Qu’est-ce que la civilisation ?

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QU’EST-CE QUE LA CIVILISATION ?


Le mot civilisation est moderne.

On dit que Racine l’a une fois employé ; mais je n’ai pas pu le retrouver. En tout cas, il n’apparaît guère dans la langue française qu’à la fin du XVIIIe siècle. On ne l’a reçu dans le dictionnaire de l’Académie qu’à partir de 1833. Et pourtant aujourd’hui il revient constamment dans la conversation et dans les livres.

D’ailleurs, il comporte deux sens assez différents, de sorte qu’on ne sait pas au juste ce qu’on veut dire quand on le prononce ou qu’on l’écrit, puisqu’il y a deux manières de l’entendre.

D’abord, il y a le sens restreint, conforme à la définition que donne Littré : l’ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et de la science.

La définition est très précise. On saisit nettement ce que veulent dire les mots : civilisation chinoise, civilisation française, civilisation du XVIe siècle. Nul besoin, par une périphrase, d’amplifier, et peut-être d’embrouiller, cette idée claire.

Mais souvent le mot civilisation signifie autre chose. Car les écrivains contemporains se servent fréquemment de cette expression pour opposer civilisation à barbarie. L’état de civilisation, dit-on alors, c’est le contraire de l’état sauvage : la civilisation va croissant à mesure que la sauvagerie tend à disparaître.

Soit. Pourtant, dès qu’on veut approfondir la question et savoir exactement en quoi la civilisation diffère de la barbarie, on est surpris de voir à quel point il est difficile de dissocier les divers éléments dont est constituée la civilisation. C’est cette dissociation que je me propose de faire ici, et j’espère qu’on accueillera ma tentative avec indulgence ; car c’est la première fois, pensons-nous, qu’elle a été méthodiquement entreprise [1].


I


Il y a d’abord le point de vue intellectuel.

Évidemment l’état civilisé implique quelque connaissance plus ou moins approfondie des choses. La science fait partie intégrante de la civilisation. On est plus civilisé à savoir que les éclipses de lune sont dues à l’interception des rayons solaires par la planète terrestre, qu’à se figurer la lune dévorée par un dragon. On est plus civilisé quand on sait la cause des maladies : pullulation d’un microbe, et non colère d’un ange exterminateur.

Toutefois, l’ensemble de nos connaissances scientifiques actuelles, si imposant qu’il nous apparaisse au prix des temps passés, est assez médiocre au prix de ce que seront les sciences dans quarante siècles, voire dans dix siècles, voire dans un siècle seulement. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer notre science d’aujourd’hui à la science d’il y a cinquante ans. Nous avons assisté au bouleversement de toutes les idées médicales, rénovées par le génie de Pasteur. En physique générale, la transformation des idées a été extraordinairement rapide. Des notions imprévues, prodigieuses, surgissent chaque jour, et font entrevoir un avenir de théories et de conceptions plus prodigieux et plus imprévu encore.

Donc, ne serait-ce qu’au point de vue intellectuel, aujourd’hui la civilisation est bien supérieure à ce qu’elle fut aux temps de Léonard de Vinci et même de Franklin, et bien au-dessous de celle en laquelle vivront nos arrière-petits-enfants.

Donc toute civilisation progresse avec la connaissance.


Mais ici une distinction importante est nécessaire.

Il ne suffit pas qu’un petit groupe de lettrés ou de savants ait pu, par un labeur scientifique pénétrant, découvrir quelques vérités sur les choses et les êtres, approfondir quelques-uns des mystères qui nous enveloppent. Il faut encore que l’ensemble de la nation en soit averti. Si les découvertes scientifiques ne sont pas entrées dans l’âme populaire, si elles restent confinées dans la tour d’ivoire, bibliothèque ou laboratoire, de quelque personnage doctissime et isolé, la civilisation générale n’en sera guère atteinte.

Or l’isolement était possible jadis, quand le savant gardait jalousement le secret de sa découverte. Jadis, c’est-à-dire au xviie et même au XVIIIe siècle, il n’y avait ni journaux, ni Sociétés savantes, ni Congrès. Mais il n’en va pas de même aujourd’hui. Quelques semaines, quelques jours, voire quelques heures après qu’une découverte a été présentée à une Société scientifique, ou publiée dans un journal technique, la presse quotidienne aux mille voix s’en empare aussitôt. Elle l’expose assez mal, bien entendu : elle la comprend vaguement : elle n’en donne qu’une idée imparfaite et sommaire. Tout de même, le fait fondamental est relaté, et, s’il est nouveau, s’il est important, s’il renverse les opinions reçues, alors des polémiques et des discussions s’établissent, qui initient superficiellement, mais réellement, le public à la nouvelle découverte. Par exemple, les idées imprévues et audacieuses qu’Einstein a jetées dans la science ont rapidement dépassé le domaine des mathématiques supérieures ou des métaphysiques transcendantes, pour entrer dans l’opinion publique. Que nos concitoyens et nos concitoyennes aient compris les lois de la relativité, j’en doute véhémentement. Cependant il est évident que la masse du public a pris une vague connaissance de ces hypothèses, qu’elle s’y est intéressée avec une abnégation d’autant plus méritoire qu’elle les comprenait moins.

C’est déjà un progrès de la civilisation que de croire à la science.

Ainsi la civilisation est liée à la science ; non pas à la science de quelques privilégiés, mais à la science diffusée, envahissant, par le journal et par l’école, les mentalités de tout un peuple.

Voyez les termes vraiment scientifiques qu’à l’école primaire emploie l’instituteur : ils sont devenus tellement populaires qu’on ne peut plus guère leur appliquer le terme ambitieux de scientifiques. Baromètre, thermomètre, microbes, antiseptiques, planète, oxygène, pesanteur : ces mots, aujourd’hui usuels, sont compris à peu près par tous les petits enfants des pays civilisés à partir de l’âge de douze ou quinze ans.

