grande signification de cet attouchement déterminé par l’oubli doit être cherchée, non seulement dans le désir qu’ont tous les amoureux de se sentir en contact immédiat avec la personne aimée, mais aussi dans le fait qu’il nous renseigne sur les intentions matrimoniales possibles de notre jeune homme. L’inconscient de la dame, surtout s’il est disposé sympathiquement à l’égard du partenaire, peut avoir deviné ses intentions érotiques dissimulées derrière le masque inoffensif de l’oubli ; et la manière dont elle aura accepté et expliqué l’attouchement, peut fournir aux deux partenaires un moyen inconscient, mais très significatif, de prévoir l’issue du flirt commencé. »


2. Un cas d’oubli d’un nom et de faux souvenir.

q) Je reproduis encore, d’après J. Stärcke, une intéressante observation d’oubli et de ressouvenance d’un nom, caractérisée par le fait que l’oubli d’un nom est compliqué d’une déformation d’une phrase d’un poème, comme dans l’exemple relatif à « La fiancée de Corinthe ». (Cette observation est empruntée à l’édition hollandaise du présent ouvrage, sous le titre : « De invloed van ons onbewuste in ons dagelijksche leven », Amsterdam, 1916. Elle a été publiée en allemand dans Internat. Zeitschr. für ärztliche Psychoanalyse, IV, 1916).

« Un vieux juriste et linguiste, Z., raconte en société qu’au cours de ses études universitaires il a connu un étudiant qui était extraordinairement sot et sur la sottise duquel il aurait plus d’une anecdote à raconter. Il ne peut cependant se rappeler le nom de cet étudiant ; il prétend d’abord que son nom commençait par la lettre W., mais retire ensuite cette supposition. Il se rappelle seulement que cet étudiant inintelligent était devenu plus tard marchand de vins (Weinhändler). Il raconte ensuite une anecdote sur la bêtise du même étudiant, mais s’étonne toujours de ne pouvoir retrouver son nom. Il finit par dire : — C’était un âne tel, que je n’arrive pas encore à comprendre comment j’ai pu, à force de répétitions il est vrai, réussir à lui inculquer un peu de latin. Au bout d’un instant, il se rappelle que le nom cherché finissait par…man. Nous lui demandons alors si un autre nom ayant la même terminaison lui vient à l’esprit. Il répond : « Erdmann ». — Qui est-ce ? — C’était également un étudiant de mes contemporains. Sa fille lui fait observer cependant qu’il y a aussi un professeur s’appelant Erdmann. En cherchant dans ses souvenirs, Z. trouve que ce professeur n’a consenti récemment à publier que sous une forme abrégée, dans la revue rédigée par lui, un des travaux de Z., dont il ne partageait pas toutes les idées, et que Z. en a été désagréablement affecté. (J’apprends d’ailleurs ultérieurement que Z. avait autrefois ambitionné de devenir professeur de la même spécialité qu’enseigne aujourd’hui le professeur Erdmann; il est donc possible que sous ce rapport encore le nom Erdmann touche à une corde sensible.)

« Et voilà qu’il se rappelle subitement le nom de l’étudiant inintelligent : Lindeman ! Comme il s’était déjà rappelé antérieurement que le nom se terminait par ...man, le mot Linde a donc subi un refoulement plus prolongé. Prié de dire ce qui lui vient à l’esprit à propos de Linde, il répond d’abord : « rien ». Sur mon insistance et comme je lui dis qu’il n’est pas possible qu’il ne pense à rien à propos de ce mot, il me dit, en levant les yeux et en dessinant avec le bras un geste dans le vide : « Eh bien, un tilleul (Linde – tilleul) est un bel arbre. » C’est tout ce qu’il trouve à dire. Tout le monde se tait, chacun poursuit sa lecture ou une autre occupation, lorsqu’on entend quelques instants après Z. réciter d’un ton rêveur :

« Steht er mit festen
Gefügigen Knochen
Auf der Erde,
So reicht er nicht auf,
Nur mit der Linde
Oder der Rebe
Sich zu vergleichen. »

(Lorsqu’il se tient sur la terre avec ses jambes solides et souples, il n’arrive pas à se comparer au tilleul ou à la vigne).

