Pœuf/Chapitre IV

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Paris : H. Floury (p. 77-106).




L’hivernage arriva. Le ciel voyageait, un ciel d’ardoise que barbouillaient des nuées blanchâtres, des vapeurs safranées, des fumées d’un rouge opaque ; il s’éventrait, jetait une tapageuse averse, creusait des ruisseaux, changeait les ruisseaux en rivières, aplatissait l’herbe, cinglait les maisons, appesantissait les feuillées, dressait de prodigieux arcs-en-ciel dans de subites échauffourées de lumière ; puis, sous une brise imprégnée d’aromates, la terre séchait comme par magie, l’herbe se piquait de feux diaprés, les arbres se remettaient à verdir, les habitations à s’éclairer, le soleil à irradier sur des horizons poudroyants. Et cela durait jusqu’à ce qu’une ondée flagellât tout encore. C’était l’époque où les vents du sud et de l’ouest vomissent de l’eau à travers la Guadeloupe, où s’éteignent les poitrinaires, où l’on vit chez soi, où les perroquets, détestant leurs perchoirs, le bec farouche, se hérissent au clapotage mou des pluies, crient et battent furieusement des ailes. — Je ne m’amusais guère.

Ma mère présidait à mes récitations, Chassagnol à mes exercices de calcul, mon père à mes autres études. Et il n’était plus question de Pœuf, depuis que son recours en grâce voguait vers la France.

Je conservais sa clarinette ; j’y tenais ! on ne m’en eût pas séparé facilement ; mais elle ne me flattait plus, gisait au fond d’un tiroir, — d’une après-midi où, pour l’avoir embouchée, j’avais excité la réprobation des miens : « Est-ce qu’on se fourrait aux lèvres un instrument ainsi mordillé d’avance ?… un vieux, un malpropre, un ignoble instrument ? Pouah ! » — Vite, je m’étais gargarisé.

Un événement se disposait d’ailleurs à me créer un peu plus homme et à m’ouvrir l’intellect sur un tas de choses qui, faute de réflexions graduées et de substantielle expérience, m’avaient en partie échappé jusqu’alors. Il se développa un samedi, jour de l’Assomption, — je me le rappelle — dans le jardin de l’ordonnateur, près du bassin et des deux canards. Le temps d’écarquiller les yeux, de m’indigner, de m’assombrir, d’opérer une rapide volte-face, — et Marie m’avait effectivement préféré un maigre adolescent, fils du procureur général de la colonie !

Les bras m’en tombaient. Très abattu, très penaud, je pus dissimuler sur le moment ma rage d’orgueil meurtri ; mais, de retour chez nous, assoiffé de solitude, quand, par le caniculaire grenier où de suite je m’étais réfugié, en haine du prochain, j’eus gesticulé mon mépris et bien promené mes rancœurs d’une poussiéreuse lucarne à un fauteuil boiteux, puis du fauteuil à une seconde lucarne, tous mes nerfs se détendirent. « Oh ! certes ! ah ! ma foi, oui ! Pœuf avait eu joliment raison de le proclamer : les femmes étaient des coquines, de vraies coquines, de rudes coquines ! » Quel mot ! Il m’emplissait du haut en bas, synthétisait mes ressentiments, les faisait moins revêches, moins âpres ; et je le savourais, me l’appropriais à cette heure comme si je l’eusse imaginé, lui dont le goût de poivre long m’avait tant surpris, quatre semaines auparavant. Et je me le répétai avec une joie vengeresse, la face ruisselante de sueur, le cœur ulcéré contre cette Marie, cette perfide Marie qui, là, en quelques minutes, dans sa robe rose d’autrefois, venait de me jouer le tour de m’oublier. « Qu’allait penser l’ordonnateur en apprenant que sa fille… ? » Les deux sous, la pièce de deux sous neuve dont elle m’avait gratifié, sonnant alors, par hasard, au milieu d’une poche où ma main, depuis un instant, tournait et retournait un sifflet d’étain, une bille d’agate, de la ficelle, mon mouchoir, je la saisis et la lançai au loin, les yeux clos, afin de ne pas voir où elle se perdrait. « Car je ne me sentais pas coupable, n’avais pas mérité qu’on me préférât un dadais, un grand dadais, un sot !… une espèce de crétin !… un imbécile à museau de racoon ! »

