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Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/Texte entier

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À CORRIGER

Faute d’un renseignement qui ne m’est parvenu qu’après l’impression de mon livre, je dois m’excuser d’une erreur involontaire commise à l’endroit de la famille du comte Henry de Puyjalon et que je m’empresse de corriger.

J’ai écrit quelque part que M. Louis-Henry de Puyjalon, fils aîné du comte de Puyjalon, qui demeure présentement à Ottawa, était le seul survivant de sa grande famille. Tel n’est pas le cas. Roger, fils cadet du comte de Puyjalon, mort à Ottawa on 1929, était marié et il a laissé sa femme, Jeanne de Puyjalon, qui demeure à Ottawa, et trois fils dont l’un, le cadet, Roger, est mort à l’âge de 11 ans ; les deux autres, Guy et Henry, âgés respectivement de 12 et de 10 ans, vivent encore et demeurent avec leur mère à Ottawa.

Puyjalon
Le Solitaire de l’Île-à-la-Chasse
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Restons chez nous, roman (1908).
Le « Membre », roman politique (1920).
L’Appel de la Terre, roman (1912).
L’Appel des Souvenirs, étude historique (1916).
Le Tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif (1920).
The Saguenay Trip, en collaboration avec W. O’Farrell (1921).
Le Français, roman (1923).
La Baie, récit (1925).
Les Îlets Jérémie, étude historique (1926).
Sur la Grand’Route, nouvelles, contes et croquis (1927).
En Zig-Zag, voyages (1928).
Plaisant Pays de Saguenay, récit historique (1931).
Contes et Croquis (1932).
La Robe Noire, roman — Le Mercure Universel — Lille — France, (1932).
La Rivière-à-Mars, roman (1934).
Peter McLeod, roman (1936).

EN PRÉPARATION

Les Îles du Bas-Saint-Laurent, historiques, légendaires, anecdotiques, descriptives.
Le Saguenay Romantique.
Les Oubliés :
Le capitaine Bernier
Pierre Fortin
Napoléon Comeau
David Têtu
Joseph Bureau.

Le comte Henry de Puyjalon

DAMASE POTVIN
Puyjalon
Le Solitaire de l’Île-à-la-Chasse
Préface de
M. L.-A. RICHARD.
de la Société Zoologique de Québec
QUÉBEC
1 9 3 8

À l’honorable M.
ONÉSIME GAGNON.
Ministre des Mines,
de la Chasse et des Pêcheries

PRÉFACE

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Il faut savoir gré à Monsieur Damase Potvin d’avoir pu, en suivant patiemment les traces d’Henry de Puyjalon, pénétrer le mystère qui entourait ce personnage original, curieux et intéressant. Il en a fait d’ailleurs une monographie captivante, comme le lecteur pourra lui-même en juger. Puyjalon était de la race des grands aventuriers, au meilleur sens du mot. S’il eut vécu deux siècles plus tôt, il n’est pas téméraire d’affirmer qu’il aurait été le compagnon ou l’émule de ces vaillants explorateurs qui, de Québec, ont parcouru toute l’Amérique du Nord, au prix de mille difficultés et souvent au péril de leur vie, et ont mis une telle poésie dans l’histoire du régime français au Canada.

Par quel concours de circonstances, ce Parisien boulevardier décida-t-il, en quittant la France, de venir planter sa tente et d’élire son domicile dans une des régions les plus isolées et les moins accessibles de la province de Québec ? On a déjà expliqué que c’est à la suite de revers de fortune qu’il prit le parti de recommencer sa vie dans un pays nouveau. Mais il semble bien que jamais il ne lui vint à l’esprit que ce nouveau pays puisse être un autre pays que le Canada. Esprit curieux et avide de savoir, d’une solide formation intellectuelle, il avait lu bien jeune les récits des missionnaires et des explorateurs, et il connaissait aussi bien qu’un Canadien l’histoire de notre pays. Ayant des inclinations pour l’étude des sciences de la nature, il dut se sentir attiré par nos vastes horizons aussi bien d’ailleurs que par la faune du Saint-Laurent et des Laurentides.

Jamais un Français ne fut plus à l’aise que lui dans notre Province et jamais il ne devint si tôt profondément Canadien. Mais s’il aima ardemment son pays d’adoption, il eut des préférences très marquées pour cette partie du golfe que l’on appelait alors et que nous aurions plus que jamais intérêt à appeler le Labrador canadien.

C’est là sans doute qu’il dut passer les heures les plus heureuses de sa vie, soit à pêcher ou à chasser, soit à observer la faune aquatique ou terrestre, soit à explorer, à étudier, à réfléchir et à écrire. Il avait l’étoffe d’un parfait coureur de bois et aucune difficulté ne le rebutait. Il ne semble avoir éprouvé que du plaisir, lui qui était né dans un château, à vivre très modestement et très peu confortablement dans un camp à peine plus luxueux que celui d’un trappeur.

Puyjalon ne fut probablement pas le plus grand de nos naturalistes, mais il a le mérite d’avoir été un des plus clairvoyants. Dans un temps où la faune était encore très considérable et où, pour cette raison, notre population vivait de l’abominable préjugé que la nature devait suppléer indéfiniment aux hécatombes des hommes, ce solitaire jeta le premier un cri d’alarme. Avec son expérience d’Européen, il s’était vite rendu compte que notre faune était décimée dans des proportions telles que se poserait l’un de ces jours le problème de sa survivance. La pêche et la chasse faites en vue du commerce devaient fatalement en souffrir. Quant à la pêche et à la chasse auxquelles on ne s’adonne que pour le plaisir, n’étaient-elles pas exposées à cesser d’être un sport populaire pour devenir le sport des classes privilégiées, comme la chose était arrivée en Europe ?

Puyjalon prêcha dans le désert et il ne put convaincre sa génération. Ni l’exemple lointain de l’Europe, ni l’exemple plus rapproché des États-Unis ne contribua à ouvrir les yeux de ceux qui sans doute considéraient Puyjalon comme un excentrique. La faune avait besoin d’un répit. Elle continua d’être assujettie à une coupe déréglée, sans discernement. La conséquence de cette imprévoyance, c’est que notre faune ne représente plus aujourd’hui qu’environ 30% de ce qu’elle était au début du siècle, d’après le témoignage de certains naturalistes que l’on ne saurait accuser de pessimisme. Veut-on savoir jusqu’à quel point les générations précédentes attachaient peu d’importance à la faune aquatique et terrestre de la Province ?

Bien que nous ayons toujours eu, sous tous les régimes, des lois plus ou moins généreuses pour la protection de la faune, ce n’est qu’au moment de la Confédération que les gouvernants jugèrent à propos de nommer les premiers gardes-chasse. Ils en nommèrent deux en 1867, un troisième en 1873, trois autres en 1874, et un septième en 1875. Sept gardes-chasse pour assurer le respect des lois et la protection de la faune dans un territoire aussi vaste que la province de Québec ! Chacun recevait un traitement de 50 $ par an ! Et leurs dépenses de déplacement s’élevaient à la fin de l’année à 250,10 $ en tout et partout ! Qu’est-ce que ces pauvres malheureux, dans de telles circonstances, auraient bien pu protéger.

Si, encore, ces quelques gardes-chasse avaient pu compter sur une opinion publique bien en éveil ! Mais, faut-il le répéter, la population n’attachait alors aucune importance à cette question.

Vingt-cinq ans plus tard, le nombre des gardes-chasse avait considérablement augmenté, puisqu’il était de 183. Par contre, la majorité se composait de gens qui ne recevaient aucune rémunération et la minorité était si mal rémunérée qu’elle ne pouvait assurer aucune protection efficace. Les lois restaient lettre-morte et l’absence de sanctions favorisait les pires abus. Veut-on en connaître les conséquences ?

Le homard est presque entièrement disparu le long de la Côte nord du Saint-Laurent ainsi que l’affirme Monsieur Potvin. Pour des raisons qu’il serait peut-être long à expliquer, le saumon a cessé de fréquenter nombre de rivières et a diminué lamentablement dans la plupart de celles qu’il fréquente encore. Même la morue se fait rare en plusieurs endroits du golfe où elle abondait autrefois. Des centaines de lacs et de rivières, en certaines régions de la Province, ne contiennent plus une seule truite, comme conséquence de la pollution des eaux ou de pêches abusives, alors qu’autrefois le poisson y « bouillait », pour me servir de l’expression consacrée. Comment peut-il en être autrement puisque, jusqu’au début du siècle, l’on seinait la truite dans tous nos cours d’eau pour l’exporter sur les marchés des États-Unis ? Il n’est donc pas surprenant que l’État, dans un pays aussi jeune que le nôtre, en soit rendu à dépenser des sommes considérables pour des fins de pisciculture afin de réparer tant bien que mal les extravagances des carpons. Et j’appelle « carpon » non pas seulement celui qui fait sauter une frayère à la dynamite ou à la chaux, ou qui utilise des filets, mais également celui qui prend plus de poissons qu’il n’en peut consommer ou qu’il n’en peut sauver. Peut-on imaginer quelque chose de plus stupide que la photographie de deux pêcheurs tenant chacun une interminable brochée de poissons plus ou moins faisandés ! Quelle gloire ! Quel triomphe ! Les journaux feraient une bonne œuvre s’ils se mettaient d’accord pour refuser à l’avenir de publier le portrait de ces héros malfaisants.

Mais il n’y a pas que les poissons ou les crustacés qui soient devenus plus rares. Il en va de même de presque tous les mammifères. Le Sud du Saint-Laurent était autrefois très renommé pour le nombre de ses caribous, de ses orignaux et de ses chevreuils. Il faut lire les souvenirs de Sir James Lemoine pour s’en convaincre. Or, aujourd’hui, depuis les limites de l’Ontario jusqu’à Rimouski et, peut-être, jusqu’à la Gaspésie, il n’y a plus un seul caribou ni un seul orignal. On les a tués jusqu’au dernier, souvent sans besoin et plus souvent encore sans plaisir. Quelques braconniers, toujours les mêmes, ont vidé nos forêts de ce qui en faisait le charme. Ils ont appauvri notre héritage commun. Et la majorité, composée de gens très soucieux des lois, applaudissait à leurs exploits ! Ni le caribou ni l’orignal ne reviendront jamais dans le Sud du Saint-Laurent. La perte est irréparable. Mais, heureusement, il y reste encore du chevreuil et, si l’expérience du passé peut servir à quelque chose, espérons qu’il sera suffisamment protégé pour que sa survivance ne soit jamais douteuse.

Pour que l’on n’aille pas supposer que je suis un affreux broyeur de noir, il me fait plaisir d’ajouter que la situation des mammifères, grands et petits, est des plus satisfaisantes dans la Péninsule de la Gaspésie. Les orignaux, les caribous et les chevreuils y sont nombreux et y sont particulièrement bien protégés, grâce aux accidents géographiques de cette contrée.

Je tiens également à ajouter que si le wapiti est complètement disparu et si le caribou est devenu de plus en plus rare dans les Laurentides, l’orignal est encore assez commun dans la région de Québec et que le chevreuil résiste bien dans l’ouest de la province.

Enfin, pour témoigner de ma plus entière bonne foi, j’ajouterai que la situation des oiseaux migrateurs n’a cessé de s’améliorer, d’une façon générale, depuis l’adoption d’une convention entre le Canada et les États-Unis.

Un certain nombre de ces oiseaux sont plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient lorsque, il y a cent ans, Audubon faisait son voyage d’exploration au Labrador. D’autres oiseaux sont moins nombreux, mais c’est plutôt la conséquence de causes naturelles que de chasses abusives.

Au temps de Puyjalon, le Labrador Canadien était très riche en animaux à fourrure et, à cause de leur qualité, ces fourrures faisaient prime sur tous les marchés du monde. J’ai déjà eu le plaisir de consulter un rapport fort détaillé de Puyjalon sur la quantité des animaux à fourrure dont il avait observé l’existence le long des rivières qu’il avait explorées. Aujourd’hui, cette région est pauvre, si pauvre même que nombre de trappeurs se sont découragés et n’osent plus retourner en forêt. Les Indiens, si habiles trappeurs soient-ils, gagnent lamentablement leur existence. Des trappeurs sans expérience, comme les malheureux frères Collin, n’y trouvent que la mort, après de longues privations. Et c’est le même spectacle partout ailleurs dans les Laurentides, à quelque latitude que ce soit. Tous les missionnaires sont unanimes sur la détresse des Indiens qui s’obstinent à vivre du produit de la chasse. Non seulement le prix de la fourrure a-t-il fléchi par suite de la crise, mais la plupart des animaux dont la fourrure était tout spécialement appréciée sont de plus en plus rares. Hier, il a fallu prohiber la chasse au castor pour assurer la survivance de cet intéressant animal. Demain, ce sera peut-être le tour de la marte dont le nombre diminue d’année en année. Et qui sait ? Le rat musqué lui-même, tout prolifique qu’il soit, requerra peut-être un jour une mesure plus efficace de protection tant il a cessé d’être abondant. Certes, il ne faut pas être indûment pessimiste. On a observé depuis longtemps, chez les animaux à fourrure, des cycles d’abondance et de rareté. Nous sommes actuellement — du moins souhaitons-le — dans la période des sept vaches maigres. Au surplus, quelques années d’une protection efficace, et acceptée de bon gré par la population, contribueraient sans doute à rétablir une situation de plus en plus compromise. Nous serons bien en retard pour mettre en pratique les conseils que nous donnaient Puyjalon, il y a un demi-siècle, mais il en est encore temps. Il ne suffit que d’aider la nature au lieu de la contrarier dans son inlassable effort de création. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous sauverons une partie importante de notre héritage. Quand on songe à l’importance de plus en plus considérable que la faune prend dans l’industrie du tourisme moderne, l’on ne peut s’empêcher de regretter que la voix du grand solitaire de l’Île à la Chasse n’ait pas eu d’écho sur les hauteurs du Cap Diamant.

Louis-Arthur RICHARD,
De la Société Zoologique de Québec.

AVANT-PROPOS

« Si le roman », a dit Louis Bertrand à propos du cinquième volume de sa série «  Mes Destinées », « si le roman, sous sa forme la plus haute, est une « représentation » au sens philosophique et métaphysique du mot, je puis faire du roman avec n’importe quoi de la réalité. Le roman est partout ; il suffit de le voir ».

Voilà pourquoi, sur la page frontispice de ce livre, en dessous du titre, j’ai été tenté d’écrire le mot : « roman ».

Le roman le plus vrai est toujours une tromperie et ce qui l’individualise, c’est la fiction avec son intrique et ses aventures. Le récit d’une aventure vraie, la peinture d’une vie réelle sur une scène étendue et variée, d’une vie réellement vécue, mêlée à des événements notoires, et dans laquelle on peut trouver avec les aveux de la vie intérieure et de la passion, le foisonnement des idées, des imaginations, des projets et des rêves, enfin, tout ce qui peut trouver place dans un roman au vrai sens du mot, ce récit, dis-je, ne pourrait-il présenter le même intérêt que le plus hardi des romans d’aventures, sans le moins du monde violer les lois les plus élémentaires du genre ?

On dit parfois d’une vie d’homme, ou de femme : « C’est un véritable roman ». Et on peut en effet, en lire le récit comme on lit une œuvre de pure imagination. Et puis, il est entendu dans le grand public qu’il n’y a d’intéressant que le roman. De là le genre de l’histoire romancée.

C’est au roman, ai-je cru, que s’apparente un peu la vie du comte Henry de Puyjalon ; en même temps que du récit de cette vie et de l’analyse de son œuvre s’élaborent des documents qui pourront servir à histoire sans se confondre avec elle. De sorte qu’en définitive ce que j’ai tenté de faire, ce n’est pas un roman et ce n’est pas non plus de l’histoire. À part, très légèrement, le début, et un peu la fin, le livre que je présente aujourd’hui raconte une vie nullement romancée ; c’est l’analyse sincère d’une œuvre magnifique…

Disons que j’ai fait un rêve : essayer de réaliser un genre qui serait avant tout le récit d’une aventure vraie, la peinture d’une vie réelle, dont on a été le témoin, et qui, sans prétendre au même intérêt que le roman à fiction pure, emploierait les procédés de ce genre pour obtenir un maximum de vérité et de vie…

Le comte Henry de Puyjalon fut une des figures attachantes de la fin du siècle dernier en notre pays. Encore que sa mort ne date que d’un peu plus d’un quart de siècle ; encore qu’il ait vécu pendant trente ans parmi nous et qu’il ait laissé une œuvre dont les résultats ont eu incontestablement, par certains côtés, une sensible influence sur notre développement économique, il est à peu près inconnu parmi la génération présente. Aussi, à la suggestion, dois-je dire, de mon aimable préfacier, M. L.-A. Richard, ai-je cru intéressant de ressusciter en quelque sorte ce personnage qui mérite assurément de n’être point tout à fait oublié. Je l’ai envisagé d’un point de vue précis : dans le rôle qu’il a joué parmi l’évolution des habitants de nos forêts et de nos eaux ; rôle très important et injustement méconnu. Il était pour nous, à bien dire, un étranger ; et c’est pourquoi on peut être un peu honteux d’avoir reçu, sans chercher à en profiter, tant de leçons du parfait désintéressement de cet étranger.

Henry de Puyjalon, pendant vingt-cinq ans, a plaidé une cause et a cherché à la faire triompher ; il a donné des preuves et des présomptions de ce qu’il avançait. Plus particulièrement, il s’est attaché à démontrer la nécessité urgente, absolue, de lois et de règlements de protection des grandes richesses naturelles que sont pour nous la faune et la gent écaillère de nos pêcheries maritimes ; la nécessité du repeuplement de nos forêts dévastées et de nos eaux vidées de leurs habitants naturels.

C’est ce rôle intéressant qu’Henry de Puyjalon a joué qui m’a provoqué à me faire l’humble biographe de celui que feu le chanoine V.-A. Huard a appelé l’« Homme du Labrador », malgré que je n’en aie pas, dois-je avouer, le moindre souvenir personnel même du mouvement de sympathie suscité, parmi ses amis, quand ils apprirent, voici trente-trois ans, la fin pénible du « Solitaire de l’Île-à-la-Chasse » ?.

Mais le biographe improvisé que je suis a eu recours à d’anciens amis de Puyjalon qui l’ont intimement connu, comme M. Johan Beetz, du Service Provincial de l’élevage des animaux à fourrure, son fils, Louis-Henry de Puyjalon, d’Ottawa, le seul survivant[1] aujourd’hui de sa belle et grande famille, et d’autres qu’il remercie très sincèrement pour les précieux documents qu’ils lui ont procurés ! Et puis, le biographe a lu, étudié, les manuels, les récits, les nombreux rapports laissés par Henry de Puyjalon sur ses explorations, ses visites, ses longs séjours à travers la « terra incognita » du Labrador Canadien.

Dans ces manuels, ces récits et ces rapports, Henry de Puyjalon nous raconte la vie des bêtes au Labrador, sans le moindre pédantisme. Il y étale avec complaisance une complète familiarité. Ce sont de beaux documents labradoriens ; et aussi humains. On y retrouve l’intrépidité du savant et du sportif ; une belle et intelligente allégresse à l’égard des bêtes des forêts, des eaux et de l’air. Bref, Henry de Puyjalon était un géologue de plein air et un amateur de la grande nature. Ses manuels, ses récits, ses rapports, ce sont, en définitive, comme des mémoires qu’il nous a laissés et, pour ma part, si j’étais obligé de ne garder pour les lire qu’un genre d’ouvrages, je prendrais les mémoires, les souvenirs des hommes d’esprit, de talent et de sciences qui ont été mêlés aux progrès et aux développements de l’Humanité et qui nous ont laissé des carnets, des notes, matériaux qui sont souvent d’autant plus précieux qu’ils les ont moins travaillés, moins ouvrés.

D. P.
PUYJALON

I

Sur la grève de la Pointe-aux-Esquimaux. — Ce que disent les flots. — Un passager de la « Canadienne ». — Le journal de Placide Vigneau. — Que les temps sont changés ! — Dans l’Archipel de Mingan. — Les hauts et les bas d’un hameau. — Henry de Puyjalon sur la Côte. — Le rêve et l’étude.

« Papa… une goélette, là-bas, dans les îles ! »

Et l’enfant disparut parmi les rochers à la recherche de « clams » enfouis dans le sable mouillé.

L’homme jeta un vague regard dans la direction indiquée par l’enfant et continua son rêve. Il était à demi étendu sur le sable fin et mouvant de la grève, accoudé sur une grosse pierre que l’eau de la marée montante avait rendue luisante et lisse comme verre. Le soleil de l’après-midi planait sur toute la côte et irisait le fleuve. Une bonne brise soufflait au large et l’on voyait avancer la goélette, toutes voiles dehors, vers le havre de la Pointe-aux-Esquimaux. Sur la grève, une odeur iodurée de goëmon parfumait l’air.

Pour l’instant, l’homme semblait plongé dans une douce euphorie, comme endormi par le bruit monotone de la vague qui déferlait doucement sur le sable et qui, lorsqu’on l’écoute attentivement, murmure des choses si tristes et si drôles à la fois… tristes surtout en cet endroit, dans ces parages qui avoisinent l’Île d’Anticosti et que l’on a appelé le « Cimetière du Golfe », à cause des nombreux naufrages dont cette île fameuse a été la cause et la scène. Là, dans cet horizon, des navires ont craqué sous les dures étreintes des glaces, des hommes sont morts de faim, ou ont été engloutis dans les flots courroucés, d’autres se sont dévorés entre eux : des équipages, affolés par l’épouvante du Golfe, ont tué leur capitaine ; le scorbut en a rongé d’autres jusqu’à la moëlle des os… Et dans les vagues, on entend parfois, les cris, les hurlements, les plaintes, les appels, les supplications, les prières, les rires de folie de tous ces malheureux que tout le long de trois siècles, les vagues du Golfe Saint-Laurent ont jetés sur les rivages désolés de l’île ou sur la terre ferme, ou qu’ils ont engloutis dans leur sombre suaire…

« Là ! papa, la goélette qui mouille ! » cria l’enfant dégringolant d’un rocher où il avait suivi l’arrivée de l’embarcation.

— Oui, je sais, Hector, c’est la « Canadienne ».

La goélette, en effet, après avoir doublé l’île du Havre, mouillait dans la rade, et pendant qu’on carguait les voiles, une chaloupe, mise à l’eau, se dirigeait vers la rive. Deux matelots la conduisaient, et au milieu, était assis un homme qui semblait chercher de tous ses yeux à reconnaître celui qu’il apercevait sur la grève. La chaloupe échoua bientôt sur le sable et le passager débarqua. Ayant reconnu l’homme, il cria :

« Hé, là ! on ne reconnaît donc plus les amis ?

Puis il marcha, balançant sur le sable mouvant un grand corps au buste sanglé jusqu’au col dans un « Mackinaw » de cuir brun :

« Et comment ça va, mon bon M. Placide ?…

— Tiens, tiens, mais c’est M. de Puyjalon ! s’écria, joyeux, Placide Vigneau[2]. Comme je suis heureux de vous revoir ! C’est le cas de vous demander quel bon vent vous amène ?

— D’abord, une bonne brise d’ouest qui nous a fait franchir comme en un rêve, les seize milles de Mingan.

— Oui, le vent est bon, asteur, mais depuis deux jours seulement : avant, du vent d’est, de la brume, de la pluie, un sale temps !…

— Pas même bon pour la petite pêche ?…

— …qui sera pas meilleure, cette année, M. Puyjalon, que la grande.

— Oui, je sais, la morue a manqué et on a d’assez mauvaises nouvelles du hareng.

— Heureusement que le loup marin a pas mal réussi. Mais là encore, je vous assure que ç’a bien baissé. Oh ! on n’est plus aux beaux jours de 1889, par exemple, où on prenait, j’vous mens pas, 12,000 bêtes, qu’on vendait l’huile 80 cents le gallon, les grandes peaux, 1.50 $, et les petites, 0.75 $. Il y avait de l’argent à faire en ce temps-là, M. Puyjalon… Au jour d’aujourd’hui, cher monsieur, quand on vend not’ huile 30 cents le gallon, comment voulez-vous qu’on fasse même nos frais de goélette ?… Autrefois, un homme gagnait au loup marin 400.00 $ et même plus, et aujourd’hui quand il a fait 150.00 $, c’est beau… Ce printemps, ç’a été meilleur heureusement car autrement, cet automne, il faudrait encore demander du secours au gouvernement.

M. Vigneau, vous vous rappelez, sans doute, car vous étiez ici, votre flotte de la Pointe qui a rapporté, une année, en loups marins la somme de 72,000 $ ?

— Ah ! oui, j’m’en rappelle, allez ; c’était en 1870 et les voyages s’étaient faits alors plus de bonne heure, comme ceux de la morue et du hareng, j’m’en rappelle !… Je vous renseignerais mieux à la maison si vous vouliez venir ; on verrait ce que j’ai noté dans mon journal au sujet de la morue et de l’huile pour cette année-là…

— En effet, je n’étais pas encore au pays, mais j’ai entendu dire depuis que cette année de 1870 avait été exceptionnelle et que jamais, ni avant, ni après, la pêche n’a été aussi productive sur la côte. Et alors, cette année, la morue ?…

— Manquée tout à fait, monsieur, manquée partout, à Natashquan, à Kégaska, à la Romaine, au Mécatina, à la Tête-de-la-Baleine, partout, je vous dis,… de vingt-cinq à trente quintaux en moyenne par goélette… une misère, quoi, mon cher monsieur !… Et dire que ça diminue comme ça chaque année, le loup marin, la morue, le hareng !…

— Et le saumon, M. Vigneau, et le homard, et tout et tout ; et le gibier, et la pelleterie ; je le sais, M. Vigneau, je le sais, moi, et c’est ce que je cherche à faire savoir au gouvernement dans mes rapports.

— Alors, qu’est-ce qu’on va devenir, M. Puyjalon, nous aut’s, les « sauvages » de la Côte ?… Mais, j’y pense, nous sommes là, plantés comme des piquets dans le sable !… Si nous allions fumer une pipe à la maison. Vous ne partez pas ce soir pour votre île, je suppose ?…

— C’est ce qui vous trompe, mon bon M. Placide. Je veux profiter du bon vent pour continuer… Et puis, faut-il vous le dire, voilà déjà deux semaines que j’ai quitté ma chère Île-à-la-Chasse, et je m’en ennuie, vrai, M. Vigneau ! À Québec, je brûlais, franchement. Pas une minute où je n’aspirais pas vers ma fraiche solitude.

— Vous êtes drôle, vous, M. Puyjalon.

Les deux hommes se dirigèrent à pas lents, sur le sable mouvant, vers une anse où se trouvait la chaloupe de M. de Puyjalon. On était à la fin d’août. Il faisait beau, légèrement frais au bord de l’eau. Devant les deux hommes, on devinait, de l’autre côté des îles, la pleine mer qu’on sentait bornée au loin par le ciel occidental, bas et un tantinet nuageux. L’eau s’étendait largement entre la bordure des rochers de la terre ferme de Mingan et le ciel, là-bas. Au loin, vers l’Anticosti, une brume indécise flottait, brouillant l’horizon. Des goélands et des mouettes volaient haut au-dessus des îles et de quelques goélettes ancrées dans le havre : on eut dit des accents circonflexes sens dessus dessous semés ici et là dans l’espace. Une odeur de poisson venait de l’ouest d’où parfois on entendait des éclats de rire et des bribes de chants. Un groupe de femmes et d’enfants étaient là, occupés, sous un rudimentaire appentis, à « piquer », à « décoller » et à « trancher » une petite quantité de morues prises, la veille, à la petite pêche, en dehors des îles, et qui avaient été apportées, le matin, par des barges qui n’étaient pas parties au début du mois avec les goélettes pour le « voyage au hareng » dans le bas du fleuve.

