Publications récentes sur Montaigne

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Publications récentes sur Montaigne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 192-227).



PUBLICATIONS RÉCENTES


SUR


MONTAIGNE





I. Les Essais de Michel de Montaigne, publiés d’après l’exemplaire de Bordeaux par M. Fortunat Strowski, sous les auspices de la commission des archives municipales, tome I ; Bordeaux, MCMVI, Imprimerie nouvelle, Pech et Cie. — II. Les Grands philosophes. — Montaigne, par le même, 1 vol. in-8o, Paris, 1906, Alcan. — III. Bibliothèque littéraire de la Renaissance. — Montaigne, Amyot et Saliat, étude sur les sources des Essais, par M. Joseph de Zangroniz, 1 vol. in-18, Paris, 1906, Champion. — IV. Michel de Montaigne, par M. Edward Dowden, professeur de littérature anglaise à l’Université de Dublin, 1 vol. in-8, Philadelphie et Londres, MDCCCCV, Lippincott. — V. Introduction aux Essais de Montaigne, par M. Edme Champion, 1 vol. in-18, Paris, 1900, A. Colin.


I

Montaigne a donné lui-même, de ses Essais, quatre éditions, lesquelles n’en font que deux, à vrai dire, et qui, d’ailleurs, par une fortune assez singulière, se trouvent n’être ni l’une ni l’autre le texte qu’on réédite, qu’on lit, et qu’on commente. La première est datée de 1580 ; c’est un assez gros volume in-8o, fort bien imprimé, chez Simon Millanges, à Bordeaux. Il ne contient qu’une « première » version des deux premiers livres des Essais. Deux érudits, à qui notre histoire littéraire est redevable de plus d’un service, et dont les noms sont bien connus, M. Barkhausen et M. Dezeimeris, ont donné, en deux volumes, élégamment imprimés, chez Feret, à Bordeaux, en 1873, une « reproduction » lidèle de l’édition de 1580, avec, au bas des pages, les variantes presque insignifiantes de la deuxième édition, datée de 1582 ; et de la troisième, datée de 1587. On semble s’accorder à ne voir aujourd’hui dans celle-ci qu’une « contrefaçon. »

Personne jusqu’à présent n’a vu ni signalé dans aucune bibliothèque, la « quatrième édition » des Essais.

Cependant la cinquième n’en porte pas moins le chiffre de cinquième édition, et elle a vu le jour, non seulement du vivant, mais par les soins de Montaigne. Elle est la première qui contienne le troisième livre des Essais, « avec six cents additions aux deux premiers » : cette indication est de Montaigne lui-même. L’édition est datée de 1588, et elle a paru à Paris, en un volume in-4o, chez le libraire l’Angelier.

C’est quatre ans plus tard que Montaigne mourait, en 1592, lassé ou dégoûté de beaucoup de choses, à ce qu’il semble, mais non pas de se relire, sinon de se mirer dans ses Essais, et de les enrichir ou de les enfler quotidiennement du profit de ses lectures et de ses réflexions. Il se servait pour cela d’un exemplaire en feuilles de l’édition de 1588, dans les interlignes et aux marges duquel il consignait ses corrections et additions. Ce sont ces bonnes feuilles, reliées après sa mort, que l’on appelle « l’exemplaire de Bordeaux, » et on s’est demandé pendant longtemps, on peut même, nous le verrons, se demander encore aujourd’hui, quel en est le rapport avec l’exemplaire ou le manuscrit dont la fille « d’alliance » de Montaigne, la demoiselle de Gournay, s’est servie pour établir le grand et superbe in-folio de 1595, qui a fixé définitivement le texte des Essais. Une recension du texte de l’exemplaire de Bordeaux, fort mal faite, en 1802, par un encyclopédiste qui répondait au nom presque fameux alors de Naigeon, ne nuisit nullement à l’autorité du texte de Mlle de Gournay. Victor Le Clerc, notamment, suivit la docte fille dans sa belle édition, celle qui fait partie de la Collection des classiques finançais, et qui demeure infiniment précieuse, à cause de la peine qu’il s’y est donnée de remonter à la source des citations grecques et latines de Montaigne ; et, d’une manière générale, c’est le texte de Mlle de Gournay qui constitue ce que l’on est convenu de mommer « la vulgate » du texte de Montaigne. Il convient de noter que l’une des dernières éditions des Essais, celle de MM. Motheau et Jouaust, a reproduit l’édition de 1588, avec, au bas des pages, les variantes et addilions de 1595. M. Strowski la « recommande » pour l’usage courant, et M. Champion estime « qu’elle laisse encore beaucoup à désirer. »

C’est « l’exemplaire de Bordeaux » que la Commission des archives municipales de la grande ville a décidé de « reproduire, » et dont nous avons depuis quelques jours le premier volume sous les yeux. La préparation et la publication en ont été confiées à un jeune professeur de l’Université de Bordeaux, M. Fortunat Strowski, à qui nous devions un livre essentiel sur Saint François de Sales et la renaissance du sentiment religieux au XVIIe siècle ; et sa nouvelle tâche, extrêmement laborieuse et délicate, ne lui pas déjà pris moins de deux ou trois ans de sa vie. Nous espérons pour lui qu’elle lui deviendra plus facile à mesure de son avancement même. C’est en ces sortes de travaux qu’on peut dire « qu’il n’y a que le premier pas qui coûte ; » et, selon toute apparence, les trois volumes qui doivent compléter « l’édition municipale des Essais de Montaigne » — c’est déjà le nom qu’on lui donne, — se succéderont assez rapidement. Ni M. Fortunat Strowski, ni la Commission municipale de Bordeaux ne nous en voudront d’ailleurs si nous anticipons sur des dates encore incertaines, et, dès à présent, si nous essayons de dire quel est l’intérêt de cette édition.

Disons d’abord quelques mots de la disposition typographique du texte. La base en est formée par le texte de 1588, que des indications marginales, A et B, distinguent du texte de 1580-82-87 ; et tous leb deux A [1580-82-87] + B [1588] nous sont ainsi donnés à la suite l’un de l’autre en caractères romains. Les additions manuscrites viennent alors, chacune en sa place, imprimées en caractères italiques, et elles correspondent généralement aux additions imprimées de l’édition de 1595. C’est toutefois une correspondance qui serait à vérifier pour chaque cas, M. Strowski n’ayant pas tenu compte, en principe, de l’édition de 1595, au texte de laquelle il s’agissait précisément pour lui de substituer an texte « plus approché » de la dernière pensée de Montaigne. Enfin, au bas des pages, les « variantes » sont groupées chronologiquement ; et on peut dire que, de la sorte, nous avons, en vérité, sous les yeux, l’entière succession des différens aspects du texte de Montaigne.

Cette disposition est-elle la meilleure ? On en pourrait concevoir une autre. Il y a déjà quelques années qu’un certain nombre d’érudits, hébraïsans et hellénistes, se sont réunis, sous la direction de lun d’entre eux, le professeur Haupt, pour publier en même temps, à Londres, New-York, et Stuttgart, une version anglaise de la Bible, qu’ils ont intitulée la Bible polychrome, comme on disait jadis la Bible polyglotte[1]. Il s’agissait, ainsi que ce titre l’indique, de signaler d’abord au lecteur les différentes « couches » dont la superposition successive a fini par former, depuis la haute antiquité jusqu’en des temps qu’on estime assez voisins de nous, le texte unique et consacré de la Genèse, par exemple, ou de la Prophétie d’Isaïe. Cest la grande affaire de l’exégèse contemporaine, on le sait ; ou, du moins, c’est le départ en quelque sorte actuel de toute critique biblique. Remaniés, sinon refaits, retouchés, interpolés, on croit pouvoir aujourd’hui dire avec assurance l’âge, la nature et la profondeur des modifications que ces textes vénérés ont subies. Et le moyen qu’on a donc imaginé pour les rendre sensibles aux yeux a été tout simplement de les colorier par teintes plates, qui se divisent inégalement la page, et qu’on est préalablement convenu d’affecter, le bistre, je suppose, aux partier ; les plus anciennes du texte ; le rose ou le vert, à des parties plus modernes ; le gris à de plus récentes encore, et ainsi de suite. L’invention paraîtrat-elle peut-être singulière, dans la description un peu lourde que nous en donnons ? Nous nous bornerons à répondre du moins qu’en fait, il n’y a rien de plus simple, ni de plus clair, ni qui réalise mieux l’objet qu’on s’était proposé. Si l’on avait suivi cette disposition pour la reproduction des Essais, on y distinguerait tout de suite, sans hésitation, le texte de 1580 d’avec celui de 1588, et tous les deux d’avec les additions de 1595. J’ajoute que, pour bizarre qu’il eût semblé d’abord, l’exemple n’en eût pas été dangereux, n’y ayant guère, je pense, plus de trois textes de notre langue qu’on pût essayer dïmprimer de la sorte : ce sont ceux de Pascal, et de La Bruyère, après celui de Montaigne. Et si les bibliophiles se fussent récriés, on leur eût dit que les éditions de ce genre ne sont pas faites pour eux, — ni peut-être même pour les simples lecteurs : — elles s’adressent aux philologues, aux bibliographes, aux éditeurs, aux commentateurs et aux critiques de Montaigne.

C’est à ces derniers, tout particulièrement, que nous prendrons la liberté de recommander l’édition municipale des Essais, Car, il y a bien quelques exceptions ; — il y a M. F. Strowski lui-même, dans une excellente étude qu’il vient de nous donner sur Montaigne, et il y a M. Edme Champion, dans sa substantielle Introduction aux « Essais » de Montaigne, — mais, d’une manière générale, en parlant de ces Essais, qui n’ont pas mis moins de vingt ans, 1 572-1592, à prendre aux mains de leur auteur, une forme qu’à peine peut-on considérer comme définitive ; — dont les trois éditions capitales, la première, celle de 1580 ; la cinquième, celle de 1588 ; et la sixième, celle de 1595, sont des ouvrages presque dififérens ; — et qui sont enfin séparées les unes des autres par des événemens aussi considérables que les voyages de Montaigne et sa mairie de Bordeaux, la critique française en a parlé comme de ces livres qui sortent, en quelque manière, tout armés, un beau matin, du cabinet de leur auteur : le Discours sur l’Histoire Universelle, ou La Recherche de la Vérité. De combien d’erreurs sur la signification des Essais, et sur le caractère de Montaigne, cette insouciance de la bibliographie et de la chronologie a été l’origine, on ne saurait le dire ! J’aime à rappeler, entre autres, quand les circonstances ranaèivent le sujet, les jolies phrases de Prévost-Paradol, dans ses Moralistes français, sur ce style, pour ainsi parlur, sans couture, où les citations des anciens faisaient tellement corps, disait-il, avec la pensée de Montaigne, qu’on ne pouvait les en séparer sans que cela fît, en vérité, comme une déchirure. Pour s’apercevoir cependant, que, s’il n’y a rien de plus joli que ces variations sur le style sans couture, il n’y a rien de moins juste, il suffisait de comparer entre elles nos trois éditions capitales, et de constater comment chacune d’elles s’enrichit, jusqu’à s’en alourdir, de « citations » qui trop souvent ne sont que des répétitions[2] ; qui plus souvent encore ne sont dues qu’au hasard des lectures de Montaigne, s’ajustent assez mal au texte ; et qui, non moins souvent enfin, impriment à sa page une fâcheuse allure de lourdeur et de pédantisme. Mais, au temps de Prévost-Paradol, ce sont là des considérations dans l’examen desquelles n’entrait pas la critique. Elle planait au-dessus ! Et, que le critique s’appelât Villemain ou Sainte-Beuve, Prévost-Paradol ou Vinet, son objet n’était que de faire briller son originalité personnelle au moven, et quelquefois, si besoin était, aux dépens de son auteur. Croyez que, dans les pages justement admirées où Sainte-Beuve s’est efforcé de caractériser le style de Montaigne, — et on sait qu’il y a merveilleusement réussi, — l’historien de Port-Royal ne songeait pas moins à lui-même qu’à l’auteur des Essais.