Une seconde, — tandis que naissait en moi, par jalousie, l’idée que Barrateau devait avoir été le rival de Pœuf, — je me promis d’abandonner la maison paternelle, de gagner une montagne, de me creuser une grotte, d’y vivre de racines et de fruits sauvages, hors du monde, à l’exemple de certain ermite du Chimboraço dont on m’avait prêté l’histoire ; mais, une idée beaucoup plus pratique ne tardant point à m’inciter, somme toute, je résolus de choisir une autre bonne amie. « Laquelle ? » Vêtues de blanc, de bleu, de rose, des petites filles paradèrent devant mes besoins d’amour et mes ambitions de revanche, — aucune d’elles ne me plaisait comme Marie ; — je me déclarai que, décidément, Barrateau devait avoir été le rival de Pœuf ; puis l’âme abasourdie, la tête en feu, accablé par l’épouvantable chaleur du grenier, je dévalai soudain vers le Champ-d’Arbaud.

Une bouffée d’air côtier me rafraîchit, malgré le soleil, dont la virulence, pour la dixième fois peut-être, séchait la terre, ce jour-là. Et j’entamai une promenade affadie, promenade où, le chapeau sous un bras, la mine basse, la démarche dolente, pareil à un convalescent, peu à peu je commençai à m’attendrir sur mon propre sort et sur la fièvre dont il me semblait relever.

Je bouillonnais encore ; mais ce ne fut bientôt plus que par saccades brèves. Soit au sujet de Marie, soit au sujet de Pœuf, de lamentables rêves m’absorbaient.

L’ombre grise des manguiers, le long desquels je marchais, ne me distrayait point, ni la chanson monotone des vendeuses de bonbons, ni le va-et-vient de quelques passants, ni le cri des piot-piots dans les feuilles, ni les combinaisons de kaléidoscope d’un ciel variable ; et je me demandai à qui je donnerais la clarinette, s’il m’advenait de mourir un soir ou l’autre : « À Marie ?… Hum !… Oui, à Marie… pour qu’elle me regrettât, en s’apercevant que je lui avais pardonné. »

— Mouché ! mouché ! fit près de moi une voix comique.

C’était la voix de Lapin. Il avait son sarrau brun.

— Eh bien ! repartis-je, qu’est-ce qu’il y a ?

Il ricana.

— Péf !… Péf !

— Eh bien ! quoi… Pœuf ?

— Péf en pouison !… Péf pli batte moin ! Moin content.

— Comment ! m’écriai-je furieux, tu es content que Pœuf soit en prison ?… Répète-le donc.

Il ne broncha point.

— Ose donc le répéter.

Son regard pétilla d’une clarté venimeuse.

— Tu aurais vu ! grommelai-je alors.

Et je poursuivis mon chemin.

Mal m’en prit, car, au bout de quatre pas, une pierre me frappait la cuisse. Je me retournai : Lapin fuyait déjà ; mais, cette fois, nous étions sur le Champ-d’Arbaud, en terrain plat, et je me lançai derrière lui.

— Lâche ! lâche ! criais-je, blême de colère. — Lâche !

Et je ne perdais pas de vue ses jambes grêles qui galopaient avec furie.

— André ! clama mon père, quand je passai devant notre maison.

Je ne l’écoutai point. « Tant pis ! » Il fallait que j’attrapasse Lapin, que je le punisse de sa traîtrise, de la perfidie de Marie, — et que je vengeasse Pœuf, mon pauvre Pœuf.

— Lâche ! recommençai-je à crier.