Je ne voudrais pas affirmer que souvent d’énormes ignorances et des erreurs plus énormes encore ne se cachent pas dans l’esprit de la petite Bretonne ou du petit Sicilien qui prononcent les mots de baromètre, de thermomètre, et de microbe. Toutefois, ces petits enfants, quand, après l’école, ils rentrent dans leurs chaumières, savent quelque chose de plus qu’il n’en était su par des enfants de leur âge aux temps d’Annibal ou de Charlemagne. Les Esquimaux, les Hottentots, les Papous, n’ont, même de loin, rien qui ressemble à cette science rudimentaire de nos petits paysans. Aussi avons-nous le droit de dire que ces Esquimaux, Hottentots, Papous, sont moins civilisés que nous.


Cependant pas d’illusions. Il ne faut pas supposer que l’instruction primaire, aussi développée qu’on se plaira à l’imaginer, suffira à faire avancer les sciences. Le progrès scientifique dépend de quelques individus et non des foules.

Descartes, Lavoisier, Pasteur ont pu conquérir des mondes nouveaux sans qu’il fût nécessaire à leurs compatriotes de savoir l’arithmétique ou l’orthographe.

Alors quel parti prendre ? Pense-t-on à l’élite ou à la masse quand on parle sans épithète de civilisation ? Le mot doit-il s’étendre à tout un peuple ou à quelques élus ?

Problème ardu, presque insoluble. Néanmoins, il me semble que le développement de l’instruction générale est une des conditions primordiales de la civilisation opposée à la barbarie.

Un peuple dont tous les citoyens, toutes les citoyennes, tous les enfants, savent lire et écrire, est plus civilisé que s’il y a 50 pour 100 d’analfabeti [2]. S’il y a 90 pour 100 d’analfabeti, la civilisation est plus médiocre encore.

Savoir lire, cela signifie qu’on peut s’initier à la chose publique, à quelques œuvres d’art, aux découvertes scientifiques essentielles. C’est n’être plus un sauvage.

J’ai souvent admiré les nombreux livres qui font partie de l’enseignement primaire. Assurément il en est de très faibles, et on n’aurait pas grand peine à trouver çà et là des inepties, des tendances, soit militaristes, soit anarchistes, assez peu raisonnables, des naïvetés, des fadaises. Certes ! Mais, dans l’ensemble, c’est excellent comme morale, comme esthétique même, et surtout comme documentation élémentaire. Si les jeunes enfants de toutes nos communes de France avaient lu et relu ces livres, s’ils en avaient compris et retenu le quart seulement, ils auraient atteint un niveau très élevé de civilisation.

Dans certains petits pays, en Hollande, au Danemark, en Suède, en Suisse, l’instruction primaire est très développée, et le résultat est que les gens du peuple sont tous assez instruits.

Je me souviens qu’il y a maintes années je me trouvais, je ne sais plus pour quelle cause, à Lausanne, où je connaissais l’instituteur d’une école primaire de petites filles de 10 à 14 ans. Comme l’instruction en Suisse est sévèrement obligatoire, toutes les petites filles d’un des quartiers de Lausanne, celles du peuple comme celles de la bourgeoisie, étaient forcées d’aller à cette école. Mon ami me montra les copies d’une composition française qu’il avait donné à faire à ses élèves sur ce sujet : « les plaisirs de l’hiver à Lausanne. » Eh bien ! j’ai été absolument stupéfait de voir ces quatre-vingt-huit copies, toutes d’une belle écriture, toutes d’une orthographe presque irréprochable, avec des développements ingénieux, des idées et même parfois du style. C’était ahurissant.

Après l’école primaire, plus tard, quand ces petites filles seront mères de famille, forcées de faire le ménage, mariées à des laboureurs, des forgerons, des mineurs, des pêcheurs, des tisserands, des vignerons, elles n’auront certainement gardé qu’une très vague souvenance des leçons que leur enfance avait reçues. Mais cette vague souvenance, c’est déjà beaucoup. Le mot célèbre d’une femme illustre peut s’appliquer : « nous ne demandons pas qu’elles sachent ; il nous suffit qu’elles aient oublié. »


En résumé, au point de vue intellectuel, la civilisation est composée de deux éléments : d’une part, la diffusion des connaissances dans toutes les masses populaires ; d’autre part, l’extension des connaissances humaines par les progrès de la science.

Or ces deux éléments essentiels ne sont pas antagonistes. Il n’est pas nécessaire de les opposer l’un à l’autre ; car ils n’impliquent aucune contradiction. Loin de là : ils vont de pair.

Pourtant, si j’avais un sacrilège à commettre en sacrifiant l’un à l’autre, j’aimerais mieux pécher contre la démocratie, et je préférerais une nation dans laquelle certains individus supérieurs font entrevoir des horizons nouveaux, découvrent des vérités imprévues, créent des œuvres très belles, à une autre nation où l’instruction générale serait plus intense, plus répandue, mais où l’invention de vérités nouvelles et la production de belles œuvres artistiques seraient moindres.

Mais pourquoi choisir ?


II


Restons encore dans le domaine intellectuel de la civilisation, et cherchons à juger le rôle de l’art.

Ici je crains qu’on ne m’accuse de paradoxe. Je prétends qu’il y a des changements, mais qu’il n’y a pas de progrès dans l’art.

