Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/10

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Un grand chasseur et un défenseur des chasseurs. — Ces brocards dont on accable les chasseurs. — Ce que de Puyjalon en pensait. — Henry de Puyjalon « touché ». — Le terrible mal. — Premiers symptômes. — Une journée fatigante sur l’Île-à-la-Chasse. — Mélancolie, dépression. — Dernière vision. — Et la fin… — Le désespoir d’un enfant. — Vers une tombe solitaire…

Henry de Puyjalon était un chasseur passionné. Michel-Ange Blondus nous enseigne que la chasse est l’apanage des rois et des grands seigneurs ; et l’on peut dire la même chose de la pêche. De Puyjalon avait de ce côté de l’atavisme dans le sang. Toute la noblesse française est faite de grands chasseurs qui s’adonnent à ce noble sport avec une sorte de volupté. C’est sa passion de la chasse qui conduisit Henry de Puyjalon sur la Côte Nord du Saint-Laurent, comme avait obéi à son appel, son ami intime Johan Beetz, grand chasseur, lui aussi, devant Dieu et devant les hommes.

Au Labrador canadien, tout à son plaisir de la chasse et de la pêche, Henry de Puyjalon voulut aider à partager sa passion, les Canadiens du Québec, eux aussi, par atavisme, chasseurs et pêcheurs passionnés, descendants des premiers colons français, tous grands chasseurs, mais qui chassaient surtout par nécessité. Et, après Frank Forrester qui nous apprit que notre pays était le « Paradis de la Chasse et de la Pêche », Henry de Puyjalon a pensé démontrer aux gouvernements qu’ils agiraient sagement en inscrivant ce « paradis » dans la colonne de notre actif national ; et à nos populations qu’elles devraient ajouter au plaisir de faire le coup de feu dans nos bois et de fouailler nos eaux, à cette sympathie, l’intérêt même pécuniaire :

« La chasse », écrivait-il, « est à la fois un plaisir et une étude ; la chasse est aussi une grande passion, la plus absorbante, la plus dévorante, la plus délirante des passions.

« Qu’étaient l’amour, la fortune et l’ambition aux époques bénies où l’homme et le Grand Ours habitaient des cavités voisines ? Qui oserait prétendre, après avoir lu Monsieur Boucher de Perthe, que le plus idiot des troglodytes eût hésité, un instant, entre un fusil à percussion centrale et la plus suave des Èves de l’âge de pierre, eut-elle été embellie des millions de Monsieur Vanderbilt et de la Couronne de Monsieur Carnot ».

En proie à une passion aussi éloquemment exprimée, on conçoit qu’Henry de Puyjalon ait aimé non seulement la chasse mais aussi le chasseur. Aussi a-t-il fort énergiquement défendu ce dernier contre les brocards, assez stupides d’ailleurs, dont on l’a toujours accablé. On l’accuse, par exemple, de mensonge. « Tout chasseur est menteur », dit un dicton qu’on hésite un peu à placer sur le dos de la Sagesse des Nations. Or, il se réjouissait d’avoir pu observer que le chasseur, le vrai chasseur, dédaigne cet esprit dont il est l’objet chez ceux qui participent à cette « forme vieillotte et démodée du scepticisme ».

« Si je n’avais », disait-il, « la confiance la plus entière, la plus candide dans le chasseur et dans ses récits, je voudrais l’acquérir au prix des plus fabuleux efforts, ne serait-ce que pour protester contre les inévitables clichés, répétés de mille manières, depuis Gaston Phoebus jusqu’à nos jours par les gens d’esprit ».

Les chasseurs du Labrador Canadien, comme ceux de tout le pays, comme ceux du monde entier, ont donc eu un défenseur convaincu dans le grand et passionné chasseur que fut Henry de Puyjalon.

Mais il n’est si grand chasseur sur terre qui ne finisse, hélas ! par tirer son dernier coup de feu.

Le 17 août 1905, sur l’Île-à-la-Chasse… C’était l’heure où l’on ne sait plus bien si la brume descend du ciel ou monte de la terre ou de la mer. Mais, ce soir-là, cette brume était transparente, légère. De l’Île, on apercevait la côte presque irréelle, dans l’horizon opaque et ramassé.

Tout le jour, Henry de Puyjalon avait parcouru les bois et les grèves de son île, tirant, ici et là, un coup de feu invariablement suivi de la chute d’un oiseau dont il ne voyait pas l’utilité, ou d’un écureuil, histoire de se dérouiller un peu les bras, Dans cette course « à ne rien faire », il était, ce jour-là, accompagné de son fils cadet, Raymond-Roger, alors âgé de dix ans, et qui était venu passer quelques semaines de ses vacances avec son père.