J’ignore si ses jambes se mêlèrent, ou s’il butta contre une racine ; mais brusquement j’aperçus mon Lapin à terre. Je l’accablai de gifles, de coups de poing.

— Tiens ! gueux… Tiens ! brigand… Voilà pour Pœuf !… pour moi et pour Pœuf !

Il se remit sur pieds. Nous nous étreignîmes ; mais de nouveau il mesura le sol, en un clin d’œil. Et les gifles continuèrent à pleuvoir sur sa face poudrée de son ; et je tapais ferme ; et je crois que je l’aurais assommé, — si une main ne m’avait relevé, un peu trop rudement, la main de mon père.

— Pourquoi bats-tu cet enfant ?

— Parce qu’il m’a jeté un gros caillou et qu’il a dit du mal de… de…

Je m’arrêtai.

— Du mal de qui ?

— Du mal de Robert, déclarai-je avec aplomb.

Mon père gronda :

— Tu n’es qu’un drôle !… Robert n’a nul besoin de toi pour le défendre !… Ne t’avise plus de galopiner ainsi, ou tu auras affaire à moi !

Et nous rejoignîmes la maison.

— André n’est pas blessé ? demanda ma mère.

Loin d’être blessé, André s’était battu comme un beau diable !

Et je ne fus pas autrement réprimandé, sans doute à cause de ma victoire, — les familles aiment les braves ! — et, le soir venu, tout à la volupté de mon triomphe, — j’avais calmé mes nerfs, — je finis par moins me plaindre de Marie.

Un mois s’écoula encore. — On m’obligeait à travailler ferme ; je progressais ; l’amour ne me harcelait plus ; et, ma conduite ne laissant rien à désirer, on avait satisfait un de mes plus chers désirs : celui de monter Grenat, le cheval favori de mon père. Foin des ânes étiques de la caserne ! c’était sur une bête plantureuse et superbe que maintenant je parcourais les environs de la Basse-Terre, malgré l’hivernage et des pluies torrentielles.

Pœuf m’inquiétait toujours ; son image me chagrinait de temps à autre ; mais il se couvrait d’ombre, et l’heure approchait où j’allais me déshabituer de lui, naturellement, si le paquebot ne se hâtait d’atterrir, porteur de la grâce ou du rejet de la grâce.

Les retours de paquebots — ils disent de packets, là-bas — ont, aux colonies, une importance singulière. C’est eux qui commercent ; c’est eux qui viennent de la patrie ; c’est eux qui distribuent les lettres, les promotions, les ordres de rappel ; c’est sur eux qu’on s’embarquera, par eux qu’on reverra le pays, plus tard ; c’est eux qui, surgissant d’horizons incommensurables, se montrent très petits d’abord, d’une petitesse d’oiseau par les ciels fulgurants, puis se développent, puis se transforment. Ils approchent, leurs voiles bombent, leur coque se dessine, la mer blanchit à leur proue ; de la fumée ! les cordages naissent à vue d’œil, coupent l’atmosphère de lignes raides ; et voici qu’avec une lorgnette on aperçoit la vigie au haut d’un mât. C’est eux qui, de courses en plein vent, amènent un air plus respirable. Vont-ils jaser de mort, de désastres, ou égayer ce coin de rivage où déjà l’on s’agite ? Nul ne le sait. Et des coups de sifflet percent les distances ; et le navire paraît se déshabiller. On jette l’ancre.

— Hein ? comme ça sent la France ! s’écrient, de-ci de-là, les gens dont la primitive énergie de langage n’a pas été tuée par la fréquentation du nègre et la chaleur.

— Oui, chè, ça sent vouement la Fouance ! répondent les autres.