En effet, la conception de la beauté dépend des temps et des lieux. Le beau absolu est un non-sens. L’art est instable, versatile. Il se transforme rapidement ; mais on ne peut pas dire qu’il progresse. Phidias n’est pas inférieur à Michel-Ange, ni Michel-Ange à Rodin. Personne n’oserait proclamer que les peintres contemporains dessinent mieux que Velasquez et Rembrandt, que Chardin et Fragonard ont un coloris supérieur à celui de Raphaël et de Rubens ! Personne n’oserait soutenir que Prométhée enchaîné et Œdipe à Colone sont au-dessous d’Hamlet, de Phèdre ou de Faust ! Faudra-il faire descendre de leurs socles la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace pour les remplacer par des marbres de Houdon ou de Canova ? Les poètes modernes, si grands qu’ils soient, Dante, Gœthe, Victor Hugo, ne font oublier ni Homère, ni Virgile, ni Lucrèce. Quant à nos historiens, si on peut déclarer qu’ils sont supérieurs à Tite-Live et à Tacite, c’est parce que l’histoire, avec raison, sans doute, est devenue une science beaucoup plus qu’un art, et qu’elle aime à s’entourer de textes documentaires précis et de témoignages authentiques. Je le veux bien. Mais, au point de vue de l’art, pour l’éclat du style et la vigueur de la pensée, je ne crois pas que nos historiens modernes, même Montesquieu, soient inférieurs à Thucydide et à Tacite.

Autant il serait ridicule de nier que la science progresse, autant il serait ridicule d’affirmer que l’esthétique est en progrès.

Thalès croyait que le soleil était grand comme le Péloponèse ! Dure erreur ! Mais ce ne serait pas une moindre erreur de déclarer l’esthétique grecque inférieure à la nôtre. Thalès sait moins de choses que Newton et Lavoisier, mais ce n’est pas une raison pour proclamer qu’Eschyle est inférieur à Goethe.

C’est comme si on prétendait que la beauté de l’art industriel moderne est supérieure à la beauté de l’art industriel ancien. Les modes changent très vite. Le style des meubles, des maisons, des robes, des coiffures, passe par des phases très rapides, presque des changements à vue, comme dans les féeries. Mais ces transformations incessantes et fugitives ne peuvent être interprétées comme un progrès vers le beau, un graduel acheminement à une plus grande perfection esthétique.

Le style en littérature est sujet aux mêmes évolutions, sans qu’on puisse en inférer que c’est une évolution vers le mieux. La phrase solennelle, robuste, austère, abstraite, du XVIIe siècle, a été remplacée par la phrase courte, nette et sèche du XVIIIe. Puis, au début du XIXe, avec Chateaubriand, Victor Hugo et Michelet, ce fut le style imagé, sonore, bruyant, riche en métaphores et antithèses. En l’an de grâce 1923, toute une jeune littérature s’efforce d’être absconse, impénétrable. L’incompréhensible triomphe, et il faut être de mon vieil âge pour ne pas admirer ce qui ne se comprend pas.

De vrai, ce sont des modes littéraires qui passeront, et auxquelles d’autres succéderont, sans qu’il y ait progrès de l’une à l’autre. Amyot n’écrivait pas plus mal que Bourdaloue, ni Voltaire plus mal que Victor Hugo, ni Chateaubriand plus mal que Marcel Proust. Nous avons le droit de garder nos préférences secrètes, mais il serait déraisonnable de dire que l’esthétique littéraire est en décadence ou en progrès.

De même en architecture. Le Panthéon et le Parthénon ne sont pas de moindre beauté que Notre-Dame de Paris, et la cathédrale d’Amiens n’est pas plus laide que le Trocadéro.

La science fait des conquêtes chaque jour ; mais l’art n’en fait point. Si nous sommes supérieurs aux anciens, ce n’est pas par une esthétique supérieure ; c’est par le progrès de nos sciences.


Toutefois, si l’art ne fait nul progrès au point de vue de la perfection esthétique de telles ou telles œuvres, il peut cependant y avoir progrès par la diffusion des belles œuvres plus ou moins étendue parmi les masses populaires. Et c’est d’une grande importance dans l’histoire des civilisations. De même que pour les choses de la science, pour les choses de l’art, il y a l’élite et la foule.

Les foules sont d’autant plus civilisées qu’elles ont plus de respect et d’amour pour les belles choses. Le peuple d’Athènes, qui applaudissait Sophocle et Euripide, est bien au-dessus de la populace de Byzance, qui, dix siècles plus tard, se passionnait pour les cochers bleus ou verts du cirque. On ne peut nier qu’il y a, pour le sens esthétique populaire, certaines périodes tantôt de régression, tantôt de progrès. Médiocre signe d’intelligence pour une nation que de préférer les matchs de boxe à la poésie et à la sculpture… Mais je n’insiste pas : on m’accuserait de n’être plus de mon temps !

Et si l’on vient à me reprocher de ne pas faire une part suffisante à l’élite, et d’attacher trop de prix à la diffusion de la science et de l’art, je répondrai avec Renan : « Il faut qu’on élève le peuple ; car autrement, nous tomberions dans la barbarie, et la bête pourrait se jeter sur l’élite. »


III


Au progrès intellectuel est lié étroitement le progrès matériel, c’est-à-dire l’asservissement de la matière à nos volontés, à nos goûts, à nos besoins. Moins l’homme est esclave des choses, plus il est civilisé.

— Et, tout d’abord, il y a la conquête de l’espace.

On a en effet fort justement remarqué que, menés par un vague désir de solidarité humaine, les hommes ont constamment essayé de diminuer les distances qui les séparent en diminuant le temps qu’il faut employer à parcourir ces distances. Ç’a été le grand effort et le grand labeur de toutes les industries. Jadis, il fallait dix jours pour aller de Paris à Marseille. Aujourd’hui il faut douze heures en chemin de fer, et quatre heures en avion. On pourrait schématiser ce raccourcissement des distances en disant que la civilisation a progressé de 1 à 20, puis de 20 à 60.