« Et alors, M. Vigneau, nous disions que la petite pêche n’est pas meilleure que la grande ?

— Pas meilleure, M. Puyjalon : peut-être pire. Encore si on pouvait se rabattre sur la chasse en hiver !…

— La chasse, ah ! M. Vigneau, la chasse, on dirait franchement qu’elle a fait son beau temps. Entendez-vous, M. Vigneau, la chasse sera bientôt du domaine du passé. Elle aura vécu de même que la pêche si les autorités du pays n’interviennent pas, et sans tarder : si elles n’en viennent pas aux quelques conclusions que j’ai eu l’honneur de formuler dans mes rapports rédigés à la suite d’études de plusieurs années sur la situation de la chasse et de la pêche, particulièrement sur notre Côte Nord qu’on se plaît tant à appeler le paradis des pêcheurs et des chasseurs. Voilà un paradis que nous aurons bientôt perdu, M. Vigneau. Vrai, la situation n’est pas rose. Savez-vous, M. Vigneau, ce qu’il faudrait, à l’heure qu’il est, et que j’ai recommandé, après un examen sérieux de la situation ?…

— Ah ! ce qu’il faudrait, tant et tant de choses !…

— …qui se résumeraient dans ces quelques initiatives, M. Vigneau :

Modifier peu à peu les lois au profit de la chasse et de la pêche industrielles : encourager les chasseurs et les pêcheurs de profession, les pêcheurs par la construction d’entrepôts et autres moyens que je n’ai pas le temps de vous énumérer et, pour sauver le marché de la fourrure, créer un établissement modèle d’élevage d’animaux à fourrure : pour tous, ouvrir des marchés nouveaux. Voyez-vous, M. Vigneau, quand à cause de la rareté du gros et du petit gibier, les fourrures auront atteint des prix inaccessibles aux bourses ordinaires, il faudra bien qu’on en vienne à réaliser cette idée d’élever des bêtes à pelleterie : le renard, le vison, la martre, le pékan, le castor etc… Mais, diable de diable, le temps avance, et voici, d’ailleurs, ma chaloupe. M. Vigneau, je dois vous quitter, prenez courage, d’autres beaux jours viendront, sans doute, sinon pour nous du moins pour nos enfants… Je sais qu’il est inutile de vous inviter à venir me voir sur mon île… Vous ne voyagez plus guère, hein, vieux casanier ? Votre Pointe, d’abord, puis le souvenir de l’Île-aux-Perroquets, voilà qui suffit maintenant à remplir votre vie. Vous faites bien, mon vieil ami, et comme je vous approuve. Le calme, la paix, le silence, la solitude et… les souvenirs…

— Mais, M. Puyjalon, c’est fou de partir comme ça à soir. C’est dix-huit milles, vous savez, que vous avez à faire…

— Oui, mais sentez-vous cette bonne brise ? Avant la nuit noire, M. Vigneau, je serai à l’Île-à-la-Chasse. Allons, au revoir, M. Vigneau, salutations à toute la famille…

Et la svelte chaloupe du comte Henry de Puyjalon, toute sa toile au vent, s’éloigna du rivage avec la rapidité d’un oiseau, filant en droiture du côté de Betchewan, vers l’Île-à-la-Chasse.

Et, regardant la petite voile blanche se perdre dans le flou de l’horizon, Placide Vigneau murmura :

« En voilà un qui aura fait beaucoup pour notre pauvre Côte Nord, parce qu’il l’aura beaucoup aimée… »

Du petit archipel qui s’aperçoit du coin de terre ferme rattaché à la seigneurie de Mingan et qu’on appelle du nom montagnais de Betchewan, l’Île-à-la-Chasse est la principale île, du moins la plus étendue. Elle mesure un mille et demi de longueur par à peu près trois quarts de mille de largeur. Elle s’étend à un mille de la terre ferme. Elle est couverte de résineux : épinettes et sapins. Plus à l’ouest, on voit l’Île-aux-Perroquets, — de Betchewan, car il y a une autre île du même nom dans l’archipel de Mingan, — l’Île Saint-Charles et quelques îlots rocailleux. Du côté sud de l’Île-à-la-Chasse, se trouve un havre où hivernaient une partie des goélettes des pêcheurs de Betchewan quand cette région était habitée : c’est le havre McLeod, du nom d’un capitaine de la Nouvelle-Écosse qui passa l’hiver de 1859 en cet endroit pour y faire, au printemps, la chasse aux loups marins. On commença à faire hiverner les goélettes en cet endroit dans l’hiver de 1873. Les hivers suivants, toutes les goélettes des pêcheurs de Betchewan étaient placées là. Mais ce ne fut pas pour longtemps, car en 1889 le dernier habitant de Betchewan quittait l’endroit pour aller résider à la Pointe-aux-Esquimaux, à dix-huit milles de là. Ce hameau de Betchewan fut établi en 1872 par à peu près toute la population de Kégaska qui était formée de pêcheurs émigrés des Îles-de-la-Madeleine en 1854. Pour des raisons qu’on ne connaît pas bien, ces anciens Madelinots vendirent leurs cabanes de Kégaska à de nouveaux colons venus de Terreneuve et s’en furent s’établir à Betchewan. Mais il faut croire que Kégaska n’était pas un endroit bien hospitalier, car ses nouveaux habitants, des Terreneuviens, le quittèrent à leur tour peu d’années après. En 1881, à Betchewan, on comptait trente familles. Mais comme Kégaska, en ces dernières années, Betchewan fut déserté et en 1905, à l’époque de la mort de Henry de Puyjalon, il ne restait plus qu’une seule famille du nom de Salsman.

À part la Pointe-aux-Esquimaux, aujourd’hui Havre Saint-Pierre — chef-lieu de la Côte Nord, — quelques coins seulement de la seigneurie de Mingan sont habités, mais la plupart temporairement. Sur les hauteurs se trouve un petit hameau habité surtout par des Indiens et quelques blancs qui vivent exclusivement de chasse et de pêche. On y cultive un peu la pomme de terre : c’est la seule culture possible, mais à condition que le peu de terre dont on dispose soit engraissée de déchets de poissons.

De la terre ferme, à Mingan, le regard, avant d’embrasser le large, se porte sur tout un archipel où l’on remarque l’Île-aux-Perroquets, l’Île Plate, l’Île Mingan, la Grande Île, l’Île-au-Fantôme, l’Île du Père Joson, l’Île Quarry et nombre d’autres : et, à Betchewan, à l’est de la Pointe-aux-Esquimaux, les îles dont nous avons parlé ailleurs, dont l’Île-à-la-Chasse, — que l’on voudrait bien en certains milieux et chez plusieurs cartographes, appeler « Hunting Island ».

L’Île-à-la-Chasse n’a jamais été habitée. Ou plutôt, oui, elle le fut pendant plusieurs années, mais par un seul homme : celui que nous avons vu tout à l’heure sur les grèves de la Pointe-aux-Esquimaux, causant avec Placide Vigneau : le comte Henry de Puyjalon.

C’est là, en effet, sur la rive sud de l’île, face à la mer, que cet homme étrange, cette haute intelligence, d’une culture bien au-dessus de l’ordinaire, a vécu la dernière partie de sa vie : c’est là qu’il est mort et qu’il dort de l’éternel sommeil.

Le groupe des Îles Mingan situé à l’est de la Pointe-aux-Esquimaux et dont la principale est l’Île-à-la-Chasse. Le rectangle dans l’île indique l’endroit où se trouvait le camp de chasse de M. de Puyjalon. Celui de la terre ferme indique l’endroit de la seule maison de Betchewan. — (Dessin de M. Johan Beetz).

Et puisque nous voilà sur cette Île-à-la-Chasse qui fut le dernier endroit où vécut Henry de Puyjalon, nous croyons tracer toute l’histoire de cette île en essayant d’esquisser celle de son unique habitant pendant quinze ans. L’île n’a pas d’autre histoire que celle-là. Mais n’allons pas croire, tout d’abord, que ces années de solitude puissent conférer à celui qui les a vécues, le titre peu reluisant d’aventurier ou de maniaque. Au contraire, ce personnage, qu’on ne connaît pas suffisamment, loin de là, parce qu’il a rendu de grands services à notre pays, a exprimé dans sa personne et dans son œuvre, l’attrait de ce dynamisme, de cette volonté de puissance s’épanouissant dans une nature farouchement hostile qui exige des hommes forts et qui a besoin de la paix des solitudes. Après la première moitié d’une vie plutôt agitée, ce descendant de la vieille noblesse française, sentit comme le désir de s’affranchir des contingences présentes, de s’évader vers les choses de la nature, vers l’inconnu : de fuir vers des rives lointaines et attirantes où tout est accueillant ; de partir vers la mer, vers les forêts, les lacs, les hautes cimes : d’aller vivre, enfin, dans l’air pur, d’une vie nouvelle qui sera la sienne, toujours, s’il le veut : d’être, enfin, un autre soi-même… Or, comme en Bretagne, notre Côte Nord du Saint-Laurent, qui est notre Finistère, attire irrésistiblement l’attention par sa beauté particulière, joignant au charme toujours attirant de la mer, l’attrait de sa rude terre de rocailles.

Et le comte Henry de Puyjalon choisit la Côte Nord pour aller y murir sa pensée — et travailler à la réaliser : de faire du coin de cette « terre que Dieu donna à Caïn », pour la province de Québec, son pays d’adoption, un coin de pays de Cocagne en cherchant à y faire fructifier ses richesses par l’étude du sol et par la vérification expérimentale. Car rien n’est plus réel que le sol et en même temps rien n’est plus évocateur du passé et de l’avenir. Le sens géographique, et nous dirions plus étroitement le sens topographique, quels auxiliaires pour l’imagination !… Et puis, peut-on jamais ni dans l’espace ni dans le temps mesurer la résonance d’une pensée ?…

Parce qu’il n’était pas seulement un promeneur qui s’enchante de la nature, mais un homme d’action qui consultait le modèle de la terre et la nature de ses richesses, Henry de Puyjalon a dressé dans ses ouvrages et dans ses rapports officiels un très pratique tableau de cette Côte Nord du Saint-Laurent, trop inconnue : descriptions brèves, vivantes, illustrées d’exemples, de comparaisons que tend une logique directe, au pas de charge.

Henry de Puyjalon, dans ce sens, durant les trente ans qu’il demeura parmi nous, a rendu de grands services à notre pays. On a de lui nombre d’ouvrages précieux sur notre faune, sur nos mines, sur nos différentes espèces de poisson : des rapports d’une forme parfaite ; des études élaborées et complètes sur toutes les ressources possibles de notre Labrador ; des travaux remarquables sur nos territoires de chasse et de pêche ; des manuscrits très précieux sur nos rivières à saumons, surtout de la Côte Nord et du Labrador, rivières dont les richesses étaient avant lui à peu près inconnues ; bref, des mines et des mines de renseignements de première importance.

L’auteur de cette masse de documents avait une plume facile, même parfois élégante. Et tous ses travaux accusent une science réelle de l’histoire naturelle et un rare esprit d’observation.

Henry de Puyjalon a aimé passionnément cette Côte Nord du Saint-Laurent. On lui eut offert à Québec la situation la plus brillante qu’il eut refusé de l’accepter pour garder sa vie de travail à l’Île-aux-Perroquets et sa vie de cénobite à l’Île-à-la-Chasse. Chaque fois qu’il allait à Québec, ce qui lui arrivait tous les deux ou trois ans pour se ravitailler et recevoir les instructions du Ministère des Terres et Forêts dont il était le modeste employé en qualité d’inspecteur de la chasse et de la pêche pour la Côte Nord, il était toujours pressé de repartir pour les vastes espaces et les larges horizons qu’il passait ses jours à embrasser du regard. Et il repartait, le cœur joyeux, pour sa lointaine solitude, pour ses forêts, ses rochers ; pour le rêve, les expéditions lointaines ; pour la vie vaste et large… pour sa chère petite maison de l’Île-à-la-Chasse qu’il avait construite de façon à appeler vers elle tous les vents du large.

II

Du Limousin à la Côte Nord du Saint-Laurent — Une noble, ancienne et riche famille de France. — L’arbre généalogique des de Puyjalon. — Foin de la noblesse ! — Le village de Puyjalon. — Les relations d’Henry de Puyjalon. — Le souvenir d’un pamphlétaire. — Arrivée au Canada. — Un portrait de Puyjalon.

La terre natale nous marque d’une griffe tenace. On dirait qu’elle prend ses précautions pour qu’on ne la renie pas. Bien qu’Henry de Puyjalon eut quitté depuis nombre d’années son pays natal, le Limousin, il sembla toujours en subir les influences :

« Le Limousin », écrit Septime Corceix, « n’a pas les paysages romantiques et tourmentés de l’Auvergne, sa voisine, mais ses vastes champs de bruyères mauves et violettes, ses innombrables sources limpides, ses ruisseaux jasant sous les herbes mouillées, ses vieux châtaigniers aux larges ramures lui composent un visage de passion contenue, de charme grave et de pénétrante mélancolie ».

Passion contenue, charme grave, pénétrante mélancolie, voilà, en effet, ce qui distinguait surtout Henry de Puyjalon. C’est ce qu’il apporta de la terre limousine, et c’est ce qu’il conserva toute sa vie. Il est vrai que sur la terre ferme de la Côte Nord du Saint-Laurent, ou sur les îles qu’il habita, il se trouvait, peut-on dire, toujours comme en un coin de son terroir, à l’ombre des dernières forêts de ce « pays de mystères et de légendes », lisons-nous dans une chronique de Fels, « où l’on subit la hantise des forces obscures, où le Drac » rode dans le brouillard, noir et dangereux fantôme, et hante, parmi les châtaigniers, de farouches solitudes. »

Mais pourquoi Henry de Puyjalon avait-il quitté son pays pour venir s’ensevelir, peut-on dire, dans la sauvagerie de la Côte Nord du Saint-Laurent ? L’esprit d’aventures est profondément enraciné au cœur de l’homme ; et cela depuis les premiers âges de l’humanité ; depuis ces légendaires époques où les mers ténébreuses livraient leurs secrets à des marins sans peur… Et cet esprit d’aventures souffla probablement, comme chez tant d’autres, dans l’âme de Puyjalon. Il partit. Mais nous savons que sous un aspect plus prosaïque le talonnèrent d’autres motifs de départ : des revers de fortune, quoi ! qui ont tenu parfois une grande place dans l’histoire de maints personnages, aujourd’hui mi-historiques, mi-légendaires, et qui ont accompli de grandes choses que l’histoire n’aurait pas aujourd’hui à relater si la déesse Fortune n’eut pas cessé de leur sourire.

Le comte Henry de Puyjalon appartenait à l’une des plus anciennes et des plus nobles familles du Limousin. On se l’imaginerait, peut-être parfois, sur l’une des îles solitaires qu’il a habitées dans les archipels de Mingan et de Betchewan, dans une remontée à contre courant dans le passé, rêvant à un petit château presque en ruines, perdu parmi les châtaigniers noueux, et qui a l’air de faire une promenade dans la verdure mouillée, évoquant le souvenir des ancêtres coureurs d’aventures militaires… Mais non, sans renier ni sa famille ni son héroïque passé, Henry de Puyjalon, probablement à la suite de manœuvres, dont il aurait toujours conservé le mauvais souvenir, de quelques chevaliers d’industrie fourvoyés dans sa famille, a renoncé à ses titres de noblesse. Il s’en est détaché et y pense le moins possible. Le fait est qu’il n’y tenait pas.

Un jour, en 1890. alors qu’il gardait le Phare de l’Île-aux-Perroquets, l’une des îles Mingan, — dont il fut le premier gardien, — Henry de Puyjalon se mit à dresser l’arbre généalogique de sa famille, remontant en l’an 1060, au temps des Padeosalicone ou Padiavalione — devenu Puyjalon dans la suite : « Notes », écrit-il en tête, « pour servir à l’histoire de ma famille si jamais elle en mérite une ». Rendu à l’année 1772, il note dans cette généalogie :

« Léon de Puyjalon, chevalier, président trésorier général des Finances en la Généralité de Montauban, etc., eut pour fils Martin de Puyjalon, chevalier, baron de Rocheblanque, du Bournissart, seigneur de Lastourmeze, etc., qui fit ses preuves de noblesse devant Cherin, hérault d’armes de France en 1772, pour entrer dans les gens d’armes du roi — maison militaire, — passa aux compagnies rouges dans les gardes du corps… Conjointement avec son père il avait fait ériger les nombreuses baronnies et seigneuries qu’il possédait en Comté — 1787 — mais la révolution vint mettre fin à la série d’honneurs acquis par les aïeux et ni mon grand-père qui donna dans les idées libérales et fut l’ami du roi Murat, ni mon père ne voulurent porter de titres. La voix publique seule se plut à me titrer car à l’exemple de mon bisaïeul devenu député de l’empire, de mon grand-père et de mon père, qui ne furent rien, j’ai toujours dédaigné un titre que n’accompagnait pas la grande fortune de mes aïeux ».

Tous ces titres d’une haute famille laissaient donc parfaitement indifférent le solitaire de l’Île-à-la-Chasse.

Dans une lettre qu’il écrivait, quelques années avant sa mort et qu’il adressait à ses deux fils, il disait :

« Nous sommes les derniers descendants directs de notre race… Réné Lajard, qui se fait appeler de Puyjalon, porte sans droit le nom de sa mère, Irène de Puyjalon. Mais il importe peu ; cet espèce d’hommage d’un sot à notre nom ne vous enlève rien. Vous avez assez de documents pour le désavouer si un jour cela vous convient ».

Ne semble-t-il pas que ce Lajard soit pour quelque chose dans ce sentiment d’indifférence qu’Henry de Puyjalon ressentait pour ses titres de noblesse ? Dans la même recommandation à ses fils, il écrit :

« Rappelez-vous toujours que la noblesse de race n’est plus qu’une charge, qu’une tradition qui ne peut et ne doit exciter qu’une seule vanité : celle du bien. Il n’y a plus à notre époque que deux noblesses : celle de l’Or et celle de l’Intelligence. Bientôt, je l’espère, il n’y en aura plus qu’une seule : celle de l’Intelligence pour laquelle celle de l’Or ne sera plus qu’un vêtement. J’espère fermement et je souhaite que vous viviez un jour où il en sera devenu ainsi ».

Ces fières paroles d’Henry de Puyjalon à ses fils étaient écrites sur un méchant bout de papier daté du 23 octobre 1901 de l’Île-à-la-Chasse.

Mais nous aimons à citer la fin de cette espèce de testament moral qui accompagne les notes généalogiques de sa famille et auxquelles nous venons de faire allusion :

« Depuis que ces notes », ajoute-il, « ont été écrites, ma femme m’a donné un second fils né sur l’Île-aux-Perroquets et auquel nous avons infligé les noms de Raymond-Roger.[3] Il a eu pour parrain l’abbé Condé Nadeau, missionnaire sur la côte, et Madame Jane Hamilton, de Longue Pointe.

Puis j’ai perdu ma pauvre femme, ma coco. Elle était toute ma vie et me voilà bien seul, à 60 ans. malgré vous deux que j’aime, mes chers enfants. »

Mais avant de faire connaître ce qu’il est possible de rapporter de la vie de Puyjalon sur la Côte Nord et sur son œuvre, nous ne voulons pas mettre encore de côté ces notes manuscrites qu’il écrivait en 1890 sur sa famille. La lignée complète depuis 1060, jusqu’à la Révolution pourrait être quelque peu fastidieuse pour le profane, aussi ne nous attacherons-nous qu’à citer quelques annotations. Il écrivait :

« Nous sortons incontestablement du village de Puyjalon qui fut notre propriété ainsi qu’il résulte d’un testament du 12 août 1500, aujourd’hui déposé chez M. Joseph Roy, notaire, à Lévis, Québec. Ce village, placé sur une hauteur en pain de sucre, puy ou puch, en langage du pays, est situé dans le Bas Limousin — France. — J’y suis allé une fois. Il reste quelques masures sur les flancs et au sommet, les vestiges d’un mur d’enceinte ou de soutènement de quelques mètres d’épaisseur. La maison forte qui couronnait ce puy devait être considérable si l’on en croit les ruines qui subsistent encore. »

Afin de faire connaître les derniers ascendants du solitaire de l’Île-à-la-Chasse, mentionnons que son grand-père, Jean-Baptiste, qui épousa Marie-Josephine-Bernardine de Lachèze de Briance, sœur de la comtesse de Gironde, petite-fille du marquis de Gironde de Montclera, et de Charlotte de Gaumont LaForce, fille du duc, n’eut qu’un fils mâle, Louis-Joachim-Balthazar, père de celui qui nous occupe, qui épousa Marie-Amelie Maignen de Nanteuil, petite-fille du trésorier de la malheureuse reine Marie-Antoinette et du lieutenant-général des armées du roi Louis XVII dont il fut le plus fidèle et le dernier ami et dont il partagea le sort sur l’échafaud :

« Je suis », écrit encore Henry de Puyjalon, « le dernier représentant de la famille de Puyjalon avec Louis-Henry-Gédéon-Patrice, né de mon mariage avec Angelina Ouimet, fille de l’honorable Gédéon Ouimet, ancien premier ministre, surintendant de l’Éducation, commandeur de Saint-Grégoire et officier de l’Instruction Publique. »[4]

Et on lit encore dans ces notes :

« La légende veut que les derniers représentants des illustres familles des comtes de Toulouse et des vicomtes de Béziers, — d’où descend la famille de Puyjalon, — se soient éteints dans ma maison et dans celle de ma grand’mère, Mlle de Briance, dernière héritière avec sa sœur, du marquis de Gironde-Montclara, qui portait dans ses armoiries la croix fléchée et pommelée des Toulouse-Provence ; mais c’est une légende sans doute ».

Et encore :

« Les cadets de la famille furent presque tous prêtres et prieurs des prieurés de Nadailhac en Péricord et de Montignac en Limousin et paisibles possesseurs de la Chappellenie de Puyjalon fondée le 12 août 1500. — Testament déposé avec le contrat de mariage de mon bisaïeul et parchemin concernant un juge de mon nom chez le notaire Jos. Roy, de Lévis. — Cependant le juge Loranger,[5] et avant lui, Monsieur Auvray, Maire de Tours, m’ont dit avoir constaté qu’un gentilhomme de mon nom et titré marquis avait été grand Prévot de Touraine à une date très ancienne ».

Enfin ajoutons, d’après une autre source, qu’Henry de Puyjalon était cousin germain de la comtesse de Martel, bien connue dans le monde littéraire sous le pseudonyme de Gyp, auteur d’ouvrages universellement estimés.

À propos de ses relations, disons qu’Henry de Puyjalon, en France, fut un ami intime du célèbre compositeur Charles Gounod qui l’avait engagé, à cause d’une belle voix de ténor qu’il possédait, à soigner cette dernière et à entrer dans la carrière théâtrale où il réussirait dans l’opéra. Mais de Puyjalon avait catégoriquement refusé d’embrasser cette carrière du théâtre. Au Canada, à Montréal et à Québec, il fut l’ami intime de Sir Adolphe Chapleau, de Joseph Marmette, de Faucher de Saint-Maurice, d’Arthur Buies[6] et de nombre d’autres personnalités littéraires et politiques du temps.

Pour revenir à ses relations parisiennes, mentionnons qu’il fut aussi un ami intime du farouche pamphlétaire Léon Bloy qu’il faillit même, un jour, faire venir à Québec où il lui avait suggéré la fondation d’un grand journal catholique.

À ce sujet, nous lisons ce qui suit dans le beau livre de Stanislas Fumet publié en 1935 chez Desclés de Brower & Cie, — p.84 :

« Cette année-là, Léon Bloy est endeuillé par la mort de sa mère, suivie à un léger intervalle de celle de son père, qui eut lieu, comme Léon Bloy le calculera pour en éprouver une sainte horreur, dans un instant où lui-même se livrait à ses amours. Pour les pleurer tranquillement et se guérir, il va essayer d’une première retraite à la Grande-Trappe. Il y reste une semaine et rentre à Paris, où de nouvelles difficultés surgissent dans leur existence. La jeune femme qui s’était remise à son métier de couturière afin de gagner son pain est à présent menacée de cécité. Elle doit suspendre ses travaux d’aiguille. Bloy, qui n’a pour vivre que ses appointements, doit faire face à des charges bien lourdes. Il veut aider Anne-Marie qui s’est endettée et fait pour elle tout ce qu’un homme peut faire. Ils ont double loyer, le budget du jeune homme n’y suffit pas. Il se décourage et profite un beau matin de la première chimère qui passe pour l’enfourcher. Et voici sous quelle forme : un M. de Puyjalon fait miroiter aux yeux de Léon Bloy la fondation imminente d’un journal catholique à Québec. Léon Bloy partirait avec ce Puyjalon et serait sans doute le rédacteur en chef de la feuille canadienne. Avec une témérité que tous devaient longtemps critiquer par la suite, il envoie sa démission à la Compagnie du Nord, perd ainsi les quelques ressources régulières qui le faisaient subsister et, sans prendre congé d’Anne-Marie, fuit une seconde fois vers la Trappe, non pas dans l’intention d’y devenir moine — il ne se sentit jamais une réelle vocation religieuse, — mais pour y attendre, dans la prière et la solitude, les résultats des démarches de M. de Puyjalon. Il a laissé un peu d’argent à la pauvre fille éplorée ; de la Trappe il lui écrit bientôt et là, instruit sur ses vrais sentiments par le P. Roger, ne tarde pas à constater qu’il est amoureux d’Anne-Marie, qu’elle est presque alors toute sa pensée et que leur situation est inextricable. »[7]

Le comte Henry de Puyjalon n’était, on vient de le voir, ni un aventurier, ni un miséreux, ni un de ces « Hobos » de Vels Anderson qui traînent de pays en pays leur resquilleuse existence.

Il arriva au Canada en 1872 et se fixa tout d’abord à Montréal. Il semble qu’alors il lui restait quelques parcelles de la fortune de sa famille. Mais l’argent ne pesait pas aux doigts de cet aristocrate, de ce gentilhomme de roche. Avant son arrivée au Canada, il avait mené à grands guides, à Paris, la vie des nobles de France à qui il reste encore ce que l’on appelle de « l’argent de famille » : c’est du moins le témoignage de quelques-uns de ses amis canadiens. Léon Blumhart, Joseph Marmette, qui le connurent dans la Ville-Lumière au temps de sa splendeur. Il continua cette vie à Montréal et à Québec encore que sur une plus petite échelle. Le charme qui émanait de toute sa personne, son esprit, la vivacité de ses reparties, sa sagesse, moitié expérience, moitié indulgence, faisaient de lui un brillant causeur et lui conquirent de nombreux amis dans la plus haute classe de la société québécoise.

Dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, le comte de Puyjalon sut toujours conserver ses aimables qualités de fin causeur, l’esprit sans cesse rempli d’aperçus nouveaux et originaux. Généralement grave et rêveur, il savait adroitement se faufiler dans les méandres de sa claire intelligence de façon à ne pas importuner, par des sautes d’humeur parfois brusques, ceux avec lesquels il était en contact. Il avait tout du misanthrope — et les dernières années de sa vie le prouvent assez, — mais il savait être un misanthrope gai, à la manière de Chamfort. Il était habituellement silencieux ; mais dès qu’on lui présentait un sujet qui l’intéressait, comme la chasse ou la pêche, alors il s’animait : il parlait lentement d’abord puis avec chaleur, toujours avec simplicité et sincérité. Très discret, peu expansif, même à ses amis les plus intimes, il ne laissa jamais rien transpirer de ses années de jeunesse. On n’a donc que peu ou même pas du tout de détails sur cette première partie de sa vie qu’on peut croire toutefois plus heureuse que la dernière, encore que le bonheur, chose relative, chez des tempéraments de cette trempe soit parfois fort capricieux au point qu’en réalité, il pourrait être permis de supposer que les dernières années de Puyjalon furent pour lui les meilleures de sa vie.

À sa mort, en 1905, un ami qui l’avait sans doute très intimement connu disait de lui dans un article publié dans la Presse du 28 août 1905 :

« M. Puyjalon était l’homme très indulgent pour les travers et les défauts d’autrui, à condition toutefois que ces défauts ne puissent en rien affecter les lois de l’honneur. Sur ce point, il était d’une rigidité inflexible et il n’admettait pas qu’un homme put survivre à la perte de l’honneur. Ces principes, cependant, n’étaient connus que de ceux qui le fréquentaient assidument, car il n’en faisait pas étalage et se bornait à les mettre en pratique. Nul plus que lui ne répugnait à donner des conseils ; mais si le concours de son expérience et de son savoir était vivement sollicité, et si le solliciteur avait droit à sa sympathie, il rendait le service réclamé avec une franchise qui fit souvent regretter à plus d’un d’avoir recours à son jugement ».

Grâce à toutes ces belles qualités du cœur et de l’esprit, Henry de Puyjalon, on le conçoit, faisait grande figure dans les salons canadiens. Alors, il se faisait tout à tous, et à toutes, toujours avec cette brusque franchise qui était un charme de plus chez lui. Il savait avec son éternel sourire se soumettre à toutes les exigences de la société.

« Il avait », dit encore l’ami que nous avons cité tantôt, « la science d’écouter les sots sans les entendre et sans tenter de corriger leur sottise. Il s’est ainsi épargné beaucoup d’inimitiés. Seulement, il ne tombait pas deux fois dans le même piège. Son esprit était d’une extraordinaire vivacité. Il ne dédaignait pas les bons mots mais il les lui fallait d’un choix délicat. Avec ses amis plus qu’avec tous autres, il était d’une courtoisie et d’une politesse raffinées. Il ne concevait pas que l’amitié put servir d’excuse à cette grossière familiarité qui autorise deux amis à se renvoyer des brocards qui seraient injurieux à l’adresse d’un indifférent ».

Henry de Puyjalon était d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une solide carrure et d’un tempérament qui devait aisément l’aider à braver les rudes randonnées qu’il devait entreprendre pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie au Labrador canadien. Ses traits étaient d’une grande finesse : ses yeux perçants, d’un éclat métallique et qui semblaient comme fouiller dans tous les sens l’interlocuteur. Comme disait un de ses amis, on ne pouvait longtemps soutenir une fausseté lorsqu’il braquait ces yeux-là sur vous avec sévérité. Il riait rarement, mais il souriait presque toujours, soit que ce sourire exprimât la satisfaction, l’indulgence ou l’ironie. « Il était gênant », dirait l’autre, avec son visage mi-sérieux, mi-moqueur, et ses yeux pétillants de malice. Parfois, il entrait comme dans une période de « bleus ». Alors tout semblait blesser ses convictions, anéantir ses vues d’un monde en voie de perfectionnement : tout semblait aller à l’encontre de sa nature. On eut dit que les mœurs nouvelles blessaient ses préférences et ses souvenirs.

Henry de Puyjalon était doué d’une culture aussi vaste que variée. Beaucoup de ses amis qui l’avaient intimement fréquenté pendant des années, sans soupçonner son savoir, découvraient tout à coup chez lui, au cours d’une discussion, de solides et profondes connaissances sur des sujets dont il n’avait jamais dit un mot. Était-ce de la modestie ? Était-ce de l’orgueil ? On ne sait guère. Il est des hommes qui possèdent le singulier privilège de se trouver à tous les carrefours, encore qu’ils ne soient pas des personnalités de très grande envergure ; mais ils échappent à toute investigation et à leur époque.

Mais nous avons les ouvrages de Puyjalon, diront les quelques rares personnes qui les connaissent aujourd’hui. Oui, mais alors, pas plus pour Puyjalon que pour les autres écrivains de son temps, la publicité ne venait battre ses rappels étourdissants de grosse caisse autour des « nouveaux parus ». Et c’est avec d’autant plus de plaisir qu’on ouvre aujourd’hui certains de ces bouquins nés, jadis, dans le silence, qu’aucun tapage n’avait encore désignés à l’attention et qui pourtant s’avèrent pleins d’intérêt dès les premières pages. On éprouve alors le sentiment égoïste de faire une découverte. On est frappé avant tout de la modestie des auteurs qui disparaissent tellement derrière leur sujet ; nous voulons dire qu’ils ont traité ce sujet de façon telle qu’on ne se préoccupe pas de leur personnalité et qu’on serait bien embarrassé de définir leurs qualités particulières.

Telle est l’impression que l’on peut avoir sur les œuvres de Henry de Puyjalon dont nous parlerons plus loin. Mais avant de faire connaître aussi intimement que possible la nature des travaux littéraires et scientifiques du comte de Puyjalon, il importe de montrer le champ d’action où il trouva la voie qu’il cherchait dès son arrivée parmi nous. Car, pendant les premières années de son séjour ici, à Montréal et à Québec, on sent qu’il attendait, non sans une certaine impatience, l’occasion d’agir. Et si, durant ces quelques années, son âme, prompte à l’enthousiasme, resta plutôt amorphe, ce fut faute d’un objet digne de l’occuper.

Cette occasion, ce fut sa passion pour la chasse ; passion effrénée qu’intensifiait le naturaliste impeccable qu’il fut et dont ses ouvrages sont une preuve incontestable. D’autant plus que depuis plusieurs années, ses goûts étaient devenus fort simples et qu’il savait aisément s’accommoder de la frugalité que devait lui imposer la région déserte qui l’attirait : le Labrador canadien où il allait se munir d’un principe d’action.

III

Les préjugés qui ont pesé sur le Labrador canadien. — La Côte Nord autrefois. — Une mine extraordinairement riche en ressources naturelles de toutes sortes. — Henry de Puyjalon fait du Labrador canadien son second pays d’adoption. — Une première excursion officielle au point de vue géologique. — Pénurie des moyens dont dispose l’explorateur.

Ce que l’on est convenu d’appeler la Côte Nord du Saint-Laurent n’est pas précisément le Labrador et, même ce qui est regardé aujourd’hui comme le Labrador, ne le serait pas tout à fait. Les géographes se trompent de ce côté fort souvent, à plus forte raison, les pauvres profanes de Montréal et de Québec qui, on le sait d’ailleurs, ne savent pas leur géographie locale plus qu’il ne faut. Comment ne peuvent-ils pas se tromper dans les appellations Côte Nord et Labrador, quand ils confondent encore souvent Chicoutimi et Rimouski ?

À l’époque où les baleines fréquentaient le fleuve Saint-Laurent, on désignait sous le nom de Labrador tout le littoral compris entre le Saguenay et le détroit de la mer d’Hudson. Plus tard, la limite occidentale du Labrador fut fixée à la Pointe-des-Monts, et plus tard encore, l’amiral Bayfield fit commencer le Labrador à la Baie des Sept-Îles.

Comme on peut le voir, quand nous sommes, par exemple, à Betsiamites, nous sommes encore loin du Labrador, et, pourtant, que de gens, une fois à Manicouagan, se croient dans les profondeurs labradoriennes.

Pendant longtemps, les habitants de la Côte Nord refusèrent d’accepter les nomenclatures géographiques courantes au sujet de l’appellation de leur pays. Pour eux, le Labrador commençait au détroit de Belle-Île et s’achevait à l’entrée de la Baie d’Hudson. La partie du littoral qui s’étend de Portneuf, près du Saguenay, à Natashquan, ils la désignaient sous le nom de « Petit Nord ». Le « Grand Nord », c’était le fouillis inextricable d’îles et d’ilots rocheux qui dérobent la terre ferme à tous les yeux, presque sans interruption, de Kegaska à Blanc-Sablon.

N’empêche que dans les rapports officiels, on a coutume et on a raison de désigner sous le nom de Labrador canadien la partie de la côte qui s’étend de la Pointe-des-Monts à Blanc-Sablon. La partie occidentale de la côte reste tout simplement la Côte Nord.

Le camp de chasse bâti sur la rive sud de l’Île-à-la-Chasse et le comte de Puyjalon a passé les dernières années de sa vie et il est mort. —

Sauvage, aride, désolée, inhospitalière, telles sont les épithètes dont on s’est à peu près toujours servi pour désigner cette région de la province.

Les mérite-t-elle ? Pour répondre à cette question, il y aurait à faire toute une étude de physiologie naturelle. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’exagération à dire que l’injuste répartition de préjugés qui a pesé sur la Côte Nord du Saint-Laurent est un peu, beaucoup la faute des compagnies de chasse et de pêche qui avaient intérêt à ne pas livrer ce territoire à l’industrie et à la civilisation.

Mais, grâce à Dieu, tout a changé. Cette région calomniée et méconnue offre maintenant à l’activité canadienne un vaste champ industriel et commercial. Elle n’est pas encore, il est vrai, reconnue comme un Eldorado, mais elle n’est plus, tant s’en faut, comme on se plaisait à le dire naguère encore, l’abomination de la désolation.

Et si nous connaissons aujourd’hui sous cet aspect plus riant notre Côte Nord du Saint-Laurent, Henry de Puyjalon y a été pour beaucoup.

Il fut un temps où aller sur la Côte Nord du Saint-Laurent était un voyage auquel on pensait longtemps d’avance. Ne l’entreprenait pas, d’ailleurs, qui voulait, et quand un privilégié du sort trouvait l’occasion d’une randonnée dans ce lointain pays, on le regardait avec autant d’admiration que le voyageur qui part, aujourd’hui, pour l’Afrique Équatoriale ou les Îles Fidji. Il partait et, pendant des mois, on n’en entendait plus parler. Il était comme mort au monde. Il n’avait pas même la ressource moderne du suprême plaisir d’adresser des cartes postales illustrées à ses parents et à ses amis. On disait de lui avec des gestes qui exprimaient à la fois la terreur et l’admiration : « Il est allé au Labrador ». Et, en entendant ce dernier nom, on frissonnait. Puis, quand, enfin, le voyageur revenait, le front auréolé de la gloire des grands explorateurs, s’il avait un peu de lettres, il écrivait aussitôt un volume d’impressions de voyage ni plus ni moins que s’il avait fait le tour du monde.

Et c’est ainsi que nos bibliothèques ont un bon rayon d’ouvrages de littérature labradorienne. Nous pourrions citer, de mémoire, toute une série de ces récits. C’est une littérature instructive, passionnante de lecture à cause des aventures racontées et des faits historiques évoqués. Car, que de misères, que d’émouvantes péripéties, que d’anecdotes dans un voyage sur la côte nord d’autrefois : la côte nord d’il y a, disons, trente ans.

Mais tout cela est du passé. Dans notre siècle de « bougeotte », les morts, les diligences, les chars urbains, même les vieilles goélettes sur lesquelles on se rendait au Labrador, vont vite dans l’esprit des vivants, presque tous, aujourd’hui, propriétaires d’automobiles. Bref, un voyage sur la côte nord du Saint-Laurent et au Labrador canadien est aussi facile de nos jours qu’une randonnée dans nos campagnes du bas de Québec, et on pourrait même l’entreprendre pour une cure de repos.

D’ailleurs, la Côte Nord, en réalité, n’a rien du tout à voir avec les campements d’Esquimaux, ni avec les défilés d’abrupts rochers au fond desquels il semble que l’on va assister à des sabbats de sorciers présidés par Belzebuth en personne. Il est même curieux de voir là, au milieu des aspects caractéristiques des paysages nordiques, la vie se dérouler sur un rythme tout à fait continental.

De même que les « Empress » et autres Léviathans des mers ont transformé la terreur et les affres d’une traversée de l’océan en un plaisir toujours trop court, ainsi les navires des diverses lignes de navigation du bas du fleuve et du golfe, qui possèdent les mêmes qualités que les palais flottants océaniques, changent en une excursion d’agrément et de repos à l’eau salée, le rude et terrible voyage d’autrefois au Labrador canadien. Leur service a adouci l’âpreté de ce pays de légendes terribles qui, en plein XXème siècle, nous reportaient à celles qui couraient en Europe, au temps de Jacques Cartier, et il a même su faire disparaître, comme sous les coups d’une baguette de fée ou de magicien moderne, par une promenade enchanteresse sur les eaux du « majestueux Saint-Laurent », les risques périlleux d’une aventure au pays de Louis-Olivier Gamache.

La Côte Nord tout de même n’a guère changé d’aspect depuis des siècles. Il est certain que celle du Golfe, à part quelques légères modifications géologiques, ne doit guère différer de l’ancien Vinland des Danois et des Scandinaves qu’ils prétendent avoir découvert vers l’an 1000 A.D. et que leur Hulluland, à la satisfaction d’investigateurs consciencieux, était la côte du Labrador. On a aussi de bonnes raisons de supposer que le lieu d’atterrissage de Sébastien Cabot, le découvreur de l’Amérique des Italiens, le 24 juin — jour de la Saint-Jean-Baptiste, le croirait-on ? — 1497, quand il vit le nouveau monde pour la première fois, fut également cette côte du Labrador. Quelle belle thèse à développer !…

On a toujours parlé du Labrador canadien, même avant toute autre contrée de notre pays, puisque c’est la première terre qui apparut aux yeux des blancs qui surgirent, voilà plus de quatre siècles, de la « Mer Ténébreuse ». Et même en Europe, on connaissait cette « terre ingrate » avant toute autre partie de l’Amérique Septentrionale. Par un caprice, disons de géographie humaine, cette première terre d’Amérique connue des blancs d’Europe est demeurée la seule à peu près ignorée de l’univers. Ainsi en fut-il de nos premiers endroits habités en Nouvelle-France. Tadoussac, premier poste fréquenté par les blancs au Canada, est resté un pauvre petit village tandis qu’Hochelaga et Stadacona, fréquentés après, sont devenus Montréal et Québec.

N’importe, on parle, comme on a toujours parlé, du Labrador. C’est que la Côte Nord du St-Laurent, le bas du fleuve et le Golfe, pour peu qu’on les étudie, constituent une mine extraordinairement riche pour la petite histoire comme tout ce territoire peut devenir une contrée d’une richesse inouïe en ressources naturelles. On a écrit déjà beaucoup sur ces parages mais il y aurait encore des volumes à écrire sur les légendes encore courantes, sur certains faits historiques peu connus, qui n’ont pu être encore complètement tirés au clair et que l’on ne peut placer ni dans le domaine de la légende ni dans celui de l’histoire, comme cette fameuse ville de Brest dont on ne saura probablement jamais si elle a existé ou non.

Il est certain que le Labrador deviendra, un jour, plus prochain qu’on ne le pense, à l’ordre… de ce jour. Ce sera le jour où l’on se sera enfin débarrassé l’esprit de tous les préjugés qui existent au sujet de cette curieuse contrée ; où l’on connaîtra, enfin, la valeur inestimable en ressources naturelles de ce territoire de 76,600,000 acres, contenant du bois de toutes les essences, des minéraux peut-être de toute nature, des chutes d’eau d’une puissance inouïe, sans compter les richesses inépuisables de la faune et des eaux qui y coulent. Et ce jour-là, si ce territoire n’est pas encore totalement en notre possession, on se demandera par quelle aberration de nos gouvernants, il ne nous appartient pas et sous quelle triste impulsion nous l’avons perdu, puisqu’on se souviendra qu’il nous a déjà appartenu.

C’est ce pays qui était devenu le second pays d’adoption du comte Henry de Puyjalon. Dès son arrivée au Canada, poussé par sa passion de la chasse, il s’y était rendu chaque année, et il en avait déjà commencé l’étude sous ses différents aspects quand le gouvernement de Québec, voulant mettre à profit ses connaissances déjà acquises sur cette partie trop inconnue de la province, d’abord, au point de vue géologique, lui demanda une étude minéralogique le long de la Côte Nord du Saint-Laurent et, plus tard, afin de profiter de ses études sur la faune et les poissons de la région, le nomma inspecteur général des Pêcheries et de la Chasse dans cette région.

Ce fut d’abord jusqu’en 1894, une série de voyages, d’allées et venues, parfois fort prolongés, entre Québec, Montréal et différents points de la côte. Ces voyages d’explorations géologiques, d’abord, ces études de la faune du pays, ces relevés des rivières à saumons de la côte dont on le chargeait étaient suivis de longs et fort détaillés rapports d’une forme parfaite et dont on tirerait aujourd’hui des fruits abondants.

C’est ainsi qu’en 1880-81. Il entreprit au point de vue géologique une exploration de la Côte Nord du Saguenay jusqu’à Watheeshoo et qu’il faisait au cours de ce voyage des découvertes fort intéressantes. Il aurait voulu continuer ces études jusqu’aux limites extrêmes de la province, mais il manquait évidemment du nerf de la guerre puisque, le 2 mai 1881, transmettant un premier rapport au Secrétaire du Commissaire des Terres de la Couronne. Il écrivait :

« Me serait-il possible d’obtenir pour la continuation de mes travaux l’aide du Ministère des Terres de la Couronne ? Les frais à faire seraient peu considérables et une somme de 500 $, équivalente à celle qui m’a été nécessaire pour ma précédente exploration, serait suffisante, et me permettrait d’atteindre mon but.

« Si je puis obtenir de votre bienveillance le concours que je sollicite, je soumettrai au département le rapport des faits intéressants recueillis.

« L’époque du départ est presque arrivée, serait-ce trop exiger de votre courtoisie, que de demander une prompte réponse. »

Puis, au ministre lui-même, qui était alors l’honorable M. E. J. Flynn, il écrivait :

« Il est vraisemblable que les faits intéressants qui concernent la technologie minérale de la côte, auraient été plus nombreux, si mon voyage s’était accompli dans des conditions normales. Le temps a été si mauvais, qu’à différentes reprises, j’ai perdu des spécimens minéraux auxquels je tenais, et que ce n’est pas sans avoir couru le danger de sombrer dans les plus périlleuses conditions que j’ai pu atteindre la limite assignée à mon exploration ; mais c’est là le modus vivendi obligé de ce genre de voyage, et j’en eusse fait, Monsieur le Commissaire des Terres de la Couronne, bon marché si les fonds mis à ma disposition n’avaient été aussi minces.

« Malgré l’économe la plus scrupuleuse, ces derniers ne suffirent pas à défrayer mon voyage et j’ai dû, pour gagner Paspébiac, vendre à vil prix mes armes et une partie de mon matériel de route.

« La somme de cinq cents piastres, à laquelle j’avais évalué le coût de mon expédition est bien la somme réelle qu’il m’était nécessaire d’obtenir pour couvrir tous mes frais.

« Je compte, Monsieur le Ministre, sur votre équité, et j’espère que vous voudrez bien me faire remettre le complément de cette somme qui, sans me laisser aucun émolument, suffira très juste à solder mes dépenses. »

S’est-on rendu à cette supplique du vaillant explorateur ? Nous croyons savoir que les finances de la province ne le permirent pas.

À cause des faits peu connus que recèle ce rapport de l’expédition de 1880 par Henry de Puyjalon nous croyons intéressant de publier la plus grande partie de ce rapport. On pourra ainsi se rendre compte de la conscience, du sens d’observation, du souci d’exactitude et de la science que M. de Puyjalon mettait dans ces documents officiels qui ont généralement toute la sécheresse d’une statistique. Les rapports de M. de Puyjalon sont, au contraire, de belles études d’histoire naturelle, d’une lecture aussi agréable qu’instructive.

Pour cette exploration géologique de 1880-81. Il partit du Château-Richer[8] le 30 mai et n’atteignit Watheeshoo que le 30 juillet, à cause de la persistance des vents contraires et de l’exiguïté de son embarcation. Il visita Watheeshoo, Manicouagan, Pashasheeboo, la rivière Agwanus, Natashquan, Kegyka, Curless, Point Washeegotal, Tertiary Shell, Wolfe Bay, Nétagamu, Petit Mégatina, Baie des Roches, Cap Metattina, Baie Ha ! Ha !, l’Île Cumberland, Sheatica, Grant Harbour, l’Île Caribou, Baie Bradore, Blanc Sablon. Dans tous ces endroits il note nombre de découvertes de minerais de toute nature : argiles ferrugineuses, pyrite de fer, quartz compact, micas, porphyre.

Nous tenons à rapporter le passage suivant de son rapport à propos des alluvions aurifères de la rivière Pocachoo :

« J’ai négligé de signaler, à dessein, nombre de dépôts de pyrites qui parsèment les bords dont je viens d’énumérer les richesses minérales. Cette substance peu précieuse d’une extrême abondance dans toute cette région. Il ne faut pas perdre de vue que les schistes et grès cristallins, que les quartz compacts et micaschistes, gangues ordinaires de l’or, prennent un développement très vraisemblablement plus considérable encore qu’il ne m’a été possible de le constater dans cette exploration ; ce qui explique les faits qui vont suivre et donne une certaine créance aux récits que j’ai recueillis relativement à une exploitation occulte des alluvions aurifères de la rivière Pocachoo ou Pocacchos, près de la grande rivière St-Augustin.

« La rivière Pocachoo prend naissance derrière les trois baies qui, dans le détroit, se trouvent juste en face de la haute mer, entre les deux grandes îles de Long Island et de James Island, puis, elle se dirige vers le nord-est pour se jeter dans la baie de St-Augustin un peu au-dessus de la rivière du même nom, à peu près à la hauteur de l’extrémité septentrionale de River Island.

« Ce cours d’eau traverse, sans nul doute, les roches décrites plus haut ; son bassin très plat, assez grand, est constitué par une masse de terre transportée et de sables, sur un sous-sol argileux.

« La légende veut qu’un particulier, écossais de naissance, ait trouvé dans les circonstances les plus inattendues, sur une des montagnes qui closent le bassin de la Pocachoo, une pépite d’or d’un volume considérable. Empressé de jouir de sa nouvelle fortune il quitta la côte et rentra dans sa patrie. Quelques mois après son retour en Écosse, atteint d’une maladie grave, il mourut, avant d’avoir profité de l’aisance providentiellement acquise ; mais avant de rendre le dernier soupir il confia le secret de sa fortune à son neveu. Celui-ci accompagné de deux autres personnes vint vers le milieu ou la fin de l’automne, s’installer près de la rivière Pocachoo. Ils entreprirent des travaux entravés par la rigueur de la saison déjà avancée, et qui par suite, ne donnèrent que des résultats au-dessous de leurs espérances. Cependant la récolte qu’ils obtinrent fut assez fructueuse pour qu’en partant, ils annonçassent leur retour prochain

« J’ai tenu à pénétrer le côté obscur et légendaire de ce récit : j’ai interrogé plusieurs personnes, et toutes prétendent avoir connu ou entendu parler des trois chercheurs d’or. J’ai suivi les terrains qu’ils avaient parcourus. J’ai retrouvé les traces certaines des travaux qui leur sont attribués. Sur la montagne où l’on dit que fut trouvé le lingot d’or, rien n’indique la présence du métal précieux. J’ai lavé à mon tour les alluvions de la rivière, et quoique le vase dont je me suis servi ne fut qu’un gobelet de ferblanc, ce qui compliquait mes opérations et ne leur permettait que la plus approximative des perfections, j’ai cru remarquer après le lavage un grain métallique qui examiné à la loupe avait toutes les apparences de l’or.

« Du récit et des faits que je viens d’exposer il résulte que :

« Les formations ordinairement aurifères existent à proximité de la rivière Pacachoo, ou sont traversées par elle.

« Que des travaux entrepris dans le but de chercher de l’or ont été exécutés.

« Que les alluvions déjà fouillées recèlent quelques parcelles de métal offrant tous les caractères de l’or ».

IV

La remontée des rivières à saumons. — L’abondance de ce poisson autrefois. — On en prenait partout. — Et comment nous assistons à une catastrophe. — Les moyens suggérés par de Puyjalon pour empêcher la disparition du saumon et autres poissons. — La pêche au homard autrefois ; ce qu’elle est aujourd’hui. — Haro sur les « homardiers-braconniers » — Encore des suggestions.

Puis ce fut, toujours dans des conditions aussi pénibles, à cause de la pénurie des moyens dont disposaient et l’explorateur et le gouvernement qui l’employait, la remontée des rivières à saumons de la côte : près d’une centaine. En effet, dans un inventaire qu’il a fait en 1897 des rivières et des ruisseaux de la Côte Nord du Saint-Laurent, Henry de Puyjalon a relevé et décrit dans tous les détails exactement quatre-vingt-quinze rivières, sans compter les ruisseaux à petites truites. Quelle richesse, et comme il avait raison de la vanter et de la faire connaître ; et que de choses utiles et intéressantes il y aurait à rapporter sur ces territoires si intelligemment étudiés ! Puyjalon a même calculé le rendement énorme que pourraient donner certaines de ces rivières à saumons, et il a démontré comme il eut été facile d’améliorer quelques rivières côtières et d’en faire de bonnes rivières à saumons.

Qu’on nous permette à ce sujet une petite digression que nous suggèrent précisément les rapports de M. de Puyjalon sur notre saumon laurentien qui disparaît, on le sait, petit à petit, et dont les rivières deviennent de plus en plus rares.

Les rivières à saumons de la province de Québec peuvent se grouper en deux divisions : celles de la rive nord du fleuve et du golfe Saint-Laurent, depuis le Saguenay jusqu’au Labrador, et celles de la Péninsule de Gaspé. Sur la rive nord, à l’ouest du Saguenay, on ne trouve presque plus de cours d’eau où l’on puisse faire la pêche au saumon, du moins comme on la faisait autrefois, par exemple dans la rivière Malbaie, à la Grande Rivière, ou encore dans la rivière Jacques-Cartier. Quelques saumons remontent peut-être encore ces rivières : mais autant dire qu’on n’en pêche plus. Et pourtant, on a fait jadis dans ces cours d’eau des pêches miraculeuses ; comme celles qu’on faisait autrefois dans les rivières qui se déversent dans le Saguenay : les Rivières-à-Mars, de l’Éternité, Shipshaw, Chicoutimi et Sainte-Marguerite. C’est dans cette dernière rivière qu’en 1847 le Prince de Galles, qui devint plus tard le roi Édouard VII, alla pêcher le saumon. C’était le paradis de ces poissons, de ces beaux saumons saguenayens dont la capture rendait un pêcheur pleinement heureux. C’est là encore qu’on capture, chaque printemps, les saumons qui doivent alimenter l’établissement de pisciculture de Tadoussac. Or, c’est à peine si, aujourd’hui, cette fameuse rivière peut satisfaire à cette capture annuelle. Plus loin, même rareté du saumon, encore que nous pénétrons dans le royaume de ce poisson, mais un royaume qui menace de devenir bientôt sans sujets. Les rivières Grandes et Petites Bergeronnes, celle des Escoumins, la Portneuf, le Sault-au-Cauchon étaient, naguère, le théâtre de véritables bancs de saumons. Les rebuts des scieries de la région les ont chassés. Un vieux pêcheur nous disait naguère, qu’autrefois, il prenait dans la rivière des Escoumins assez de saumons pour en remplir soixante-quinze barils chaque année. Le Dr Adamson, fameux pêcheur devant l’Éternel, a décrit les magnifiques pêches qu’il a faites dans cette rivière. Mais il y a plus de soixante ans de cela. Depuis, hélas ! le vide, pourrait-on dire, s’est fait dans ces rivières saguenayennes. Il en fut également, ainsi petit à petit, dans les rivières qui descendent plus à l’est de la Côte : les Rivières-aux-Outardes, Manicouagan, Pentecôte. Marguerite et dans les autres, dont le relevé a été fait par Henry de Puyjalon. Toutes étaient des rivières à saumons ou pouvaient le devenir en usant des moyens suggérés par M. de Puyjalon lui-même. En 1880, la bande de territoire qui entoure la partie supérieure de la rivière Betsiamites — ou Bersimis, — fut concédée aux indiens Montagnais comme réserve. Et ces sauvages s’en sont permis de toute nature dans la famille des salmonidés. Durant la première année de l’occupation de leur réserve, on vit des indiens revenir d’une nuit de pêche portant en un seul canot de cinquante à soixante gigantesques saumons. Aussi, en quelques années, à la suite de ces hécatombes, la production du saumon dans cette rivière a baissé de quatre-vingt-dix mille livres à vingt mille.