Aussi, dès qu’un packet est signalé, une foule se précipite-t-elle vers les débarcadères. Fonctionnaires de tous rangs et de tous grades, créoles endimanchées, mulâtres, noirs, femmes de couleur, magnocos de race plus ou moins suspecte, une masse humaine grouille, prête à s’insuffler l’odeur, la sympathique odeur, au moment où le premier canot l’apportera. Et les visages européens rayonnent sous les ombrelles ; et les faces bistrées jubilent en d’ivoirins sourires éclaboussés de soleil.

Pour moi, outre l’odeur de France, — je la reconnaissais d’ailleurs fort mal au milieu des odeurs qui vacarmaient là, au bord d’une mer presque sans cesse éblouissante, — l’arrivée d’un paquebot, c’était des lettres de mes frères, en train de terminer leurs études à Brest, — puis une joie de mes parents.

La Martinique, vapeur à roues, fut signalée un matin de septembre. Mais comme il avait plu et venté une partie de la nuit ; mais comme un ras de marée soulevait la rade, elle ne put prendre son mouillage. Longtemps, on distingua son panache de fumée, ses voiles, d’une blancheur crayeuse contre l’horizon ; tantôt elle apparaissait, tantôt elle se cachait, — des lorgnettes étaient braquées sur elle ; — puis, le voisinage de la terre présentant du danger, elle regagna le large, à la stupeur publique.

« Pas de chance ! pas de chance ! » Chacun murmurait : « Pas de chance ! nous n’aurons point nos lettres, ce soir ! » Mais pas un mot ne fut pour Pœuf, pour le malheureux Pœuf, dont l’agonie commençait peut-être.

Et le jour s’éteignit encore une fois ; et une nuit lui succéda, nuit longue, nuit sereine où la tempête sembla se taire.

Et le paquebot se mit à l’ancre, en dansant sur la houle.

Un vaguemestre passa : mes frères piochaient, se portaient bien. Il y eut fête à la maison.

— Bonsoir, mon vieux Robert, courus-je chantonner, du seuil de la cuisine, avant de me coucher.

Mais Robert n’avait point son humeur habituelle.

— Qu’est-ce que tu as donc ? demandai-je. On t’a grondé ?

Il secoua la tête.

— Tu es fâché avec moi ?

— Non.

— Ta femme… ?

— Péf ! soupira-t-il alors, l’œil humide. Péf !… dumain… dumain matin.

Et il allongea le bras, fit le geste d’épauler un fusil.

Ma gorge se contracta.

— O-o-oh ! qui…

— Lu colonel… tout à l’heu.

— Tu sais où on va le… ?

— En place où ces soldats-là qu’a tiré.

— Derrière la caserne ?

— Oui.

— Bonsoir, dis-je.

Et, le dos tourné, mes dents claquèrent.

Je comprimai la solitude où erraient à travers moi mille impressions nébuleuses ; à la hâte, je fus embrasser mon père et ma mère qui ne me soufflèrent mot ; puis je me dévêtis et me couchai.

J’étais comme électrisé. La bougie éteinte, une sorte de pieux désir me poussa bien à me diriger vers le tiroir de la table où gisait la clarinette, la clarinette abandonnée ; mais je n’eus pas le courage de me glisser hors de mon lit : trop de ténèbres et trop de surprises me paraissaient emplir ma chambre. « Que faisait Pœuf à cette heure ? À quoi réfléchissait-il ? Savait-il seulement que le lendemain ?… Et moi qui ne m’étais même pas informé, aussitôt l’arrivée du packet… » Je n’achevais plus mes pensées, tant elles se remplaçaient vite. « C’est son frère et sa sœur qui ne se doutaient guère !… » J’avais failli répéter sa phrase. « Pauvre Pœuf ! pauvre Pœuf !… Fini ! tout allait finir pour lui… Et il ne serait pas caporal-sapeur… jamais ! … Et il ne reviendrait pas avec nous en France !… Et on le mettrait dans la terre… dès qu’on l’aurait fusillé !… sans sa hache, sans son tablier… auprès de Barrateau ! »