L’emploi de la vapeur et l’établissement des chemins de fer ont changé la face du monde. Je me rappelle qu’au temps lointain de ma jeunesse, Victor Duruy, le grand historien, me disait : « Si j’avais à faire une histoire générale, je la diviserais en deux parts : le monde avant les chemins de fer, et le monde après les chemins de fer. »

Pour l’intensification des échanges, les chemins de fer ont joué un rôle presque aussi important que l’imprimerie.

Le monde après Gutenberg est devenu tout à fait différent du monde avant Gutenberg.

De fait, pour se rendre compte, par un chiffre symbolique, de l’avancement d’une civilisation, il faudrait établir un rapport entre le nombre de kilomètres de voies ferrées construites et la population. Mais, considérée trop strictement, cette proportionnalité serait assez décevante ; car, si la population est très dense, comme en Belgique, on aura par tête d’habitant un chiffre kilométrique relativement faible, bien plus faible que dans le Far-West du Nord Amérique, lequel a même population pour une étendue cent fois plus grande.

Après tout, peu importent les chiffres précis. Il suffit de reconnaître que les chemins de fer, les télégraphes électriques, les bateaux à vapeur, les avions, les télégraphies sans fil, tous ces agents actifs d’interchange entre les hommes, et par conséquent entre les idées, mesurent assez bien, au point de vue matériel, le degré de nos civilisations.

Quand les Chinois se sont entourés d’une grande muraille pour se protéger contre les « diables étrangers, » par ce fait même, semble-t-il, leur civilisation fut enrayée. Depuis cette lointaine époque, ils sont restés douloureusement stationnaires, car un peuple ne peut faire de progrès que s’il entre en contact avec les peuples voisins. L’activité des interchanges entre citoyens d’un même pays aussi bien qu’entre citoyens de pays différents donne la mesure de l’activité intellectuelle.

Je ne sais quel humoriste a dit que la culture d’un peuple est proportionnelle au nombre moyen de timbres-poste employés par chaque habitant. Voilà une statistique que j’engagerais volontiers quelque amateur de chiffres à entreprendre ; il arriverait à des résultats instructifs.


— Faut-il considérer le développement du machinisme comme extraordinairement désirable ? Certains économistes, plus philosophes peut-être qu’économistes, ont quelque peur de ces énormes cités ouvrières où des milliers d’artisans, transformés en automates, peinent pendant des jours, des semaines, des mois, des années, pour effectuer la même abrutissante besogne. Ce n’est pas bien élégant.

Mais, d’autre part, le machinisme aboutit à augmenter le bien-être de tous, fût-ce de ces mêmes ouvriers. Je ne vois pas par quel sophisme on trouverait mauvais de faire produire aujourd’hui à deux hommes ce qui nécessitait hier le travail de dix hommes. Le moindre effort est désirable. Or c’est le moindre effort que réalisent nos machines. Certains métiers de tissage maniés par dix artisans effectuent en une journée le travail qui eût, pour ces mêmes artisans travaillant isolément, nécessité tout un mois. Une machine linotype maniée par deux compositeurs fait le travail de dix compositeurs. Progrès ! Une boulangerie mécanique fabrique dix fois plus vite le pain que ne faisaient les boulangers d’autrefois. Progrès ! Et progrès d’autant plus appréciable que le pétrissage du pain par des mitrons est une pratique dégoûtante, indigne d’un peuple civilisé.

Évidemment le machinisme dévergondé qui menace de nous envahir n’est pas sans danger. Mais, somme toute, nous ne pouvons pas en nier les lourds bienfaits, car le bien-être augmente, et par conséquent le bonheur matériel, à mesure que les objets deviennent moins coûteux et mieux adaptés à nos besoins.

Ce serait un étrange paradoxe que d’incriminer l’invention des allumettes parce qu’elles emploient des milliers d’hommes à un travail servile et parce qu’elles facilitent les incendies. Voudrait-on revenir aux temps préhistoriques, alors que l’homme primitif avait besoin, pour faire du feu, de frotter l’un contre l’autre deux morceaux de bois sec ?


— Parmi les éléments matériels de notre civilisation, il faut faire une très grande part aux sciences médicales. Le bonheur des hommes est étroitement lié aux progrès de la médecine, de la chirurgie et de l’hygiène. Car la maladie, la douleur et la mort, que les médecins se sont donné pour mission de combattre, sont trois déesses exécrables et perfides qui représentent ce que l’homme déteste et redoute le plus.

Aux premiers âges de l’évolution humaine, et aujourd’hui encore chez les sauvages qui ont gardé leur barbarie ancestrale, la maladie était regardée comme une punition divine. Hercule donnait l’épilepsie. On croyait à l’influence d’Hécate ou de Lucine. Peut-être y a-t-il encore, dans nos campagnes écartées, de vieilles gens attribuant à la lune quelque influence sur notre corps ; d’autres qui s’adressent aux rebouteux ; d’autres qui ont frayeur des sortilèges. Les mages, les augures, les aruspices, les oracles avaient comme principales attributions la connaissance et la guérison des maladies.

Ces croyances enfantines tendent à disparaître.

Claude Bernard, dont le génie profond a fait faire tant de progrès aux sciences médicales, dit, à propos d’une de ses plus belles découvertes, le diabète expérimental, qu’il avait remplacé les Dryades et les Sylvains de la fable par des réalités scientifiques. Mais c’est surtout notre grand Pasteur, père de la médecine et de la chirurgie modernes, qui nous a révélé quelles sont les causes des maladies, causes démontrables, palpables, étudiables, puisqu’il s’agit d’êtres réels, êtres vivants, parasites qu’on peut cultiver, comme on cultive le blé et le riz, et qui ont pénétré indûment dans notre organisme.