Depuis déjà plusieurs semaines, le Solitaire n’était pas sorti de son île où, du reste, à partir de la mort de sa femme, trois ans auparavant, il s’était comme enterré ; d’autant plus qu’alors s’était fait entendre le premier coup de la « sonnette d’alarme ». Alors, il avait senti le malaise angoissant des premiers troubles cardiaques. Et, dans la suite, ce fut constamment dans son être comme une grande lassitude et, souvent, des douleurs lancinantes, de douloureux pincements au cœur. Alors, une sueur froide, abondante, inondait son visage maintenant émacié, amaigri, traduisant à tout instant un inexprimable sentiment d’angoisse. Il se sentait faible, vieilli, malade. Henry de Puyjalon était touché par le terrible mal, celui qui frappe d’ordinaire les ardents, ceux qui se dépensent sans compter. Le cœur faiblissait sous les cruels pincements, les coups de lancette, et semblait s’arrêter tout à coup de battre sous des étouffements.

Il avait alors soixante-six ans. Vingt-cinq ans de courses éreintantes dans le méandre des îles du littoral, pagayant lui-même son embarcation, et dans les forêts, exposé à toutes les intempéries, couchant au hasard des halliers et des rochers près desquels il dressait sa tente, l’avaient prématurément vieilli et s’étaient inscrits sur son visage en un réseau de petites rides, assombrissant sa claire physionomie et sa bonne humeur naturelle…

La tombe d’Henry de Puyjalon sur l’Île-à-la-Chasse. Celui que l’on voit près de la tombe est Urgel Cormier qui a enseveli le malheureux comte. — — (photo du Dr Binette, du Havre-Saint-Pierre).

Le jour a été fatigant. Et maintenant, ce soir, assis au seuil de sa cabane, construite du côté du fleuve, à mesure que la nuit cherche à accorder ses tons bleuâtres aux formes tranquilles de l’île, il tâche, de ses yeux embués de mélancolie, de deviner au plus loin possible l’étendue amère. Tout s’abolit dans la grisaille. Jamais cette partie de l’archipel de Mingan ne lui a paru si déserte. L’éclat d’un phare tournant, tout proche, illumine à intervalles réguliers sa face qu’on dirait de bronze. La flamme, directe et crue, blafarde, ruisselle sur la noire immensité d’eau mouvante.

Seul ? Non. Une voix jeune et fraîche, de l’intérieur de la cabane, coupe le silence nocturne. C’est Raymond-Roger :

« Papa, quel est donc cet oiseau qui vient de si vilainement crier sur le morne, en arrière de la cabane ? »

On entend un hululement insupportable.

« C’est un grand duc de Virginie… un oiseau de malheur. Mais tu dois avoir sommeil, mon enfant, dors, je te rejoins bientôt…

Sur la grève, des goémons rougeâtres brillent sous les rayons de la lune qui vient de se lever et trace sur les eaux mouvantes une longue traînée de lumière. Tout près, à quelques pas de la cabane, on voit les ruines d’une petite homarderie encastrées dans un amas chaotique de rochers. C’est la dernière vision du Solitaire de l’Île-à-la-Chasse, l’« Homme du Labrador ».

Le lendemain matin, Raymond-Roger, voyant que son père reste plus longtemps que de coutume sur son petit lit de camp, s’approche de lui, l’appelle, crie, le secoue : silence.

Henry de Puyjalon était mort.

Alors, l’enfant, affolé, courant et pleurant, traverse l’île par un petit sentier tracé à travers le bois, et, parvenu sur l’autre rive, détache l’embarcation de son père qui reposait là, et seul, pagayant avec misère, aborde la terre ferme, à Betchouan, où il va réclamer du secours chez la seule famille du hameau : la famille Salsman.

Henry de Puyjalon, selon un désir qu’il avait exprimé, fut inhumé sur son île, près de sa cabane. Il dort là son dernier sommeil depuis trente-trois ans.

Et c’est vers ce coin de terre perdu au milieu des eaux du Saint-Laurent que s’élance en ce moment, de notre humble plume, en même temps qu’un hommage ému d’admiration, l’expression d’un vœu : celui de voir, un jour prochain, s’élever sur cette tombe solitaire et oubliée, une modeste stèle, une simple pierre tombale, quand ce ne serait que pour rappeler aux flots qui passent, chargés de poissons, aux oiseaux qui tourbillonnent au dessus des Mingan, celui qui les a tant aimés…

FIN