Tel est d’abord l’un des services que rendra l’édition municipale des Essais. Avant tout, elle obligera la critique à reconnaître ce qu’il y a de successif dans la composition du livre, et, par conséquent, à en tenir compte. Il faudra bien qu’on s’aperçoive que les voyages de Montaigne en Allemagne et en Italie, que son passage à la mairie de Bordeaux, — qui n’a pas occupé moins de quatre ans de sa vie, — que le lent progrès de la maladie dont il devait mourir et qu’il avait dans son isolement tout loisir d’observer, ont en plus d’un point modifié sa manière de voir, de sentir, de penser. Mais surtout on se rendra compte de la manière dont Montaigne compose, et quand on l’aura bien vu, ce sera comme un trait de lumière jeté, non seulement sur la signification ou la portée littéraire des Essais, mais sur leur intérêt historique et philosophique.

Le voilà donc, en la quarantième année de son âge, revenu de bien des illusions, et retiré dans sa « librairie. » Nous sommes en 1572, et à la veille ou au lendemain de la Saint-Barthélémy. A-t-il encore quelques ambitions ? On ne sait ! ou s’il a vraiment résolu « de ne se mêler d’autre chose que de passer en repos et à part le peu qui lui reste de sa vie. » En attendant, sa solitude ne tarde pas à lui peser, et, par manière de distraction, il prend la plume, sans intention bien précise, pour fixer un peu sa pensée vagabonde, et il écrit sur la Tristesse, ou sur les Cannibales, sur les Senteurs, ou sur l’Oisiveté, avec la même insojiciance de toute espèce de choix et d’ordre. Ni le sujet ne lui importe, comme s’il se tenait pour certain d’y être toujours égal, et encore moins l’ordre, car il a dû tout de suite sapercevoir que l’agrément de ce qu’il écrit était fait, même pour lui, de ce qu’il y a dans le cours de ses idées, de soudain et d’inattendu. Mais, chemin faisant, et comme il a la mémoire mieux meublée qu’il ne le prétend, il s’avise que ce qu’il vient de dire, d’autres l’ont dit avant lui, Sénèque, par exemple, en quelqu’une de ses Lettres, ou Plutarque. Il ne veut pas leur en faire tort ; il va chercher le volume sur un rayon de la bibliothèque, et il traduit, il copie, il paraphrase le passage. À moins encore qu’il ne s’y prenne de la façon tout justement inverse, et qu’ayant transcrit d’abord, au cours de sa lecture, pour l’ingéniosité de l’expression ou pour la profondeur de la pensée, le passage de Sénèque ou de Plutarque, les vers de Virgile ou la prose de Cicéron, il ne se rappelle qu’il a fait, lui aussi quelque expérience du même genre ; et il prend alors plaisir à se reconnaître chez les anciens, en y trouvant la preuve de l’une de ses maximes favorites, que « tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition. » C’est ainsi que lentement, par alluvions successives, les Essais se composent ; et si je ne me trompe, c’est ce que confirmera l’examen, même superficiel, de « l’exemplaire de Bordeaux. » On y voit positivement Montaigne à l’œuvre, la dernière édition de ses Essais ouverte là, devant lui, sur sa table de travail, se relisant, attentif à se « contre-roller, » comme il dit quelque part, prenant un livre au hasard dans sa bibliothèque, le parcourant avec nonchalance, y relevant à la volée, au passage une anecdote ou une réflexion, les traduisant en sa langue, et surchargeant ainsi ses marges de toute sorte d’additions et de renvois, qui finissent par rendre la lecture de son texte, non seulement difficile, mais tout à fait incertaine ou douteuse.

Car une question qu’on ne peut s’empêcher de se poser, et qu’aucune édition, municipale ou autre, ne résoudra, c’est de savoir ce que Montaigne lui-même eût fait, s’il eût vécu, des « additions » qui couvrent les marges de l’exemplaire de Bordeaux. Il en annonçait plus de « six cents » dans l’édition de 1588, et je ne les ai pas comptées, mais je pense qu’en eftet elles y sont : il n’y en a certainement pas moins, dans l’exemplaire de Bordeaux. Ces additions, qui répondra que Montaigne les eût incorporées à son texte, et plutôt, ne s’était-il pas réservé la liberté de faire son choix entre elles au moment de la publication ? C’est pour notre part ce que nous serions bien tentés de penser. Le Montaigne de 1595, et le nouveau, — celui de 1906, le Montaigne de l’édition de Bordeaux, — sont des Montaigne plus complets que nature. Je ferai bien d’en donner au moins un exemple.

Dans son chapitre du Pédantisme, Montaigne avait écrit, en 1580 : « Quand bien nous pourrions être savans du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse.

Μισω σοφιστὴν, ὄστις ουχ σοφός

« Je hais, dit-il, le sage qui n’est pas sage pour soi-même. » En 1588, il ajoute à ce vers d’Euripide une citation de Juvénal :


                  … Si cupidus,
Si vanus et Euganea quantumvis vilior agna.


Puis, en 1590 ou 1592, il efface la traduction du vers d’Euripide, qu’il estime sans doute superflue ; il ajoute, avant la citation de Juvénal, un passage de Cicéron : « Ex quo Ennius : Nequicquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret ; » et, après les vers de Juvénal, il ajoute encore : « Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. ’Dionysius se moquait des grammairiens qui ont soin de s’enquérir des maux d’Ulysse, et ignorent les [leurs] propres ; des musiciens qui accordent leurs flûtes et n’accordent pas leurs mœurs ; des écoliers qui étudient à dire justice, non à la faire. » On me dira vainement qu’il y en a d’autres exemples ! Je le sais bien ! et j’en remplirais moi-même plusieurs pages ! Mais on ne me fera pas croire aisément que Montaigne se proposât d’insérer ces cinq citations, dans son texte, en enfilade, et à l’appui de quelle simple et banale observation ! Il eût choisi, sans aucun doute ! et pourquoi n’eût-il pas en même temps effacé quelques redites, et sacrifié quelques réflexions saugrenues ?

On pourra donc se proposer d’établir un « texte critique » des Essais ; nous n’en connaîtrons jamais le texte absolument « authentique. » Et cela esi fâcheux ; mais il ne faut rien exagérer, et, après tout, nous n’en serons pas plus troublés dans notre lecture des Essais que nous ne le sommes par des hésitations ou difficultés du même genre dans la lecture des Pensées de Pascal. Nous en serons quittes pour nous dire que si quelques-unes de ces additions, les plus libres, celles qui nous choquent le plus, ne représentent pas la pensée publique de Montaigne, elles expriment sa pensée de « derrière la tête. » Et nous ne regarderons pas l’édition municipale comme l’édition définitive des Essais, mais, selon le vœu des éditeurs eux-mêmes, comme la base et la condition de toutes les éditions futures, y compris celle qui se piquera d’être la « critique, » et la « définitive. »

II

« Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs traits de sa vie, mais, vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tort de s’opiniâtrer à former de nous uae constante et solide contexture. » [Essais, I, 2, 1588.] En dépit de l’avertissement, c’est une tentation à laquelle nous voyons qu’on résiste assez malaisément que celle de vouloir mettre dans la vie, dans les œuvres, dans les idées d’un grand écrivain, plus d’ordre, plus de cohésion, plus de logique et de continuité qu’il n’y en amis lui-même. Nous avons beau savoir qu’il ne s’est pas appliqué moins de trente ans à son œuvre, comme l’auteur de l’Esprit des Lois, ou vingt ans, comme celui des Essais ; ou encore, s’il a laissé, comme Rousseau, plusieurs livres, nous avons beau savoir qu’ils sont séparés, comme la Nouvelle Héloïse et les Confessions, par des années d’intervalle, ou par des événemens plus considérables, si je puis dire, que des années, nous voulons à tout prix que ces manifestations successives de l’esprit en soient des expressions identiques ou du moins analogues ; il nous déplaît que le grand homme se soit contredit ; nous le ramenons à notre mesure en lui imposant notre manière de le comprendre ; et nous nous vantons alors d’avoir « reconstitué » l’unité méconnue de son œuvre et de sa pensée. Nous obtenons ainsi des Pascal tout en bronze, des Bossuet tout en marbre, des Rousseau tout en béton ou en « ciment armé. » C’est ce qui s’est passé pour Montaigne. Commentateurs, critiques ou historiens de la littérature, tous ont peiné pour réduire en système l’un des livres assurément les plus décousus qu’il y ait, et si je ne craignais qu’on ne prît mal le mot, je dirais l’un des plus « incohérens » que je connaisse dans aucune littérature. Entre ces Essais, dont le charme est fait pour partie de n’avoir les uns avec les autres que de lointains rapports, comme l’agrément d’un voyage est fait de la succession des aspects imprévus et vigoureusement contrastés, qu’il nous offre, on a essayé d’établir un « enchaînement, » ou un lien. On s’est demandé ce que Montaigne avait « voulu faire ; » quel dessein précis avait été le sien ; ce qu’il avait prétendu prouver ? Et, naturellement, à la question ainsi posée, chaque historien ou critique a trouvé une réponse par le moyen de laquelle le « beau désordre » de Montaigne se ramenait, bon gré mal gré, à l’ordonnance d’un « discours suivi. »