Si l’on admet que la civilisation, c’est surtout la diminution du malheur humain, alors il faudra admettre que la connaissance plus approfondie des maladies est une des principales caractéristiques de la civilisation.

En effet, tout progrès de la science médicale conduit, plus ou moins implicitement, à une action plus efficace contre les maladies. La pathogénie, c’est-à-dire la notion des causes, va de pair avec la thérapeutique, qui est l’emploi des traitements. Or la thérapeutique, fondée sur l’observation et l’expérimentation, fait des progrès chaque jour. Les sceptiques peuvent sourire et répéter contre la médecine des plaisanteries vieilles de plusieurs siècles. Peu nous importe ! Ces changements mêmes, qu’on peut railler et qui sont perpétuels, prouvent à quel point la médecine cherche.

Il lui reste beaucoup à trouver. Mais depuis Pasteur elle a fait un bond prodigieux. Il y a trois quarts de siècle, on ne connaissait pas les anesthésiques ; il y a un demi-siècle, on ne connaissait pas les antiseptiques ; il y a quarante ans, on ne connaissait pas cette merveilleuse sérothérapie que des physiologistes français d’abord, puis des physiologistes allemands ont donnée aux médecins. La radiothérapie est d’invention toute récente. Chaque jour amène une découverte. Chaque jour, on lutte avec plus de succès contre les infections et les intoxications microbiennes. La vaccination jennérienne était une bien belle œuvre : pourtant ce n’était que de l’empirisme, tandis que maintenant on possède le secret des vaccinations, puisqu’on a découvert le principe de l’atténuation des virus. Si, comme c’est quelque peu vraisemblable, on réussit à trouver des vaccins atténués pour toutes les maladies, toutes les maladies seront vaincues. Et ce sera un des plus grands triomphes de la civilisation sur la barbarie.

À vrai dire, l’admiration sans limite qui m’anime pour l’œuvre de Pasteur et pour la science médicale moderne ne m’empêche pas de supposer que les progrès à accomplir sont peut-être supérieurs encore aux progrès accomplis. Pour la médecine comme pour les autres sciences, nous assisterons à des transformations imprévues. Peut-être même l’élément médical de notre civilisation sera-t-il celui qui connaîtra les métamorphoses les plus stupéfiantes.

Heureusement, les foules, qui, en fait de droit international, sont engluées dans leur exécrable routine, ont grand enthousiasme pour les innovations médicales, et s’initient volontiers à tous les progrès de la médecine. C’est bien simple. Il s’agit de notre santé, de notre précieuse santé, et alors tout ce qu’on va dire nous intéresse vigoureusement. Il n’est pas un progrès de la science médicale, et spécialement de la thérapeutique, qui ne pénètre tout de suite dans les milieux populaires.


IV


Donc, parce qu’elles nous apportent la connaissance des choses, et parce qu’elles nous soumettent le monde de la matière, les sciences, médecine, physique, chimie, contribuent à civiliser. Aux premiers temps de son évolution, à la surface de l’humble planète qu’il habite, l’homme ne savait pas profiter des trésors qu’elle renferme. Il ignorait qu’il y a des pierres noires qui sont capables de produire force et chaleur. Il ne savait ni travailler les métaux pour en faire des instruments de labour ou de guerre ; ni féconder son champ par des engrais adaptés ; ni fabriquer des couleurs, des explosifs, des parfums ; ni faire des poteries, des miroirs, des lentilles qui lui permettent de voir l’infiniment lointain et l’infiniment petit ; ni forcer le soleil à fixer les images des choses et des êtres ; ni produire par synthèse des substances chimiques capables de combattre les maladies. Mais graduellement, lentement, par son industrie et sa science, il est devenu maître de la matière qu’il façonne à son gré.

Au contraire, le sauvage vit en sauvage, sans profiter du sol, des animaux et des plantes. Il n’en connaît rien, et par conséquent il ne sait pas asservir choses et êtres à ses besoins. Nous, nous restons à demi sauvages encore ; car nous ne manions force et matière que d’une manière assez imparfaite. Nous ne sommes qu’à une première étape, très grossière encore, de notre évolution, et, dans notre aveuglement, nous ne savons pas voir qu’à cette période d’enfance succédera une période, plus ou moins éloignée, de moindre ignorance. Si, comme cela est probable, les réserves de charbon et de pétrole cachées au sein de la terre viennent à s’épuiser, — car on les dépense avec une prodigalité folle, — nos petits enfants sauront utiliser la force des marées. Surtout, ils ne laisseront pas se perdre dans les espaces cette force immense, la chaleur solaire, dont nous savons si peu profiter.

Peut-être même, — ce qui sera le but suprême auquel nous devons penser dès aujourd’hui, — l’homme arrivera-t-il, par une connaissance plus profonde des lois de l’hérédité, à donner plus de robustesse à l’espèce humaine, à rendre un peu moins défectueuse notre débile intelligence, en un mot à améliorer l’homme, comme déjà l’homme lui-même a su améliorer les betteraves et les roses, les porcs et les pigeons. Voilà ce que la civilisation future nous réserve, voilà ce qui est loin de notre état actuel, voilà ce qui nous démontre en toute évidence que notre civilisation est encore très rudimentaire.

D’ailleurs, je ne parle pas, et pour cause, des forces inconnues que découvriront nos sciences et qui probablement transformeront tout. On ne prévoit pas l’avenir ; on n’invente pas les inventions que les siècles suivants vont apporter. Avant Volta, que savait-on de la pile électrique ? Avant Graham Bell, que savait-on du téléphone ? Avant Daguerre, que savait-on de la photographie ? Avant Curie, que savait-on du radium ? Avant Hertz et Marconi, que savait-on de la télégraphie sans fil ? Presque toutes les inventions furent des révélations, de sorte que, si nous n’étions pas obnubilés par le présent, nous oserions affirmer qu’il y aura dans l’avenir des surprises pareilles, aussi grandioses, plus grandioses peut-être, que celles du passé.