Je poussai un cri de triomphe : — Nous le tenons enfin, votre Erdmann, dis-je : cet homme qui « se tient sur la terre », donc cet homme de la terre (Erdemann ou Erdmann), ne peut réussir à se comparer au tilleul (Linde), donc à Lindeman ou à la vigne (Rebe), donc au marchand de vins (Weinhändler). En d’autres termes : ce Lindeman, l’étudiant inintelligent, devenu plus tard marchand de vins, était bien un âne, mais Erdmann est un âne plus grand encore, sans comparaison possible avec Lindeman. Ces discours méprisants ou railleurs, prononcés dans l’inconscient, sont très fréquents ; aussi crus-je pouvoir affirmer que la cause principale de l’oubli du nom était trouvée.

Je demandai alors à quelle poésie étaient empruntés les vers cités. Z. répondit qu’ils faisaient partie d’un poème de Gœthe qui, croyait-il, commençait ainsi :

 « Edel sei der Mensch,
Hilfreich und gut ! »

(Que l’homme soit noble, secourable et bon !)


et il ajouta qu’on y trouvait aussi les vers suivants :

 « Und hebt er sich aufwärts,
So spielen mit ihm die Winde. »

(Et lorsqu’il se redresse, Les vents jouent avec lui.)

Le lendemain, j’ai cherché cette poésie de Gœthe, et j’ai pu constater que le cas était beaucoup plus intéressant (mais aussi plus compliqué) qu’il ne l’avait paru au premier abord.

a) Les deux premiers vers cités (voir plus haut) étaient ainsi conçus :

« Steht er mit festen
Markigen (pleines de sève ; et non gefügigen) Knochen »…

« Jambes souples » était une combinaison quelque peu singulière ; mais je ne m’arrêterai pas là-dessus.

b) Et voici les vers suivants de cette strophe.

 « Auf der wohlbegründeten
Dauernden Erde,
Reicht er nicht auf ;
Nur mit der Eiche
Oder der Rebe
Sich zu vergleichen. »

(Sur la terre solide et durable, il n’arrive pas à se comparer au chêne ou à la vigne.)

Il n’est donc pas question de tilleul (Linde) dans toute cette poésie. Le remplacement du chêne (Eiche) par le tilleul (Linde) ne s’est effectué (dans son inconscient) que pour rendre possible le jeu de mots : « Terre-Tilleul-Vigne » (Erde-Linde-Rebe).

c) Ce poème est intitulé : « Les limites de l’Humanité » et contient une comparaison entre la toute-puissance des dieux et la faiblesse des hommes. Mais la poésie qui commence par les vers : « Edel sei der Mensch, — Hilfreich und gut ! », n’est pas du tout celui auquel Z. a emprunté sa strophe. Elle est imprimé quelques pages plus loin ; elle est intitulée « Le divin » et contient également des pensées sur les dieux et les hommes. Comme cette question n’a pas été approfondie, je puis tout au plus supposer que des idées sur la vie et la mort, sur l’éphémère et l’éternel, sur la fragilité de la propre vie de Z. et sur la mort future ont pu également jouer un rôle dans la détermination de l’oubli qui s’est produit dans ce cas. »

Dans certains de ces exemples il faut avoir recours à toutes les finesses de la technique psychanalytique pour expliquer l’oubli d’un nom. Je renvoie ceux qui veulent se renseigner plus en détail sur ce genre de travail, à une communication de M. E. Jones (de Londres), traduite de l’anglais en allemand[10].