Et on pourrait dire, sans la moindre exagération, qu’il en fut ainsi sur la côte sud comme sur la côte nord, dans toutes nos rivières à saumons. Du côté sud, les rivières du Bic, du Cap Chatte, la Matane, la Sainte-Anne-des-Monts, la Madeleine, le Grand et le Petit Pabos, la Port-Daniel et toutes les autres se dépeuplent d’année en année. Des pêches excessives au harpon et au filet anéantissent le poisson dans toutes ces rivières que nous venons de nommer comme dans la Cascapédia dont une partie seulement rapportait, naguère, 12,000 $ par année au gouvernement, seulement pour les droits de pêche ; comme dans la Ristigouche dont certains étangs à saumons se sont déjà vendus pour la somme de 30,000 $ chacun.

Et voilà comment nous assistons, tranquilles et d’un cœur léger, à une véritable catastrophe, soit dit sans exagérer.

…À moins que l’on en vienne aux moyens suggérés par M. de Puyjalon : industrialiser ou commercialiser la pêche : la réglementer sévèrement.[9]

Comme naguère Frank Forrester a prédit que sans de très sévères lois de protection on verrait, vers le milieu du XXe siècle, nos forêts désertes et sans voix. M. de Puyjalon n’a pas été moins pessimiste en ce qui à trait à nos eaux qui, sans ces mêmes lois de protection, seraient bientôt désertées par le saumon, la morue et le homard.

Henry de Puyjalon a signalé à maintes reprises dans ses rapports l’abondance des saumons dans la plupart des cours d’eau du Labrador canadien, surtout le saumon à chair rouge, comme d’ailleurs, le saumon à chair pâle, — ou slink, — ou « saumon allongé » également abondant dans certaines rivières comme celle des Esquimaux, la Kakapwai, la Cocoachoo. Il a aussi signalé l’existence de la ouananiche que l’on a cru longtemps n’exister qu’au lac Saint-Jean. Il en a trouvé dans deux lacs de la Côte, le grand lac de Washeecootai ainsi que le réservoir de la Cocoachoo, Il s’est intéressé également à la truite de mer en abondance alors dans les rivières du Grand Nord, vers le milieu de juin surtout ; à la truite mouchetée, ou de rivière, dans plusieurs cours d’eau mais en des lieux de son choix ; au brochet qui fréquentait même, assure-t-il, les eaux salées ; aux différentes sortes de poissons de fonds ; l’éperlan dont l’abondance était alors extrême dans presque tous les lacs de la Côte Nord ; à l’anguille qui se présentait aussi bien à la mer que dans les lacs et les rivières, et en « telle quantité que l’imagination a peine à le concevoir » ; au poisson blanc, — corégone, « le meilleur poisson qu’il y eut dans tout l’univers », notait dans son journal l’interprète Jérémie de l’expédition de Pierre LeMoyne d’Iberville à la Baie d’Hudson en 1697…

La morue était alors abondante sur toute la Côte, dans toutes les eaux du « Grand Nord », mais on sait qu’aujourd’hui, la pêche à ce poisson est loin de ce qu’elle était du temps de M. de Puyjalon. Alors un pêcheur pouvait capturer jusqu’à quatre-vingt quintaux de morues dans une saison. Tous en prenaient en quantité. Il est vrai que dans l’intervalle survint le marsouin, devenu un monstre de réprobation, et qui a fort décimé le peuple des morues du fleuve et du golfe Saint-Laurent. On sait qu’on a même mis sa tête à prix. Déchéance complète, quoi ! Et dire que pendant longtemps on a recherché ce pinnipède pour ses riches attributs ! Quoi qu’il en soit, au temps de l’abondance de la morue, on a entendu maintes fois Henry de Puyjalon lancé le cri d’alarme, comme il l’a lancé à plusieurs reprises pour le homard.

On lirait avec intérêt à ce sujet les rapports que M. de Puyjalon faisait en 1896 et en 1900 en particulier alors qu’il prédisait une très grave crise du homard. Quelle richesse nous aurions acquise dans l’organisation scientifique et raisonnée des homardières ! D’autant plus qu’il est reconnu que consommé frais ou en conserves, le homard du Canada est l’un des plus succulents produits de mer. On aurait pu seulement en réprimant les abus, doubler alors la valeur du homard consommé chez nous et exporté.

Dans un numéro de l’année 1900 du Bulletin de la Société Géographique Américaine de New-York, M. R. Malcolm Kerr, consacrait une intéressante étude aux pêcheries maritimes. Au sujet de la production du homard, il faisait les observations suivantes que nous résumons.

La pêche du homard était autrefois fort abondante le long de la côte Atlantique, de la baie Delaware jusqu’au Labrador. Le principal habitat de ce crustacé se trouvait sur les côtes du Maine et de la Nouvelle-Écosse. On faisait alors des captures prodigieuses. Ainsi, dans la région du Maine, on recueillit en 1889 jusqu’à trente millions de livres de homard, et il y avait des pièces de 20 à 40 livres. Aujourd’hui, c’est à peine si les captures de ce crustacé dépassent 15 millions de livres et que leur poids excède deux à trois livres.

La raison de cette diminution est attribuée par M. Kerr à l’extermination que les pêcheurs font de ce crustacé, sans le moindre discernement et à la violation des lois de pêche. Il est enclin à croire que cette pêche finira par être ruinée totalement si les pouvoirs publics n’interviennent pas d’une façon sérieuse.

Il en fut ainsi, peut-on dire, de nos pêcheries de homards au Labrador canadien, du moins si l’on en croit les rapports de Henry de Puyjalon sur ce sujet ; et il faut les croire, car ils ont le caractère de la plus absolue sincérité.

Le homard était abondant, naguère, dans notre Labrador canadien, a constaté M. de Puyjalon, mais, comme le reste, il a diminué d’une façon alarmante et ne cesse de diminuer. Dans son rapport de 1898. Il rappelle que, vingt ans auparavant, il capturait lui-même des homards pesant jusqu’à dix-huit et vingt livres et que la moyenne en poids s’élevait jusqu’à quatre ou cinq livres tandis qu’aujourd’hui cette moyenne s’est abaissée à deux ou trois livres et que les plus gros de ces crustacés dépassent en poids à peine sept livres.

C’est que le homard, malgré la fécondité des femelles, disparaît avec rapidité lorsqu’il est capturé à outrance et surtout sans méthode. Des réserves auraient assuré sa survivance presque totale.

« En thèse générale », écrivait M. de Puyjalon, « ce n’est pas l’énormité de la capture qui fait diminuer le gibier, le poisson, les crustacés, les mollusques, c’est l’inopportunité de l’heure choisie pour sa capture qui fait tout le mal. »

Et il ajoutait :

« Dans un pays aussi grand que le nôtre, enrayer le mal complètement est impossible pour le moment, on ne peut que l’atténuer et le seul moyen d’y parvenir est l’emploi de la RÉSERVE, — très usitée en Europe : Écosse, Belgique, Allemagne, France et Suisse, — sorte de foyer de production d’une surveillance facile et peu coûteuse d’où rayonne, chaque année, un surplus qui repeuple les régions fatiguées. »

Le homard pullulait donc, voilà une cinquantaine d’années, sur la Côte Nord du Saint-Laurent. La topographie spéciale de la côte coupée, pénétrée, échancrée par ses anses et ses baies, presque toujours cachée par les îles aux yeux des navigateurs du large, a fait autrefois de cette partie de notre province comme un lieu de rendez-vous pour les oiseaux de mer, les crustacés, les poissons mixtes, les pinnipèdes et les carnassiers terrestres qui en font leur nourriture.

On peut donc croire qu’à la fin du siècle dernier l’industrie des conserves de homard était prospère sur la Côte Nord ; même trop prospère. C’est non seulement ce qui a provoqué la diminution presque voisine de la disparition totale de ce crustacé de nos eaux, mais ce qui a failli chasser du Grand Nord le gibier de mer et de grève qui est composé de tous les oiseaux aquatiques, palmipèdes et échassiers, qui vont nicher, chaque printemps, sur la lisière du littoral, sur les îles, ilots et rochers qui le bordent et le défendent des flots du large.

« Depuis que les usines de « paquetage » du homard ont été établies sur le littoral du Golfe », écrivait encore M. de Puyjalon dans un rapport qu’il rédigeait en 1900, « le gibier autrefois si abondant diminue dans des proportions les plus inquiétantes et il existe déjà des régions où il a été entièrement détruit. L’estuaire des rivières s’appauvrit également et il n’est pas jusqu’aux loups marins qui ne s’éloignent peu à peu des échoueries qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. Tous les habitants de la Côte. — de Natashquan à Bonne-Espérance, — peuvent affirmer les faits que j’avance. »

Or, cette diminution du gibier était due à la multiplication des homarderies dont les propriétaires tuaient, sans restriction aucune, pour appâter leurs cages à homards, tous les oiseaux qui se présentaient à leur portée. Henry de Puyjalon estime que la Côte comptait à l’époque où il était garde-chasse et de pêche près de deux mille « homardiers-braconniers ». Il appelait ainsi les propriétaires des homarderies du Saguenay, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, et surtout de Terreneuve, qui pillaient les nids des oiseaux de mer, tuaient ces derniers, détruisaient le jeune gibier dont ils appâtaient leurs cages, appauvrissaient ruisseaux et rivières dont ils sennaient le poisson, chassaient les loups marins à force de tirer des coups de fusil sur les roches à l’époque où ces pinnipèdes cherchent à s’approcher des échoueries.

Henry de Puyjalon rapporte, ce qui fait connaître assez clairement l’abondance du homard dans notre Grand Nord en 1900, qu’il a compté onze établissements où l’on s’occupait de la fabrication des conserves de homard, entre l’Île Saint-Charles et Natashquan, une distance d’à peu près soixante milles. La moyenne de production de chacune de ces petites usines privées devait être de soixante caisses, soit pour l’ensemble, 660 caisses. Chaque caisse a exigé pour être remplie cent-vingt homards. Il a donc été pris 79,200 de ces crustacés sur soixante milles de côte en une seule saison. Et il ne comptait pas les nombreux homards morts, et négligeait les points du rivage où ils n’étaient point capturés.

Devant une telle production, qu’il ne qualifiait toutefois pas encore d’anormale, il réclamait, pour conserver cet animal, une sévère règlementation ; d’autant plus qu’il est peu d’animaux plus susceptibles aux causes de destruction que le homard. On dirait, faisait-il remarquer, que tous les animaux des rivages et les hommes se donnent le mot pour détruire les œufs et les petits qui viennent d’éclore ; au point, affirme-t-il, que parmi les vingt ou vingt-cinq mille nouveaux éclos que la merveilleuse fécondité d’une mère a mis au jour, à peine une centaine atteignent l’état parfait. Et il faut ajouter que le homard ne devient utilisable qu’au bout de cinq à sept années pendant lesquelles il court encore mille dangers.

On conçoit que vu ce délicat état de chose, il faille pour conserver cet animal des règlements de la dernière sévérité. Quels sont les remèdes que préconisait Henry de Puyjalon ? Les voici :

Partager la Côte, de la Pointe-des-Monts à Blanc-Sablon, en districts de pêche au homard, chaque district renfermant une réserve gouvernementale où nulle licence ne serait accordée ; mettre les licences aux enchères dans chaque district et pour un nombre déterminé d’années ; varier la date de fermeture et d’ouverture de la pêche au homard dans chaque district.

« Le homard » écrivait-il, « est l’un des fruits des eaux marines de la province, mais je ne sais si cette dernière a le droit, en cette circonstance, de protéger son bien. Si elle a ce droit, il serait temps qu’elle en usât et qu’elle créât des parcs d’éclosion et des réserves protectrices ».

Et il insistait :

« La pêche au homard », écrivait-il dans son rapport de 1901, « ainsi qu’il fallait s’y attendre en présence de la multiplication des établissements de cette industrie est en pleine décroissance. Les homardiers ont vu, cette année, — 1900, — la production diminuer des deux tiers et quelques-uns, la plupart même, n’ont pas couvert leurs frais. Cette diminution est-elle le résultat d’un accident ou la suite naturelle d’un abus ? L’accident est possible mais il est bien difficile de l’admettre. »

Relativement aux réserves qu’il suggérait dans son rapport de 1898, M. de Puyjalon écrivait encore, détaillant son idée :

« Les dispositions de la Côte sont telles qu’on y rencontre avec facilité des bassins intérieurs où l’eau salée conserve un niveau minimum permanent tout en se renouvelant deux fois en vingt-quatre heures. Ces bassins sont éminemment propres à la reproduction du homard et l’on y rencontre souvent ce crustacé en quantité appréciable à l’époque de la ponte. On pourrait y créer presque sans frais des frayères naturelles. Il suffirait d’y transporter, après en avoir fermé au moyen d’un treillis en fil de fer l’issue en général très étroite les femelles œuvées. La question de nourriture serait quantité négligeable, les homards à cette époque recherchent surtout le zostère, ou herbe à Bernaches, sorte d’algue qui tapisse le fond de la plupart des anses et des baies communiquant avec la mer.

« Deux ou trois de ces bassins, alimentés avec sollicitude de femelles rapprochées de la ponte, — juin et juillet, je crois, — suffiraient à l’éclosion de plusieurs millions d’œufs, chaque animal portant sous les nageoires adventives caudales de dix-huit à vingt-cinq mille œufs. »

« Les réserves établies pour le homard peuvent coïncider avec les réserves établies dans le but de conserver et de propager le gibier ».

Dans son rapport de 1900, encore au chapitre des suggestions relatives au homard, Henry de Puyjalon suggérait la date du 15 août pour la fermeture de la pêche au homard alors fixée au 1er août. Il trouvait cette date prématurée encore qu’elle ne fut pas respectée. Il a vu, en effet, à la fin d’août, et même au commencement de septembre, des cages en pleine activité. Il en avait même compté dix-huit dans un espace restreint. Et il suggérait encore au gouvernement :

« Je ne sais si le département a pris garde ou sait que la plupart des constructions érigées pour la mise en conserve du homard sont établies sur le terrain du gouvernement, et qu’il y aurait lieu de percevoir un certain prix pour le droit d’occupation. Une grande partie des édifices en bois construits par les homardiers sont utilisés par des étrangers à notre province. Dans le nord-est du Golfe, c’est le cas le plus ordinaire. Presque tous ces homardiers sont des Terreneuviens. Quelques-uns paquettent, il est vrai, à bord de leurs goélettes, mais même en cette dernière alternative, n’y a-t-il pas lieu d’aviser ? »

Ce modèle de garde-chasse et de pêche voyait à tout.

M. de Puyjalon a préconisé maints autres remèdes aussi bien pour conjurer le massacre du gibier de mer, du saumon, que pour sauver le homard. Il est mort, peu d’années après sans avoir osé espérer que ses suggestions pourraient être un jour mises en pratique. Il est mort, solitaire, sur son Île-à-la-Chasse, entrevoyant, mélancolique et désolé, fuir de son cher Labrador, le saumon tant aimé de son ami Comeau, le homard, source de si beaux revenus, et les myriades d’oiseaux de mer et de grève dont il estimait avec tant de sagesse la richesse incalculable.

Et pendant ce temps-là, le homard du Labrador, lui aussi, oserions-nous dire, entrait en agonie.

En plusieurs endroits, il est mort tout à fait. Des Sept-Îles à Natashquan, soit une distance d’un peu moins de 200 milles, il ne se prend plus un seul homard. La prise totale de l’année 1937 ne s’est élevée qu’au poids de 36,000 livres dont la valeur n’a pas été probablement supérieure à 900.00 $.

Or, en 1900, d’après un rapport de M. de Puyalon, on a vu que dans seulement onze petites usines de paquetage de homards, de Natashquan à l’Île Saint-Charles, c’est-à-dire sur un parcours de soixante milles, il s’est capturé 79,200 homards d’une moyenne de trois livres, soit : 237,600 livres. C’est-à-dire que sur soixante milles de côte, en 1900, il s’est pris 200,000 livres de homard de plus que toute la production de la côte en 1937 ; et cela en un endroit où maintenant on ne capture plus un seul de ces crustacés.

V

Le paradis des oiseaux de mer et de grève. — Massacres d’autrefois. — Les brillants amis de M. de Puyjalon. — Ce que rapporte l’amiral Bayfield. — Les richesses du canard eider. — De Puyjualon recommande la cueillette du duvet. — Les méfaits des goélettes américaines. — Que l’on crée des refuges ! — De Puyjalon donne l’exemple. — La « part du feu ». — Exit le maquereau.

Rien n’aura échappé à l’investigation curieuse et au besoin de voir et de connaître d’Henry de Puyjalon. Et pour tout ce peuple varié des nageurs, comme pour celui des volatiles, comme pour les bêtes fourrées des bois, durant un quart de siècle, il n’a pas cessé un seul instant de réclamer la protection, la survivance.

Le Labrador fut autrefois le paradis des oiseaux de mer et de grève, palmipèdes et échassiers, mais un paradis que la gent emplumée a bien failli perdre totalement. Sans la bienfaisante convention de Washington passée entre le Canada et les États-Unis le 16 août 1916 et ratifiée à Ottawa par une loi passée en 1917. notre Côte du Saint-Laurent serait aujourd’hui déserte, car toutes les espèces ornithologiques allaient être massacrées, et par les « braconniers-homardiers » dénoncés par M. de Puyjalon, et par ceux que nous appellerons les « braconniers-bandits » des côtes américaines et de Terreneuve…

Le vice-amiral Henry Wolsey Bayfield, auteur de la fameuse carte marine du golfe et du fleuve Saint-Laurent que tous les navigateurs consultent aujourd’hui, a sillonné pendant près de quarante ans, vague par vague, peut-on dire, les eaux de nos territoires canadiens, les grands lacs comme le fleuve et le golfe Saint-Laurent, les côtes de l’Anticosti, de la Nouvelle-Écosse, du Labrador et de l’Île du Prince-Edouard. Il a écrit le journal de ses voyages, fort intéressant comme on peut le penser.

Le 22 juin, 1833, à bord de son « Gilmare », il se rendait au havre de la petite Natashquan, quand il rencontra le célèbre naturaliste américain Audubon[10] qui, sur sa goélette « Ripley » et en compagnie de quelques étudiants, s’en allait sur les côtes faire des études sur les oiseaux aquatiques en vue de son grand ouvrage sur les oiseaux de mer de l’Amérique. En causant avec Audubon et ses compagnons, Bayfield apprit l’existence sur la côte de groupes d’individus qui « allaient aux œufs », comme au Saguenay, on va aux bleuets. Ces dénicheurs d’oiseaux étaient désignés sous le nom de « eggers » que nous pourrions traduire par le mot « œufriers ». Ils disposaient d’une vingtaine de chaloupes de vingt à trente tonneaux chacune et que dans leurs excursions sur la côte ils remplissaient littéralement d’œufs d’oiseaux de mer. Leur principal marché était à Halifax où ces œufs se vendaient parfois plus chers que les œufs de poules. Ces œufs étaient empilés à fond de cale où ils se conservaient pendant plusieurs semaines.

La cueillette de ces œufs constituait donc une véritable industrie, même fermée. Car ces groupes de dénicheurs ne souffraient pas d’étrangers parmi eux. Ils pourchassaient les pêcheurs qu’ils surprenaient à recueillir pour leur compte des œufs dans le champ de leurs opérations. Ils avaient des armes et s’en servaient au besoin. Bayfield assure dans son journal qu’un bateau de vingt-cinq tonneaux, au cours d’une saison propice, pouvait réaliser une somme de 200 louis dans ce commerce d’œufs.

On peut juger par là des quantités prodigieuses d’oiseaux aquatiques nichant sur la côte nord, sur les îles et les îlots du littoral. Or, cet immense peuple d’oiseaux de toutes sortes, pendant des années et des années, a été terrorisé par les « œufriers », les homardiers et autres chasseurs sans vergogne. Ils allaient disparaître quand de bons amis surgirent parmi d’autres humains pour réclamer leur protection et, partant, leur survivance. Bientôt des lois sévères furent mises en vigueur qui leur apportèrent un peu de cette protection nécessaire. À la suite de cette convention de Washington, par laquelle on s’engageait, aux États-Unis et au Canada, à protéger cette richesse que constitue ce peuple d’oiseaux de toute espèce, on créa des refuges et des sanctuaires pour eux. Le gouvernement de Québec s’associa aux autorités fédérales et l’on établit les réserves de l’Île Bonaventure, et du Rocher Percé, à Gaspé, et celle du Rocher-aux-Oiseaux, au nord-est des Îles de la Madeleine.

Les oiseaux de notre côte ont eu de bien bons amis dans les personnes du Dr John M. Clark, directeur du Musée géologique de l’État de New-York, du Dr P. Gordon Howitt, entomologiste du Dominion, de James M. Macoun, naturaliste adjoint de la Commission Géologique du Canada, et d’autres encore qui n’ont cessé de préconiser des mesures pour prévenir l’extinction complète des principales espèces d’oiseaux sauvages du bas du fleuve. Mais ils n’auront jamais eu d’ami plus sincère et plus désintéressé qu’Henry de Puyjalon qui, avant ceux que nous venons de nommer, s’est évertué, pourrions-nous dire, à demander en faveur de ses petits amis les échassiers et les palmipèdes du Labrador, et surtout pour ses chers eiders, la protection qu’il croyait leur être due à cause de leur importance commercial et de leur utilité. Car, d’après lui, tous ces oiseaux qui vont nicher, chaque printemps, sur la lisière du littoral, sur les îles et ilots qui le bordent ont à différents titres une importance commerciale dont nul avant lui, chez nous, ne s’était avisé, encore que partout ailleurs, elle ait été comprise et exploitée avec profit. En effet, faisait-il remarquer dans l’un de ses rapports, en Asie, en Europe, en Afrique, dans le centre du Sud-Américain, le commerce des oiseaux comestibles, des oiseaux-pelleterie, des plumes de luxe et des plumes de duvet représente l’une des branches les plus rémunératrices de l’industrie moderne. Aussi dans tous ses rapports, ne cessait-il de recommander des mesures pour empêcher la destruction de ces oiseaux dont le nombre, remarquait-il, s’atténuait très sensiblement d’année en année, grâce au braconnage pratiqué sous toutes ses formes. Il dénonçait en particulier l’abus des pêcheries de homard :

« Chaque pêcheur de ce crustacé », écrivait-il, « se croit en droit de chasser le gibier qui l’entoure, d’en consommer la chair, d’en recueillir la plume et la peau, d’en emporter les œufs, de s’en servir pour amorcer ses cages à homards, et n’hésite jamais à tendre son filet à l’entrée des cours d’eau fréquentés par le saumon et la truite, qui presque toujours vient déboucher dans le fond de l’anse ou de la baie où il a établi sa homarderie. Pendant la durée de mon exploration », ajoute-t-il, « je n’ai pas traversé une anse, une baie qui ne contint une homarderie et quelque fois plusieurs ».

Et il dénonçait encore :

« Les goélettes étrangères armées pour la pêche à la morue contribuent également à cette dépréciation, toutes s’abritant dans nos havres du littoral, toutes chassant et enlevant les œufs lorsque la morue ne donne pas. Or, cette année, — et l’on m’assure que dans ces parages : il en est toujours ainsi, — ces petits navires étaient légion et je puis affirmer avoir vu trente-sept d’entre eux sortir, en une seule matinée, du seul havre de « Saint-Augustin Square ».

M. de Puyjalon recommandait en particulier pour la protection du gibier de mer :

« Instituer trois réserves gouvernementales où il serait interdit rigoureusement de chasser et d’enlever les œufs sans une permission spéciale du Ministre ; faire coïncider les réserves de chasse avec les réserves de pêche au homard, ce qui en rendrait la surveillance plus facile et moins coûteuse ; faire connaître aux autochtones le droit indiscutable qu’ils ont de louer des lots de chasse. »

En créant les refuges, ou sanctuaires, de l’Île Bonaventure, du Rocher-Percé et du Rocher-aux-Oiseaux,[11] les gouvernements se sont rendus, peut-être sans le savoir, aux suggestions de M. de Puyjalon. Celui-ci d’ailleurs, avait donné, le premier, l’exemple.

Il possédait par bail et pour une période de dix ans les îles du groupe Mingan situées à l’est de la Pointe Claire — est de la Pointe-aux-Esquimaux, — l’Île Whale, ou de la Fausse-Passe, l’Île Saint-Charles, l’Île-aux-Perroquets, l’Île-des-Sauvages, l’Île-à-la-Chasse et les deux Îles Sainte-Geneviève. Avec son consentement, deux usines de conserves de homards furent installées, l’une sur une des Îles Sainte-Geneviève et l’autre sur l’Île-à-la-Chasse ; mais il y mit des conditions. Les deux gérants de ces usines devaient surveiller et empêcher tout enlèvement d’œufs, tout meurtre de moniacs — eiders — du 1er au 15 août de chaque année :

« Je sais bien », écrivait-il, « que malgré les conventions établies et la bonne foi incontestable des deux gérants, il se cassera quelques œufs et se tuera quelques oiseaux, — c’est là ce que j’appelle la « part du feu » — mais je sens qu’au lieu de cent dépréciateurs je n’en aurai plus à craindre que deux. Ne pourrait-on pas, en attendant mieux, appliquer ce système aux autres réserves — dont j’ai déjà proposé l’établissement — dut-on aller jusqu’à permettre pendant un laps de temps déterminé la récolte d’une certaine quantité d’œufs comme rémunération au garde en fonction, mais à la condition qu’il empêchât toute autre récolte sous peine du retrait de son privilège. Si cette proposition, qui me semble pratique et la seule applicable en ce moment, était agréée, je crois qu’il me serait possible de remplacer ces deux mille « homardiers-braconniers » qui couvrent la côte par vingt gardes d’autant plus efficaces qu’ils ne seraient séparés des pillards que par leur intérêt et leur titre de garde-chasse. »

M. de Puyjalon, comme on le voit, ne se contentait pas seulement de prêcher ; il donnait l’exemple.

Parmi cet immense peuple de palmipèdes qui se partage les rochers, les îles et les îlots du Labrador canadien, il y en avait une espèce qui attirait tout particulièrement l’attention d’Henry de Puyjalon, et qui avait même toutes ses prédilections. Cet oiseau était le canard eider, ou moniac, « le plus remarquable, le plus intéressant, le plus précieux », a-t-il écrit dans ses « Récits du Labrador ».