Ne serait-il pas temps, peut-être, d’en finir avec cette superstition ? « Je sais un peu ce que c’est que l’ordre… » dira bientôt quelqu’un, et, celui-là, nous ne ferons pas difficulté de l’en croire, puisqu’il sera Pascal, mais nous savons bien qu’il n’y a rien de plus rare que cette science, ou cet art, ou ce don de l’ordre. C’est encore le cas de rappeler ici, pour demeurer entre Gascons, ce grand livre de l’Esprit des Lois ! Il y a du génie dans l’Esprit des Lois, mais, il n’y a point d’ordre ; il n’y a pas non plus d’unité ni de continuité. C’est nous qui nous efi"orçons d’y en mettre ce qu’il faut pour que l’analyse de l’ouvrage nous soit plus facile, et plus facile encore l’expression d’un jugement ou d’une opinion « personnelle » sur Montesquieu. Seulement il ne s’agit plus, en ce cas, que de savoir si nous ne défigurons pas l’écrivain en l’unifiant. Pareillement Montaigne. Ce n’est pas un portrait de lui que nous retraçons, c’en est le schéma, si je puis ainsi dire, quand nous ramenons ou que nous essayons de ramener ses Essais à quelques idées prétendues maîtresses, qui s’y retrouveraient partout, dans le chapitre sur les Pouces ou dans celui des Coches, comme dans l’Apologie de Raymond de Sebonde ! « Les Essais, dit à ce propos M. Edme Champion, ne furent d’abord qu’un paquet de notes dans lequel Montaigne entassait pêle-mêle, au hasard, des textes recueillis sans choix, sans ombre de critique, sans écarter les choses les plus oiseuses et les plus puériles… Des chapitres entiers sont « un fagotage de pièces décousues, » — c’est Montaigne qui le reconnaissait lui-même en 1580, mais il s’en est dédit depuis, — des enfilades de citations qui n’ont pas même l’excuse, de servir de prétexte à une remarque instructive ou ingénieuse, qui ne s’expliquent que par le désœuvrement, le parti pris de s’imposer pendant quelques heures une tâche propre à passer le temps, en évitant de réfléchir. » Ces paroles ne sont-elles pas un peu dures ? Il est difficile d’être Michel de Montaigne, et, des heures durant, de transcrire ou de traduire des textes anciens comme qui dirait à l’aventure, du Lucrèce et du Virgile, du Sénèque et du Plutarque, et, quand ce serait à l’aventure, sans éprouver le besoin de commenter pour son compte, et de continuer en la paraphrasant, ou de contredire l’idée qu’ils expriment. Mais, tout Montaigne qu’il soit, on ne saurait pourtant disconvenir qu’il y ait du « fagotage, » beaucoup de « fagotage, » du fatras, dans les Essais ; et M. Champion a raison. Ce serait une entreprise vaine que de vouloir les rapporter tous à un « dessein principal. » Nous n’avons point ici affaire avec La Recherche de la Vérité ou l’Histoire des variations. Ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que Montaigne ne soit pas un « penseur » ou un philosophe, mais cela veut dire qu’il ne l’est point à la manière de Malebranche ou de Spinoza ; — que l’on se méprend sur le caractère de son livre et la nature de son génie dès qu’on y cherche une autre « unité » que celle de sa personne ondoyante ; — et que le naturel de cette personne même consiste précisément à ne rien avoir eu d’un fabricateur de systèmes, et encore moins d’un pédant. Tel n’était point, on le sait, l’avis de Malebranche, qui l’appelle assez joliment un « pédant à la cavalière. »

Peut-on dire seulement que l’auteur des Essais ait eu le dessein de se peindre lui-même dans son livre, et qu’ainsi l’unité de son personnage, je veux dire de l’homme réel, de l’homme vrai qu’il fut, comme nous tous, sans le savoir peut-être, masque et répare l’incohérence ou le « fagotage » de ses Essais ? Le mot de Pascal, à cet égard, a fait autorité : — « Le sot projet qu’il a de se peindre ; et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal... »

— Et, en effet, sans parler de l’Avis au Lecteur, si connu et si souvent cité, les passages abondent où Montaigne nous déclare qu’il est lui-même « le sujet de son livre, » et lui-même l’objet de son propre intérêt ou de sa curiosité. Mais regardons-y de plus près, remettons ces passages à leur place, les Essais dans le temps ; et nous ne pourrons nous empêcher d’observer, avec M. Champion, que ce « dessein principal et premier » semble entièrement étranger, dans les Essais de 1580, aux quinze ou vingt premiers chapitres du livre. C’est aussi l’opinion de M. Strowski. Il est vrai que quand son succès lui aura révélé la nature de son talent, et quand il se sera rendu compte que ce qu’on aime en lui, et de lui, c’est lui-même, Montaigne mettra moins de réserve et, si je l’ose dire, de pudeur dans ses « confessions. » Il feindra de croire, alors, il croira peut-être sincèrement que son âge, qui n’est pas très avancé, puisqu’il doit mourir avant soixante ans, l’autorise à des confidences dont nous nous serions bien passés, et qui n’ajoutent rien à la connaissance de son caractère ou de son génie. Car, Sainte-Beuve a eu beau faire, on ne sache point encore de qualités de forme ou de fond, de langage ou de pensée, qui aient des rapports définis avec la gravelle ; et les coliques de Montaigne n’expliquent point son dilettantisme. Il préférait la saveur du poisson à celle de la viande, mais le renseignement n’en est pas un sur la nature de son style, ni même peut-être ce qu’il nous dit de son goût pour les huîtres et pour le melon.

Mais, en somme, et après tout cela, Montaigne ne nous livre qu’une très petite part de lui-même ; et en veut-on la preuve démonstrative ? C’est qu’il y a peu de nos grands écrivains qui nous demeurent plus énigmatiques, et dont nous soyons plus embarrassés de dire l’homme vrai qu’ils furent. Se douterait-on seulement que son livre est contemporain de l’une des époques les plus troublées de notre histoire ? et que le moment même où il écrit est rempli du fracas des guerres de religion ? « Aucuns me convient, écrit-il dans une addition du manuscrit, d’écrire les affaires de mon temps, estimans que je les vois d’une vue moins blessée de passion qu’un autre, et de plus près, pour l’accès que la fortune m’a donné aux chefs des divers partis… » Il ne l’a cependant pas fait, et ses Essais ne sont point des Mémoires pour servir à l’histoire de son temps. Il n’y a pas fait la confession des autres avec la sienne. Et combien de traits de sa propre physionomie n’a-t-il point laissés dans l’ombre ? Que savons-nous par lui de sa jeunesse ? de sa carrière avant 1572, entre vingt-cinq et quarante ans ? de ses amours ? de ses « sentimens de famille ? » ou même, et finalement, nous l’allons voir, de ses « sentimens religieux ? » puisque, depuis trois cents ans, tandis que les uns persistent à nous montrer en lui non seulement « un chrétien » mais un « défenseur du christianisme, » c’est pour beaucoup d’autres, avec lui, Montaigne, tout au contraire, et par lui, par la lente et insensible contagion des Essais, que le doute méthodique ou systématique est entré dans le monde moderne, et non point du tout, comme on continue de l’enseigner, dans nos écoles, par l’intermédiaire du Discours de la méthode.

On remarquera qu’ici encore, comme plus haut, nous retrouvons l’influence et l’autorité de Pascal. Ce Montaigne, non pas précisément athée, ni libre penseur, ni peut-être sceptique, mais qu’aurait avant tout préoccupé, comme Pascal lui-même, la question religieuse, c’est le Montaigne de Pascal, et, si j’osais ainsi dire, c’est le Montaigne des Pensées plutôt que celui des Essais. Quelques critiques reprochent volontiers à Pascal d’avoir « plagié » ou « pillé » Montaigne ; — ce qui d’ailleurs ne serait juste que si nous savions l’usage que Pascal se proposait de faire de tant de fragmens des Essais qu’il a transcrits, paraphrasés quelquefois, et généralement abrégés ou résumés. Mais en fait, c’est donc alors le « plagiaire » dont l’autorité s’est en quelque sorte imposée à l’original qu’il copiait ; c’est l’accent de Pascal qui se trouve avoir fixé le sens des passages des Essais qu’il emprunte ; et depuis plus de deux cents ans, c’est « en fonction » de Pascal et du dessein des Pensées, que la critique française interprète Montaigne. Cependant il y a autre chose dans les Essais, et parce que l’Apologie de Raymond de Sebonde en est le chapitre le plus étendu, en même temps, sans doute, que l’un des plus importans, je ne voudrais pas répondre qu’il en fût le plus considérable. Il en est le plus étendu, parce que Montaigne venait de traduire la Théologie naturelle de ce Raymond de Sebonde, 1569, et qu’il était donc encore tout chaud de son auteur, comme aussi des critiques dont sa traduction avait été l’objet ; mais, ne nous lassons pas de le redire, il y a autre chose dans les Essais ; le dessein de Montaigne ne s’est rencontré qu’incidemment avec celui de Pascal ; et c’était d’ailleurs le droit de Pascal, — ceci encore vaut la peine d’être dit et redit, — c’était absolument son droit de n’ « emprunter » à Montaigne que ce qu’il croyait analogue à son propre dessein. Pascal ne se proposait pas de faire une étude, ni de porter un jugement sur Montaigne, mais d’écrire une Apologie de la Religion chrétienne. Nous aurions le droit, le cas échéant, de faire comme lui. Les idées, une fois exprimées, et entrées dans la circulation, deviennent le patrimoine commun de l’Immanité : j’ai le droit de les retourner même contre ceux qui les ont exprimées les premiers et qui, souvent, n’en ont pas connu toute la portée. Mais, évidemment, je ne l’ai plus quand il s’agit, comme ici, de préciser le sens d’un texte onde caractériser la pensée d’un grand écrivain, et cependant, sans nous en apercevoir, c’est ce que nous faisons depuis deux cents ans. Nous nous posons, en quelque sorte, le problème de la signification des Essais, comme nous faisons celui de la signification des Pensées, et la question religieuse étant la seule où Pascal s’intéresse, nous raisonnons sur Montaigne comme si Montaigne s’y était, lui aussi, uniquement appliqué, continûment, passionnément et tout entier.

Je n’entends pas nier qu’il y ait pris l’intérêt le plus vif. Mais, d’abord, ce n’est qu’un intérêt presque purement intellectuel, et j’en vois un témoignage dans ce fait assez singulier qu’étant lui-même, de son propre aveu, l’un des hommes qui ont eu le plus de peur de la mort, et sa philosophie ne s’étant employée, pour une part considérable, qu’à se prémunir ou à se fortifier contre cette crainte, il n’a cependant jamais demandé d’aide contre la mort à la religion. « Il n’est rien de quoi je me sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la mort, voire en la saison la plus licencieuse de mon âge,


Iucunda quum ætas florida ver ageret.