Mais on est timoré, on n’ose pas aller au delà des banalités, des habitudes quotidiennes ; et on est taxé de chimériste pour avoir l’audace, très enfantine et très peu aventureuse, de croire qu’il y a devant nous de magnifiques inventions, imprévues et imprévoyables, et que la civilisation d’aujourd’hui, tant au point de vue intellectuel qu’au point de vue matériel, est bien inférieure à la civilisation de demain.


V


Cependant la conquête de la matière et la connaissance des choses ne suffisent pas à nous séparer des barbares. On conçoit très bien qu’une société puisse exister, très instruite, riche en télégraphes, en avions, en chemins de fer, en instituts de bactériologie, de pyrotechnie et de mathématiques, et qui soit tout de même foncièrement immorale, cruelle, corrompue, indigne de mériter le nom de civilisée.

Assurément, nous ne reprendrons pas l’erreur énorme de J.-J. Rousseau. Nous ne prétendrons pas défendre cette idée absurde que l’homme primitif, le sauvage, qui ne connaît ni le théâtre, ni l’art, ni l’industrie, est d’une moralité supérieure à celle de l’homme cultivé. Et cependant il est admissible, — on en pourrait donner maints exemples, — qu’une société, intellectuellement et matériellement très brillante, soit moralement très inférieure.

Dans l’histoire de l’humanité, le grand progrès moral semble avoir été l’institution d’une justice. Nul n’est juge en sa propre cause. Par conséquent, il faut qu’il y ait des juges ; il faut que quelque chose soit supérieur à la fantaisie et à la passion de l’individu. Il faut la Loi, une loi, des lois. Donner force à la Loi et autorité au tribunal qui rendra la justice, voilà le premier pas qu’ait fait l’humanité depuis le crime de Caïn. La vraie civilisation, c’est que la vie de chaque être humain est protégée, et que toute atteinte à ses droits va être aussitôt réprimée.

La vie, la propriété, la liberté de chaque citoyen défendues par la loi, garanties par les tribunaux, telle est la base de toute civilisation.

Récemment, nous avons assisté à un spectacle écœurant. À l’extrémité de l’Europe, dans des pays plus asiatiques qu’européens, une populace abrutie, impudemment militarisée, menée par des bandits ivres, a semé la terreur et le pillage. Le pouvoir bolchéviste a commencé ainsi. Mais, comme cette anarchie sauvage ne pouvait durer, au bout de quelques mois, peu à peu, la nécessité d’une justice quelconque a plus ou moins reparu. De sorte que maintenant, même à Moscou, le meurtre et le vol sont à peu près punis. Tant il est vrai qu’il n’y a pas de civilisation possible, même à Moscou, sans l’institution d’une justice.

Il faudrait donc, pour juger les divers caractères d’une civilisation et les opposer à la barbarie, voir jusqu’à quel point, dans une nation, l’individu comprend son devoir social, son devoir politique, son devoir familial, écrire en un mot un traité de morale, ce dont j’aurai garde. Il me suffira de dire que les lois inscrites dans nos codes sont irréprochables. Mais qu’importent les lois, si les mœurs sont corrompues ?

Quid leges sine moribus ?

C’est par les mœurs surtout que l’homme civilisé s’éloigne de l’homme sauvage.

Les conquêtes sur la matière, si brillantes qu’on les suppose, ne peuvent suffire. Supposons que, par suite d’un progrès notable dans la vitesse des chemins de fer, on arrive à faire commercialement 150 kilomètres à l’heure, de manière à aller en vingt heures de Paris à Constantinople ; supposons qu’on ait par de sages mesures hygiéniques fait disparaître la scandaleuse, la hideuse mortalité des enfants de moins d’un an ; supposons que surgisse un splendide épanouissement littéraire, artistique et scientifique et que dans chaque pays naisse tous les dix ans un Victor Hugo, un Rostand, un Pasteur, un Claude Bernard, un Wagner. Supposons même que tous les petits Français et toutes les petites Françaises de douze ans sachent écrire en excellente orthographe une composition ingénieuse sur le Chêne et le Roseau, ou résoudre un délicat problème sur les lieux géométriques. Voilà, n’est-il pas vrai, de quoi être fier ! Mais, si la criminalité a augmenté, si la vénalité des journaux s’est accrue, si les mœurs politiques se sont dégradées, si la bonne foi et le désintéressement sont traités de vieilles guitares, alors, tous les progrès intellectuels et matériels pèseront peu au prix de la dépravation universelle.

Au rebours de ce que nous imaginions tout à l’heure, c’est-à-dire une société intellectuellement brillante et moralement corrompue, supposons une nation dont tous les citoyens sont de grande médiocrité. Nulle invention scientifique n’apparaît. Toute œuvre d’art est inférieure aux œuvres anciennes, ou plutôt on ignore l’art. Une grande vague de paresse intellectuelle submerge les esprits ; la masse des illettrés s’accroît. Et cependant il n’y a ni révolutions, ni scandales, conjugaux ou autres ; la vénalité et la criminalité ont diminué. Oserons-nous dire que cette société est en progrès ? Ne penserons-nous pas qu’elle s’achemine fatalement vers une rapide décadence ?

