Quand j’étais enfant en Chine/4

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Quand j’étais enfant en Chine
La Revue blancheTome XXIII (p. 521-527).

Quand j’étais enfant en Chine

VII
Les Religions

En abordant la question des religions en Chine, je tiens à vous rappeler que le christianisme y est d’introduction récente et que tout ce qui s’y rattache, comme le dimanche, les églises, les ministres, les réunions régulières en vue du culte, tout cela est inconnu à la grande masse du peuple chinois.

Nous avons trois systèmes de religion : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme.

Le Confucianisme, religion enseignée par Koung-Fou-Tseu (Confucius, — philosophe qui vivait environ cinq cents ans avant la naissance du Christ, — ) est la religion de l’Empereur, d’une grande partie du monde officiel et, en général, de toutes les classes élevées. Ce système est principalement moral et pratique, par opposition au système mystique et spéculatif. Il nous apprend à honorer et à servir nos parents, à nous montrer docile et déférant envers nos aînés, à être fidèle à notre souverain légitime et à vivre en bonne harmonie avec notre femme. Ces principes sont exposés et développés de manière à répondre à tous les besoins de la société moderne. Confucius n’enseigna jamais l’existence de Dieu. Il n’avança jamais aucune théorie sur un ciel et un enfer. Il persuadait simplement les hommes d’aimer le bien pour lui-même. Mais cette haute philosophie ne fut jamais populaire au point d’être acceptée et pratiquée par la foule.

Toutefois, les Chinois éprouvent un réel respect pour Koung-Fou-Tseu et ses préceptes, et, à part le petit nombre de ceux qui professent le bouddhisme et le taoïsme, ils se disent confucianistes, encore qu’ils ne comprennent pas tout l’enseignement du maître et en dépit même de ce fait qu’ils honorent les dieux des autres systèmes de religion. Purs et élémentaires, les dieux des confucianistes sont le ciel et la terre, les esprits des vents et les cinq grandes montagnes, les dieux du foyer, qui répondent aux pénates romains et les ancêtres.

Le taoïsme était, originairement, un système de philosophie, mais il a dégénéré en une secte qui emprunte ses dogmes au bouddhisme et au Confucianisme.

Sur le taoïsme se sont greffées, avec le temps, des superstitions innombrables. Les prêtres de cette secte sont des gens dont l’unique préoccupation est d’en imposer au peuple et qui vivent de ses craintes superstitieuses.

Dans le système taoïste, il y a les dieux de la guerre, de la littérature, de la fortune, de la médecine. Il y a les déesses pour femmes mariées et pour marins. Il y a un petit nombre d’idoles supérieures que l’on adore. La fertile imagination des Chinois remplit de fantômes, de génies et de divinités les forêts, les lacs et les habitations. Ils croient l’autre monde un reflet de celui-ci. Ils supposent que les morts ont, dans le monde souterrain, tout ce qu’ils ont eu sur la terre ; seulement, ces objets existent à l’état d’ombres et non de substances.

Le bouddhisme fut importé en Chine, à peu près à l’époque du Christ. Un empereur de la dynastie de Han, ayant entendu parler de l’apparition d’un sage, dans l’ouest, lui envoya une ambassade qui rapporta ses enseignements.

Sans doute, la renommée du merveilleux Nazaréen s’était répandue dans le nord de la Chine, par les récits de marchands européens et arabes, et elle était ainsi parvenue aux oreilles du monarque chinois. L’ambassade s’en fut à longues, pénibles et périlleuses journées. Mais en longeant la frontière de l’Inde, elle entendit parler de Bouddha et de sa belle doctrine.

Elle supposa que c’était lui le sage qu’elle avait mission de voir, et elle dirigea ses pas vers l’intérieur de l’Inde.

Or, Bouddha était mort depuis peu. Les ambassadeurs se contentèrent de rapporter en Chine sa doctrine. Sur l’ordre de l’Empereur, on fit bon accueil au bouddhisme. Mais le bouddhisme moderne et idolâtre n’est pas la doctrine enseignée par Bouddha.

Les prêtres et les religieuses bouddhistes vivent retirés du monde ; dans des monastères et des couvents. Ils portent un costume spécial et ont la tête entièrement rasée.

Ils se nourrissent d’aliments végétaux, et gagnent leur vie par leurs chants, ou en célébrant des sortes de messes, ou encore en mendiant.

Parfois, cependant, et comme pour rompre la monotonie de leur existence, ils commettent des crimes qui les exposent à la vindicte des lois outragées. Les monastères et les béguinages bouddhistes étaient jadis des maisons de refuge pour une certaine catégorie de criminels. Ceux qui arrivaient et se faisaient novices bouddhistes étaient exempts de châtiment.

Les classes élevées méprisent à la fois les taoïstes et les bouddhistes. Néanmoins, en cas de maladie ou de mort ils ont recours à eux.

Il n’y a rien, dans les religions de la Chine, qui corresponde au dimanche chrétien. L’idée du repos n’entre pour rien ni dans nos jours saints, ni dans nos célébrations d’anniversaires. Au lieu d’églises, nous avons nos temples, où se manifeste le très haut talent architectural des Chinois : ils n’ont qu’un étage et sont bâtis en briques.

Souvent, ils sont très spacieux, et comprennent une suite de constructions alternant avec des cours et flanquées d’autres édicules destinés aux moines et aux religieuses.

La principale idole est placée dans le hall intérieur et habillée de vêtements correspondant à sa dignité.

Puis, dans chaque temple, il y a généralement un grand nombre d’idoles inférieures en grade à l’idole-chef. Devant celle-ci, on brûle des bâtons d’encens, des cierges et du bois précieux.