Je frissonnai, fus pris d’insanes frayeurs, tandis que s’étageait en mon âme immobilisée, panoramiquement, un blême cimetière où moutonnaient des tombes, au clair de lune ; puis, après y avoir promené l’adjudant mort et mon sapeur, après avoir fouillé son sol, tremblé de ses verdures, après avoir peuplé son ciel de zombis, ces revenants des contrées noires, ces écorchés troublants, munis d’ailes, — soudain, avec la versatilité dont l’enfance a le monopole, je me demandai : « Ah çà ! comment fusille-t-on ? » Je ne me le figurais point. « Était-ce un soldat qui tirait… ou plusieurs ? » Je me représentai le morceau de plaine herbue, broussailleuse, ceint d’un mur blanc, espèce de polygone où l’exécution aurait lieu ; mais mon imagination ne sut ni l’animer ni le dramatiser à son gré. « N’importe !… Brrr ! ça devait être fièrement drôle et affreux de regarder fusiller un homme !… pas Pœuf !… un autre !… Pan, pan, pan !… Lâchait-on le condamné ? se mettait-il à se sauver ? des gendarmes se lançaient-ils à sa poursuite ? le tuait-on comme un lapin ? — ou un officier quelconque venait-il tranquillement lui loger une balle dans la tête ?… »

Et j’en étais là de mes divagations, quand surgit en moi, aiguë, très vague, difforme, l’envie, la tortueuse envie d’assister au supplice de Pœuf.

Elle me terrifia peu à peu ; je la rejetai d’abord, la repris et m’en débarrassai de nouveau ; mais l’humaine et originelle cruauté aidant, puis un mélange d’hypocrisie tendre et de réelle tendresse, de peur fascinatrice et de juvénile audace, puis d’incessants ressacs de curiosité malsaine, fougueuse, je me déclarai qu’il fallait revoir Pœuf, une dernière
fois… seulement revoir ! — tout en étant persuadé que je ne me contenterais pas de cela.

Je dressai mes batteries, et, la pièce où dormaient mon père et ma mère me défendant le Champ-d’Arbaud, j’eus vite fait de comprendre qu’il me serait possible de fuir la maison, avant l’aurore, grâce à la porte d’une ruelle sise au bout de notre cour. La chose était simple.

— La tenterais-je ? finis-je néanmoins par me dire, tellement j’abominais la nuit et son imprévu, cet imprévu qu’il m’était nécessaire d’affronter pour mener à bien mon escapade.

Je m’endormis, sans rien résoudre, mais à chaque bruit j’ouvrais un œil. Les moindres bourdonnements de moustique m’éveillaient. Ma pendule avait des tic tac inquiétants. J’écoutai sonner minuit, deux heures, trois heures et demie.

Une apparence de lumière, un imperceptible reflet me semblant toutefois s’écraser sur mes vitres, il convenait que je cessasse de tergiverser.

Et sournoisement j’abandonnai mon lit, les yeux écarquillés, le souffle éteint, le cœur battant fort. J’enfilai mes chaussettes, ma culotte ; mais je suffoquais presque, l’oreille au guet, à force d’étouffer ma respiration, pour qu’elle n’amplifiât par l’inévitable froufrou dont s’entourent les étoffes. Sur le point d’agripper mes souliers, des souliers neufs qui criaient, je réfléchis qu’il valait mieux ne les mettre que plus tard, dans la ruelle. Les craquètements de ma chemise de jour, lorsque je la passai, me causèrent une épouvante irritée. — J’avais d’ailleurs beau me dire : « Ah çà ! quel mensonge inventeras-tu, quel mensonge croyable, si on te découvre là, debout, en train de t’habiller ? » pas l’ombre d’une idée ne me pénétrait. « Ce que j’allais être puni à mon retour ! » J’enserrai les épaules, et aucun châtiment ne me parut à la hauteur de mon mérite. « Bah ! tant pis ! tant pis ! » me déclarai-je, à fin de compte. Et je boutonnai ma veste.