Il faut que les deux progrès marchent de pair. Certes le progrès moral est essentiel ; mais attribuons aux progrès intellectuels et matériels une importance au moins égale à celle des progrès moraux, car la moralité des populations est changeante, et varie avec les époques. Elle est presque une affaire de mode. En trente ans, tout se transforme. Par une sorte de réaction instinctive contre les mentalités paternelles, les enfants ont voulu faire autre chose que leurs pères. La mode était à l’immoralité ; elle passe à l’austérité, ou inversement, sinon en une génération, au moins au bout de deux ou trois générations. Au contraire, les conquêtes scientifiques ne rétrocèdent pas. Ce qui est acquis est définitif et fait désormais partie du patrimoine humain. On vient d’atteindre en avion la vitesse (invraisemblable) de 378 kilomètres à l’heure. Voilà un fait qui pourra désormais se répéter aussi souvent qu’on le voudra. Mais la moralité d’une nation est sujette à des oscillations qu’on ne peut guère prévoir.

Nous ne sommes pas sûrs qu’un courant de perversité ne va pas rendre nos enfants et nos petits-enfants inférieurs à ce que nous fûmes. Mais nous sommes certains qu’ils sauront se servir du téléphone et des rayons X.


VI


Le mot civilisation est si compliqué qu’on peut concevoir une société civilisée, mais empoisonnée par un vice profond, radical, le despotisme. Sous le poids d’un despotisme écrasant, les lettres, les arts et les sciences peuvent être en grand honneur. César-Auguste, malgré ses crimes, Napoléon, malgré ses appétits belliqueux, les Médicis, malgré leur corruption et leurs débauches, ont fait prospérer dans leurs États une brillante civilisation matérielle. Cette civilisation qui s’épanouit sous un tyran est peut-être un peu factice ; mais la liberté n’est pas toujours, au moins pour un temps, la condition nécessaire du progrès.

La Convention et Napoléon ont créé des œuvres stables et une forte organisation sociale, sans s’embarrasser de libéralisme et d’idéologie. L’État prussien n’était guère plus libéral, et cependant il a pu donner à l’Allemagne une armée vigoureuse, de bonnes finances, une flotte imposante, des institutions commerciales et scientifiques très solides.

Il n’est pas besoin de dire ici que je n’ai nul goût pour le despotisme et que la liberté me paraît un bien supérieur. Pourtant, s’il existait, s’il pouvait exister, un pouvoir tyrannique irréprochable et infaillible, inaccessible à l’intrigue, un roi sage comme Salomon, juste comme saint Louis, charitable comme saint Vincent de Paul, amoureux des sciences, des arts, des lettres, incapable d’erreur ou de faiblesse, je m’accommoderais d’un tel souverain, et je lui sacrifierais peut-être (non sans quelque hésitation) ma liberté, c’est-à-dire, somme toute, la liberté du bien et du mal. Mais où le trouver, ce souverain impeccable, sinon dans la fumée de mes rêves ?

L’expérience est là pour nous apprendre que toujours les despotes ont, après des péripéties diverses, mené leurs peuples à la ruine. Alors je n’hésite plus… mon choix est fait… je préfère la liberté.


Et je conçois très nettement comme civilisée et non barbare, une nation où la Loi, la Loi seule, est souveraine ; une nation où chaque citoyen garde, en plus ou moins nette vision, la notion dominatrice du droit et de la justice.

Et, comme la Loi est une personne revêche qui ne sourit pas tous les jours, pour donner un peu de douceur et un peu de grâce à cette austère personne, il faudrait que le sentiment de la solidarité, de la charité, ou, plus simplement peut-être, de l’indulgence, fût au cœur de tous ses enfants. Cette indulgence tolérante, je la voudrais rehaussée par l’urbanité et la politesse, qualités charmantes, bien françaises. Ce ne sont pas des vertus essentielles. Pourtant je me résignerais difficilement à les voir disparaître.


VII


Des connaissances étendues et des mœurs douces constituent la civilisation.

Il faut y ajouter les heureuses traditions.

Elles n’ont rien à faire avec la civilisation proprement dite, c’est-à-dire l’envers de la barbarie ; car les sauvages eux-mêmes ont des traditions. Il y a des traditions chez les civilisés et des traditions chez les sauvages.

Par conséquent, comme toutes les choses humaines, les traditions sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Leur ensemble donne son caractère à chaque civilisation nationale.

Certaines vieilles coutumes ont un charme esthétique et familial qu’il serait absurde de combattre, d’autant plus absurde que souvent elles ont une secrète raison d’être, qui n’apparaît pas tout de suite.

Les fêtes du Jour de l’an et du Carnaval ne m’inspirent qu’une sympathie très mitigée. Mais néanmoins je comprends que, pour des artisans qui ont longuement et durement peiné, quelques jours de délassement soient nécessaires. Les robes et les toques dont s’affublent les professeurs de nos Universités ont des tons un peu criards et des formes singulières. Mais ces souvenirs du Moyen âge, qui relient le présent au passé, ne sont pas sans quelque agrément. Tout le cérémonial des tribunaux, des Universités, des assemblées politiques, des enterrements, des mariages, des anniversaires, est d’une pompe conventionnelle qui ne m’attendrit nullement. Mais quoi ? une société où tout serait rationnel, et perpétuellement rationnel, serait terne et ennuyeuse par sa monotonie et son uniformité. Ces traditions inoffensives font partie de notre civilisation, et ce serait grand dommage si on voulait les abolir, sous prétexte qu’on n’a pour les justifier d’autres motifs que leur ancienneté même.

À côté de ces traditions dignes de quelque respect, il en est d’autres qui n’en méritent guère. Elles sont pittoresques peut-être, mais parfois déshonorantes et barbares, comme les courses de taureaux en Espagne. Les combats de coqs, les pugilats, les boxes ne sont guère plus recommandables.