M. Ferenczi a observé que l’oubli de noms peut se produire également à titre de symptôme hystérique. Il révèle alors un mécanisme fort éloigné de celui qui préside aux actes manqués. La communication suivante fera comprendre cette différence :

« J’ai actuellement en traitement une malade qui, bien que douée d’une bonne mémoire, ne peut se rappeler les noms propres, même les plus usuels, même ceux qui lui sont le plus familiers. L’analyse a montré que ce symptôme lui servait à faire ressortir son ignorance. Or, cette insistance démonstrative sur son ignorance était une forme de reproche qu’elle adressait à ses parents pour n’avoir pas voulu lui donner une instruction supérieure. Son idée fixe de nettoyage (psychose de maîtresse de maison) provient en partie de la même source. Elle a l’air de dire ainsi à ses parents : « vous n’avez fait de moi qu’une femme de chambre. »

Je pourrais multiplier les exemples d’oublis de noms et en approfondir la discussion ; mais je préfère ne pas aborder, à propos d’une seule question, la plupart des points de vue que nous aurons à envisager dans la suite, en rapport avec d’autres questions. Qu’il me soit cependant permis de résumer en quelques propositions les résultats des analyses citées :

Le mécanisme de l’oubli de noms (ou, plus exactement, de l’oubli passager de noms) consiste dans l’obstacle qu’oppose à la reproduction voulue du nom un enchaînement d’idées étrangères à ce nom et inconscientes. Entre le nom troublé et le complexe perturbateur il peut y avoir ou un rapport préexistant ou un rapport qui s’établit, suivant des voies en apparence artificieuses, à la faveur d’associations superficielles (extérieures).

Les plus efficaces, parmi les complexes perturbateurs, sont ceux qui impliquent des rapports personnels, familiaux, professionnels.

Un nom qui, grâce à ses sens multiples, appartient à plusieurs ensembles d’idées (complexes), ne peut souvent entrer que difficilement en rapport avec un ensemble d’idées donné, parce qu’il en est empêché par le fait qu’il fait partie d’un autre complexe, plus fort.

Parmi les causes de ces troubles, on note en premier lieu et avec le plus de netteté le désir d’éviter un sentiment désagréable ou pénible que tel souvenir donné est susceptible de provoquer.

On peut, d’une façon générale, distinguer deux variétés principales d’oublis de noms : un nom est oublié ou parce qu’il rappelle lui-même une chose désagréable, ou parce qu’il se rattache à un autre, susceptible de provoquer un sentiment désagréable. Donc, la reproduction de noms est troublée soit à cause d’eux-mêmes, soit à cause de leurs associations plus ou moins éloignées.

Un coup d’œil sur ces propositions générales permet de comprendre pourquoi l’oubli passager de noms constitue un de nos actes manqués les plus fréquents. Nous sommes cependant loin d’avoir noté toutes les particularités du phénomène en question. Je veux encore attirer l’attention sur ce fait que l’oubli de noms est contagieux au plus haut degré. Dans une conversation entre deux personnes, il suffit que l’une prétende avoir oublié tel ou tel nom, pour que le même nom échappe à l’autre. Seulement la personne, chez laquelle l’oubli est un phénomène induit, retrouve plus facilement le nom oublié. Cet oubli « collectif » qui, rigoureusement parlant, est un des phénomènes par lesquels se manifeste la psychologie des masses, n’a pas encore fait l’objet de recherches psychanalytiques. M. Th. Reik a pu donner une bonne explication de ce remarquable phénomène, à propos d’un seul cas, particulièrement beau[11].

« Dans une petite société d’universitaires, dans laquelle se trouvaient également deux étudiantes en philosophie, on parlait des nombreuses questions qui se posent à l’histoire de la civilisation et à la science des religions à propos des origines du christianisme. Une des jeunes femmes, qui avait pris part à la conversation, se souvint avoir trouvé, dans un roman anglais qu’elle avait lu récemment, un tableau intéressant des courants religieux qui agitaient cette époque-là. Elle ajouta que toute la vie du Christ, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, était décrite dans ce roman dont elle ne pouvait pas se rappeler le titre (alors qu’elle gardait un souvenir visuel très net de la couverture du livre et de l’aspect typographique du titre). Trois des messieurs présents déclarèrent connaître, eux aussi, ce roman, mais, fait singulier, tout comme la jeune femme, ils étaient incapables de se souvenir de son titre. »