Parmi les danses et les jeux, tel me pensait empêché à digérer à part moi quelque jalousie ou l’incertitude de quelque espérance, cependant que je m’entretenais de je ne sais qui, surpris les jours précédens d’une fièvre chaude et de la mort… et qu’autant m’en pendait à l’oreille. » [Essais, I, 20, 1580.] Et il est vrai qu’à la longue, et à force de méditer sur ce thème favori que « philosopher, c’est apprendre à mourir, » il a fini par se composer, en présence de la menace quotidienne de la mort, une assez belle attitude, mais c’est la philosophie qui l’y a amené, ce n’est pas la religion. On peut dire, d’un autre côté, que, s’il a bien senti, et, autant que personne, démontré, soutenu, défendu l’importance des idées religieuses, j’entends leur importance politique et sociale, c’est assurément une manière de faire l’apologie de la religion ; mais, pour le chrétien, c’est une apologie qui n’en est vraiment pas une, à cause qu’elle pourrait tout aussi bien être l’apologie du bouddhisme et de l’islamisme, et généralement de toutes les religions qui sont, comme le christianisme, des « civilisations » en même temps que des religions. Et enfin ne faut-il pas ajouter que sa manière de poser la question religieuse est d’un pur « païen, » s’il n’y va pour lui, comme pour les philosophes de l’antiquité, que de ce qu’ils appelaient « le souverain bien, » ou en d’autres termes de « la vie heureuse ? » Une religion qui, comme la chrétienne, doit être et est en effet avant tout une règle impérative de conduite, Montaigne n’y a vu que la matière de l’Apologie de Raymond de Sebonde ; — et les juges les plus désintéressés hésitent encore sur le vrai sens du « document. »

Quoi donc, alors, et si ce n’est ni de « se peindre lui-même, » ni d’ajouter un système de philosophie à tant d’autres, ni de présenter une « apologie de la religion chrétienne, » ni enfin, — et aussi n’en avons-nous point parlé seulement, — de prendre parti entre les huguenots et les catholiques de son temps, quel a donc été le dessein de Montaigne ; et comment, car c’est là le véritable intérêt de la question, comment faut-il lire les Essais ? Nous répondrons qu’il faut les lire comme on lirait une « enquête ; » et, dans Montaigne lui-même, il ne faut voir, sans y chercher tant de mystère ni de profondeur, qu’un incomparable « curieux. » Nous disons un « curieux, » nous ne disons pas un « dilettante, » ce qui est presque la même chose, dans le langage du monde, mais ce ’pii est pourtant, au fond, bien ditïérent. Le dilettante ne cherche dans la satisfaction de sa curiosité que l’amusement de son dilettantisme, mais un « curieux » et, surtout un curieux tel que Montaigne, se propose toujours quelque objet ultérieur à se curiosité. Cet objet est sans doute un peu vague et un peu flottant ; le dessein n’en a rien de géométrique ou de didactique. Également curieux de la nature et de l’homme, de lui-même et des autres, des opinions des philosophes et de la diversité des mœurs, des événemens de l’histoire et de ceux de la vie commune, Montaigne est curieux de trop de choses à la fois, pour que sa curiosité se pose et se détermine, et en se déterminant, se limite. Mais il a cependant son dessein, très assuré, s’il n’est pas très net, et ce dessein n’est autre que de pénétrer tous les jours plus avant dans la connaissance de lui-même et de l’homme. Je crois qu’il convient d’insister sur ce point.


III

Il ne semble pas en effet que ce fût un dessein bien original ni bien neuf, aux environs de 1575, que de se proposer d’étudier l’homme. Quel est, demanderait-on volontiers, le grand écrivain qui ne s’est point proposé d’étudier l’homme ; et s’ils ne contenaient rien d’autre ni de plus qu’une étude de l’homme, les Essais seraient-ils les Essais ? Mais, précisément, ce n’était point l’avis de Montaigne, qu’on eût fait avant lui ce qu’il allait tenter, et, à cet égard, il disait, non pas dans sa première édition, ni dans celle de 1588, mais dans une longue addition qui n’a paru pour la première fois qu’en 1593 : « Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin, et si ne pouvons nous dire si c’est du tout en pareille manière à celle-cy, n’en connaissant que les noms. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace. C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de menus avis de ses agitations… il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même. » [Essais, II, 6.] Et de fait, sans remonter jusqu’aux anciens, et pour ne pas sortir de l’histoire de notre littérature nationale, quel est donc, avant Montaigne, celui de nos grands écrivains, Ronsard ou Rabelais, qui se fût soucié d’« observation psychologique ? » Assurément, et à la manière des anciens, dans la chaleur de la composition, si quelqu’une de ces vérités, qui nous découTe le fond de nous-mêmes, s’offrait, pour ainsi dire, à portée de leur inspiration, ils la reconnaissaient, n’avaient garde de la laisser passer, et, dans leur prose ou dans leurs vers, ils essayaient de la fixer. C’était ce que Montaigne admirait le plus dans Tacite, — l’« omne ignotumpro magnifico est, » ou le « facili credulitate feminarum ad gaudia. » Ronsard, lui, mettait ces choses entre guillemets. Mais, pas plus que les anciens, ni Ronsard ni Rabelais n’en faisaient leur principale affaire ; et qui jamais entendit parler de la « psychologie » d’Homère ou de Pindare ? Je ne sais pas si celle même de Platon n’est pas de la « métaphysique ! » La « psychologie » de Montaigne est de la « psychologie ; » elle est un effort habituel pour « pénétrer, selon son expression, les profondeurs opaques de nos replis internes ; » elle est l’analyse et l’explication des mouvemens qui nous agitent. « Si, dit-il, vous faites lire à mon page, qui d’ailleurs sait fort bien ce que c’est que l’amour, les Dialogues de Léon Hébrieu, ou les divagations du savant Ficin[3], il n’y comprendra goutte, et jamais on ne lui fera croire que ce soit ici de lui qu’il s’agisse. » Tâchons donc, nous, de faire qu’il nous comprenne. Décrivons-lui les mouvemens de sa passion avec assez de fidélité, mais de réalité surtout, — je ne dis pas de réalisme, — pour qu’il s’y reconnaisse, et présentons-lui le miroir. Voilà toute la psychologie ! Elle n’est pas en l’air, et on ne la déduit pas des principes. Les propriétés de l’homme ne sont pas contenues, comme celles du cercle, dans sa définition. On ne les connaît qu’à l’usage. C’est l’expérience qui nous les apprendra. Et comme tout le monde n’est pas en état de profiter de l’expérience, c’est ici que, de l’objet de Montaigne, se dégage une méthode, un peu flottante, elle aussi, comme cet objet, mais, comme lui, singulièrement féconde, et singulièrement originale, comme lui.

Osons le dire franchement : c’est cette méthode, que Pascal, qui est « un géomètre, » ne comprend point — ni peut-être même ce dessein, — quand il reproche à Montaigne de « conter trop d’histoires. » Non ! Montaigne ne conte pas trop d’histoires, et on se demande comment Pascal n’a point vu l’utilité de ces histoires pour le dessein de Montaigne. « Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous faut nous regarder pour nous connaître de bon biais… Tant d’humeurs, de sectes, d’opinions, de jugemens, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse, qui n’est pas un léger apprentissage. Tant de remuemens d’état et changemens de fortune nous instruisent à ne pas faire grande recette de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l’oubliance, rendent ridicule l’espérance d’éterniser notre nom par la prise de dix argoulets et d’un poulailler qui n’est connu que de sa chute. L’orgueil et la fierté de tant de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et grandeurs nous fermit et assure la vue à soutenir l’éclat des nôtres sans siller des yeux. Tant de milliasses d’hommes enterrés avant nous nous encouragent à ne craindre d’aller trouver si bonne compagnie en l’autre monde, — et ainsi du reste. » [Essais, I, 26, 1580.] Nous ne saurions mieux dire qu’il ne fait lui-même en cet endroit pourquoi, et en quoi, Montaigne a besoin de tant d’ « histoires. » C’est que, sous un autre nom, les « histoires » c’est l’expérience, et l’historien n’est que le témoin ou le garant des faits « humains » qu’il raconte. De là l’admiration de Montaigne, et je ne sais si l’on ne devrait dire sa « dévotion » pour Plutarque. Et, à vrai dire, qu’est-ce que les Vies parallèles, sinon, selon l’ingénieuse expression d’Amyot en sa Préface, « des cas humains représentés au vif ? » Pareillement les anecdo os répandues à profusion dans les Moralia de Plutarque, dont la traduction achevait de paraître en 1572, dans l’année même où Montaigne commençait d’ébaucher ses Essais ? Ce sont autant de renseignemens, et, n’hésitons pas à prononcer le mot, quelque moderne qu’il soit, ce sont des « documens » pour la connaissance de l’humanité. C’est aussi bien ce qu’il nous dit lui-même, et, si spirituellement, dans ce joli passage : « En l’étude que je fais de nos mœurs et mouvemens, les témoignages fabuleux, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité, duquel je suis utilement avisé par ce récit. Je le vois et en fais mon profit également, tant en ombre qu’en corps. Et aux diverses leçons qu’ont souvent les histoires je prends à me servir de celle qui estia plus rare et mémorable. » [Essais, I, 21, 1595.] L’histoire, et plus particulièrement l’histoire des mœurs, celle des coutumes, — l’histoire que de nos jours nous appellerions « anecdotique » et « intime, » — l’histoire conçue, dans le temps et dans l’espace, comme le prolongement de notre expérience en tout sens, telle est la matière où notre application devra donc désormais s’attacher. Un livre est ouvert devant nous, où nous n’avons qu’à lire, et pour y lire qu’à ouvrir les yeux : ce sont les « histoires » qui en font la substance. L’intérêt de ces histoires est de nous montrer l’homme dans toutes les attitudes ; elles sont à la fois l’illustration et la démonstration de vérités qui ne seraient sans elles que conjectures ou suppositions. Pour entendre quelque chose au mécanisme de nos passions, il n’est que de les voir en acte et de comparer les uns avec les autres les rapports que les historiens nous en font. Et au terme de ces comparaisons, quand on estime en avoir tiré tout ce que l’on pouvait, il ne reste plus qu’à faire une dernière démarche qui est, pour ainsi dire, de vérifier en nous la justesse de nos conclusions.

C’est ici qu’à mon sens, on achève de comprendre Montaigne, et en quoi son projet de se peindre a vraiment consisté. Ne disons rien à ce propos de tant de cyniques montreurs d’eux-mêmes. Mais les intentions de Montaigne, quand il se peint, n’ont rien de commun avec celles de saint Augustin dans ses Confessions, ou de Rousseau dans les siennes, ou de Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe. Non sans doute que, dans le portrait qu’il nous trace de lui-même il ne mêle inévitablement quelque coquetterie, quelque vanité, quelque égoïsme aussi, dont la signification est d’autant plus éloquente qu’il est plus naïf ou plus inconscient. Le moyen de se raconter, sans finir par s’admirer soi-même ? Il y a donc, nous l’avons dit, dans les Essais, des aveux dont nous eussions dispensé Montaigne ; et ce sont ceux qui ne servent qu’à notre amusement. Mais, d’une manière générale, s’il « se peint, » c’est en s’étudiant, pour s’étudier, et la connaissance de lui-même qu’il acquiert en s’observant, lui sert comme d’un moyen de contrôle pour apprécier à leur juste valeur les observations qu’il a recueillies au cours de ses lectures ou de ses méditations.