Il s’agissait maintenant de déguerpir au plus tôt.

Je faillis oublier mes souliers. Le plancher resta silencieux, tandis qu’à pas de jeune loup je me dirigeai vers la porte de ma chambre. Je l’ouvris et ne la refermai point : « C’est Robert qui pouvait s’apprêter à me donner la chasse ! » La cour était noire ; ce fut à peine si je distinguai l’énorme tronc du noyer qui l’ombrageait, d’habitude plein de feuilles et de chansons d’oiseaux. De petits cailloux me meurtrirent les pieds, mais j’avais bien d’autres chats à fouetter. Doucement, avec mille précautions, je tirai le loquet d’une porte de service, — et je débouchai dans la ruelle. Dare dare, je chaussai mes souliers, sans même en attacher les cordons, et soudain, effrayé de me trouver ainsi seul, à pareille heure, au fond d’un lieu obscur et sonore, je pris mes jambes à mon cou et ne m’arrêtai qu’en pleine rue de la ville, au centre d’un carrefour où, par quatre enfoncées, je pus apercevoir le ciel, un ciel bleuissant que, d’un côté, lamaient déjà des nuées mauves. Je pensai que j’aurais dû m’armer d’un bâton, contre tout événement ; j’essayai d’en dénicher un, autour de moi, sur le sol ; mais ne découvrant rien, je continuai ma route. — Le jour montait avec rapidité.

Un instant perplexe, je me demandai s’il ne valait pas mieux courir vers la geôle, me poster à son entrée, et là, simplement attendre Pœuf et lui jeter un adieu ; mais le mur du polygone me charmait, m’attirait, me sensibilisait. Et je n’obéissais plus qu’à des instincts ; et, l’air de la matinée me faisant léger comme une plume, je marchais d’une allure vive ; et j’avais peur de tout : des embrasures de portes, de ténèbres qui s’attardaient, du tapage de mes pas, des feuillages bruissant, de la clarté encore louche du ciel.

Au sortir de la ville, un chien qui dévala d’un talus m’occasionna un soubresaut de terreur. Pourtant, comme au lieu d’aboyer et de montrer ses crocs, il approcha de moi, tranquille, avec un frétillement de la queue, j’eus bientôt reconquis de l’aplomb.

— Pauvre toutou ! murmurai-je alors, en lui grattant la tête. — Pauvre toutou ! On n’a donc pas de maison ? pas de maître ?

Il me suivit.

Le ciel jaunissait à vue d’œil, entre deux versants de la Soufrière. J’observai la rade, — la rade où le paquebot noir commençait à se détacher sur l’horizon, — et elle était couverte de longues vagues miroitantes.

— Toutou !… Toutou ! répétais-je continuellement.

Et le chien, pour les mêmes raisons que moi, peut-être, devenait plus hardi et plus gai, sous l’envahissement de la lumière.

Je m’occupais à peine de Pœuf, tant les trésors de couleur qui s’accentuaient parmi l’herbe et parmi les arbres m’intéressaient, m’accaparaient et me ravissaient. Jamais je n’avais vu cela.

Le chien était fauve ; — et il gaminait à présent, jappait, quêtait, fouillait les buissons, débusquait des volées de petits oiseaux roux.

Nous gagnâmes un chemin de traverse, le long d’une plantation de caféiers ; puis, comme j’éternuais, un clairon sonna le réveil, au loin.

— Hop ! mon toutou, dépêchons-nous ! m’écriai-je aussitôt.

Et je me précipitai en avant, — pour ne point arriver trop tard. Les caféiers fuyaient, sur ma gauche ; nous galopâmes entre deux champs de cannes à sucre ; on traversa, presque en sautant, un terrain en jachère où, mêlés à un gazon dru, fleuri, haut, se hérissaient des cactus, des ananas sauvages, des raquettes ; — et je ne fis halte qu’au pied d’un mur blanc qui, badigeonné de soleil, s’allongeait à ne plus finir. C’était le mur du polygone ; c’était derrière ce mur que s’apprêtait la mort de Pœuf. Un court frisson me poignit les vertèbres.