Seule la jeune femme consentit à se soumettre à l’analyse tendant à trouver l’explication de son oubli. Disons tout de suite que le livre avait pour titre Ben Hur (par Lewis Wallace). Les souvenirs de substitution furent ecce homo — homo sum — quo vadis ? La jeune fille comprend elle-même qu’elle a oublié le titre, parce qu’il contient une expression que « ni moi ni aucune autre jeune fille ne nous déciderions à employer, surtout en présence de jeunes gens[12] ». L’analyse très intéressante a permis de pousser plus loin cette explication. Le rapport une fois établi, la traduction du mot homo (homme) présente également une signification douteuse. M. Reik conclut : la jeune femme traite le mot oublié comme si en prononçant le titre suspect elle avouerait devant des jeunes gens des désirs qu’elle considère comme ne convenant pas à sa personne et qu’elle repousse comme étant pénibles. Plus brièvement sans s’en rendre compte, elle considère l’énoncé du titre Ben-Hur comme équivalant à une offre sexuelle, et son oubli correspond à une défense contre une tentation inconsciente de ce genre. Nous avons des raisons de croire que des processus inconscients analogues ont déterminé l’oubli des jeunes gens. Leur inconscient a saisi la véritable signification de l’oubli de la jeune fille… il l’a pour ainsi dire interprété… L’oubli des jeunes gens exprime une déférence pour cette attitude discrète de la jeune fille… On dirait que par sa subite lacune de mémoire, celle-ci leur a clairement signifié quelque chose que leur inconscient a aussitôt compris.

On rencontre encore un oubli continu de noms dans lequel des séries entières de noms se soustraient à la mémoire. Si l’on s’accroche, pour retrouver un nom oublié, à d’autres, auxquels il se rattache étroitement, ceux-ci, qu’on voudrait utiliser comme points de repère, s’échappent le plus souvent à leur tour. C’est ainsi que l’oubli s’étend d’un nom à un autre, comme pour prouver l’existence d’un obstacle difficile à écarter.

  1. Mon collègue a d'ailleurs quelque peu changé ce beau passage de la poésie, aussi bien dans son texte qu'en ce qui concerne son application. La jeune fille-fantôme dit à son fiancé :

    « Meine Kette hab' ich dir gegeben ;
    Deine Locke nehm' ich mit mir fort.
    Sieh sie an genau !
    Morgen bist du grau,
    Und nur braun erscheinst du wieder dort ».

    « Je t'ai donné ma chaîne ; — J'emporte ta boucle. — Regarde-la bien ! — Demain tu seras gris, — et c'est seulement là-haut que tu redeviendras brun »).

  2. C. G. Jung. — Ueber die Psychologie der Dementia praecox, 1907. P. 64.
  3. Voici la reconstitution de la strophe entière :


    Ein Fichtenbaum steht einsam
    Im Norden auf kahler Höh !
    Ihn schläfert ; mit weisser Deeke
    Umhüllen ihn Eis und Schnee.

    Un pin se dresse solitaire
    Dans le Nord, sur une hauteur dénudée.
    Il a sommeil ; d'une blanche couverture
    L'enveloppent la glace et la neige.
    N. d. T.

  4. Dementia praecox, p. 52.
  5. Vers de Heine : « Nicht gedacht soll seiner werden ! »
  6. La dame en question cherchait le nom du psychiâtre Jung ; or Jung, en allemand, signifie jeune. N. du T.
  7. Halbe — auteur dramatique allemand, comme Hauptmann. N. du T.
  8. « Jeunesse » est le titre de l’un des ouvrages de Halbe. N. du T.
  9. Zentralblatt für Psychoanalyse, I, 9, 1911.
  10. « Analyse eines Falles von Namenvergessen », Zentralbl. für Psyoanalyse, Jahrg. II, Heft 2, 1911.
  11. Th. Reik. — « Über Kollektives Vergessen. » — Internat. Zeitschr. f. Psychoanalyse, VI, 1920.
  12. Le titre du roman : Ben Hur renferme le mot Hur qui ressemble à Hure — prostituée (en allemand). N. du T.