Joignez encore ceci que, tandis que la plupart des auteurs de « Confessions » s’efforcent de mettre en lumière ce qu’ils croient avoir en eux d’original, d’unique et d’exceptionnel, qui les distingue de tous les autres hommes, lui, Montaigne, au contraire, c’est bien ce qu’il a de « personnel » et de « particulier, » mais, dans ces « particularités » mêmes, ce qu’il s’applique à démêler, c’est ce qu’elles ont de toujours subsistant et d’éternellement humain. L’observation de Montaigne est toujours comparative. On connaît le passage, si souvent cité : « On attache aussi bien toute la philosophie morale a une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe. Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense pas seulement à soi. » [III, 1, 1588.] Les phrases que nous soulignons sont caractéristiques, et si nous les soulignons, c’est qu’on les cite bien, je ne connais guère une « Étude » sur Montaigne où vous ne les retrouviez, et on en sait donc bien toute l’importance, mais on n’en a pas dégagé toute la signification. Nous ne manquons ni de grammairiens ni de jurisconsultes. Un jurisconsulte, c’est Jean Bodin, dont la République vient de paraître en 1576 ; un poète, c’est Pierre de Ronsard, dont l’édition définitive, revue, corrigée et ordonnée par lui, va paraître en 1584 ; et, pour le grammairien, mettons que ce soit Henri Estienne, avec ses Dialogues du Langage français italianisé, mais l’homme, se demande Montaigne, parmi tout cela, où est l’homme ? « l’être universel, » celui qui n’a pas d’ « enseigne, » comme on dira plus tard ? et qui ne laisse pas pour cela d’avoir sa personnalité, d’être Michel de Montaigne, mais qui est en même temps un témoin de « l’humaine condition ? » La grande originalité de Montaigne est d’avoir posé presque le premier la question en ces termes, et, ainsi, d’avoir mis la littérature française elle-même, tout entière, dans une voie dont elle ne s’est plus depuis lors écartée qu’en de rares occasions et toujours à son grand dommage.

En vérité, si l’on peut dire de tous nos grands écrivains, qu’avant tout et dans le sens large du mot, poètes ou auteurs dramatiques, orateurs ou romanciers, historiens, critiques, ils sont des « moralistes, » ce n’est guère que depuis Montaigne, et c’est bien à l’exemple ou aux leçons des Essais qu’ils le doivent, on ne l’a peut-être pas assez dit. Car, pourquoi d’autres littératures, l’italienne, par exemple, après le vif éclat de la Renaissance, vont-elles perdre, avec le xviie siècle naissant, l’autorité qu’elles avaient exercée dans le monde, se renfermer entre leurs propres frontières, et, pour cent cinquante ou deux cents ans, céder la place à la nôtre ? C’est qu’elles n’ont pas eu de Montaigne ; — et on achèvera d’entendre ce que nous voulons dire, si nous rappelons que le grand contemporain italien de l’auteur des Essais est le virtuose de la Jérusalem délivrée. L’Italie du Tasse ne s’est pas avisée, — et bien moins encore l’Italie du cavalier Marin, — que la littérature ne pouvait durer qu’à la condition d’être quelque chose d’autre et de plus qu’un jeu. Elle n’est même pas « la littérature, » si son rôle n’est que de nous divertir, ou de nous étonner, et d’autres moyens conviennent mieux à cet usage. Mais, précisément, Montaigne en en faisant l’art de l’ « observation psychologique et morale » lui a donné pour objet la connaissance de l’homme. Qui ne conviendra, là-dessus, que, si la grande raison de l’universalité de la littérature française est quelque part, elle est là ? Les Fables elles-mêmes de La Fontaine, ou, dans un autre genre, les Contes de Voltaire, seront, comme le livre de Montaigne, des « vues sur le monde, » un jugement sur l’homme, une « conception de la vie. » Ils seraient sans doute autre chose, mais seraient-ils ce qu’ils sont si les Essais n’avaient pour ainsi dire orienté notre littérature classi([ue dans cette direction ? En faisant de l’ « observation psychologique et morale, » telle que nous essayons d’en donner une idée, la matière même de l’écrivain et l’objet de la « littérature, » Montaigne a posé l’un des fondemens du classicisme, et celui que l’on n’ébranlera pas. Toute œuvre, en toute langue, et je dirais volontiers en tout art, sera toujours classique de la quantité d’observation psychologique ou morale qu’elle contiendra, et peut-être même ne sera-t-elle classique que de cela.

Ajouterons-nous que, pour pratiquer cette « observation psychologique et morale » l’auteur des Essais a donné le modèle d’une manière de style qui n’existait pas avant lui dans notre langue ? On le pourrait et on le doit donc ! Tandis qu’Henri Estienne, avec ses Dialogues du Langage français italianisé, grammairien fanatique, superficiel et mal embouché, s’évertuait à chercher les moyens de réagir contre la perversion de la langue française par l’usage italien, et n’en proposait, naturellement, que de parfaitement vains, Montaigne, lui, faisait quelque chose de plus efficace ; et il « nationalisait » la langue en la rapprochant de la vie. Je ne sais encore si l’on a suffisamment appuyé sur ce caractère du style de Montaigne. On y admire et on y aime surtout l’abondance, le jaillissement, le naturel de la métaphore, mais, tout au rebours de ce que l’on voit d’ordinaire, chez Ronsard, par exemple, ou chez Rabelais, il faut remarquer que les métaphores de Montaigne n’ont pas pour objet de rien « amplifier » ou « magnifier ; » et, au contraire, elles ne lui servent que de moyens de se faire entendre. Son style est un style « réaliste » ou « réel, » mais dans le sens large du mot, je veux dire un style qui cherche à épuiser la « réalité » de ce qu’il représente ; à « enfoncer, comme il dit lui-même, la signification des mots ; » qui ne se soucie point de subtilité ni d’élégance, qui ne va pas au delà ni ne reste en deçà de la chose, et dont il faut dire enfin comme lui-même : « Quand je vois ces braves formes de s’exprimer, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser, c’est la gaillardise de l’imagination qui élève et enfle les paroles. Nos gens appellent jugement langage, et beaux mots les pleines conceptions. » On connaît encore le passage célèbre : « Quand on m’a dit ou que moi-même me suis dit : « Tu es trop épais en figures ! Voilà un mot du cru de Gascogne ! Voilà une phrase dangereuse [je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françaises, ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent !] Voilà un discours ignorant ! En voilà un trop fol ! » — Oui, fais-je ! mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? Ne représenté-je pas vivement ? Suffit ! J’ai fait ce que j’ai voulu, tout le monde me reconnaît en mon livre et mon livre en moi. » [III, 3, 1588]

Nous voyons ici comment le caractère du style de Montaigne se lie à la nature de son observation. Si nous voulons exprimer ou représenter fidèlement la vie, c’est à la vie qu’il faut que nous en demandions les moyens. Toute rhétorique est vaine, non seulement vaine, mais fausse, mais dangereuse, qui n’aurait pas uniquement pour objet de nous enseigner l’usage de ces moyens. Ils sont d’ailleurs à notre portée, sous notre main, « emmy les rues françaises, » où nous n’avons qu’à les reconnaître. Et, après cela, formé ainsi à l’école de la réalité, l’écrivain pourra céder quelquefois à la tentation de l’orner, ou de l’ « artialiser, » selon l’expression de Montaigne, qui lui-même n’en évitera pas toujours le reproche, qui s’amusera de ses propres trouvailles, qui ne négligera rien de ce qu’il faudra faire pour en assurer la fortune, mais qu’importe ? Il y a désormais de par lui, de par ses Essais, une « manière d’écrire » qui est la bonne, et qui l’est, non point pour telle ou telle raison, qu’on donne encore dans les écoles, mais parce qu’elle est la plus conforme à la réalité, à la « nature » et à la vie. « La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure le plus dans la mémoire, et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. » Ce sera la manière de nos grands écrivains, — de Pascal et de Bossuet, de La Fontaine et de Molière, de Racine et de Boileau, — et ce sont les Essais qui l’ont inaugurée dans l’histoire de la littérature.


IV

Quant à la philosophie qui ressort des Essais, — et je ne pense pas que l’on nie qu’il s’en dégage une, — disons d’abord qu’elle ne fait de Montaigne le disciple d’aucune secte, ni l’écolier d’aucun maître, pas plus de Zénon que d’Epictcte ou d’Épicure que de Pyrrhon ; et elle n’a pas touiours été la même. Elle a eu ses époques, et c’est la grande originalité du livre de M. F. Strowski que d’avoir essayé de les distinguer. Comment les idées de Montaigne, nées d^abord de ses lectures, de sonexpérience personnelle et quotidienne de la vie, de ses méditations, se sont ensuite comme engendrées les unes des autres, à mesure qu’il se relisait, et qu’ainsi lui-même en saisissait mieux les rapports, ou les contradictions, c’est ce que M. F. Strowski s’est efforcé de montrer ; et il revendique avec raison l’honneur de l’avoir tenté le premier. On ne sera d’ailleurs parfaitement sûr de la succession de ces idées que quand « l’Édition municipale » sera complète, et que M. Strowski, non seulement nous aura donné le texte « définitif » de Montaigne, mais encore, et comme il se propose de le faire, quand il aura daté les difîérens chapitres des Essais. L’ordre des chapitres des Essais n’est pas celui de leur composition. On croit savoir, par exemple, que la rédaction de l’Apologie de Raymond de Sebonde, qui fait partie du second livre, serait antérieure à celle du chapitre de l’Institution des Enfans, qui fait partie du premier. Mais, pour le moment, on n’a encore daté, avec une précision facile, que le texte de 1888 par rapport à celui de 1580, et, par conséquent, l’ensemble du troisième livre par rapport aux deux premiers. Quand on aura daté, si l’on y doit réussir, les chapitres des trois livres par rapport les uns aux autres, on verra bien, ou on verra mieux, que le « philosophe » de 1572, dont la principale préoccupation ne semblait être que de vaincre en lui la peur de la mort, n’est pas le « philosophe » de 1590 ou de 1592. M. Strowski, qui connaît mieux que personne ce côté de la question, croit pouvoir affirmer dès à présent que Montaigne aurait passé du « stoïcisme » au « pyrrhonisme » et du « pyrrhonisme » au dilettantisme.

Cette représentation du rythme de la pensée de Montaigne me semble assez conforme à la réalité. Montaigne a été d’abord séduit par la grandeur du stoïcisme, et d’un autre côté, par la rhétorique autant que par la morale des Lettres à Lucilius. Mais son ironie, plus aiguisée que ne le sera celle de Montesquieu, n’a pas tardé à reconnaître ce qu’il y avait d’artificiel et de vain, mais surtout de théâtral, dans l’attitude générale du stoïcisme à l’égard de la vie ; et c’est alors que du stoïcisme il aurait passé au pyrrhonisme. Sachons gré du moins à M. Strowski de n’avoir pas appuyé sur le scepticisme ou le pyrrhonisme de Montaigne. Et, en effet, doit-on le dire ? non seulement on n’est pas sceptique pour ne pas croire aveuglément tout ce que croiront un jour Victor Cousin ou Royer-Collard, mais le doute, un doute raisonnable, un doute raisonné, le doute, précisément, de Montaigne, n’est-il pas la seule attitude intellectuelle qu’on puisse désormais tenir à l’égard de la métaphysique ; ou ne la serait-il pas, — s’il ne fallait craindre que l’élégance de ce doute n’aboutît au dilettantisme ?