Le canard Eider est, en effet, si précieux que dans les pays du nord de l’Europe, autrefois, on punissait de mort celui qui avait causé le trépas de l’un de ces oiseaux. En Islande, l’amende a remplacé aujourd’hui la peine capitale. Il en est de même en Norvège et en Suède, ces deux « régions labradoriennes de l’Europe ». Maintenant, le meurtre d’un canard eider n’est plus qu’un délit. Mais on a sauvé la race grâce à ces châtiments.

Sur notre Côte Nord, ce ne fut, à bien dire, jamais même un délit. Pendant des années, on a tué l’eider, comme tous les autres palmipèdes, d’ailleurs, à fusil que veux-tu, sans la moindre restriction légale. Et on se demande non sans stupéfaction comment il se fait que pendant si longtemps, aucune loi n’ait été passée pour protéger ce gibier qui existait autrefois sur notre Côte Nord en troupes innombrables. Pourtant malgré les massacres qu’on en a faits, la moniac ordinaire d’Amérique se rencontre encore en quantité suffisante, mais on a réussi probablement à éloigner pour toujours, l’« eider remarquable », ou Warnicootai, qu’on ne voit plus qu’en très petit nombre, dans les derniers jours de l’automne ; le gros de l’espèce stationne maintenant sur les bords de l’Atlantique.

Henry de Puyjalon recommandait de protéger le canard eider non pas tant pour ses œufs, qui sont excellents, particulièrement en omelette au lard, mais surtout pour son duvet si compressible, si léger, si doux, qui se recueille dans les nids. La récolte de l’édredon des eiders, voilà une industrie dont Henry de Puyjalon fut l’instigateur, comme il a été celui de l’industrie de l’élevage du renard.

Cette industrie de la cueillette du duvet de la moniac est née, pourrions-nous dire, voilà tout au plus quatre ans, et dès les premières expériences, on a compris que celui qui la recommandait il y a quarante ans avait raison d’insister pour l’implanter dans notre province. Dans les pays du nord de l’Europe, elle rapporte des revenus considérables. Lors de la première cueillette de duvet sur la Côte Nord, on a recueilli quatre livres de duvet et, l’année suivante, en 1936, quatre-vingt-dix livres. Alors l’édredon valait 4,50 $ la livre. L’industrie déjà pouvait donc promettre beaucoup, du moment que les canards fussent assez nombreux. C’est pourquoi M. de Puyjalon a tant recommandé de prendre des mesures pour conserver l’espèce, même en augmenter le nombre.

« Laisser détruire l’eider », écrivait-il, dans un de ses rapports de 1900, « sera une faute inqualifiable et une irréparable perte… Nous est-il donc impossible d’imiter dans une certaine mesure et l’Islande et la Norvège ? Il ne peut être question d’élevage, la jeune moniac ne résisterait pas à la première mue lorsqu’elle la subit en captivité. Mais si l’on ne peut avoir recours à l’éclosion artificielle et à la domesticité absolue, on peut en appeler à la demi-domestication ; car il n’existe pas un animal qui s’y prête mieux. Il suffirait de créer un certain nombre de réserves où pendant trois mois, du 1er juin au 30 août, il serait rigoureusement interdit de recueillir un œuf et de tuer un seul de ces oiseaux. La surveillance économique de réserves de ce genre serait assez facile en s’astreignant à faire ce que j’appelle la « part du feu ».

On a vu précédemment ce que M. de Puyjalon appelle dans ces cas la « part du feu », qu’il avait établie sur ses deux îles, à-la-Chasse et Sainte-Geneviève.

À propos de cette récolte du duvet des eiders, qu’on peut appeler le canard-édredon, nous nous rappelons avoir lu un passage assez amusant d’un grand reportage de l’excellent écrivain Roger Vercel lors d’une croisière du transatlantique français le « Lafayette » accomplie en 1937 au Spitzberg.

« Quand la femelle Eider a tapissé le nid de son duvet, le chasseur arrive et emporte le nid ; la cane obstinée se déplume de nouveau ; le chasseur ramasse cette seconde récolte. La malheureuse bête s’arrache les dernières plumes. Elle a le bréchet aussi nu qu’une poularde à la devanture d’un marchand de volailles. L’implacable chasseur revient encore… Alors, le canard, le mâle, se dévoue à son tour. Avec un égoïsme que toutes les femmes n’hésiteront pas à qualifier de masculin, il a regardé impassible sa malheureuse compagne s’épiler jusqu’au dernier brin, se plumer vive, grelotter à la morsure de la bise. Mais la loi inexorable du nid est là qui l’oblige à se saccager à son tour. Seulement, ainsi qu’on devait s’y attendre. son duvet à lui est dur et rêche comme une barbe de huit jours. Le chasseur revient, mais, au premier coup d’œil, il a jugé la marchandise et s’en retourne. Les petits eiders pourront donc éclore sur l’édredon paternel dont les barbes rudes leur piqueront le derrière. Cette éducation virile en fera d’ailleurs des canards très durs, et l’année suivante, ils collaboreront à leur tour avec les chasseurs d’édredon ».

« …Il pénètre dans toutes les baies, même les plus mystérieuses, comme cette Baie des Trépassés… »

Nous ignorons si nos chasseurs de canards eiders sur la Côte Nord du Saint-Laurent procèdent de la même façon que les chasseurs du Spitzberg, mais il faut croire qu’il faille une certaine technique pour ce délicat travail qui n’aurait qu’une apparente facilité ; et le défaut d’expérience aurait même bien pu retarder les progrès de cette petite industrie dans cette partie de notre province où les moniacs pullulaient autrefois autant qu’au Spitzberg dont toute la population vit, pour ainsi dire, de l’édredon. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi au Labrador Canadien ? Pourquoi ? À cause de l’impuissance des lois. Et qu’on nous permette de citer encore à ce sujet une suggestion d’Henry de Puyjalon :

« Pourquoi » demandait-il, « ne pas avoir loué ou vendu à des personnes désireuses de se livrer à l’industrie des plumes et des duvets certaines étendues du littoral fréquenté par les eiders ? L’intérêt des exploitants eut été, il me semble, un sûr garant de la conservation de cet oiseau précieux, et son accroissement, le but de tous leurs efforts ; cet accroissement constituant d’une manière évidente le gage le plus complet d’une augmentation de revenus… Si la pensée que je viens d’exprimer était assez fertile pour être jugée un jour digne d’application, il serait, je crois, très opportun d’éviter les deux seuls dangers qu’elle présente ; le trop grand fractionnement des îlots et leur trop grande étendue ».

On le voit, Henry de Puyjalon s’intéressait à tout ce qui, sur la Côte Nord, respirait dans les bois, à tout ce qui nageait dans cette partie méandreuse du fleuve, à tout ce qui volait ou nichait aux flancs des îlots rocheux du littoral. Il a remonté toutes les rivières de la côte ; il a visité toutes les îles et tous les îlots ; il a pénétré dans toutes les anses et dans toutes les baies, même les plus redoutées, les plus mystérieuses, comme cette Baie des Trépassés où son engagé Thomas, une nuit, aperçut la « barge à Johnny » perchée au flanc moussu d’un morne solitaire… Et partout, Henry de Puyjalon a étudié poissons, animaux à fourrure, bêtes à pelleterie, gibier de mer et de grève, échassiers et palmipèdes, notant avec conscience leurs habitudes, leur caractère distinctif, leurs habitats, et suggérant les plus sûrs moyens de conserver les uns et les autres. Il n’était pas une espèce sur terre et sur mer qui lui fut indifférente, malgré qu’il eut ses préférences, comme sa visible prédilection pour le canard eider.

Et comme il a déploré, avec des accents tantôt indignés, parfois touchants, les moyens destructifs, voire barbares, que l’on employait contre ses protégés de l’air, de l’eau et de la forêt !

Entendons-le, par exemple, déplorer la disparition de « cet animal exquis, à la chair savoureuse, aux couleurs chatoyantes » qu’est le maquereau :

« Autrefois », dit-il, « nous étions riches en maquereau. Il a disparu. Les pêcheurs américains l’ont chassé de partout. Nous ne le voyons plus pénétrer dans nos baies en troupes immenses. Les parages qu’il affectionnait sont déserts.

« Les « planteurs » de la côte ont renoncé à le poursuivre et on ne voit plus leurs embarcations légères armées de longues lignes flottantes, « maquereller », les jours de calme, et parcourir en tous sens la surface des eaux à peine ridées par les brises chaudes de l’été.

«  est-il allé ?… Qui nous ramènera ce poisson idéal qui fait encore soupirer toutes mes gourmandises ?

« Qui nous ramènera le maquereau ?

« Hélas ! mes regrets sont superflus. »

Les goélettes américaines, en effet, bien gréées, munies de tous les engins modernes les plus efficacement destructifs, dirions-nous, voguant en toute liberté sur nos eaux, ont chassé le maquereau, comme elles ont chassé le thon qui abondait également, autrefois, dans nos parages, et qui a totalement disparu ; comme, naguère, elles ont chassé même la morue et le hareng des endroits, du moins, où les pêcheurs de la côte, avec leurs modestes barques, pouvaient capturer ces poissons. Tous ces animaux, le maquereau, le thon, la morue, même le hareng en grande partie, même le morse, le loup-marin, la baleine ont fui des eaux devenues pour eux inhospitalières où ils étaient pourchassés sans merci, sans trêve, et nous dirions, sans profit souvent, car, sur leurs rapides goélettes, les pêcheurs américains, qui les capturaient dans leurs « trap-nets », les jetaient au « plain » ou les donnaient souvent à qui les voulait.

Ces goélettes américaines, ou encore des provinces maritimes, et les meurtriers « trap-nets », voilà les deux plaies qu’Henry de Puyjalon a surtout dénoncées. Ce sont elles qui ont fait perdre à notre Labrador Canadien le nom de « Petite Californie » qu’il avait mérité au milieu du siècle dernier. Le « trap-net » surtout, il l’a dénoncé avec les accents de la dernière indignation ; qu’il fut tendu dans le but de s’emparer de la morue, du saumon, du maquereau ou du hareng, cela lui importait peu. Tout s’y prend, a-t-il constaté :

« Tous les poissons s’y introduisent en grand nombre et y meurent, ou ne s’en échappent tellement blessés que leur perte est assurée sans retour. C’est ainsi que j’ai vu détruire, il y a quelques années, aux Îles Cawi[12] une quantité prodigieuse de poissons variés, notamment trente à quarante thons de forte taille qui s’étaient fourvoyés dans la « chambre de la mort » à la suite de leurs cousins les maquereaux, et qui périrent tous après une poursuite et une lutte des plus attristantes ».

En ce qui regarde la destruction ou la diminution de certains de nos poissons du Golfe, la morue et le hareng en particulier, on sait que le marsouin a le dos large, au sens propre de l’expression, comme au sens figuré. Dans ces dernières années surtout on l’a chargé de tous les crimes, pourrions-nous dire, commis dans l’Israël labradorien contre la gent écaillère. Mais il ne restera, en somme, responsable des hécatombes enregistrées dans le peuple des eaux, qu’en partie seulement. Henry de Puyjalon, qui connaissait ce pinnipède, comme tous les autres, ne l’a que très rarement accusé. Avec plus de raison, il a chargé de ces crimes qu’il déplorait la goélette américaine et le « trap-net ».

VI

Henry de Puyjalon se fait nommer gardien du phare de l’Île-aux-Perroquets — Un étrange steamer. — Philippe, un rude matelot ! — Naissance de Raymond-Roger. — Héroïsme de « mon curé ». — Les espoirs de Léon Ledieu. — La Côte Nord, patrie d’intéressants personnages. — La « Société d’Histoire Naturelle du Labrador » — Nap. Alexandre Comeau.

Comme on le voit, Henry de Puyjalon connaissait déjà fort intimement la côte nord du Saint-Laurent, quand il décida de s’y établir définitivement, nous dirions même d’aller, s’y enterrer. Pendant quinze ans il avait passé tous les étés à parcourir en tous sens ce territoire. Il y avait habité pendant plusieurs hivers.

En 1888, il lui avait même pris fantaisie de demander au gouvernement fédéral de le nommer gardien du phare de l’Île-aux-Perroquets dont on venait de terminer la construction. Il en fut le premier gardien. Grâce à cette humble fonction qu’il remplit jusqu’en 1891, il se trouvait encore plus en contact avec cette Côte Nord qu’il étudiait sous tous ses aspects et qu’il aimait davantage à mesure qu’il la connaissait. Comme il avait un assistant au phare, même pendant la saison de navigation, M. de Puyjalon pouvait poursuivre sans arrêt ses études de la faune, de la géologie et de l’ichtyologie de la côte…

« Ah ! que voilà un étrange steamer ! » écrivait M. le chanoine V. A. Huard dans son beau livre « Labrador et Anticosti », récit d’un voyage accompli sur la Côte Nord en 1896, en compagnie de S.E. Mgr M. T. Labrecque, troisième évêque de Chicoutimi…

Ce « steamer » qui soulevait l’étonnement de M. le chanoine Huard, c’était l’Île-aux-Perroquets et son phare aperçus du large, en revenant de l’Île d’Anticosti.

« Comme son flanc noir s’élève au-dessus de l’eau », continuait M. le chanoine Huard, « il n’a pas de mâts. Sa blanche cheminée est bien singulière. Mais aussi, c’est qu’il n’y a pas de steamer. Ce n’est qu’une île qui, par exemple, en a bien l’air lorsqu’on la voit de loin en venant du sud ; c’est l’Île-aux-Perroquets. Ce qui ressemble à une cheminée n’est que le phare qui domine cet îlot perdu au fond du golfe. »

C’est là qu’Henry de Puyjalon passa quatre saisons ; et c’est de là qu’il partait, quand il n’était pas de garde, pour aller sur la terre ferme de Mingan, ce coin de la côte qu’il a tout particulièrement étudié. Il avait alors un assistant d’une fidélité, d’une conscience à toute épreuve, et qui s’appelait d’un nom prédestiné pour cet ornithologiste qu’était de Puyjalon : Philippe Loiseau. Il était devenu pour lui son « fidus Achates » qui l’accompagnait partout.

« C’était un rude matelot que Philippe ! » écrit M. de Puyjalon dans un de ses délicieux « Récits du Labrador », publiés à Montréal en 1894, — et dans lequel il raconte une tempête dans les environs de Kégaska, le long des sables de Natashquan, et au cours de laquelle lui et Philippe Loiseau faillirent boire un coup à la « grande tasse »…

Comme nous voudrions avoir devant nos yeux les mémoires ou un journal qu’aurait écrit M. de Puyjalon pendant ces quatre saisons qu’il a passées sur l’Île-aux-Perroquets ! Que de souvenirs délicieux et pittoresques nous aurions à savourer !

C’est sur l’Île-aux-Perroquets, comme il l’a noté dans les notes généalogiques sur sa famille, que naquit son second fils, Raymond-Roger. Car avant de se consacrer totalement à la Côte Nord, Henry de Puyjalon voulut fonder un foyer, foyer qui ne fut pas aussi instable que ses nombreuses excursions sur la Côte pourraient le laisser supposer. Car, chaque été, Madame de Puyjalon allait passer plusieurs mois avec son mari, sur l’Île-aux-Perroquets, sur l’Île-à-la-Chasse, ou sur la Côte ; et elle passa en grande partie les quatre saisons pendant lesquelles son mari fut gardien du phare, sur l’Île-aux-Perroquets. Comme nous venons de le rapporter, c’est là que naquit leur second fils. M. de Puyjalon, on l’a également vu dans ses notes généalogiques, avait épousé Angelina, fille de l’honorable Gédéon Ouimet, ancien premier ministre de la province de Québec et alors Surintendant de l’Instruction Publique. Madame de Puyjalon mourut subitement à Québec en 1900, pendant que son mari était sur la Côte. Cette mort l’avait profondément et douloureusement affecté. Aux yeux du vulgaire, il avait dû accepter cette épreuve comme un événement naturel, inévitable, mais aux regards de ses amis intimes, il semblait évident que ce coup le torturait. Son esprit s’assombrit aussitôt ; et c’est alors qu’il prit la résolution de se fixer définitivement et totalement dans la région qu’il aimait, loin du bruit, loin des hommes, loin des décevantes faveurs de la civilisation.

Et il se fixa solidement, peut-on dire, sur l’Île-à-la-Chasse.

Raymond-Roger de Puyjalon, né, comme nous venons de le voir, sur l’Île-aux-Perroquets, y fut baptisé par l’abbé Condé Nadeau, missionnaire à Mingan. L’abbé Nadeau ce fut, sans aucun doute « mon curé », le héros d’un autre délicieux récit d’Henry de Puyjalon. C’était un jeune prêtre, à peine âgé de trente-trois ans qui, le soir d’une épouvantable tempête d’hiver, était tombé, tel un bloc de glace, dans la tente où, dans une douce euphorie, Puyjalon savourait l’« étrange bonheur de se sentir seul, dans le bois, loin des imbéciles et surtout des gens d’esprit. » Quel touchant récit !

Pourquoi le missionnaire avait-il fait à pied près de trente lieues par une aussi affreuse tempête, exposé, à toute minute, à la mort ? Puyjalon le demande au prêtre qui évite d’abord de répondre, lui confiant à la fin qu’il doit se rendre à Mingan où se meurt une pauvre femme. Puyjalon est dupe. Le prêtre repart le lendemain matin. Un mois après, un chasseur, passant par le campement de Puyjalon, lui remit une lettre de sa femme, et il devina alors pourquoi, cette nuit de tempête, il avait reçu la visite de « son curé ».

Dans le monde civilisé, on avait rapporté Henry de Puyjalon seul dans la forêt, gravement blessé, sans nourriture, mourant : et alors, « son curé », sans « outil que sa hache », sans nourriture, seul, s’était mis en route, par cette affreuse tempête, jouant sa vie, pour aller secourir son ami et son… paroissien. Et il était reparti sans rien lui dire du dévouement qui l’avait amené jusqu’à lui.

« Quelquefois », écrit de Puyjalon, « je pense à lui quand la neige tombe et que le vent plie la tige des arbres ; et mes yeux deviennent humides ».

Le 5 mai 1894, un des amis d’Henry de Puyjalon, Léon Ledieu, écrivait dans le « Monde Illustré » :

« J’ai un ami. Cet ami, j’ai eu l’occasion de vous en parler déjà, à mon grand regret il est vrai, mais on n’est pas maître de rien en ce monde, pas même de ses amitiés.

« Quoi qu’il en soit, Puyjalon part ! part pour le Labrador !

« C’est l’état normal de ce brave garçon, ainsi que chacun sait, de gagner chaque année cette région, absolument dédaignée jusqu’ici, que l’on appelle le Labrador canadien.

« Je l’ai bien dit, dédaignée, et cependant rien de plus injuste que cette épithète appliquée à ce pays.

« Si l’on en croit les sources nouvelles qui sourdent à chaque instant, cette terre méprisée est digne de tout notre intérêt, de tous les efforts de notre industrie.

« Puyjalon qui s’occupe depuis vingt ans de ces terres originales, nous le disait bien, et cependant nous ne voulions pas le croire ! mais voici que les Anglais sont de son avis, puisque l’expédition de Lorre dans l’intérieur de ce pays inexploré est en voie d’exécution, et que ce cher ami, muni également d’instructions spéciales pour l’examen de la côte du même territoire, après avoir passé pour le plus monumental des menteurs, va devenir le prototype de la sincérité.

« Pauvre Puyjalon ! Vingt années pour être cru !

« Donc, il part avec une mission sérieuse, une mission due à ses efforts, à son travail, à son endurance.

« Pour moi je me suis félicité du choix de l’autorité intelligente qui a su employer un pareil instrument. Je me suis délecté à l’avance des récits qu’il ne pourra se dispenser de nous faire à son retour et je suis certain que notre pays ne pourra que retirer grand profit des études et des faits nouveaux qu’il nous révèlera. »

Et Léon Ledieu continuait :

« J’ai entrevu ce pays du Labrador, pays rude, rocheux, inculte, froid, sans ressources apparentes, mais une des contrées les plus riches peut-être de notre province, si un découvreur nous en signalait les ressources.

« Point n’est besoin d’être un génie pour cela ; mais il faut avoir cette science d’observation qui fait les hommes utiles d’un pays.

« Et puis quand je dis qu’il n’est point besoin d’être un homme de génie, j’ai tort ; l’homme de génie est celui qui voit et dit quelque chose de nouveau, qui fait du bien à l’humanité. Le Labrador a été découvert depuis des siècles, personne n’en a encore vu les ressources.

« Puyjalon va-t-il les voir et nous les signaler ?

« Je le crois ».

« Ah ! que voilà un étrange steamer !… Non. C’est l’Île-aux-Perroquets et son phare aperçus du large. » (Dessin de Ch-Henri Potvin)

Léon Ledieu ne s’est pas trompé, mais lorsqu’il écrivait ces lignes, il y avait déjà longtemps qu’Henry de Puyjalon signalait à la province les ressources de toute nature que recélait son cher Labrador qu’il parcourait alors et étudiait depuis plus de quinze ans. Mais cette fois, il s’y en allait définitivement, sans retour…

Durant cette dernière partie de sa vie qu’il passa exclusivement au Labrador, ayant son habitation sur l’Île-à-la-Chasse qu’il s’empressait toujours de gagner quand il avait fait quelques courses sur la côte, il se fit de cette dernière tout un monde nouveau où il eut ses habitudes, ses relations. Et il ne faudrait pas croire que ces dernières se soient bornées aux Indiens Montagnais qu’il aimait, il est vrai, à fréquenter, et aux humbles pêcheurs des petits postes de la côte.

Notre Côte Nord du Saint-Laurent a été la patrie de personnages de haute culture, d’une rare intelligence, d’une science solide, qui ont accompli des œuvres utiles à la patrie et qu’on est trop porté à oublier, à cause du coin obscur du pays qu’ils ont voulu particulièrement étudié et où ils ont voulu vivre exclusivement leur vie active et pleine de mérites. Ces oubliés nous voudrions au moins en rappeler les noms et un peu les labeurs et les vertus. Leurs travaux constituent un précieux appoint en particulier pour l’histoire naturelle du pays, et il est malheureusement probable qu’ils soient mieux connus aujourd’hui, dans les sociétés savantes des États-Unis, et même de certains pays d’Europe, que dans nos propres associations scientifiques et historiques. Ainsi, en est-il de Napoléon-Alexandre Comeau, de David Têtu, de Johan Beetz et d’autres encore, en particulier dans la série des héroïques missionnaires qui ont desservi la Côte Nord, et dont plusieurs, tout en vaquant aux soins spirituels des habitants des postes, étudiaient les ressources naturelles de cette partie du pays, et fournissaient à l’histoire d’intéressantes contributions scientifiques et de géographie humaine.

Et ceux-là, on le pense bien, furent les amis de prédilection d’Henry de Puyjalon qui, lorsqu’il sentait parfois la noire nostalgie lui pincer quelque peu le cœur, quittait son Île-à-la-Chasse et, dirigeant lui-même sa chaloupe, s’en allait leur faire une visite, comme il allait souvent chez son curé de Mingan. Il se rendit même ainsi, maintes fois, jusqu’à Godbout, chez son ami Comeau.

M. l’abbé V. A. Huard, dans son « Labrador et Anticosti », raconte à ce sujet une délicieuse anecdote. Lors de sa visite à Godbout, en 1896, un soir, dans ce petit poste lointain de la Côte Nord, quatre savants naturalistes se trouvèrent réunis : Alexandre-Napoléon Comeau, Henry de Puyjalon, l’abbé P. Lemay, missionnaire qui s’occupait beaucoup de botanique, et M. l’abbé Huard lui-même dont tout le monde connaît les précieux manuels de sciences naturelles.

« Nous fondâmes immédiatement », raconte M. l’abbé Huard, « une société d’Histoire Naturelle partagée en quatre sections qui embrassaient plus ou moins équitablement les branches principales des sciences naturelles. Cette société tint plusieurs séances dont la dernière s’ajourna « sine die » ; ce parti parut le plus sûr parce qu’il est bien douteux que notre association puisse jamais se réunir de nouveau. »

M. l’abbé Huard ne connaissait alors Henry de Puyjalon que par ses ouvrages. Il écrit de lui :

« De longues heures durant, nous causâmes de sciences, de littérature, des choses de France et du Canada ; et je m’aperçus bientôt que mon interlocuteur est loin d’être le premier venu.

« La géologie et la minéralogie sont ses sciences favorites, mais au point de vue spécial du Labrador canadien. Car c’est l’homme du Labrador ; il sait son Labrador par cœur. Le Labrador est son idée fixe ; il voudrait qu’on eût d’yeux et d’oreilles que pour le Labrador. Tous ses écrits sont consacrés à le faire connaître… »

Lors de cette rencontre de 1896 entre les membres de la « Société d’Histoire Naturelle du Labrador », Henry de Puyjalon était campé tout près du poste de Godbout. M. l’abbé Huard alla faire une visite à sa tente, et il écrit :

« Je lui ai fait une visite dans son habitation de toile blanche, et je dois avouer que j’ai eu la tentation de porter envie au maître de céans. »

Napoléon Comeau est connu dans toute l’Amérique et au Canada, même dans notre province, ce qui pourrait paraître étrange… Comeau a son monument, oh ! très modeste, élevé en 1925 à sa mémoire, par la Société Provancher de Québec, en un autre petit poste de la Côte Nord, à Godbout où rayonna pendant plus de cinquante ans la vie bienfaisante de Napoléon Comeau, né aux Îlets-Jérémie, — Côte Nord. — en 1846 et décédé à Godbout en 1923. Il était donc âgé de 77 ans. C’est-à-dire que cette « terre que Dieu donna à Caïn » ne devait pas être aussi meurtrière que Jacques Cartier l’avait cru de prime abord.

Nous aimons à profiter de l’occasion qui nous est offerte pour faire connaître sur cette vie quelques détails que l’on ignore à peu près totalement et qui n’ont pas été publiés quand on a inauguré sa stèle à Godbout.

C’est à onze ans, à l’âge où nous nous occupons de soldats de plomb et de toupies, que Comeau a débuté dans la vie d’une manière officielle alors qu’il fut nommé gardien de la rivière Godbout par le propriétaire de ce cours d’eau, le Révérend William Hagar Adamson, chapelain de l’Assemblée Législative : c’est là que le jeune gardien passait tout l’été, seul, avec un chien. L’hiver, il allait chez son père à la Baie Trinité. Mais il n’y alla pas très longtemps puisque à l’âge de seize ans, il partit un beau matin de septembre, avec son frère plus jeune que lui, pour chasser dans les bois et qu’il ne revint que le 4 juin de l’année suivante. Tous deux rapportaient pour une valeur de 500,00 $ de fourrures. Il mena cette vie de chasseur et de pêcheur pendant douze années, s’enfonçant dans l’intérieur des forêts du nord, liant des relations avec les Montagnais et les Naskapis et apprenant à étudier la nature, les mœurs des oiseaux et des fauves, tout en gagnant bien sa vie, car il fut un tireur de première force et toute bête visée par lui était infailliblement morte. Un jour, il se décida à faire comme tout le monde ; il se maria et se fixa définitivement à Godbout, près de sa chère rivière dont il resta toute sa vie le gardien. Il fallait lui entendre raconter ses grandes chasses et ses grandes pêches. En 1876, il a tiré environ 1 500 perdrix blanches. Sa plus belle pêche fut celle de cinquante-sept saumons, capturés à la mouche, en une seule journée. Entre temps, quand il n’avait rien à faire, Comeau s’amusait à sauver des gens qui se noyaient. C’était un amusement comme un autre. En 1871, il sauve deux jeunes sauvages, en 1872, il sauve un Métis du nom de Thibault, en 1876, il a secouru Adolphe Morin, en 1878, quatre personnes qui se noyaient dans la rivière Godbout, en 1886, il arrache à la mort les deux frères Labrie[13] qui allaient périr dans le fleuve, ce qui constitua un des plus beaux exploits de Comeau. Il a reçu nombre de décorations en récompense de son courage et de sa bravoure, entre autres, une médaille d’argent du lieutenant-gouverneur Masson, une médaille de bronze de la « Royal Human Society », une médaille d’argent des sauveteurs de Nice, une lunette marine avec inscription du gouvernement canadien, etc., etc.