Je soufflai une minute ; j’attachai les cordons de mes souliers ; puis, tandis que me considérait le chien, assis sur son derrière, d’un air bonasse, brusquement je demeurai très bête ; car je me tenais là, les mains ballantes, — parfait ! car j’avais bravé les foudres de ma famille, l’obscurité, beaucoup d’autres choses, — parfait encore !… mais le moyen d’atteindre la crête du mur, quel était-il ? et aussi le moyen d’assister à la fusillade, sans me montrer ?

Un bouquet d’arbres, — ses cimes ondulaient, — près d’un monticule, contre le polygone, à cinquante mètres de moi, me tira de souci. Et je me hâtai vers lui, dans la brousse, avec de plus en plus la crainte d’arriver trop tard.

Cependant, aucun tumulte ne s’échappait de l’épaisseur de pierres, tigrées d’anolis, que je côtoyais. Et au-dessus de la Soufrière, dont les pics sont d’or, dont les sommets étincellent sur du bleu épanoui, après d’immenses plaines, après une savane, après des forêts vierges où flotte une poussière d’argent, le soleil ressemblait à un foyer d’incendie. Plus de trous d’ombre, plus de demi-teintes, déjà ! La lumière avait tout effacé, tout dévoré. Elle ruisselait des feuillages, les glaçant de reflets métalliques.

Je me retournai ; mon chien trottait à mes côtés ; et j’aperçus la mer : elle brûlait. — J’ignore si l’approche d’un terrible spectacle m’affinait et m’aiguisait les pupilles ; mais je ne me sentais ni le même esprit, ni les mêmes facultés.



Je choisis, par le bouquet d’arbres, celui dont l’escalade était du plus facile accès, et me rabotant les genoux, et trouant ma culotte, j’eus tôt fait de me hisser jusqu’à un endroit suffisamment compact pour me garantir des regards, mais pas assez touffu pour m’empêcher de voir. Ce ne fut pas long. Je me campai sur une branche, puis, élaguant quelques brindilles, pinçant des feuilles, je pus soudain embrasser le polygone, et, plus loin qu’une seconde muraille, un morceau des casernes de l’infanterie de marine, balconné, devant lequel s’alignait un cordon de troupes.

Je revins au polygone : il était criblé de papillons multicolores, verdoyait joyeusement. Un poteau, vis-à-vis de moi, attira bien mon attention ; mais je ne m’en préoccupai point, tant il se dressait tranquille, sans importance et comme immatriculé là depuis des années. L’appel des hommes, à l’abri des casernes, eut lieu. Il s’éteignit ; des commandements lui succédèrent, et marrrche ! les soldats peu à peu disparurent. — Le chien fauve dormait en rond au pied de l’arbre où je perchais.

Rien, — sauf ma conversation de la veille avec Robert, — ne m’affirmant d’ailleurs que quelque chose fût en passe de s’organiser, j’en fus heureux et regrettai de m’être dérangé. J’étais abasourdi, attentif, ému ; mais nulle tristesse pénible ne me cramponnait à ma branche. La présence du chien me fortifiait et me rassérénait.

J’effrayai un merle qui, imprudemment, venait de s’abattre à ma portée ; il repartit en criaillant : puis, comme je prêtais l’oreille aux bizarres paroles que chantait sur un rythme bizarre un coolie Indien, des clairons s’engagèrent dans le polygone, au pas. Flanqué d’un chef de bataillon, mon père les suivait, à cheval, — j’ébauchai une grimace contrite ; — et ils précédaient leurs hommes qui se rangèrent à la droite du poteau, assez loin de lui nonobstant. Des artilleurs s’étendirent contre la gauche de l’infanterie de marine ; un escadron de gendarmes prit à son tour la gauche des artilleurs ; et ainsi réunis, formant trois côtés de carré, dont l’un, celui du milieu, regardait le poteau, ils simulaient trois plates-bandes : la première dominée de jaune, la deuxième de rouge, et la dernière de blanc. Tous étaient en grande tenue, sans fusil ; — je reconnaissais les officiers. — Et on resta en bataille au moins dix bonnes minutes. Pas un cri, pas un chuchotement ! mais un cliquetis continu de sabres, de lourds piétinements de chevaux, des éternuements rauques déchiraient l’air.