Pour nous, sans nous embarrasser autrement de métaphysique, de pyrrhonisme ou de stoïcisme, nous dirons tout simplement, avec moins de précision et plus de vérité, que la philosophie de Montaigne est une « philosophie de la vie. » C’est ce qui en explique l’apparente incohérence, parce que la vie humaine, effectivement, n’est pas une chose logique, dont la conduite appartienne au « discours « ou à la raison, et c’est pourquoi, quand on l’explore, comme Montaigne, dans toutes les directions, il n’est pas étonnant que l’on finisse quelquefois par se contredire. La vie n’est qu’un tissu de contradictions, et l’observateur serait infidèle, ou superficiel, qui la décrirait sans compter avec ces contradictions. Sur quoi, et après l’avoir amplement décrite, et analysée, et commentée-, si l’on demandait à Montaigne ce que c’est que la vie, il pourrait presque se dispenser de répondre, n’ayant en somme rien promis au delà d’une exacte représentation de la réalité ; mais, étant « moraliste » autant que « psychologue, » il a voulu répondre ; et on rendrait assez bien la réponse éparse en quelque manière dans ses Essais, si l’on disait que, pour lui, « la vie c’est l’adaptation. »

C’est l’ « adaptation » ou l’ « accommodation ; » et d’abord l’adaptation aux circonstances, qui ne sont les mêmes, — ou bien rarement, — ni pour deux d’entre nous, ni pour chacun de nous, à deux momens différens de son existence. Le monde va son train, comme l’on dit, sans se soucier de savoir si nous le suivons et de quelle allure : c’est à nous de nous y conformer ; et, sans doute, pour nous y conformer, il n’est inutile ni de le connaître, ni de nous connaître nous-mêmes. Notre personnalité, si nous en avons une, ne se dégagera que de ce conflit de tous les jours avec les circonstances. On ne naît pas « soi-même, » si je puis ainsi dire ; on le devient ! Le moyen de le devenir n’est pas de se soumettre, et de céder en toute occasion à la pression des circonstances ; mais il n’est pas non plus d’y résister ; il est tantôt d’y résister et tantôt d’y céder ; et c’est ce qu’on appelle « s’adapter. » La vie n’est qu’une adaptation.

Adaptation aux circonstances, d’abord, et, secondement, adaptation au milieu. C’est ici la philosophie de Montaigne sur « la coutume » Combien de coutumes ! et combien diverses ! et non moins bizarres, ou singulières, ou « farouches, » que diverses ! — moins bizarres, à la vérité, que ne l’a cru quelquefois Montaigne, trop facile aux récits des voyageurs et aux fables des anciens, — combien surtout d’illogiques ou d’injustifiables ! Mais il n’importe ! et ce n’est pas le point ! Il s’agit de vivre, et pour vivre : « Le sage doit au dedans retirer son âme de la presse et la tenir en liberté et puissance de juger librement les choses, mais quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et formes reçues. La société publique n’a que faire de nos pensées, mais le demeurant, comme notre travail, nos actions, nos fortunes et notre vie propre, il le faut prêter à son service et aux opinions communes. C’est la règle des règles et générale loi des lois que chacun observe celles du lieu où il est. » [I, 23, 1580.] Nous nous adapterons donc aux coutumes qui régissent la société dont nous faisons partie ; nous respecterons en elles l’ « armature » ou le « support » de l’institution sociale ; et si nous avons besoin, pour nous y décider, — car cela est parfois difficile, — d’une considération personnelle ou égoïste, nous réfléchirons que « la liberté du sage » ne peut nous être assurée que par le moyen de cette adaptation. La vie n’est qu’une adaptation.

Adaptation aux circonstances, venons-nous de dire, et adaptation au milieu, mais de plus, et encore, adaptation à la nature. " C’était, on se le rappelle, la formule même du stoïcisme : Ζην ὂμολογουμενως τη φύσει ; et par où l’on voit toutde suite qu’il ne s’agit nullement de s’abandonner sans contrainte aux impuisions de l’instinct. À la vérité, je n’en voudrais pas trop dire, et je crains qu’ici Montaigne ne se séparât un peu de Zénon ou d’Épictète. La nature, telle qu’il la conçoit, c’est bien la nature ordonnatrice et souveraine, c’est encore l’Isis féconde et l’institutrice de toutes les vertus, mais c’est surtout sa nature, à lui, telle que l’observation de lui-même, le contact des hommes, l’expérience de la vie la lui ont révélée ; et ceci est un peu différent. Son Essai sur le Repentir est significatif à cet égard. « Le repentir, y dit-il, est un mouvement de l’âme que je ne connais guère, pour ma part ; et aussi bien, de quoi me serais-je repenti, n’ayant jamais rien tenté, ni désiré seulement au delà de ma nature ! Quelqu’un la juge-t-il médiocre ? Il me suffit à moi qu’elle soit « mienne ; » et je ne me suis proposé que de la développer dans la direction de ses instincts, non de la perfectionner, et, somme toute, en la perfectionnant, de la « dénaturer. » Mais, quoi qu’il en soit de la conception personnelle que Montaigne se forme de la nature, toujours est-il que le principe de l’ « adaptation à la nature » en général, fait partie de son credo philosophique ; et on ne saurait oublier que, si ce principe est celui de Rabelais dans son Pantagruel, il est aussi celui de Marc-Aurèle dans ses Pensées.

Le vice de cette philosophie, que toute notre sympathie pour Montaigne ne saurait nous dissimuler, c’est de manquer de «stabilité ; » d’être une « méthode, » à vrai dire, plutôt qu’une « philosophie ; » et, finalement, d’aboutir à un « art de vivre » plutôt qu’à une « conception de la vie. » C’est donc ici que se pose tout naturellement la question du « christianisme de Montaigne » et de la sincérité de sa foi ? Nous avons vu qu’il ne s’était nullement proposé d’écrire une « Apologétique, » et c’était assurément son droit. Personne n’est tenu d’écrire une « apologétique. » Mais cette fixité de principes que ne comportait pas sa philosophie, puisqu’elle n’était qu’une « quête » ou une « cherche, » dont nous n’atteindrons jamais le terme, Montaigne estimait-il qu’elle se trouvât dans le « christianisme ? » et qu’en conséquence une profession de foi chrétienne fût à la fois le correctif et le couronnement de ce qu’il y avait d’un peu païen dans sa philosophie ? Nous lisons à ce propos, au chapitre des Vaines subtilités, — et le passage n’apparaissant pour la première fois qu’en 1588, est donc postérieur à l’Apologie de Raymond de Sebonde : « Il se peut dire avec apparence que des esprits simples, moins curieux et moins savans, il s’en fait de bons chrétiens, qui, par révérence et par obéissance, croient et se maintiennent sous les lois. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne science s’engendre l’erreur des opinions : ils suivent l’apparence du premier sens, et ont quelque titre d’interpréter à simplicité et ignorance de nous arrêter en l’ancien train, regardant à nous qui n’y sommes pas instruits par étude. Les grands esprits, plus rassis et plus clairvoyans, font un autre genre de bien croyans, lesquels, par longue et religieuse investigation, pénètrent une plus profonde et abstruse lumière ès Écritures, et sentent le mystérieux et divin secret de notre police ecclésiastique. » [I, 54, 1588.] L’addition me semble d’autant plus significative qu’elle n’avait, en vérité, que faire, dans un chapitre où, ce qu’il s’agissait de montrer, c’est que « les extrêmes se touchent, » et on pouvait, je pense, en trouver un autre exemple, plus analogue à ceux qui le précèdent, lesquels sont tirés de l’extrême chaleur et de l’extrême froidure, qui toutes deux « cuisent et rôtissent, » ou « de la peur extrême et de l’extrême ardeur de courage » qui « troublent également le ventre et le lâchent. » J’incline donc à croire que, dans ce passage, Montaigne, — et quoiqu’il se mette lui-même parmi les « esprits du second rang, » — nous fait discrètement confidence des différens états que sa pensée a successivement traversés. S’il y a moins de renseignemens qu’on en voudrait dans les confidences que Montaigne nous donne comme telles , il y en a plus qu’on ne croirait dans maint passage où ce n’est pas de lui qu’il semble parler. Il a cru, tout d’abord, de ce qu’on appelle familièrement « la foi du charbonnier ; » puis, les doutes étant survenus et les difficultés s’étant élevées, son ironie, avec une vivacité qu’explique l’entraînement du bien dire, s’est exercée aux dépens de l’ « ignorance, » et de la « simplicité » des « bien croyans : » — il dira plus tard, entre 1588 et 1592, aux dépens de leur « niaiserie » et de leur « bêtise ; » et cette correction n^est-elle pas encore caractéristique ? — jusqu’à ce qu’enfin, après ses voyages d’Allemagne et d’Italie, après son séjour de Rome, après sa mairie de Bordeaux, après les épreuves que les guerres de religion ne lui ont pas épargnées, étant désormais d’esprit plus « rassis » et plus « clairvoyant, » ce qui veut bien dire ici voyant plus clair dans un sujet obscur, il ait décidé de ranger sa raison sous le sens du mystère et la nécessité du divin.


V

Ces indications, très sommaires et un peu vagues encore, se préciseront sans doute à mesure que paraîtront les volumes successifs de l’ « Édition municipale. » Car jusqu’à présent nous n’en avons que le premier, qui ne comprend, avec une courte et substantielle Introduction de M. Strowski, que le premier livre des Essais ; et elle en doit former quatre. Nous attendrons surtout avec quelque impatience le quatrième et dernier, dont on nous promet que les notes auront pour objet : « 1o de déterminer, lorsqu’il sera possible, la date de composition de chaque Essai ; 2o d’indiquer les sources de Montaigne ; 3o d’expliquer les allusions historiques. » Mais M. Strowski nous permettra-t-il d’exprimer un souhait à cet égard, et tandis qu’il sera comme aux prises avec ces questions d’érudition, ne voudra-t-il pas nous dire, avec un peu plus d’abondance, et avant tout le reste, les raisons qu’il a de préférer « absolument » le texte de l’« exemplaire de Bordeaux » à celui de l’édition de 1595 ?