Comeau était ornithologiste et botaniste de haute réputation et connu comme tel dans toute l’Amérique. Il était membre de la « American Ornithologist Union » et membre de la Société de Géographie de Québec, etc. Ajoutons qu’il était aussi médecin et comme tel, il a parcouru tous les postes de la Côte Nord même les plus reculés ; il a sauvé des milliers de vies. Il a répondu, affirme-t-on, à plus de 200 appels de la cigogne dans les postes de la côte.

VII

Les relations d’Henry de Puyjalon sur la Côte Nord. — Johan Beetz à « Piastre-Baie ». — De la Belgique à la Côte Nord. — La première ferme d’élevage du renard dans la province. — Les procédés secrets d’un savant. — David Têtu. — Un grand Chasseur de marsouins. — Les Montagnais. — « Castor Pelé ». — Le grand livre de la Nature. — Le « ragout de Ludivine ». — L’« Histoire Naturelle ». — Autres ouvrages.

Souvent, quand Henry de Puyjalon sortait de son Île-à-la-Chasse ou du Phare de l’Île-aux-Perroquets, il se rendait à Piastre-Baie faire visite à son ami Johan Beetz, et on peut croire que c’est au cours de quelques-unes de ces visites que prit racine l’idée de l’élevage des animaux à fourrure dans la province de Québec. Il est certain qu’elle est partie de là.

M. Johan Beetz, aujourd’hui et depuis plusieurs années, attaché au Service Provincial de l’élevage des animaux à fourrure, a été incontestablement le pionnier de cette industrie, en particulier de l’élevage du renard. Avec Henry de Puyjalon, Alexandre Comeau, David Têtu et quelques autres, il était, à la fin du siècle dernier, l’une des hautes personnalités du Labrador canadien.

Il arriva au Canada en 1892, et se fixa aussitôt sur la Côte Nord. Il venait se livrer aux grandes chasses, comme il avait fait en Afrique et dans les Flandres où il était passé maître dans la chasse au sanglier. C’est en 1886, en Belgique, son pays d’origine, — né à Boormenkeck, au Château d’Oudenhoven, le 17 août 1874 — que M. Beetz commença à faire l’élevage des renards avec les gardes du royaume et pour fins de chasse à courre. Au Canada, il entreprit l’élevage du renard argenté et autres bêtes à fourrure en 1892. Trois ans plus tard, il vendait à Dolton & Holton, de l’Île du Prince-Édouard, le premier couple de renards qui ait été élevé en captivité au Canada : deux renards argentés qu’il vendit à cette firme pour la jolie somme de 25,000 $.

C’est donc « Pieshtebi », devenu plus tard « Piastre-Bay » et enfin, Baie Johan Beetz, qui fut le berceau de cette grande industrie de l’élevage des renards. La Baie Johan Beetz est située sur la Côte, à l’est de la Pointe-aux-Esquimaux, vis-à-vis l’Île d’Anticosti. Le gouvernement fédéral avait là un poste de télégraphie et de service postal qu’on appelait « Piastre-Baie ». On a jugé à propos et avec raison de donner à cet endroit le nom du pionnier de l’industrie vulpicole. M. Johan Beetz avait là sa résidence et sa ferme d’élevage, la première dans la province.

La Baie Johan Beetz est habitée par vingt-deux familles, soit une population de 25 âmes. On y vit exclusivement de chasse et de pêche. L’endroit est renommé pour la chasse au gibier de mer. Ce hameau est à trente-cinq milles du Havre Saint-Pierre. À trente milles plus à l’est, se trouve le hameau d’Aguanish où se termine, de ce côté, la seigneurie de Mingan.

M. Beetz, qui était venu pour la chasse sur les rives du Saint-Laurent, s’installa définitivement en cet endroit de la côte et y fonda une de nos familles québécoises les plus distinguées.

M. Johan Beetz a accompli, depuis qu’il s’occupe de l’élevage des animaux à fourrure au Canada, — près de cinquante ans en 1938, — un travail vulpicole unique en son genre, œuvre d’une portée scientifique et éducative inestimable. Elle consiste en particulier en 1 800 dessins originaux faits à la main, tous de grandeur, de forme et de couleurs naturelles, pris sur le vif à la suite de milliers de dissections des différentes parties du corps du renard. Chaque veine de l’animal, chaque artère, chaque muscle, os, organe, y est représenté et désigné sous son nom scientifique. Des experts américains, qui ont étudié ce travail, ont offert à son auteur, mais en vain, de fortes sommes. M. Beetz tient à le garder pour son pays d’adoption. Ajoutons qu’il possède un petit musée rempli de pièces intéressantes concernant le renard : plus de cinq cents pièces anatomiques et anato-pathologiques, toutes conservées, grâce à un procédé découvert par lui-même, telles qu’elles ont été retirées du corps de l’animal. On peut voir à ce sujet au Musée Provincial de Québec une collection faite par M. Beetz consistant en plus de 4 000 pièces ornithologiques, mollusques, crustacés, poissons, etc., conservées par le procédé de momification de M. Beetz. C’est une collection unique en son genre. On dirait que les oiseaux viennent d’être tués et que les poissons sont sortis de l’eau à l’instant même.

On peut comprendre maintenant pourquoi Henry de Puyjalon, quand il se rendait sur la côte, aimait à aller séjourner quelques jours dans l’hospitalière et jolie résidence de M. Johan Beetz, à Piastre-Baie.

Henry de Puyjalon a connu également sur la Côte Nord David Têtu qui, longtemps avant qu’il y arriva, avait acquis une certaine célébrité dans cette partie du pays. À l’époque où M. de Puyjalon demeurait ou à l’Île-aux-Perroquets, ou à l’Île-à-la-Chasse, David Têtu se reposait de ses aventures dans le Golfe, à Longue-Pointe de Mingan où il mourut, cinq ans après M. de Puyjalon, à l’âge de 80 ans.

Dans l’intéressant journal-manuscrit de M. Placide Vigneau, que nous avons déjà cité, nous lisons la note suivante à la date du 6 octobre 1910 :

« Mort de David Têtu à Longue Pointe de Mingan à l’âge de 80 ans et six mois chez son frère M. Émile Têtu, surintendant de la ligne télégraphique de la côte nord. Il nous a signalé sa mort mais n’étant que mon garçon et moi sur notre rocher des Perroquets et qu’il faisait mauvais temps, nous n’avons pu ni l’un ni l’autre assister à ses funérailles ». Puis, M. Vigneau note au sujet du défunt : « David Têtu était un homme très populaire sur les deux rives du bas Saint-Laurent et dans toute la Gaspésie ainsi que sur la côte jusques dans les parages du Cap Witle — Wapolagim. — Il fut pendant dix ans, gardien du phare de la Pointe Sud « Bagot Cluff » de l’Île d’Anticosti. Il était célibataire. R.I.P. »

La première ferme d’élevage de renards dans la province de Québec établie par M. Johan Beetz à la Baie Johan Beetz, autrefois : Piastre Baie.
Dessin de M. Johan Beetz).

Nous avons vu par ailleurs, en particulier dans une des nombreuses et si intéressantes chroniques maritimes de Faucher de Saint-Maurice, que ce David Têtu était, en effet, un gros personnage dans son temps sur toute la Côte Nord du Saint-Laurent. Il était surtout une autorité en matière de pêche et particulièrement dans la chasse aux marsouins et aux requins. C’est David Têtu qui, au dire de Faucher de Saint-Maurice, fut le pionnier de la chasse aux marsouins qui, en ce temps-là comme aujourd’hui, causaient bien des ravages parmi la gent écaillère du Golfe et du fleuve et tant de soucis et d’ennuis aux pêcheurs. D’après David Têtu, c’est le marsouin qui a détruit le hareng qui autrefois était en abondance depuis la Rivière-Ouelle jusqu’à Rimouski. La morue que l’on prenait en quantité à partir du Saguenay jusqu’à la Pointe-des-Monts et depuis la Pointe-au-Père jusqu’à Sainte-Anne-des-Monts a disparu depuis l’instant le marsouin a fait son apparition dans ces parages.

Alors on aimait à consulter David Tétu sur les meilleurs moyens à prendre pour se débarrasser de ce nuisible « bétail ». C’est lui-même qu’on requérait souvent. Un jour, au printemps de 1867, on le fit venir à la Baie des Chaleurs qui, entre 1864 et 1867, était littéralement infestée de ces monstres marins qui détruisaient radicalement le hareng et la morue. David Têtu partit avec tout un matériel qu’il évaluait à 10,000 $.

Deux tentatives qu’il fit et qu’il espérait mener à succès échouèrent malheureusement. Dans la première, un banc entier de marsouins au nombre de plus de 2,000 allait foncer dans ses filets quand les habitants du village où il opérait, Carleton, sortant de l’église, — c’était un dimanche, — ayant aperçu l’immense banc de marsouins, se ruèrent en criant sur le rivage. Les animaux, effrayés par ce tintamarre, dévièrent de leur course et évitèrent ainsi les filets. Têtu changea de place et un autre jour, il avait réussi à cerner un autre immense banc de marsouins dans ses filets, quand ceux-ci se brisèrent et toute la bande s’égailla vers le large. Mais ces tentatives de David Têtu eurent l’effet d’effrayer les marsouins de la Baie des Chaleurs qui prirent la direction nord de la côte gaspésienne et les pêcheurs de la Baie en furent totalement débarrassés. « Le marsouin est très observateur », disait David Têtu. « Il faut ruser avec lui ».

En 1849, David Têtu débarrassa des marsouins la partie de la côte entre le Saguenay et la Rivière des Escoumins. C’est là, raconte-t-il, qu’il constata dans ces parages la présence des requins dont il entreprit la chasse et aussi l’étude. Il disait à ce sujet à son ami Faucher de Saint-Maurice : « Depuis 1849, je me suis occupé du requin et je suis à même de constater qu’il y en a une quantité illimitée dans la rivière et le Golfe Saint-Laurent. Depuis trente ans que je fais la pêche, j’ai constaté d’ailleurs que des requins, il y en a partout et que si la pêche à ce poisson était pratiquée en grand, elle donnerait des profits considérables, les dépenses de cette pêche étant peu onéreuses. » David Têtu affirmait qu’il avait capturé des requins qui lui avaient donné de dix-huit à vingt gallons d’huile et que cette huile était alors très précieuse et très recherchée.

Notons que cette huile de requin, en médecine, est employée contre les rhumatismes et aussi pour la lubrification parce qu’elle ne se coagule pas. On sait que la peau de requin sert à toutes sortes d’usages notamment dans la fabrication des valises. Enfin sa chair peut être utilisée pour faire de l’hyperphosphate, — engrais animal, — David Têtu note encore qu’on peut se faire difficilement une idée de la voracité du requin. « Dans une seule nuit », dit-il, à la Pointe-de-la-Carriole, « ils m’ont mangé cinq gros marsouins évalués à 250,00 $. Il est impossible de calculer », ajoutait-il, « la quantité de quarts de poissons consommée par le requin. Ils se chiffreraient en millions rien que pour les eaux de la province de Québec ».

Henry de Puyjalon, qui se passionnait pour tout ce qui touchait à sa chère Côte Nord et qui, au cours de ses allées et venues sur la côte, passait et séjournait même souvent à Longue Pointe, a dû recueillir avec grande joie, au cours de longues conversations avec le vieux chasseur de marsouins, les fruits de sa vaste expérience de vieux routier de la Côte Nord.

Outre les pêcheurs et les chasseurs de la côte et à part les hautes relations qu’il possédait, et que nous venons de faire connaître, du moins quelques-unes, Henry de Puyjalon cultivait aussi ses amis les Montagnais dont il s’est plu à dire le plus grand bien. La plupart des Indiens qui peuplaient autrefois la côte nord du fleuve et du golfe Saint-Laurent, depuis le Saguenay jusqu’aux Sept-Îles : les Papinachois, les Betsiamites, même les Naskapis et les Porc-Épic, ont à peu près totalement disparu ou plutôt se sont fondus, pour ainsi dire, avec les Montagnais qui sont maintenant les seuls Indiens de la côte nord du Saint-Laurent. Les Esquimaux eux-mêmes ont depuis longtemps déserté cette partie du pays qu’ils habitaient autrefois, les Montagnais les ayant repoussés peu à peu à l’est et au nord du Détroit de Belle-Isle.

Henry de Puyjalon, qui a longtemps fréquenté les Montagnais en a fait les plus grands éloges. Il a loué sans réserve leurs vertus et leurs mœurs pures, surtout depuis, note-t-il quelque part, que les Pères Oblats ont pris les moyens de les réunir autour d’eux en deux grandes missions annuelles. Il déplore toutefois que cette race obéît, comme les autres tribus aborigènes, à une loi fatale d’extinction.

« Dans un siècle », a-t-il écrit, « cette race sympathique entre toutes, qui fut d’ailleurs fidèle à l’ancienne France, qui est aujourd’hui la sujette dévouée et reconnaissante de l’Angleterre, ne vivra plus que dans l’histoire qui ne saurait l’oublier ».

Les Montagnais aimaient bien, eux aussi, M. de Puyjalon, ce grand chasseur qui leur rendait si souvent visite. Ils l’avaient appelé « Castor Pelé ». Castor est assez flatteur, mais « Pelé » !… Pourquoi ? Certains insectes parasites qui affectionnent d’ordinaire la chevelure des hommes des bois faisaient particulièrement horreur à M. de Puyjalon. Aussi, pour se soustraire autant que possible aux atteintes de ces épizoïques, dont l’origine se perd dans la nuit des temps et que les Romains appelaient « Pédiculus » Puyjalon, lorsqu’il entreprenait une expédition où il prévoyait être en contact avec messieurs les Montagnais, se faisait totalement raser le crâne. De là ce surnom de « Castor Pelé » que lui donnaient les sauvages.

Henry de Puyjalon a beaucoup appris des Montagnais sur les mœurs et les habitudes des bêtes et des oiseaux dont il a fait de si jolies peintures. Il se défendait d’être un naturaliste. Mais après avoir lu son « Histoire Naturelle » personne ne le croira. Parlant des bêtes, il écrivait :

« Je ne les ai pas étudiées en naturaliste, il est vrai ; je ne saurais les empailler ; mais je les ai tant fréquentées, tant pratiquées, tant aimées qu’elles ont ouvert pour moi, toutes grandes, les portes qui me séparaient de leur instinct, de leurs mœurs. De leur instinct !… J’ai protesté, quelque part, contre ce mot vide de sens quand il s’applique aux bêtes, et je sens que vous protestez ou que vous protesterez un jour avec moi. »

Plusieurs, en effet, ont protesté de cette façon et, entre autres, plus tard, trente-cinq ans après de Puyjalon, le fameux protecteur de la tribu des castors, « Grey Owl » dont le monde entier connaît aujourd’hui les écrits fameux sur les bêtes des bois en général, les castors en particulier, s’accorde singulièrement avec M. de Puyjalon sur ce sujet, lui qui a élevé ses castors comme des enfants.[14]

Si Henry de Puyjalon déclarait n’être pas naturaliste, c’est qu’il n’avait pas appris les sciences naturelles dans les manuels. Il les avait acquises d’une source beaucoup plus pure : du grand livre de la Nature. Nul plus que lui ne prit soin de recueillir autour de soi la leçon des choses et des êtres. Il y ajouta la vérification expérimentale. Et ainsi, il n’est pas seulement naturaliste savant ; il se fait conteur et conteur souriant. Il aime à badiner avec nos « frères inférieurs ». Qu’on lise à ce sujet, par exemple, les délicieuses esquisses qu’il a faites du lièvre « dont les mœurs domestiques sont détestables », du loup marin, d’esprit ou de roche, brasseur ou « brasseux », « poil de cochon », « grosse poche », « pattes carrées », et « tête de cheval », aux goélands qui sont « des bandits de la pire espèce », au canard eider « le plus intéressant, le plus précieux de tous les oiseaux nageurs », à la bête puante, ou mouffette, « dont les mœurs laissent à désirer », au loup cervier que la Nature a privé, comme l’ours et le lièvre, de cet « organe que je me permettrai de qualifier de « surérogatoire » et qu’on appelle « la queue », à l’outarde, l’un des exemples les plus frappants de cette agglomération chez les oiseaux de toutes les vertus qui nous manquent », etc., etc.

Dans toutes ces esquisses, Henry de Puyjalon se montre non seulement observateur mais poète et savant. C’est qu’il sait lire dans ce grand livre dont les pages s’ouvrent continuellement devant lui ; et il veut apprendre, curieux de ce qu’il ne sait pas : « Apprendre », écrit-il, « me paraît la seule chose réellement intéressante ici-bas ; pour savoir demain ce que je ne sais pas aujourd’hui, il n’est rien que je ne puisse accomplir ».

Il voulut même apprendre comment se préparait le « ragoût de Ludivine », ce qui lui valut une aventure… gastronomique qu’il raconte avec beaucoup d’humour dans ses « Récits du Labrador ».

C’est donc grâce à cet esprit d’observation, à ce désir d’apprendre et de faire apprendre, peut-on dire, qu’il passa les vingt-cinq dernières années de sa vie à établir la nomenclature des espèces du Labrador canadien : énumération, description, classification d’animaux, de végétaux, de minéraux, de poissons, matériaux disparates d’un savoir universel qui se sont accumulés en plusieurs manuels et en d’innombrables rapports. Et quelle agréable méthode, si peu sèche, pas du tout didactique, où il n’y a rien du pédagogue. Comme Rivarol, il s’amuse à diviser les animaux en « personnes d’esprit » et en « personnes de talent » ; d’ailleurs, il les avait déjà divisés lui-même en « bêtes futées » et en « bêtes non futées » ; avec l’abbé Delisle, il s’émerveille de « l’irrégularité de la Nature » ; avec J. J. Rousseau, « tout est émerveillement dans le murmure des forêts et le comportement des eaux ». Bref, une espèce de romantisme se mêle à cette tentative de vulgarisation de l’histoire naturelle.

Dans l’ordre des sciences naturelles, le laboratoire n’est pas le commencement et la fin de tout travail ; il constitue une étape solennelle, un lieu où s’opère l’analyse des faits et se prépare la synthèse des conceptions. Avant le laboratoire, après le laboratoire, il y a l’investigation libre, cette chasse hasardeuse, aventureuse à la poursuite de données inconnues, de formes méconnues du monde vivant, à quoi peuvent participer des cerveaux inconnus ou méconnus. Et puis, une certaine effervescence spirituelle peut conditionner cette participation. Il faut entretenir cette effervescence, et c’est ce à quoi semble s’être appliqué Henry de Puyjalon. Ses ouvrages et ses rapports restituent, oserions-nous dire, aux sciences naturelles cet appoint d’attention plus que jamais nécessaire au renouvellement de nos relations avec la nature. Il y a à ce sujet une maxime de Goethe qui a la splendeur d’un définitif avertissement ; « Grises sont les théories, mon ami, mais le bel arbre de la vie est toujours vert ».

Henry de Puyjalon aimait cet arbre toujours vert de la vie ; il l’a aimé dans toutes les saisons, même les plus rudes. Il écrit :

« Depuis bientôt vingt ans que je le décris — le Labrador, — que je l’exalte, que je l’aime, je n’ai fait encore qu’un seul prosélyte.

« Tous les étés le retrouvent sur la côte et s’il n’y a pas encore affronté l’hiver, c’est qu’il ignore les joies nombreuses qui naissent sous les flocons de neige de cette saison privilégiée… S’il connaissait comme moi les délices du « jack », les entraînements de la chasse à la pelleterie, les inimitables aspects des aurores polaires, les hécatombes de perdrix blanches à la chair savoureuse, les nuits aux étranges clartés, il ne voudrait plus quitter des lieux si attachants où le pittoresque de la nature ne le dispute qu’à la splendeur des tableaux et à la grandeur des horizons ».

Et parlant toujours de ce cher Labrador. Il continuait :

« Vous entretiendrai-je des ressources du Labrador ? Vous dirai-je à quel point la nature s’y est montrée prodigue de tous ses dons ? Ferai-je briller ses pierres précieuses ? Soulèverai-je pour vous le sol qui couvre ses mines ? Non, avant de parler de ces choses, je laisserai le présent m’entraîner encore quelques années vers l’avenir. Je laisserai les esprits étroits et les ignorants que l’on rencontre, hélas, dans toutes les situations sociales, me reprocher quelque temps encore la folie douce mais persistante dont ils me croient atteint. Je vous parlerai seulement de ces bêtes au milieu desquelles j’ai vécu, au milieu desquelles je voudrais toujours vivre, au milieu desquelles il me serait doux de mourir ».

Ce dernier vœu s’est réalisé… Mais n’anticipons pas.

C’est sous l’empire de ces beaux sentiments envers la nature et envers les bêtes, qu’Henry de Puyjalon écrivit sa belle « Histoire Naturelle à l’usage des chasseurs canadiens ».[15] On a pu constater que ses rapports sont des modèles d’exploration par le soin apporté à la préparation, par la précision scientifique et la justesse des observations, la sagesse des suggestions et la singulière endurance de l’explorateur… En effet, pour remonter le cours de toutes les rivières de la côte, seul, avec les moyens rudimentaires dont il disposait, comme nous l’avons vu, il faut se rendre compte d’une certaine somme d’énergie morale, d’un courage physique peu ordinaire, d’une tenace volonté et aussi, nous ajouterions, d’une conscience d’honnête homme.

Et c’est sous les dictées de cette même conscience qu’il a décrit et publié, à part son Histoire Naturelle 1900 — son « Petit Guide du Chasseur de Pelleterie », 1893 ; — son « Petit Guide du Chercheur de Minéraux », 1892 ; — son essai « Labrador et Géographie » 1893 ; — ses « Récits du Labrador », 1894.

VIII

« Hic sunt leones ». — Témoin attristé de massacres sans nom. — Enfin, quelques lois de protection. — Un grand plan pour sauver les ressources naturelles du Labrador canadien. — L’élevage des animaux à fourrure. — Division d’un vaste territoire en fermes d’élevage. — Les méthodes et les profits. — Un exemple : l’élevage du castor. — La Chasse et la Pêche industrialisées. — La domestication de certains oiseaux. — La bête noire d’Henry de Puyjalon : le goëland. — Des « bandits » : des « êtres de beauté ».

Henry de Puyjalon a eu, comme bien d’autres, son violon d’Ingres. La Côte Nord l’avait pris tout entier et, nous le répétons, il y consacra les dernières années de la vie : un quart de siècle. La première fois qu’il mit le pied sur ces terres incultes, ce fut pour lui comme l’introduction à la vie active. Il allait maintenant servir son pays d’adoption. Jusqu’alors, on regardait le territoire du Labrador canadien comme inaccessible : une terre inconnue.

Pour un peu, on aurait placé sur la carte de cette contrée cette ancienne inscription : « Hic sunt leones » qui marquait la frontière des paysages inconnus des géographes. Mais pour Henry de Puyjalon, c’était une conquête toute palpitante et il en parlerait ensuite comme d’une maîtresse qui serait sa vie. Avant d’y entreprendre ses excursions pleines de pittoresque et d’imprévu, il aurait pu dire avec André Demaison : « Il est peu de choses au monde qui me donnent une émotion plus directe que l’abord d’un grand point géographique ».

Il devina les richesses que recélait ce territoire inconnu, ou plutôt méconnu, et il rêva d’en faire profiter, dans la mesure des moyens dont il pouvait disposer, notre pays. Mais devant les massacres, dont ses yeux furent d’abord les témoins attristés, parmi le peuple innombrable qui vivait dans les eaux, dans les forêts et sur les rochers, massacres perpétrés à ciel ouvert, en toute liberté et en toute impunité, il entrevit la fin de tout, si les autorités constituées ne venaient mettre fin à cet état de choses désolant, ou du moins, l’atténuer dans une certaine mesure.

Des lois, en effet, furent enfin passées qui mirent un peu d’ordre dans ce chaos où chasseurs bien intentionnés et bénévoles et massacreurs enragés et comme pris de folie, se débattaient sans jamais espérer savoir qui auraient finalement raison. Mais Henry de Puyjalon vit bien qu’il était un peu tard et que l’abondance ne reviendrait plus. Aussi pensa-t-il à recommander instamment la chasse et la pêche industrielles et commerciales. Ce fut là le « hobby » de la dernière partie de sa vie. Mais, même industrialisée et commercialisée, la chasse des bêtes à fourrure et aux pelleteries ne suffirait plus bientôt aux besoins du marché local. Et c’est alors qu’il commença à entretenir cette douce monomanie, si l’on peut dire, qui l’a tenu jusqu’à sa mort : l’élevage des bêtes à fourrure et en particulier du renard.

Et l’on peut constater aujourd’hui que cette marotte, oserions-nous dire, nous aura peut-être valu l’une de nos plus rémunératrices industries bas-canadiennes : industrie qui, depuis un quart de siècle, a coûté, il est vrai, beaucoup d’argent, mais qui en a rapporté bien davantage, qui en rapportera encore beaucoup plus, grâce à la bonne voie où elle est maintenant dirigée ; industrie assurément parmi les plus belles, les plus intéressantes, du moment qu’elle sera toujours exploitée avec méthode, prudence et science.

L’idée de l’élevage du renard et autres bêtes à fourrure fut incontestablement lancée dans notre province par Henry de Puyjalon.

En 1899, pour la première fois, dans le rapport qu’il faisait au commissaire des terres de la Couronne, sur la chasse industrielle, M. de Puyjalon donnait les conclusions suivantes à un bref examen qu’il faisait de la situation qui n’était pas bien rose, alors, sous ce rapport, pas plus qu’elle ne l’est de nos jours, en dehors de l’élevage :

1 — Modifier peu à peu la loi de chasse au profit de la chasse industrielle ;

2 — Encourager le chasseur de profession ;

3 — Créer un établissement modèle d’élevage de pelleterie et de gibier.

Dans tous ses rapports subséquents, M. de Puyjalon revint souvent avec insistance sur sa troisième conclusion. Mais longtemps, ses conseils désintéressés demeurèrent lettre morte.