La vieille coutume des vendangeurs, qui consiste à fouler sous les pieds le raisin, est une pratique répugnante. Percer les oreilles des petites filles pour y suspendre quelque ornement appendiculaire, c’est un résidu de sauvagerie. La guerre aux petits oiseaux, chardonnerets, fauvettes, rossignols, pinsons, — ce qui amènera à bref délai la destruction de ces charmantes espèces animales, — est une barbare et invétérée tradition de nos populations du Midi, et pour un profit alimentaire médiocre, c’est enlever à nos bois leur parure. La routine et la tradition gouvernent trop souvent les pratiques agricoles de nos paysans de France. Ils cultivent le blé comme au temps de Cérès, persistant en des préjugés ou des craintes ridicules sans s’initier aux progrès qu’a indiqués la science.


VIII


Notre actuelle civilisation européenne durera-t-elle ? Ce serait dommage si elle ne se réformait pas. La guerre toujours menaçante, un journalisme vénal, des inégalités et des injustices sociales frémissantes, une frénésie de mercantilisme qui menace de tout corrompre, il n’y a pas de quoi s’enorgueillir à outrance. Tout de même, ce serait dommage aussi, — car elle a ses beaux côtés, — si notre civilisation venait à disparaître, anéantie par un cataclysme… un cataclysme social bien entendu, puisque les cataclysmes cosmiques ne sont guère à craindre, et que d’ailleurs notre impuissance à les conjurer serait totale.

Mais un cataclysme social est possible. On peut redouter toujours quelque incursion des barbares, envahissant le monde occidental, comme ils ont envahi il y a quinze siècles le monde de Trajan. Les bolchévistes, qui sont des Asiatiques à demi sauvages, vont-ils s’unir aux Jaunes pour inonder l’Europe, et peut-être aussi l’Amérique, avec des millions d’hommes affamés ? Les éléments anarchiques qui s’agitent dans les bas-fonds de toute nation vont-ils profiter de la veulerie des bourgeois pour détruire notre organisation sociale compliquée ? Le dur et savant militarisme allemand va-t-il renaître de ses cendres pour imposer par ses armes un régime de fer et de sang ? Tout cela est admissible, quoique peu vraisemblable.

Ce qui est plus à craindre pour notre civilisation, c’est qu’elle n’évolue pas vers le culte des choses de l’esprit, culte qui a fait sa grandeur.

De l’autre côté de l’Atlantique, le dieu dollar règne, dit-on, en maître. Eh bien ! c’est là, en toute certitude, une calomnie, car aux États-Unis il y a des foyers d’idéalisme admirable, parfois même une religiosité mystique à laquelle les Latins ont quelque peine à s’initier. De l’autre côté de l’Atlantique, on observe souvent un bel effort de moralité qu’on pourrait difficilement rencontrer dans nos vieilles sociétés européennes. Si nous ajoutons à ce grand effort vers une moralité supérieure l’amour de toutes les innovations matérielles et la haine de toutes les routines, nous trouverions dans la civilisation américaine des exemples dignes d’être proposés à nos jeunes générations.

D’ailleurs, s’il y a des milliardaires en Amérique, c’est-à-dire des hommes qui, par de hardies spéculations ou des inventions ingénieuses, se sont démesurément enrichis, ces milliardaires savent être d’une générosité presque inconnue chez nous, peut-être parce qu’il n’y a pas de milliardaires chez nous. En tout cas, Rockfeller, Carnegie, et d’autres encore, consacrent noblement une grosse part de leur fortune à des œuvres scientifiques ou sociales. En fait de prodigalité pour le bien, les Américains sont nos maîtres. Leurs bibliothèques sont incomparables ; leurs instituts scientifiques, cent fois mieux pourvus que les nôtres. C’est donc une sinistre ingratitude que de prétendre qu’ils n’ont d’encens que pour le « dieu dollar. »

Si Pasteur avait été Américain, il n’aurait pas passé son existence à lutter contre de mesquines difficultés matérielles. Certes, il n’aurait pas pu créer un plus bel édifice que celui qu’il a construit sur les ruines de l’ancienne médecine. Tout de même, faciliter sa tâche eût été plus digne de nous.


IX


Et maintenant, il faut conclure.

Au début de cette courte étude, je cherchais à savoir de quoi était constituée la civilisation : il semble que maintenant on s’en formera une idée un peu moins confuse. Elle demeure cependant très complexe ; car les éléments divers qui la constituent peuvent évoluer isolément, s’enchevêtrer l’un dans l’autre.

Il y a les sciences qui, par leurs théories profondes, nous apprennent quelque chose sur les forces qui nous enveloppent. Il y a les applications multiples des sciences à l’industrie, à la médecine, à l’hygiène ; les distances rapidement franchies ; les forces naturelles mises à notre service. Il y a aussi les arts qui charment l’esprit et, ouvrant de vastes horizons, nous permettent de dépasser notre pauvre ambiance matérielle. Mais il y a surtout l’amour de la liberté et de la justice : le respect des droits d’autrui ; le culte de notre dignité individuelle.

Tous ces concepts, distincts essentiellement, se confondent, s’entrecroisent, pour faire ce que nous appelons tout simplement la civilisation.

Et je ne saurais d’ailleurs donner de la civilisation future, que, dans mon optimisme incorrigible, malgré les tristesses de l’heure présente, je prévois si belle, une image plus saisissante que celle qui a été présentée dans la dernière encyclique du Pape Pie XI. Elle retrace en termes vigoureux les préceptes de solidarité humaine qu’il convient, aux temps troublés que nous traversons, de présenter aux jeunes générations.


En résumé, si l’on venait à me demander ce que doit être la civilisation de demain, je ne répondrais que par ces deux mots, fatidiques et dominateurs : Science et Justice.

Charles Richet.

  1. Les ouvrages, difficilement comparables, de Condorcet, de Guizot, de Buckle, de Gobineau, sont plutôt l’histoire des civilisations diverses, qu’une étude sur la nature même de la civilisation.
  2. Mot italien très commode pour caractériser ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Le mot français illettré n’a pas tout à fait le même sens.