Il n’y a pas plus de doute sur la provenance que sur l’authenticité de l’« exemplaire de Bordeaux. » Donné aux Feuillans, par la veuve de l’auteur des Essais, et conservé pieusement dans leur bibliothèque, comme le corps de Montaigne l’était dans leur église, il a passé, au temps de la Révolution, dans la bibliothèque municipale de Bordeaux ; et il n’en est plus sorti depuis lors. On ne saurait avoir de certificat d’origine plus assuré. On ne conteste pas non plus que les additions et indications dont il es ! surchargé, ne soient en général de la main de Montaigne. Mais, comme nous avons eu plus haut l’occasion de nous le demander, quel usage Montaigne lui-même eût-il fait de ces « allongeails » dans une nouvelle édition des Essais ? Ce qui augmente ici la difficulté de la question, c’est que l’exemplaire de Bordeaux n’a pas passé tout entier ni tel quel dans le texte de 1590. Or, le texte de 1595, c’est le texte fixé, — de concert avec la veuve de Montaigne et Pierre de Brach, — par Mlle de Gournay, sa « fille d’adoption » dont on sait le respect quasi superstitieux pour la mémoire de son « Père ; » et aussi l’entière confiance que celui-ci avait mise en elle. Le passage qui la concerne, au chapitre 17 du second livre des Essais, est même assez désobligeant pour la femme et la fille de Montaigne. « Je ne regarde plus qu’elle au monde, » y dit textuellement Montaigne, non de sa fille, ni de sa femme, mais de Mlle de Gournay. Il y a donc des chances pour que o de Gournay ait été le plus scrupuleux, le plus fidèle, le plus consciencieux des éditeurs. Aussi bien ne craint-elle pas d’en revendiquer elle-même la louange, et si nous voulions l’en croire, elle se serait gardée, même de « corriger » ce qu’il pouvait y avoir de manifestement « corrigeable » dans le texte de Montaigne. « J’ai secondé, nous dit-elle, ses intentions jusqu’à la superstition. Aussi n’ai-je pas rétivé, lorsque j’eusse jugé chose corrigeable, de plier et prosterner toutes les forces de mon discours, — c’est-à-dire de mon opinion personnelle, — sous cette seule considération, que celui qui le voulait ainsi était Père, et qu’il était Montaigne. » Elle ajoute : « Je le dis afin d’empêcher que ceux qui se rencontreront sur quelque phrase, ou quelque obscurité qui les arrête, pour s’amuser à draper l’impression, comme si elle avait en cela trahi l’auteur, ne perdent la quête du fruit qui ne peut manquer d’y être, puisqu’elle l’a plus qu’exactement suivi. » Et il est vrai qu’elle ajoute encore : « Dont je pourrais appeler à témoin une autre copie qui reste à sa maison ;… » et précisément, cette autre copie, c’est l’ « exemplaire de Bordeaux ; » mais la difficulté subsiste ; et quand les deux textes ne sont pas absolument conformes, lequel des deux faudra-t-il préférer ? C’est une question que je ne décide point, mais il ne me semble pas que M. Strowski, ni dans son Introduction, ni dans le trop court Appendice, où il la pose plutôt qu’il ne la traite, l’ait, lui non plus, décidée ; et je lui demande, dans son dernier volume, où l’occasion en sera toute naturelle, de vouloir bien l’examiner à fond. Nous expliquera-t-il aussi comment il se fait, — car ceci parait assez singulier, — qu’il y ait, aux marges de l’exemplaire de Bordeaux, quelques additions qu’on croit de l’écriture de Mlle de Gournay, continuées elles-mêmes, et surchargées de la main de Montaigne ?

Je n’attends pas non plus sans impatience, et les « notes » où il essaiera de déterminer les dates de composition de chaque Essai, et surtout celles où il explorera les « sources » des Essais. La tâche, en ce dernier point, lui sera facilitée par les nombreux commentateurs de Montaigne, au premier rang desquels on ne saurait oublier Coste, l’éditeur du xviiie siècle, qui rougissait, dit-on, de modestie, quand on parlait devant lui des Essais ; Victor Le Clerc, l’humaniste ; et, à côté d’eux, un jeune chartiste, M, Joseph de Zangroniz, qui vient de publier sous ce titre : Montaigne, Amyot et Saliat, une très intéressante « Étude sur les sources des Essais. » Saliat, Pierre Saliat, dont il est fait à peine mention dans nos histoires de la littérature, est le premier traducteur français d’Hérodote.

Ce que M. de Zangroniz a bien montré, — sans que toutefois son livre « nous ouvre un jour inattendu sur les Essais de Montaigne, » comme on l’a dit avec un peu d’emphase, — c’est ce que Montaigne devait à Plutarque, ou, pour mieux dire, à Jacques Amyot, traducteur de Plutarque, et nous le savions assurément, mais non pas de cette manière exacte, précise, et complète. On saura désormais que l’erreur est fâcheuse, et pourrait même avoir des conséquences assez graves, qui consiste à renvoyer du texte de Montaigne à une traduction quelconque de Plutarque, celle de Clavier, par exemple, ou celle de Ricard. C"est le texte d’Amyot qu’il faut rapprocher du texte de Montaigne : le texte de 1559, ou peut-être de 1567, pour les Vies parallèles ; et le texte de 1572, incontestablement, pour les Œuvres morales et mêlées. Et, en effet, c’est là seulement que nous pouvons nous rendre compte comment Montaigne emprunte, imite, copie, transpose, abrège, allonge, et, finalement, de ses imitations mêmes, dégage pourtant son originalité. « Tout copiste qu’il est, a dit quelque part Malebranche, dans un chapitre classique de La Recherche de la Vérité, il ne sent point son copiste, et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d’original aux choses qu’il copie. » Nous pouvons assurer M. de Zangroniz, — puisqu’il exprime un doute à cet égard, — que Malebranche, en écrivant ces lignes, s’est rendu « un compte bien exact de la vérité de son allégation. » Il avait, sur l’ « invention littéraire, » les idées de son siècle, qui sont aussi bien celles des anciens, ou du moins des classiques latins, de Virgile et d’Horace, par exemple, et, même en grec, les idées de Plutarque, lequel sans doute, n’est qu’un compilateur, et on pourrait dire, si l’on le voulait, un plagiaire.

Mais Plutarque, traduit par Amyot, n’est pas le seul ancien dont se soit inspiré Montaigne. Il a aussi beaucoup lu, souvent imité Sénèque, et généralement la littérature latine lui est toute familière. Il connaît moins bien la grecque, ce qui est d’ailleurs le cas de la plupart de ses contemporains, par rapport à la génération précédente, et ce qui confirme ce que nous avons dit plusieurs fois de la « latinisation de la culture » dans les dernières années du xvie siècle. En dépit des efforts de quelques érudits, parmi lesquels Henri Estienne, les Grecs, d’année en année, vont maintenant perdre du terrain, et les Latins en gagner d’autant. Les Essais de Montaigae en sont un témoignage. Le moindre intérêt du petit livre de M. de Zangroniz n’est pas d’avoir mis ce fait en lumière. Si ce n’était ce qu’il doit à Plutarque, Montaigne serait tout Latin. Et Plutarque, après tout, est-il tellement Grec ? Il est surtout « cosmopolite, » comme Sénèque ; et, ainsi que la critique anglaise l’a bien fait voir, — dans des travaux que nous ne connaissons pas assez en France, — là même, dans, leur cosmopolitisme, qu’on pourrait appeler leur humanisme, au sens étymologique du mot, là est l’explication et la raison de l’universalité de leur influence au xvie siècle : Sénèque, par exemple, n’a pas exercé moins d’influence sur la première formation du théâtre anglais que sur la formation du nôtre.

On ne saura pas moins de gré à M. de Zangroniz d’avoir voulu suivre, sinon d’année en année, du moins d’édition en édition, c’est-à-dire de 1580 à 1588, et de 1588 à 1592, le progrès des lectures de Montaigne. Cela lui a permis de rectifier quelques erreurs des historiens de Montaigne, de préciser la nature de ses procédés de composition, et même de pénétrer un peu plus avant dans son intimité. Par exemple, Montaigne écrit quelque part, au chapitre viii de son livre III : « Je viens de courre d’un fil l’histoire de Tacitus, — ce qui ne m’advient guère, il y a vingt ans que je n’ai mis en livre une heure de suite, — et l’ai fait à la suasion d’un gentilhomme que la France estime beaucoup ; » et on aimerait qu’il eût nommé ce « gentilhomme. » Mais on a conclu de cette phrase qu’en 1580, c’est-à-dire à l’époque de la première édition de son livre, Montaigne n’avait pas encore « découvert » ou « retrouvé » Tacitus. M. de Zangroniz n’a pas eu de peine à montrer que l’on se trompait, et il n’a eu pour cela qu’à rappeler les nombreux passages de l’édition de 1580 où Tacitus est cité et nommé. Nous admettrons sans difficulté que Montaigne a lu plusieurs fois Tacitus. Autre exemple, pour appuyer et confirmer ce que nous avons dit des procédés de composition de Montaigne. En 1587, — nous le savons par une note de son propre exemplaire, qui nous est parvenu, — Montaigne lit Quinte-Curce : en conséquence, pn trouve donc, dans l’édition de 1588, une douzaine de citations de Quinte-Curce. Il n’y en avait pas une seule dans l’édition de 1580 ; il n’y en a pas une de plus dans l’édition de 1595. La conclusion est évidente ! C’est vraiment au hasard de ses lectures, dont on voit que le choix n’a ni méthode ni règle, que Montaigne enfle, pour ainsi parler, ses Essais, et selon qu’il y trouve la contradiction ou la confirmation de son expérience et de ses propres idées. Autre exemple encore, d’un autre genre. Les citations d’Hérodote, relativement rares en 1580, et même en 1588, deviennent plus nombreuses dans l’édition de 1595. Pourquoi cela ? M. de Zangroniz nous en donne la raison, que je crois excellente : Montaigne s’amuse, ou, selon sa propre expression, il se débauche. Il use, ou même il abuse des libertés qu’il croit ou qu’il feint que lui donneraient son âge, qui n’est pourtant que de cinquante-six ou sept ans, et sa maladie, à laquelle il cherche des distractions. Et comme aucun autre historien, grec ou latin, n’est plus abondant en anecdotes surprenantes, parfois même un peu scabreuses, en descriptions de coutumes et de mœurs rares ou extraordinaires, par là s’explique le plaisir que Montaigne éprouve alors à relire Hérodote. M. de Zangroniz à ce propos note encore ce point que, dans l’édition de 1593, les citations « nouvelles » de Plutarque sont toutes ou presque toutes empruntées du traité de l’Amour.