Une fois l’idée lancée, il fallait l’exploiter. Qui allait attacher le grelot ? Ce fut M. Johan Beetz, habitant de la Côte Nord qui, hors de tout doute, paraît avoir été le premier à avoir pratiqué cet élevage qui fut tout de suite très fructueux. À l’époque de M. de Puyjalon, M. Johan Beetz, qui, comme on l’a vu, était un des amis qu’il fréquentait sur la côte, possédait à Piastre-Baie, une ferme d’une trentaine de renards noirs et argentés que l’on évaluait alors à près de 150,000 $. Et ce chiffre n’a rien d’exagéré quand on sait qu’à cette époque une peau de renard argenté atteignait le prix de quatre à cinq mille dollars. Peu après M. Beetz, la Maison Holt Renfrew entra dans le rang. À partir de là plusieurs particuliers, ici et là, dans la province, se livrèrent à l’élevage du renard, du vison et de la martre. Et l’industrie, depuis, a toujours marché de succès en succès surtout après que le gouvernement de la province lui eut accordé son encouragement et sa protection en octroyant les tentatives d’élevage et en établissant une ferme modèle. Aujourd’hui, d’après le dernier recensement, — 1937, — on compte dans la province 6,500 fermes d’élevage d’animaux à fourrure et 8,000 intéressés dans cette industrie.

Dans une introduction qu’il a faite à son « Histoire Naturelle », M. de Puyjalon a clairement démontré que cet élevage des animaux à fourrure dans notre pays, non seulement n’était pas une impossibilité, une entreprise inabordable, mais qu’elle devait être aussi facile ici qu’elle l’avait été dans d’autres pays où déjà elle était établie avec succès. Pourquoi aurait-elle été anormale chez nous ? Et il démontrait, avec force chiffres et devis à l’appui de ce qu’il avançait, combien une semblable opération pouvait être profitable dans notre province. Il avait conçu à ce sujet un vaste plan qui avait pour objet général de commercialiser et d’industrialiser la chasse et la pêche. Il supposait alors la location, en un endroit quelconque du pays, d’un lot de chasse par une compagnie ou par un particulier, loué aux enchères publiques et pour une période de dix ans, lot dont l’étendue varierait de un mille carré au minimum à un maximum de quatre cent milles carrés, le prix du mille carré étant fixé à 1,00 $. Un lot ayant été loué selon le genre de chasse que l’on veut y faire, il devient intéressant d’étudier :

1 — Les méthodes les plus avantageuses que le locataire puisse appliquer à l’exploitation de son lot ;

2 — Les profits probables qu’il peut obtenir de l’application de ces méthodes.

Évidemment, le choix d’un lot ne serait pas une action arbitraire. On étudierait attentivement le genre de chasse que l’on se propose. C’est ainsi, par exemple, qu’il serait inutile de chercher au Labrador l’orignal et le chevreuil que l’on trouve, au contraire, en abondance dans les régions de l’ouest.

Il pourrait donc y avoir cinq modes d’exploitation de ces lots, qu’il s’agisse de chasse ou de pêche. Car Henry de Puyjalon comprenait aussi la pêche dans son plan :

1 — L’élevage des bêtes à fourrure ;
2 — La chasse des pelleteries ;
3 — La chasse du gibier de poil ;
4 — La chasse du gibier de plumes ;
5 — La pêche des lacs et des rivières.

Voici, par exemple, ce qui se passerait pour un lot où l’on aurait entrepris de faire l’élevage des castors. On commencerait avec cinq animaux, trois jeunes et deux vieux. Avec ces cinq bêtes, M. de Puyjalon arrivait à démontrer qu’au bout de dix ans, on parviendrait à obtenir seize couples productifs, soit 220 castors se décomposant en 134 adultes, quarante grands « parchemins » et quarante-six « parchemins », ou jeunes de l’année, donnant en poids 398 livres de pelleterie et vingt-huit livres de rognons : c’est-à-dire que si nous estimons à 4.00 $ seulement la livre de castor, soit : 1,592 $, et les rognons, à 6.00 $ la livre : 168 $, au total 1,760 $, mais tout cela en ayant diminué à dessein l’ordre d’accroissement des couples reproducteurs dans toute son intégrité. Et M. de Puyjalon faisait le même calcul pour l’élevage d’autres animaux à fourrure : la martre, le vison, le rat musqué, la loutre, le pékan, le loup cervier, la marmotte et, enfin, le renard, élevages différents mais qui donneraient des résultats non moins satisfaisants que celui du castor.

Dans cette intéressante étude, M. de Puyjalon passe en revue les différentes dépenses nécessitées pour la location ainsi que les revenus dans le cas de chacun de ces cinq modes d’exploitation des lots de chasse et de pêche. Il émaille sa démonstration de clairs exemples puisés dans les pays d’Europe et aux États-Unis, comme les efforts tentés pour l’élevage des grands fauves par le roi Victor-Emmanuel d’Italie dans sa propriété de Mandria ; comme la ferme de castors de Dick Gilgore, à Bascom, Georgie ; comme la ferme de renards établie par J. Morgan sur les Îles Semedi, en Alaska

Et voilà comment, d’après Henry de Puyjalon, la chasse et la pêche ainsi industrialisées pourraient contribuer à l’augmentation des revenus de la province, fournir les moyens de conserver les espèces et, tout en les chassant, d’en augmenter le nombre.

La chasse industrielle et commerciale, la célèbre Compagnie de la Baie d’Hudson l’a toujours pratiquée et la pratique encore ; et Dieu sait avec quels profits ! Malgré le mutisme des directeurs et des officiers de l’« honorable Compagnie », quand il s’agit de ses opérations, un comité du Sénat, réuni en 1888 pour étudier les ressources des territoires qu’arrose la rivière MacKenzie, a pu obtenir la liste des fourrures exposées en vente à Londres en 1887 par la Compagnie de la Baie d’Hudson et par C.M. Lampson & Cie, consignataires des fourrures de l’Amérique britannique du Nord. La production d’une année a été extraite de cette liste. En l’étudiant, on constate que le profit annuel de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dont Lampson & Cie était les courtiers, se traduit par 4,053,942 dépouilles valant en moyenne trois millions et demi de dollars. Or, estimait Henry de Puyjalon, devant cette statistique, il n’est pas exagéré de dire que le territoire de notre province a contribué dans ce montant pour un septième, soit une somme de 500,000. $, ne représentant, fait-il remarquer, « qu’un minimum dans les produits que pourront donner un jour nos lots de chasse méthodiquement exploités, si l’on veut se rappeler que la Compagnie de la Baie d’Hudson s’est contentée jusqu’ici d’exploiter le chasseur et non la chasse proprement dite elle-même ».

Les grandes pêches du Golfe et du fleuve Saint-Laurent nous offriraient les mêmes étonnements que provoque l’application de la féodalité industrielle de la Compagnie de la Baie d’Hudson au Canada.

La suggestion de M. de Puyjalon visait surtout la partie septentrionale de la province, la plus riche en pelleterie, région qui s’appuie au sud sur le Golfe Saint-Laurent, et qui s’étend au nord jusqu’à la ligne unissant l’extrémité est de la rivière Eastman, sur la Baie James, à l’embouchure de la Hamilton Inlet, sur l’Atlantique :

« C’est », écrivait-il, « un très grand territoire prodigieusement giboyeux et merveilleusement arrosé de lacs et de rivières où les plus beaux poissons abondent.

« On y arrive facilement par la mer, et les sections les plus éloignées sont desservies par des cours d’eau de grand volume et n’offrant aucune difficulté de portage insurmontable. La pelleterie est de toute beauté C’est la patrie des renards noirs et des renards argentés ».

Ajoutons que les animaux à fourrure qui peuplent le Labrador Canadien sont : l’ours, le loup, le carcajou, le lynx, le renard, la loutre, le castor, le pékan, la martre, le vison, le rat musqué, la bête puante — mouffette, — la marmotte du Canada, l’écureuil et l’hermine.

M. de Puyjalon a aussi fortement recommandé, à part l’élevage des fauves, ruminants et mammifères à fourrure, l’élevage de la plupart de nos oiseaux-gibiers dont les espèces les plus comestibles sont originaires de nos pays. Il affirme que par une culture méthodique, on pourrait domestiquer entièrement celles de ces espèces qui naissent chez nous. C’est ce qu’ont fait des éleveurs de l’Europe qui ont même recueilli en Asie et en Afrique des races qu’ils ont élevées avec sollicitude et qu’ils ont réussi à acclimater. Pourquoi ne point imiter cet exemple, d’autant plus que nous n’avons pas à recruter ailleurs les sujets qu’il nous faut.

« En quelles contrées », demandait M. de Puyjalon, « trouver des races plus rustiques et plus disposées à la domestication, ou à la demi-domestication que nos poules de prairies, ou gelinottes de prairies, que nos perdrix de bouleau, — gelinottes à fraises, perdrix des bois francs, perdrix grises — autrefois si répandues dans toute la province ; que la perdrix de savanes — tétras canadiens, — que nos canards eiders, moniacs, que nos canards noirs. etc. ? »

On sait qu’on élève aussi facilement les outardes que les dindons, comme on peut le constater, par exemple, sur l’Île-aux-Grues où l’on voit de magnifiques troupeaux d’outardes domestiquées. Du reste, d’après M. de Puyjalon, tous les oiseaux de la famille des canards et de la sous-famille des ansérinés sont d’une grande rusticité et d’un élevage économique et fructueux. Il regrettait que ces oiseaux n’aient jamais été l’objet d’aucune entreprise commerciale méthodique. Probablement, a-t-il cru, que ce fut à cause de leur prodigieuse abondance. En sera-t-il toujours ainsi ?

Enfin, M. de Puyjalon a cru que même certaines espèces de nos oiseaux-pelleterie, comme le huard, pourraient subir une certaine domesticité. On entend par oiseaux-pelleterie ceux dont la dépouille, mégissée, peut donner des garnitures de pelisses, des bonnets, etc. comme les huards, les becs-scies, les grèbes et quelques autres.

À propos de tous ces oiseaux de mer, nous croyons amusant de rappeler qu’un seul peut-être n’a pas trouvé grâce devant Henry de Puyjalon. C’est le goéland. Il n’entretenait, en effet, aucune faiblesse pour cet oiseau qu’il a impitoyablement qualifié de « bandit » ; que ce fut l’« Anglais » — grand goéland à manteau noir, — ou l’« Irlandais » — goéland à manteau gris. Ces deux animaux, aux yeux de M. de Puyjalon, étaient, avec les maringouins, les puces, les punaises et « autres insectes innombrables », les plaies vives du Labrador : « Tous les goélands sont des bandits, des bandits de la pire espèce ».

Pauvres goélands !

Il est heureux pour eux qu’ils aient eu dans la suite un défenseur, un ami même, dans la personne d’un homme qui a joui d’une haute réputation dans le monde scientifique, le Dr John M. Clarke, du Musée Géologique de l’État de New-York, qui s’est insurgé contre les propos de M. de Puyjalon à l’endroit des goélands dont il a pris la défense dans un article que publiait le « Bulletin de la Société de Géographie de Québec » de mai-juin 1916.

Le Dr Clarke ne croit pas que les goélands soient aussi gloutons, aussi rapaces, aussi bandits, enfin, que l’affirme Henry de Puyjalon, « bien qu’il leur arrive parfois », reconnaît le Dr Clarke, « d’enlever quelques harengs pris dans les filets des pêcheurs ou quelque morue séchant sur les chalands ». Le Dr Clarke se fait même poète pour décrire les « bandits » de M. de Puyjalon :

« Ce sont », dit-il, « des êtres de beauté avec leurs ailes gris bleu et leur plumage blanc comme neige auxquels l’outarde blanche de l’Île Bonaventure seule peut être comparée pour la grâce et l’habileté à construire son nid. Ils forment la majeure partie de la colonie d’oiseaux, tout à fait vénérable, qui à Percé vit, l’été, sur le rivage, à proximité des plus importantes pêcheries de Gaspé ».

Et le Dr Clarke continue sur ce ton un assez long panégyrique du goéland. Qui croire ? Ne pourrait-il pas arriver qu’il y eut une différence notable entre les goélands de la côte sud, les « êtres de beauté » du Dr John M. Clarke, et les goélands de la côte nord, les « bandits de la pire espèce » d’Henry de Puyjalon ? Voilà qui trancherait singulièrement le différend.

IX

Le siècle des investigations terrestres. — La fameuse question du Labrador. — Ce qu’Henry de Puyjalon pensait de la « supposed boundary » de l’arpenteur général Dennis. — « Labrador et géographie ». — L’unification territoriale du Québec et du Labrador. — Le « Labrador Canadien », le « Labrador » ou la « Côte Nord ». — Un esprit encyclopédique. — Les trois rêves d’Henry de Puyjalon.

Le XIXe siècle fut, oserions-nous dire, le siècle des investigations terrestres. Que d’expéditions dans le vaste monde ! Et parmi tant d’explorateurs que ce siècle nous a valus, et dont plusieurs sont désormais illustres, il ne faut pas oublier les explorateurs polaires dont les buts furent certainement aussi purs que l’air des hautes latitudes où plusieurs d’entre eux dorment leur dernier sommeil. Marins, hommes de sciences, simples aventuriers, il est difficile de parler d’eux sans une admiration émue. Tous ces hommes ont merveilleusement servi la géographie, non seulement celle de ces presque légendaires régions polaires, mais toutes les contrées du globe dont les cartographes n’ont pas encore fixé l’unité géographique ou, si l’on aime mieux, l’« individu géographique ». Malheureusement la science de la géographie est restée encore trop ignorée, malgré que toutes ces investigations aient avancé nos connaissances de quelques régions de la terre, et il se trouve que le relevé des cartes du monde, devenu pour les géographes une honnête occupation, a indiqué dans les esprits scientifiques l’ignorance géographique de toujours, oserions-nous dire.

Notre province a eu, comme tant d’autres pays, son petit problème de géographie, mais, hélas ! il nous a laissés passablement indifférents. On ne nous l’a pas même laissé soupçonner à l’école, à la grande comme à la petite. Nous sommes entrés, pour ainsi dire, dans le monde sans qu’on nous ait jamais dit un mot de cette « Question du Labrador » que débattaient nos gouvernements et qui a mis dans tous les états les juges des plus hauts tribunaux de l’empire. Les professeurs, qui avaient d’autres chats à fouetter à part les cancres, n’avaient cure de ces vastes espaces, d’une richesse inouïe, qui s’étendent entre le 66e méridien, l’océan, la Baie d’Ungava, le Golfe Saint-Laurent et le Détroit de Belle-Isle, et dont on nous dépossédait tout simplement en vertu d’une « supposed boundary » dont on s’explique encore difficilement les motifs déterminants.

Et aujourd’hui encore, malgré le fameux « règlement », que connaît-on de cette « Question du Labrador » ? Indifférence parfaite sur ce sujet : nous ajouterions : ignorance absolue, même chez la majorité des gens instruits.

Mais assez « préambuler », Henry de Puyjalon n’a pas seulement étudié le Labrador Canadien sous les aspects, dirions-nous, géologique, ornithologique, zoologique et ichtyologique, mais encore au point de vue géographique et topographique. Aussi, a-t-il eu garde d’ignorer la question des frontières du Labrador qu’il a traitée avec toute l’implacable logique qui le distinguait, invoquant surtout ce qu’il appelait la « géographie précise », celle qui tient compte non seulement des formes géographiques, mais encore des évolutions et des causes qui les produisent et qui les modifient : rejetant les limites conventionnelles qu’imposent les hasards de la guerre et les conflits politiques. En d’autres termes, il prétendait que l’unification territoriale des portions similaires et liées entre elles d’un pays ne se peuvent produire qu’au profit du foyer moral et politique dominant : et, dans le cas du Labrador, ce « foyer moral et politique dominant », c’est évidemment la province de Québec. Il est tout logique que ce ne soit pas Terreneuve qui n’aurait, pour la possession du Labrador, que le droit, — très problématique — que lui donne la conformité des rochers du littoral et du nord de l’île, soit sur une distance de tout au plus douze milles, de la baie Brador à la rivière Saint-Louis. En dehors de ce « droit », géographiquement et géologiquement parlant, Terreneuve ne peut pas en avoir plus que « la parcelle n’en a sur le tout, que les bolides n’en ont sur les corps stellaires qu’ils projettent. »

Telle est l’opinion, très résumée, que formulait sur cette question du Labrador, Henry de Puyjalon dans un savant fascicule intitulé « Labrador et Géographie » qu’il publiait en 1898 à l’Imprimerie Canadienne, à Montréal. Il en profitait pour faire connaître, encore une fois, la nature des immenses ressources de cette partie du pays qu’on a enlevée à la province de Québec.

Comprendra-t-on, un jour, que chaque pays, rejetant de plus en plus les limites conventionnelles imposées par la politique, désire tout naturellement étendre son influence sur toute la région qui, se rattachant à l’unité géographique qu’il possède, se sépare nettement, par ses particularités de structure, des régions adjacentes étrangères à cette influence ? Cette manière de comprendre la propriété nationale ne semble-t-elle pas logique ? Et c’est de cette façon qu’on aurait dû comprendre la propriété du Labrador. Henry de Puyjalon, ayant exprimé carrément cette « manière de comprendre la propriété nationale, » concluait, non sans une pointe du flegme nordique qu’il avait acquis à la suite du contact qu’il eut avec les « civilisés » dans la première partie de sa vie :

« Elle aura vraisemblablement, — à sa manière — la même durée que l’individu géographique » : c’est-à-dire qu’elle se perpétuera jusqu’au jour où l’aplatissement des saillies et le remplissage des failles, ayant ramené la surface terrestre au « niveau de base » — niveau de la mer — tous les individus géographiques seront ramenés à une même unité du même ordre sur laquelle pourra régner un empereur allemand si l’aplatissement humain coïncide avec l’aplatissement du sol. »

Toutefois, en attendant l’unification territoriale du Québec et du Labrador, on devrait adopter au sujet de cette partie de notre province, les deux dénominations que décrivit M. de Puyjalon pour désigner les deux Labrador constitués par la fameuse « supposed boundary » de l’arpenteur général Dennis. Il désignait sous le nom de « Labrador canadien », toute la partie de la Côte Nord du Golfe Saint-Laurent comprise entre les Sept-Îles et le Blanc-Sablon : et par « Labrador » tout court ou « Grand Nord », la région limitée par le 66e Méridien à l’ouest et l’océan à l’est, par la Baie d’Ungava au nord, le Golfe Saint-Laurent et le Détroit de Belle-Isle au sud.

Un esprit encyclopédique est aujourd’hui un phénomène rare, car si l’univers propose à ceux qui l’observent une infinité d’énigmes, presque tous les hommes se contentent de n’en déchiffrer que quelques-unes. Mais, toute proportion gardée, il peut se rencontrer pour une parcelle de la terre, de ces esprits qui sont capables d’agir, par une technique générale, sur la plus grande partie des êtres et des choses du petit coin de terre où ils vivent et qu’ils étudient.

Dans ce sens, on peut voir dans Henry de Puyjalon un de ces esprits qui, conscients de l’unité du petit monde qu’ils habitent, souhaitent, dirions-nous, avec ces petits morceaux de sagesse curieuse que sont les sciences particulières, reconstruire une image de leur petit univers, Dans le cas qui nous occupe, le « petit univers » de notre « Grand Nord », Henry de Puyjalon en fut un interprète savant et il a écrit, dirions-nous sans exagérer, la somme des connaissances que suggère le Labrador ; une sorte de « speculum majus » qui découlait de la zoologie, de la géologie, voire de la sociologie et de la philosophie, et tiré des événements et de la vie labradorienne.

Le bagage scientifique et historique laissé par de Puyjalon n’atteint pas, il est vrai, au point de vue matériel, des hauteurs himalayennes, mais il est substantiel. Qu’on ouvre son « Histoire Naturelle » ; qu’on consulte ses manuels du chasseur et du chercheur de minéraux, voire ses « Récits du Labrador », on y trouvera tout ce qui a trait à cette vaste et riche région ; même les choses les plus futiles, pourrions-nous dire.

Connaît-on cette page dans laquelle Voltaire raconte, comment au cours d’une conversation à Trianon, on parla de l’encyclopédie de Diderot : comment le duc de Nivernais souhaita y trouver des précisions sur la chasse à la perdrix, et comment Madame de Pompadour aurait voulu y découvrir la manière de fabriquer des bas de soie ou l’art de composer du rouge et de la poudre ; enfin, comment, ayant apporté l’ouvrage, le duc de Nivernais et la duchesse de Pompadour apprirent tout ce qu’ils voulaient savoir.

C’est que nous avons instinctivement le goût d’être informés, même sur les plus petites choses… Si la ménagère a besoin de savoir une bonne recette de ragout de moniacs, cet oiseau si commun au Labrador, elle la trouvera, quelque part, dans un récit de Puyjalon, comme le pêcheur trouvera combien d’œufs une femelle de homard peut déposer à l’époque de la ponte de ces crustacés, et de quelles mœurs jouissent les lièvres et les goélands. Récits, manuels, rapports d’Henry de Puyjalon forment donc comme une précieuse encyclopédie labradorienne. Cela vaut vraiment qu’on en parle un peu et qu’on connaisse son auteur…

Voilà donc deux immenses parties du pays qui, de par les lois naturelles, eussent dû être liées entre elles et appartenir à la province de Québec, comme l’Ungava. Quel immense et riche pays ! Et, pour ce pays-là, Henry de Puyjalon, l’« Homme du Labrador », comme l’appelait l’abbé Huard, fit de beaux rêves.

Un jour, il parcourait dans son canot le littoral du Labrador canadien, et tout en pagayant, avec le soleil d’aplomb sur la tête, il pensait aux richesses géologiques que contenaient peut-être les rochers que frôlait son embarcation. Il raconte :

« En voyant ces granits, ces gneiss, ces micaschistes, en arrêtant mes yeux sur les trapps, sur les expansions porphyriques qui les recouvraient, en admirant les reflets soyeux et irisés des cristaux qui tapissent les anorthosites labradoriennes, je ne pouvais m’empêcher de penser aux minéraux précieux que ces formations recèlent toujours ».

Et il songeait aux explorateurs plus heureux que lui, et plus riches, à qui l’avenir assurait peut-être ces richesses en puissance. Le soleil baissait et le soir vint. Il pénétra dans une baie, échoua son canot, dressa sa tente, et s’installa pour la nuit. Plongé dans une douce euphorie, bercé par le doux murmure de l’eau de la baie, tout devint bientôt à ses yeux vacillant, confus, indécis : ses pensées ondoyèrent. En face de lui, sur la rive opposée de la baie, une famille de Montagnais était campée. Bientôt, dans l’obscurité grandissante, il ne pouvait apercevoir que le feu du campement qui paraissait prodigieusement éloigné… Tout à coup, il lui sembla que ce foyer de sauvages se transformait en une puissante étincelle électrique qui vint éblouir ses regards. Et telle était l’intensité de cette lumière qu’elle pénétrait la muraille rocheuse où s’appuyait sa tente. Alors s’accomplirent des transformations singulières. Les granits, les gneiss et les micaschistes se décomposaient en leurs éléments… Les feldspaths ondulaient en laves, les quartz coulaient en fleuves jaunes que les micas recouvraient comme une tente cristalline… Puis la lumière pénétra dans les entrailles de ce coin de terre d’où il aperçut, s’entrecroisant en tous sens, des filons de toutes les couleurs où le jaune dominait. Dans la texture du sable de la grève que pénétrait la fulgurante lumière, il distinguait des kaolins très purs, et dans de larges veines rouges tachées de violets surgissant du kaolin, il reconnut du cinabre : puis de la galène et de l’oxyde d’étain coulaient en filons noirs constellés de parcelles lumineuses ; et, plus loin, encastrés dans la pierre, des cristaux de molybdénite, de bismuthine, de cobalt arsenical, et des filaments d’argent natif au travers de pépites d’or pur ; enfin, des minerais de cuivre et de nickel qui se mêlaient à du fer hydraté et à des fers spathiques et oxydulés.

Le rêveur était ébloui. Tous les gisements qu’il avait cherchés pendant vingt ans étaient là, devant lui ! Il pouvait les toucher, en remplir son canot. Non, ce ne pouvait être un rêve. Il les avait vus, ces granits, ces gneiss, ces micaschistes, tout à l’heure, avant le coucher du soleil, quand il pagayait son canot. Et il savait que Celui qui avait placé là ces rochers avait également caché dans leurs entrailles les précieuses substances dont il était entouré… Tout à coup disparurent à ses yeux toutes ces précieuses matières. Mais à leur place maintenant, il y avait des amoncellements de gemmes, de grenats énormes qui jetaient des lueurs de sang : des tourmalines noires jaillissaient des rochers, et aussi des corindons, des topazes jaunes, des béryls verts et des spinelles bleus étincelant partout. Enfin, surgit, énorme, monstrueuse, une émeraude : une merveille éblouissante dont toutes les couronnes royales de la terre n’auraient pu payer la valeur.

Alors l’homme n’y tint plus. Il s’élança d’un bond vers cette merveille. Une sensation de froid humide le saisit par tout le corps. Il barbotait dans l’eau de la baie où, dans son demi-sommeil, il s’était jeté. De l’autre côté, la lueur du feu de veille des sauvages tremblotait faiblement.

C’était le rêve du géologue du Labrador Canadien…

— Et un autre soir, un soir de printemps.

Henry de Puyjalon est de garde au Phare de l’Île-aux-Perroquets. Assis au pied de la tour d’où fulgure sur le fleuve la lumière du phare, il ne cesse d’admirer la puissante beauté du fleuve en cet endroit : beauté qui ne vient pas seulement de ses airs à demi tourmentés mais de l’absence de toute humanité, ce qui lui donne cette grandeur qu’il n’a cessé d’avoir depuis l’instant où les choses de la terre se sont mises en ordre sous la loi du Seigneur… Le soleil a vite disparu et la nuit aussitôt est descendue. Et quand les ténèbres épaisses pesèrent de tout leur poids sur la vaste étendue, le rêveur solitaire de l’Île-aux-Perroquets, qui sombrait dans le noir, cherchait encore à deviner au loin l’étendue amère. Jamais l’archipel de Mingan ne lui avait parue si déserte. Il était comme le centre d’un monde. Autour de lui maintenant, il n’y avait que la mer et son île qui le portait comme une barque ; et le ciel où chuintait le vent du large.

Tout à coup, les ténèbres deviennent plus opaques. Il y a comme un grand trou noir mais que la lumière du phare perce peu à peu. La lumière s’élargit, remplit une grande partie du fleuve, puis tout le golfe, puis le littoral, toute la côte et, aux yeux du solitaire, qui écoutait bruire la nuit, un monde merveilleux surgit de tous les points de la côte et du fleuve.

Les eaux du fleuve et du Golfe étaient subitement devenues les plus poissonneuses de toute l’Amérique. Dans toute l’étendue de cette mer pullulaient la morue prolifique, vorace et qui mord comme des grenouilles. L’eau s’étendait sur de vastes bancs qui, de la côte jusqu’à plusieurs milles au large, formait comme une terrasse sous-marine où ce poisson allait frayer. Le fleuve était tout constellé de barges de pêche, et on prenait dans une seule levée de filets des milliers de poissons. Puis, ce furent d’autres bancs, des bancs de harengs qui déferlaient avec la force d’un grand phénomène naturel : sur leurs bateaux, des milliers de pêcheurs en capturaient sans répit, comme autrefois, quand ils pêchaient des jours entiers de dix-huit heures… Tout le long du littoral, dans toutes les anses des cages étaient remplies de crustacés couleur d’algue et qui étiraient paresseusement d’énormes pinces s’emmêlant les unes aux autres : une immense, incroyable salade de homards… Dans l’eau transparente des embouchures des rivières, d’interminables nappes de dos verdâtres de saumons se déroulaient d’une rive à l’autre…

Et voilà que le ciel s’obscurcit comme à l’approche d’un orage. L’eau ne s’éclairait plus d’aucun rayon. Et c’est, en effet, un orage, une tornade : des milliers et des milliers d’oiseaux de mer et de grève arrivent en masses compactes, volant pesamment et se posant en troupes bruyantes sur les rochers, faisant un caquetage endiablé, se disputant les meilleurs endroits pour y dormir. Des troupes d’autres oiseaux, criant plus fort, cherchent à se nicher le plus haut possible, sur des monticules. L’orage s’est dissipé. Les derniers rayons du soleil font briller les varechs verdâtres. Des bancs de sable émergent ici et là, tout le long de la côte. Ils sont couverts d’oiseaux de grève lissant leurs plumes : des margaux, des pingouins, des macareux, des canards, de goélands. Dans les flaques des bords laissées par la mer et abritées des vagues, d’innombrables familles de mouettes pêchent, cherchant des crabes mous et des coquillages minuscules. Des goélands, volant lourdement au-dessus des îles et des ilots, rauquent des appels à la chasse, et de leurs yeux rouges, cherchent à percevoir les poissons glissant entre deux eaux. Il y a partout des dos noirs de loups marins qui émergent, mêlés aux dos blancs des marsouins : partout des bruits sourds, des piaillements, des claquements d’eaux fouettées. Des phoques, au large, soufflent à fleur d’eau.