J’écoutai de nouveau la chanson de l’Indien, — elle s’éloignait, — puis, tandis que je dérobais une de mes jambes à la piqûre d’une brindille, une sonnerie éclata violemment tout à coup. Je tressautai ; le chien ne fit qu’un bond : « Pœuf ! ce devait être Pœuf ! » et ma salive se dessécha dans ma gorge.



C’était en effet Pœuf. Escorté de soldats, de gendarmes, il marchait front baissé, d’un pas ferme, les cheveux nus, en veste, avec sa giberne. Sa barbe lui cachait la poitrine.

Je tremblais tellement que ma branche s’agitait à cette heure par secousses brèves et menues.

On conduisit Pœuf au poteau, à ce poteau d’aspect irrésolu dont je n’avais d’abord point saisi l’opportunité ; et, s’approchant, un officier, un jeune homme, déploya un papier, le lut à haute voix. J’entendis : Napoléon, par la grâce de Dieu… salut… condamne… militaire… peine de mort.

Pœuf n’avait pas bougé.

On lui donna un fusil ; les boutons de sa veste, un à un, sa giberne lui furent arrachés ; d’un geste dur, on lui ôta son fusil, après l’avoir fait basculer ; — puis on l’en frappa aux reins, brusquement.

Il secoua la tête, gémit quelque chose, mais vite un gendarme lui banda les yeux.

Alors, chaque personne s’éloigna de ce pestiféré ; pendant que s’avançait en bon ordre, au port d’armes, sur deux rangs, une douzaine d’hommes : sergents, caporaux et soldats chevronnés, sous les ordres d’un adjudant, le sabre au poing. Ils s’arrêtèrent à cinq ou six mètres de Pœuf.

L’adjudant leva son sabre ; les douze hommes ajustèrent ; le sabre s’abaissa, en deux reprises, et une effroyable détonation retentit, que des échos répercutèrent.



Je fermai les yeux, malgré moi ; je les rouvris presque aussitôt : le cheval de mon père caracolait ; les papillons du polygone voletaient tous, effarés ; mon chien lançait de furieux aboiements ; — et je vis Pœuf, la face dans l’herbe, le dos roux de soleil, les bras comme cassés à ses côtés, derrière une fumée pâle qui montait en s’évaporant.

— Mon Dieu ! fis-je. — Mon Dieu !

Et je dégringolai de mon arbre, me mis à fuir vers la Basse-Terre.

Un nouveau coup de feu tonnant sur ces entrefaites, le crâne vide, l’âme saccagée pour longtemps, je crus qu’on me l’avait tiré dans les jambes et accélérai ma retraite.

— D’où sors-tu ? s’écria ma mère, quand, débraillé, suant, soufflant, n’en pouvant plus, j’atteignis enfin notre terrasse. — D’où sors-tu ?… avec ton pantalon déchiré ?

— Pœuf, essayai-je de répondre… Pœuf…

— Tu viens du polygone ?

— Oui.

— Je m’en doutais.

Les yeux de maman se mouillèrent.

— Ah ! tu viens du polygone !… Ah ! tu t’es sauvé, sans permission ! s’obligea-t-elle à dire, néanmoins. — Eh bien ! attrape…

On ne m’avait jamais calotté.

J’ai su depuis, positivement, que Barrateau était mort d’avoir volé une mulâtresse au pauvre Pœuf. — L’amour ! Toujours l’amour !