Faut-il maintenant aller plus loin, et comme le croit M. de Zangroniz, la succession seule des lectures de Montaigne, et le groupement des citations qu’il en tire nous sont-ils un témoignage assuré de la variation des sentimens de Montaigne ? Conformément aux indications déjà données par M. Strowski — dont il a d’ailleurs, plaisir à se dire l’élève reconnaissant, — M. de Zangroniz croit à l’inspiration principalement stoïcienne de la première édition des Essais, et il en veut trouver la preuve dans l’abondance des citations que Montaigne fait de Sénèque, ainsi que dans le choix de ses citations de Plutarque. Je pense qu’il ne l’y trouverait point, s’il ne s’était formé préalablement une opinion sur le stoïcisme de la première inspiration des Essais. Mais, à propos de la seconde édition, je veux dire celle de 1588, quand M. de Zangroniz note « un changement dans l’état d’âme de Montaigne, » je ne saurais m’empêcher de protester contre le portrait qu’il nous trace de son auteur. « Il a expérimenté, nous dit-il, que le plaisir suprême, le plaisir des dieux, ne consiste pas, quoi qu’en puissent dire les méchans, les sceptiques ou les stoïciens, dans la vengeance, dans l’indifférence ou dans l’ataraxie, mais dans le bien qu’on apporte à ses semblables, dans le rayon de soleil qui va réchauffer un cœur brisé, dans le sourire qu’on fait éclore sur des lèvres pâlies. » Ce Montaigne « faisant éclore des sourires sur les lèvres pâlies, » consolateur et sentimental ; ce bon Montaigne, qui ne respire que l’amour de l’humanité ; ce Montaigne qui s’oublie lui-même, à procurer sans relâche, comme maire de Bordeaux, le bien de ses « concitoyens ; » ce Montaigne, en vérité, n’est qu’une caricature de l’auteur des Essais. Nous en dirions davantage, et notamment de la manière dont M. de Zangroniz essaie de défendre Montaigne contre le reproche d’égoïsme, si, comme on l’aura sans doute remarqué, nous n’avions voulu nous abstenir, dans cette étude sur les Essais, de tout jugement et de toute appréciation sur l’homme. Nous n’avons voulu parler que du livre, quel qu’en fût, pour ainsi dire, l’auteur ; et le personnage mériterait une étude à part, dont je ne puis même indiquer ici quelles seraient les conclusions, puisqu’on ce cas ce n’est ni du même point de vue qu’il faudrait envisager son livre, ni la même « méthode, » ou plus modestement les mêmes moyens, qu’on emploierait pour étudier le sujet.

Remercions donc tout simplement M. de Zangroniz de ce que son Étude sur les sources des « Essais » contient de précieux renseignemens, dont on peut dire dès à présent qu’ils passeront tous dans les commentaires qu’on fera désormais des Essais ; et souhaitons qu’à son tour, dans les « notes » qu’il nous promet, M. Strowski les complète. Il nous serait utile, en effet, d’en avoir d’aussi exacts sur « les sources italiennes, » par exemple, de Montaigne. Pareillement, ses emprunts à Marsile. Ficin, le traducteur de Platon, sont nombreux ; et, dans l’Apologie, M. Strowski a reconnu des pages entières de Cornélius Agrippa. Je serais encore étonné que l’auteur des Essais ne dût rien à Erasme. Mais il nous importerait surtout que l’on mît le texte des Essais en relation avec quelques-uns des textes français contemporains, tels que l’Apologie pour Hérodote, par exemple, d’Henri Estienne, ou la République de Jean Bodin. C’est une étude qu’on n’a pas encore faite. L’intérêt en serait de montrer comment on peut user diversement des mêmes textes ; car ce sont les mêmes textes, les mêmes anciens, le même ; Plutarque, le même Hérodote, que copient ou que paraphrasent Estienne et Montaigne, Montaigne et Bodin ; ce sont souvent les mêmes sujets qu’ils traitent, l’autorité de la coutume, ou l’influence des climats ; mais pourquoi cette antiquité n’est-elle dans la République de Bodin qu’une chose morte, et au contraire pourquoi vit-elle d’une vie qui nous est contemporaine, si je puis ainsi dire, dans les Essais de Montaigne ? Nous avons essayé d’en indiquer au moins quelques-unes des raisons, et nous espérons que dans le quatrième volume de l’ « Édition municipale » M. Strowski en complétera l’énumération.

Et quand tout cela sera fait, — demandera peut-être quelque sceptique ou quelque ironiste ; — quand on aura épuré, revisé et fixé ne varietur le texte de Montaigne ; quand on aura expressément rapporté chacune de ses imitations à son modèle, et chacune de ses inspirations à sa source ; quand on aura fait, entre ses idées et celles de ses contemporains tout ce que l’on peut faire d’ingénieux rapprochemens, qu’en sera-t-il alors ? et, par aventure, lirons-nous « mieux » Montaigne, ou un « autre » Montaigne que celui de Pascal et de Malebranche, de Voltaire et de Diderot, de Villemain et de Sainte-Beuve ? C’est une question que l’on peut effectivement se poser ; et il faut avouer que ces problèmes de philologie, auxquels une nouvelle école voudrait quelquefois réduire toute la critique et l’histoire littéraire, n’ont pas toujours l’extrême importance qu’on leur attribue. Les Pensées mêmes de Pascal étaient les Pensées dans l’édition de Port-Royal, et les Sermons de Bossuet sont ses Sermons, même et déjà dans l’édition de dom Déforis. Je lis habituellement les Sermons dans l’édition de Versailles, qui reproduit le texte de dom Déforis ; et je les ai jadis admirés une fois de plus, quand l’abbé Lebarq en publiait une édition nouvelle, d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale, et que, de volume en volume, j’en suivais le progrès ; mais je ne les ai pas admirés davantage. C’est encore ainsi que je lis les Pensées de Pascal dans l’édition Havet, de préférence à toutes les autres, quoiqu’elle soit très éloignée d’être aujourd’hui la plus « critique, » et que d’ailleurs l’érudit et copieux commentaire en soit inspiré du plus pur esprit de secte. Mais, pour les Essais de Montaigne, le cas est un peu différent ; j’estime que nous n’y saurions regarder de trop près, et je précise, en terminant, les raisons qu’il y a de penser ainsi.

La première, nous l’avons déjà dite, c’est que les Essais ne sont pas un livre ordinaire, conçu d’un seul jet, exécuté d’une même teneur, et « réalisé, » pour ainsi parler, dans une édition dernière et définitive, par son auteur lui-même, un livre comme l’Histoire des Variations, par exemple, ou même comme l’Esprit des Lois. L’Esprit des Lois est un grand livre, incohérent et décousu, comme les Essais, mais décousu d’une autre manière, et incohérent pour d’autres motifs. Les Essais, — et l’histoire de notre littérature n’en offre pas un autre exemple — sont un livre « successif, » remanié, « ruminé, » retouché, pendant vingt ans, par l’auteur le plus mobile et le plus « ondoyant » qui fut jamais ; le plus habile à se dérober tout en ayant l’air de se livrer jusqu’à l’abandon ; le moins soucieux de défendre son unité personnelle, je ne dis même pas comme écrivain, mais comme homme, contre le perpétuel écoulement des choses. Rappelons-nous ces lignes si souvent citées : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute ;… » et disons le vrai mot : les Essais de 1580, les Essais de 1388, les Essais de 1595 font trois livres, et, si ce n était renverser tous les usages de la librairie, je les voudrais imprimés en trois volumes, qui ne seraient chacun que la reproduction de l’un des trois textes de 1580, 1588 et de 1595. Mais, en de semblables conditions, on n’a pas de peine à comprendre l’importance des moindres variantes, corrections et additions. Car la succession en est représentative du mouvement ou du « progrès, » si l’on veut, de la pensée de l’auteur, et, en de semblables conditions, des différences qui ne seraient que de pure forme ou de style, chez un autre écrivain, intéressent et touchent ici le fond des choses. Ou encore, dans les trois éditions des Essais, nous avons trois images du même homme, que nous ne pouvons un peu connaître que si nous superposons la seconde à la première, et la troisième aux deux autres ; et comment les « superposerons-nous » si nous n’y apportons une extrême attention, qui ne néglige aucun détail, et de ces trois images n’a d’abord essayé de ressaisir les moindres particularités ? Il y a une « manière de lire » Montaigne, et ce n’est pas celle de lire les Amours de Ronsard ou le Pantagruel de Rabelais.

Ajoutons que ce livre est non seulement le premier, mais vraiment le livre maître et inspirateur de presque toute notre littérature classique. On n’en peut dire autant ni de ce Pantagruel que nous rappelions à l’instant même, ni des Amours, ou des Odes, ou des Hymnes de Ronsard. Il a plu à Chateaubriand de proclamer que Rabelais était « le père des Lettres françaises ; » et sans doute ce n’était de sa part qu’une manière un peu « poncive » d’exprimer son admiration pour Rabelais, comme quand on appelle Corneille « le père de la tragédie, » mais l’erreur n’en est pas moins considérable et regrettable. Le xvie siècle lui même, — je l’ai montré ailleurs, — n’a guère imité, ni suivi, ni même beaucoup lu Rabelais ; et on pourrait presque prouver que la fortune littéraire de Pantagruel ne date que de la seconde moitié du xviiie siècle. Nul n’ignore d’autre part en quelle profondeur d’oubli l’œuvre et le nom de Ronsard ont été pendant deux siècles ensevelis. Et, on pourra dire, à la vérité, que les Essais, eux non plus, n’ont pas si brillamment réussi dans leur nouveauté, puisque Mlle de Gournay s’en plaint dans la Préface de l’édition de 1595. Elle en est quitte après cela pour soutenir que cette indifférence même est une preuve de la supériorité de Montaigne et on songe involontairement à la phrase : « Si la foudre tombait sur les lieux bas… » Mais laissons passer seulement quelques années, et Montaigne est dans toutes les mains. Son influence est universelle. Et voici que, dans les formes encore vides, mais déjà belles et surtout infiniment souples que les « humanistes » ont fait passer du grec ou du latin en français, si quelque chose s’insinue pour en remplir le contour élégant, c’est du Montaigne, puisque, comme nous l’avons vu, c’est de « l’observation psychologique et morale. »

Ai-je tout à l’heure assez insisté sur ce point ? ai-je bien montré ce qu’à sa date, le choix de cette « matière à mettre en prose » avait eu de vraiment nouveau ? ai-je assez fait voir que l’essentiel du dessein de Montaigne était là, dans sa curiosité, dans sa préoccupation, dans son souci constant de la vérité psychologique et morale, là aussi son « classicisme, » et nullement dans l’observation des règles d’une certaine grammaire ou dans l’imitation à perpétuité des « modèles antiques ? » A-t-on bien vu, dans ce que nous avons dit des imitations de Montaigne, comment, par quelle transformation féconde, son originalité se dégageait de ces imitations mêmes ; — et c’est encore une des leçons que nos classiques ont reçues de lui ? Si je n’y ai pas réussi, un autre sera plus heureux. Mais ce qu’on ne saurait mettre en doute, — et quoi qu’on en pense par ailleurs, — c’est l’importance du livre des Essais dans l’histoire, non seulement de notre littérature nationale, mais de la littérature européenne. On sait, en particulier, ce que lui doivent Shakspeare et Bacon, Et on nous accordera que lorsqu’un texte a cette importance, les philologues, éditeurs, commentateurs et critiques sont excusables de le traiter avec un peu de superstition. Ce sera notre excuse, à nous aussi, pour avoir parlé peut-être un peu longuement des sources de Montaigne, et de l’ « Édition municipale » du livre des Essais.

F. Brunetière.
  1. Holy Bible, polychrome edition, New-York, Londres et Stuttgart.
  2. On trouvera dans le livre de M. de Zangroniz, pages 94-99, l’indication d’un certain nombre de ces « répétitions » ou « redites. »
  3. On se rappellera que ce sont ici deux des sources auxquelles avait puisé largement la Pléiade.