Et voilà que tout à coup, avec une rapidité d’éclair, le spectacle change, devient tout autre. C’est maintenant un immense pays tout blanc de neige, qui s’étend à perte de vue : incommensurable ! Au milieu de plaines sans fin, des boqueteaux neigeux ou des blocs se dressent, géants pétrifiés et tors, au bord de vallées apocalyptiques. Plus loin, des monts à tiares cambodgiennes écrasent des clairières de leurs masses abruptes. Ils laissent voir de larges coulées de marbre blanc. Tout à coup, quel merveilleux spectacle ! Voici que descendent en longs défilés toutes les bêtes des forêts nordiques… Des orignaux aux lourds sabots accourent en longues foulées des plaines glacées et des savanes lointaines de l’Ungava ; des troupeaux interminables de caribous des bois au corps flexible venus des fourrés des Laurentides : ces chevreuils aux grands yeux pleins d’éclat descendent des collines boisées des cantons du nord de l’Ontario ; des ours bruns laurentiens, sournois et maraudeurs, qui auraient dû dormir au fond de leurs ténébreuses « waches », et qui se sont joints, lourds et patauds, au défilé ; des renards au museau allongé et à la tête ronde et finaude, aux allures vives et aux yeux perçants ; des lièvres, innombrables, aux jarrets élancés et à la mine éternellement effarée ; des castors aux formes lourdes et ramassées ; des loups aux regards de feu et aux crocs acérés ; des perdrix craintives des bois francs et des gelinottes ardoisées des sapins… et des visons, et des martres, et des pékans ; des carcajous, des mouffettes ; et tout le peuple immense de toutes les bonnes bêtes des bois qui descend en bataillons serrés, remplissant toutes les clairières, garnissant en lourdes grappes les branches dénudées des boqueteaux.

…Quel est donc ce merveilleux pays aux eaux et aux terres si riches ? Mais, malheur, tout s’éloigne petit à petit, s’efface, s’estompe comme dans une brume légère et floue ; puis tout disparaît. Il ne reste plus, au-dessus de l’Île-aux-Perroquets, qu’un groupe de goélands voraces, de mouettes blanches, et d’autres oiseaux au bec dur et tranchant, zébrant un ciel de laine grise, criaillant et rauquant… Peu à peu, ils se rapprochent, se fondent comme en un seul oiseau : un grand goéland gris qui tournoie comme une trombe, ailes battantes et bec menaçant. Il fonce

Et le gardien de l’Île-aux-Perroquets se réveille en un formidable sursaut.

C’était le rêve du zoologue… Une marche à contre-courant : une course en marche-arrière dans le passé du Labrador Canadien !

La nuit était tout à fait venue. Au-dessus du gardien, les jets puissants de la lumière du phare fulguraient, s’éparpillant en un vaste cercle au-dessus des eaux grises du fleuve. Les embruns avaient couvert de gouttelettes son mackinaw de cuir… Henry de Puyjalon pénétra, transis, dans la petite salle de veille du phare. Bientôt, enfoncé dans un fauteuil rustique, le gardien du phare s’absorbait dans la lecture de l’épopée des Macchabées de la Nouvelle-France dont il avait commencé la lecture la veille. Et comme pour faire suite au beau rêve qui venait de tant réjouir son cœur de chasseur, il apprit que la petite garnison du Fort Bourbon dont Pierre LeMoyne d’Iberville venait de s’emparer à la Baie d’Hudson, avait occis pendant une partie de l’hiver de 1697, 90,000 perdrix, « de ces belles perdrix aux yeux cerclés de rouge, qui sont grosses comme des gelinottes », et 20,000 lièvres ; et que dans les deux jours de la Toussaint et du Jour des Morts de cette année-là, LeMoyne de Sérigny, frère de d’Iberville, du pont de son navire, dans les mêmes parages de la Baie d’Hudson, avait assisté au défilé impressionnant de 10,000 de « ces grands daims qu’on appelle caribous », et qui descendaient du nord.

Et, cette fois, ce fut, éveillé, le rêve du chasseur.

X

Un grand chasseur et un défenseur des chasseurs. — Ces brocards dont on accable les chasseurs. — Ce que de Puyjalon en pensait. — Henry de Puyjalon « touché ». — Le terrible mal. — Premiers symptômes. — Une journée fatigante sur l’Île-à-la-Chasse. — Mélancolie, dépression. — Dernière vision. — Et la fin… — Le désespoir d’un enfant. — Vers une tombe solitaire…

Henry de Puyjalon était un chasseur passionné. Michel-Ange Blondus nous enseigne que la chasse est l’apanage des rois et des grands seigneurs ; et l’on peut dire la même chose de la pêche. De Puyjalon avait de ce côté de l’atavisme dans le sang. Toute la noblesse française est faite de grands chasseurs qui s’adonnent à ce noble sport avec une sorte de volupté. C’est sa passion de la chasse qui conduisit Henry de Puyjalon sur la Côte Nord du Saint-Laurent, comme avait obéi à son appel, son ami intime Johan Beetz, grand chasseur, lui aussi, devant Dieu et devant les hommes.

Au Labrador canadien, tout à son plaisir de la chasse et de la pêche, Henry de Puyjalon voulut aider à partager sa passion, les Canadiens du Québec, eux aussi, par atavisme, chasseurs et pêcheurs passionnés, descendants des premiers colons français, tous grands chasseurs, mais qui chassaient surtout par nécessité. Et, après Frank Forrester qui nous apprit que notre pays était le « Paradis de la Chasse et de la Pêche », Henry de Puyjalon a pensé démontrer aux gouvernements qu’ils agiraient sagement en inscrivant ce « paradis » dans la colonne de notre actif national ; et à nos populations qu’elles devraient ajouter au plaisir de faire le coup de feu dans nos bois et de fouailler nos eaux, à cette sympathie, l’intérêt même pécuniaire :

« La chasse », écrivait-il, « est à la fois un plaisir et une étude ; la chasse est aussi une grande passion, la plus absorbante, la plus dévorante, la plus délirante des passions.

« Qu’étaient l’amour, la fortune et l’ambition aux époques bénies où l’homme et le Grand Ours habitaient des cavités voisines ? Qui oserait prétendre, après avoir lu Monsieur Boucher de Perthe, que le plus idiot des troglodytes eût hésité, un instant, entre un fusil à percussion centrale et la plus suave des Èves de l’âge de pierre, eut-elle été embellie des millions de Monsieur Vanderbilt et de la Couronne de Monsieur Carnot ».

En proie à une passion aussi éloquemment exprimée, on conçoit qu’Henry de Puyjalon ait aimé non seulement la chasse mais aussi le chasseur. Aussi a-t-il fort énergiquement défendu ce dernier contre les brocards, assez stupides d’ailleurs, dont on l’a toujours accablé. On l’accuse, par exemple, de mensonge. « Tout chasseur est menteur », dit un dicton qu’on hésite un peu à placer sur le dos de la Sagesse des Nations. Or, il se réjouissait d’avoir pu observer que le chasseur, le vrai chasseur, dédaigne cet esprit dont il est l’objet chez ceux qui participent à cette « forme vieillotte et démodée du scepticisme ».

« Si je n’avais », disait-il, « la confiance la plus entière, la plus candide dans le chasseur et dans ses récits, je voudrais l’acquérir au prix des plus fabuleux efforts, ne serait-ce que pour protester contre les inévitables clichés, répétés de mille manières, depuis Gaston Phoebus jusqu’à nos jours par les gens d’esprit ».

Les chasseurs du Labrador Canadien, comme ceux de tout le pays, comme ceux du monde entier, ont donc eu un défenseur convaincu dans le grand et passionné chasseur que fut Henry de Puyjalon.

Mais il n’est si grand chasseur sur terre qui ne finisse, hélas ! par tirer son dernier coup de feu.

Le 17 août 1905, sur l’Île-à-la-Chasse… C’était l’heure où l’on ne sait plus bien si la brume descend du ciel ou monte de la terre ou de la mer. Mais, ce soir-là, cette brume était transparente, légère. De l’Île, on apercevait la côte presque irréelle, dans l’horizon opaque et ramassé.

Tout le jour, Henry de Puyjalon avait parcouru les bois et les grèves de son île, tirant, ici et là, un coup de feu invariablement suivi de la chute d’un oiseau dont il ne voyait pas l’utilité, ou d’un écureuil, histoire de se dérouiller un peu les bras, Dans cette course « à ne rien faire », il était, ce jour-là, accompagné de son fils cadet, Raymond-Roger, alors âgé de dix ans, et qui était venu passer quelques semaines de ses vacances avec son père.

Depuis déjà plusieurs semaines, le Solitaire n’était pas sorti de son île où, du reste, à partir de la mort de sa femme, trois ans auparavant, il s’était comme enterré ; d’autant plus qu’alors s’était fait entendre le premier coup de la « sonnette d’alarme ». Alors, il avait senti le malaise angoissant des premiers troubles cardiaques. Et, dans la suite, ce fut constamment dans son être comme une grande lassitude et, souvent, des douleurs lancinantes, de douloureux pincements au cœur. Alors, une sueur froide, abondante, inondait son visage maintenant émacié, amaigri, traduisant à tout instant un inexprimable sentiment d’angoisse. Il se sentait faible, vieilli, malade. Henry de Puyjalon était touché par le terrible mal, celui qui frappe d’ordinaire les ardents, ceux qui se dépensent sans compter. Le cœur faiblissait sous les cruels pincements, les coups de lancette, et semblait s’arrêter tout à coup de battre sous des étouffements.

Il avait alors soixante-six ans. Vingt-cinq ans de courses éreintantes dans le méandre des îles du littoral, pagayant lui-même son embarcation, et dans les forêts, exposé à toutes les intempéries, couchant au hasard des halliers et des rochers près desquels il dressait sa tente, l’avaient prématurément vieilli et s’étaient inscrits sur son visage en un réseau de petites rides, assombrissant sa claire physionomie et sa bonne humeur naturelle…

La tombe d’Henry de Puyjalon sur l’Île-à-la-Chasse. Celui que l’on voit près de la tombe est Urgel Cormier qui a enseveli le malheureux comte. — — (photo du Dr Binette, du Havre-Saint-Pierre).

Le jour a été fatigant. Et maintenant, ce soir, assis au seuil de sa cabane, construite du côté du fleuve, à mesure que la nuit cherche à accorder ses tons bleuâtres aux formes tranquilles de l’île, il tâche, de ses yeux embués de mélancolie, de deviner au plus loin possible l’étendue amère. Tout s’abolit dans la grisaille. Jamais cette partie de l’archipel de Mingan ne lui a paru si déserte. L’éclat d’un phare tournant, tout proche, illumine à intervalles réguliers sa face qu’on dirait de bronze. La flamme, directe et crue, blafarde, ruisselle sur la noire immensité d’eau mouvante.

Seul ? Non. Une voix jeune et fraîche, de l’intérieur de la cabane, coupe le silence nocturne. C’est Raymond-Roger :

« Papa, quel est donc cet oiseau qui vient de si vilainement crier sur le morne, en arrière de la cabane ? »

On entend un hululement insupportable.

« C’est un grand duc de Virginie… un oiseau de malheur. Mais tu dois avoir sommeil, mon enfant, dors, je te rejoins bientôt…

Sur la grève, des goémons rougeâtres brillent sous les rayons de la lune qui vient de se lever et trace sur les eaux mouvantes une longue traînée de lumière. Tout près, à quelques pas de la cabane, on voit les ruines d’une petite homarderie encastrées dans un amas chaotique de rochers. C’est la dernière vision du Solitaire de l’Île-à-la-Chasse, l’« Homme du Labrador ».

Le lendemain matin, Raymond-Roger, voyant que son père reste plus longtemps que de coutume sur son petit lit de camp, s’approche de lui, l’appelle, crie, le secoue : silence.

Henry de Puyjalon était mort.

Alors, l’enfant, affolé, courant et pleurant, traverse l’île par un petit sentier tracé à travers le bois, et, parvenu sur l’autre rive, détache l’embarcation de son père qui reposait là, et seul, pagayant avec misère, aborde la terre ferme, à Betchouan, où il va réclamer du secours chez la seule famille du hameau : la famille Salsman.

Henry de Puyjalon, selon un désir qu’il avait exprimé, fut inhumé sur son île, près de sa cabane. Il dort là son dernier sommeil depuis trente-trois ans.

Et c’est vers ce coin de terre perdu au milieu des eaux du Saint-Laurent que s’élance en ce moment, de notre humble plume, en même temps qu’un hommage ému d’admiration, l’expression d’un vœu : celui de voir, un jour prochain, s’élever sur cette tombe solitaire et oubliée, une modeste stèle, une simple pierre tombale, quand ce ne serait que pour rappeler aux flots qui passent, chargés de poissons, aux oiseaux qui tourbillonnent au dessus des Mingan, celui qui les a tant aimés…

FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 vii

  1. Voir correction apportée par l’auteur
  2. Placide Vigneau a été l’un des fondateurs de la Pointe-aux-Esquimaux, aujourd’hui Havre-Saint-Pierre, chef-lieu de la Côte Nord du Saint-Laurent et siège de la Préfecture Apostolique du Golfe Saint-Laurent. Il vint des Îles de la Madeleine avec d’autres Madelinots en vue d’un établissement sur la Côte Nord. Ils débarquèrent à la Pointe-aux-Esquimaux en 1858. À partir de cette date jusqu’en 1907, il rédigea au jour le jour un journal dans lequel il mentionne tous les événements de la Côte Nord. Ce journal fut repris par son fils Hector, aujourd’hui gardien du phare de l’Île-aux-Perroquets, jusqu’en 1926. Placide Vigneau fut gardien du phare de l’Île-aux-Perroquets, du groupe Mingan, de 1891 à 1923. Il mourut en 1925.
  3. Raymond-Roger, fils cadet d’Henry de Puyjalon, né sur l’Île-aux-Perroquets, est mort à Ottawa en 1929, à l’âge de 34 ans. — Son frère, Louis-Henry, vit encore (1938), à Ottawa. Il est né à Québec en 1884. Il est le seul survivant de la famille de Puyjalon. Voir correction apportée par l’auteur
  4. L’hon. Gédéon Ouimet est né à Sainte-Rose, comté de Laval, le 3 juin 1823. Il était le 26e enfant de Jean Ouimet, capitaine de Milice, et de Marie-Louise Major. Il fut admis au Barreau de Montréal en août 1844. Il s’établit d’abord à Vaudreuil, puis à Montréal. Il fut Bâtonnier du Barreau de Montréal en 1871 ; président de la Société Saint-Jean-Baptiste en 1871. Il fut le premier Procureur-Général de la province de Québec lors de la Confédération. Il avait été élu par acclamation le 22 août 1867 dans Deux-Montagnes qu’il représenta jusqu’à sa nomination à la surintendance de l’Instruction Publique. Après la démission de l’hon. P.J.O. Chauveau, il devint premier ministre et secrétaire provincial. Il fut un des plus forts orateurs de son temps. Il fut officier de l’Instruction Publique. Il est l’auteur d’un catéchisme des Lois Scolaires.
  5. Le juge Louis-Onésime Loranger, 1937-1917. Né à Yamachiche et admis au Barreau en juin 1858. Échevin de la cité de Montréal de 1869 à 1877 ; député de Laval à la Législature le 15 juin 1875. Il entra dans le Ministère Chapleau, en 1879, en qualité de Procureur-Général. Le 5 août 1883, il devenait juge de la Cour Supérieure. Il prit sa retraite le 24 mai 1909. Il mourut à Saint-Hilaire, le 18 août 1917.
  6. Sir Joseph-Adolphe Chapleau, 1840-98. Avocat, homme politique, ministre, lieutenant-gouverneur, Chevalier et Commandeur. Il est né à la Canardière, près de Québec. Fut élu au Parlement de Québec en 1867. Il fut Solliciteur-Général dans le ministère Ouimet en 1873-74. Fut premier ministre de 1879 à 1882. Il fut Secrétaire d’État aux Communes en 1882. Nommé lieutenant-gouverneur en 1892. Mort à Montréal le 13 juin 1895.

    Joseph-Étienne-Eugène Marmette, 1844-95. Commis, directeur adjoint des Archives, romancier et historien, il a publié plusieurs romans canadiens historiques, de 1870 à 1895 année où la mort interrompit son dernier roman : « À travers la Vie ». Il a publié neuf romans ; aussi des récits, des souvenirs.

    Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice, 1844-97. Chasseur à pied, député greffier, journaliste, auteur. Membre fondateur de la Société Royale du Canada. Il fit du service militaire sous l’empereur Maximilien au Mexique. Il publia un grand nombre d’ouvrages : histoire, études, récits, souvenirs, esquisses historiques, monographies, etc.

    Joseph-Marie-Arthur Buies, 1840-1901 ; avocat, homme de lettres, journaliste, auteur de nombre d’ouvrages : études, histoire, chroniques. Ses principaux ouvrages sont des monographies relatives au Saguenay, à l’Outaouais, à la Matapédia, aux Laurentides, etc.

  7. Si Henry de Puyjalon n’a pas réussi à faire venir à Québec le sympathique « entrepreneur de démolitions » que fut Léon Bloy, il a pu induire le « Roi du chocolat », Henri Ménier, à venir dans notre province, où, sur une première et colorée peinture que lui fit M. de Puyjalon, il acheta l’Île d’Anticosti dont il fut possesseur de 1895 — 16 décembre, — jusqu’au 11 juillet 1926 alors que le sénateur Gaston Ménier, frère d’Henri, vendit pour la somme de 6,500,000 $ l’île qu’Henri Ménier avait payée 125,000 $, de la « Governor and Company of the Island of Anticosti ».
  8. Je dois à Madame Ubald Bureau, de la rue Scott, à Québec, fille de feu Pierre-Célestin LeFrançois, fondateur, en 1858, de l’Hôtel Champêtre, de Château Richer, les notes suivantes qu’elle me communique aimablement au moment où je commence la correction des épreuves de ces pages. Ces notes, extraites de l’historique de l’Hôtel Champêtre, sont trop intéressantes pour ne pas les inclure dans cette monographie du comte Henry de Puyjalon qui ne pèche déjà pas trop par l’abondance des documents. Voici cet extrait des registres de l’Hôtel Champêtre :

    « …Puis vint l’excellent comte Henry de Puyjalon arrivé à Québec en 1872, qui s’acclimata si bien à la vie paisible de cette maison hospitalière qu’il y demeura plusieurs années, ayant fait de la famille LeFrançois comme sa propre famille.

    « Outre le souvenir d’un homme de science, le comte de Puyjalon laissa en partant, lorsque le destin le prit ailleurs, celui d’un parfait gentilhomme, bon et charmant, au cœur plus grand que la bourse et dont la noblesse se manifesta bien autrement que par la couronne de comte que nous pouvions retrouver sur chacun des accessoires à son usage : couronne brodée sur fines toiles, sur objets divers, ciselée dans l’ivoire de choses très anciennes.

    « Il eut un fervent ami dans Oscar Dunn qui lui resta fidèle dans ses revers de fortune. Il aimait à venir souvent se délecter en se reposant avec cet ami sûr, cet homme de sciences ; tous deux devisant sur la vie et ses duretés.

    « Une mauvaise étoile poursuivit M. de Puyjalon même dans son pays d’adoption. Alors qu’il possédait encore un reste de fortune, il fit l’acquisition, à Château Richer, d’une immense terre à culture sur laquelle il avait découvert des carrières de pierre lithographique. Le comte possédait tous les secrets de cette science de la lithographie et il comptait tirer de cette terre des revenus considérables.

    « Il en fit donc l’exploitation, puis prépara un envoi considérable de ces pierres. Il en remplit un wagon complet qu’il expédia on ne sait où… Malheureusement son envoi resta sans résultat. Il n’en eut jamais de nouvelles. Tout son avoir fut anéanti et ce fut la fin de tout. Il ne lui restait plus un sou.

    « M. de Puyjalon demeura encore quelques années dans la famille LeFrançois qui lui fournit gratuitement nourriture et vêtement. Il lui vint, enfin, une minime charge du gouvernement de la province et il partit alors pour aller demeurer à Québec où il fit la connaissance de Mlle Angélina Ouimet

    qu’il épousa…

    « Un jour il s’embarqua sur un pauvre petit canot, vraie coquille de noix, pour une expédition sur la Côte Nord, amenant avec lui le jeune Jules LeFrancois alors âgé de seize ans. L’aventure était périlleuse et le jeune homme en eut vite assez. Avant qu’il fut trop tard, il prit le train et regagna Québec…

    « Pour ce noble au cœur si large, l’argent ne comptait rien. Un jour où tout son avoir se résumait en un dollar au fond de son gousset, il se présenta un pauvre à la maison. Puyjalon prend son dollar et le donna au mendiant, sans regrets, et tout heureux de sa largesse… »

  9. Dans un rapport de l’Assemblée Législative en date du 16 avril, 1884, publié dans le volume des « Débats de la Législature » pour 1884, recueillis par M. Alphonse Desjardins, M. Faucher de Saint-Maurice, alors député de Bellechasse, attire l’attention de la Chambre sur l’un des rapports d’Henry de Puyjalon adressé au Commissaire des Terres de la Couronne et concernant les ressources naturelles du Labrador canadien et la meilleure manière de les protéger. Faucher de Saint-Maurice profite de l’occasion pour faire les plus grands éloges d’Henry de Puyjalon et donne dans ses discours de nombreux renseignements sur la Côte Nord du Saint-Laurent puisés dans les rapports de M. de Puyjalon. Il attire surtout l’attention de la Chambre sur la protection qu’il y aurait à établir pour conserver certaines espèces de gibier et, en particulier, pour le canard eider. Faucher de Saint-Maurice fut secondé dans ses remarques par M. Desjardins, député de Montmorency, qui dit, entre autres choses : « La province a lieu de se féliciter des services importants de M. le comte de Puyjalon et nul doute que cette Chambre comme le pays lui sont reconnaissants des services signalés qu’il rend par ses travaux. »
  10. John James Audubon, 1780-1851. Célèbre ornithologiste américain d’origine française. Il fit ses études à Paris et y étudia le dessin. À son retour en Amérique, il parcourut toutes les régions les plus inexplorées de l’Amérique du Nord. Il étudia surtout les oiseaux. Vers la fin de 1830, il fit paraître à Édimbourg, le premier volume de ses « Oiseaux d’Amérique ». Plus tard, en 1846, parut à Philadelphie un autre de ses ouvrages : « Les Quadrupèdes d’Amérique ».
  11. Un communiqué du Ministère des Mines et des Ressources Naturelles publié en 1937 nous apprend que cette année-là, 1937, 22,000 touristes sont allés voir le sanctuaire des oiseaux du Rocher Percé. La moitié, soit 11,000 ont pris une barque automobile et ont fait le tour de l’Île de Bonaventure, autre sanctuaire d’oiseaux, situé à trois milles de la côte, pour contempler la multitude étonnante d’oiseaux qui font leurs nids sur le rebord des falaises de ces Îles.

    Ces réserves sont habitées durant l’été par des milliers de margaux, grands oiseaux blancs gros comme des outardes, et par des mouettes, cormorans, pingouins, guillemots et autres oiseaux.

  12. Les Îles Cawee sont situées au nord de l’Île d’Anticosti, tout près de la terre ferme, un peu à l’est de la pointe qui termine la Baie des Homards, et non loin de la rivière Pentecôte. Ce sont deux îles, élevées, de granit gris, dépourvues d’arbres. La plus grande est de forme triangulaire, chaque angle, long d’environ sept encablures, et de 250 pieds de hauteur. La petite île est éloignée de la grande d’environ un mille et quart vers le sud-ouest ; elle est longue de trois encablures. Il y a plusieurs rochers à fleur d’eau au sud-est et un récif que l’on voit à deux encablures vers le nord, à la pointe ouest de l’îlet. Il n’y a pas de bois ni eau sur ces îles.
  13. L’un de ces deux frères Labrie, François, est le père de Mgr Labrie qui vient d’être nommé Vicaire Apostolique de la Préfecture du Golfe Saint-Laurent.
  14. Grey Owl est mort, comme l’annonçaient dernièrement les journaux le 13 avril dernier — 1938.
  15. L’« Histoire Naturelle » d’Henry de Puyjalon est ornée d’une préface d’Édouard Delpit ; mais cette préface n’est pas complète, la mort ayant arraché la plume des mains du préfacier en 1900. C’est M. de Puyjalon qui la termina en annonçant la mort soudaine de son ami.

    Édouard Delpit était né à la Nouvelle-Orléans, en 1844 ; il est mort à Québec en 1900 après un séjour de plusieurs années. Il fut journaliste, sous-préfet — en France en 1873. — Puis il se tourna vers les lettres. On lui doit : « Les Mosaïques », (1871) ; « Constantin », drame en vers (1877) ; « Ces Faiseurs de Coups d’État », (1878), et un assez grand nombre de romans oubliés. Il vint au Canada vers 1875.

    Pendant qu’il résidait à Québec, il fut secrétaire de Sir Louis A. Jetté, lieutenant-gouverneur de la province. En 1900, il fut le héros d’un retentissant procès à propos de son mariage contracté en mai 1893 avec une jeune fille de 16 ans, Jeanne Côté, de Montréal, devant un ministre protestant alors que les deux conjoints étaient considérés comme catholiques. Le mariage ne fut pas heureux. Mais tous deux furent d’accord sur un point : c’est que la vie commune leur était devenue impossible. Jeanne Côté-Delpit demanda la séparation judiciaire et introduisit devant les tribunaux une demande en séparation de corps. Mais son mari se lança dans une autre voie. Il saisit de son cas le tribunal ecclésiastique, prétendant que le mariage de deux catholiques qui n’avaient pas adjuré leur foi devait être frappé de « clandestinité » lorsqu’il était consacré par un ministre protestant. En vertu de cette théorie, il demandait l’annulation de son mariage. Il obtint gain de cause. Le mariage fut déclaré nul par un jugement motivé de l’Ordinaire de Québec en date du 12 juillet 1900, confirmé à Rome par un décret de la Propagande en date du 23 novembre de la même année. Par contre devant le tribunal civil, par un jugement du juge Archibald, l’action du demandeur Édouard Delpit fut renvoyée avec dépens. Ce procès a eu dans le temps beaucoup de retentissement. L’Ordinaire de Québec était alors S.E. Mgr L. N. Bégin, plus tard, deuxième cardinal canadien.