On leur présente aussi des aliments. Les adorateurs s’imaginent que l’essence en est absorbée par le dieu ; quant aux substances, elles demeurent pour leur propre régal. De fait, les dévots consomment eux-mêmes les offrandes présentées à l’idole, conciliant ainsi l’économie et la générosité.

L’idolâtrie en Chine n’est pas fondée sur la croyance que le bois, les pierres ou tous autres objets inanimés soient en eux-mêmes dignes d’adoration ; mais, selon la foi de la foule, des esprits y viennent établir leur séjour.

Ce que les Chinois des trois religions indigènes ont de commun, c’est l’extrême insouciance d’élever religieusement la jeunesse. Les trois grandes religions de la Chine n’ont rien qui ressemble à l’école chrétienne du dimanche. Garçons et filles prennent quelques idées religieuses dans le commerce des personnes avec qui ils vivent. Mais jamais d’une manière délibérée on ne leur parle de tel dieu ou de tel autre, de leurs attributs, de leur pouvoir. La connaissance leur en vient incidemment. Il y a, certes, beaucoup de livres religieux ; mais, à cause de la difficulté que l’on trouve à apprendre à lire, ils restent inaccessibles aux enfants.

Je me rappelle comment, la première fois que l’on me conduisit dans un temple et que l’on m’invita à m’agenouiller devant une idole vêtue d’habits somptueux, sa face m’apparut noircie par la fumée de l’encens. À chacun des quatre coins du temple, s’élevait une idole immense, d’aspect sévère et formidable. L’une d’elles m’effraya particulièrement.

C’était le dieu du tonnerre, représenté par un monstre ayant un corps d’homme et une tête d’oiseau hideusement grotesque. Cette idole tenait dans une main un marteau et dans l’autre un grand clou. Avec ces outils, il était censé frapper les coupables. Ce dieu produisit sur moi une telle impression, que j’eus un horrible songe la nuit suivante. Je le vis revêtu de violence ; il agitait les mains pour me terrifier.

Si frappé de stupeur que je fusse, je m’efforçai de crier, et mes cris me réveillèrent.

Quand on observe l’esprit conservateur des Chinois, leurs traditions, la pure morale que leur enseigna Koung-Fou-Tseu, leur méthode d’instruction, les préventions légitimes qu’ils entretiennent contre les étrangers, l’on comprend que l’œuvre des missionnaires ne progresse que faiblement. Néanmoins, quelque chose a été fait pendant ces cinquante dernières années. L’on a exploré le pays, et l’on a appris à connaître ses besoins et ses facultés.


VIII
Jours Fériés

Il y aurait matière à vingt chapitres, si l’on voulait décrire toutes les fêtes chinoises. La seule énumération en serait pénible et fastidieuse. À vrai dire, nous avons autant de fériés qu’il y a de jours dans l’année.

De chaque dieu on commémore le jour de naissance et le jour de mort. Il est des dieux et des déesses, la déesse de Pardon, par exemple, à qui l’on a consacré une demi-douzaine de jours. Nous avons un grand nombre de divinités qui sont d’illustres personnages d’autrefois et à qui on a voué un culte.

Toute la nation les honore. Chaque cité, chaque village, chaque hameau possède un nombre de divinités locales qui sont ses protecteurs spéciaux.

Il est heureux pour les dites idoles, que leurs dévots aient une naturelle passion pour les cérémonies, le faste et l’apparat ; car, sans cela, l’idolâtrie exercerait peu d’attrait sur la foule. Chaque année, l’on dépense des millions de dollars pour la célébration de ces fêtes. Pour la consécration d’un temple à Canton, il y a deux ans, l’on dépensa trente mille dollars. Comme j’assistai à ces fêtes réellement grandioses, je puis vous en donner une idée.

Pendant longtemps, un comité de citoyens avait recueilli des souscriptions chez les habitants de la ville et des environs. Plusieurs semaines avant que le temple ne fût terminé, l’on aménagea un vaste pavillon, construit principalement en bambou et tendu de nattes.

Le pavillon se trouvait juste en face du temple, tandis que d’autres plus petits, étaient construits tout autour et reliés aux bâtiment principal par des vélums.

Au milieu du grand pavillon s’élevait une haute tour, du plafond de laquelle pendait un dragon multicolore, aux innombrables écailles étincelantes, et qui entre, ses dents, tenait une corde qui soutenait un lustre énorme artistement sculpté et muni de trente-deux bras, tous hérissés de cierges allumés et ornés de petites glaces devant lesquelles des figurines automatiques sont mues par un mouvement d’horlogerie.

L’effet en était des plus curieux.

De tous côtés il y avait d’autres lustres suspendus au plafond, moins travaillés peut-être, mais aussi artistiques et aussi beaux. Des grappes de pendeloques y étaient attachées, de sorte que la lumière fût reflétée à l’infini. Entre chaque lustre, étaient placées des cases aux parois de soie ou de satin. Ces cases contiennent des poupées, hautes de deux pieds, costumées et groupées de façon à représenter des scènes historiques. Ces marionnettes sont mues par des mécanismes qui leur font branler la tête, lever les mains, incliner le corps, selon les exigences de leur rôle. Il y a aussi des cases plus petites, où se jouent de ces scènes romanesques dont les Chinois raffolent. Parfois aussi, l’on donne des tableaux comiques ; par exemple, des aveugles se battant dans la rue à coups de bâton, et, comme les coups sont distribués à l’aveuglette dans toutes les directions (tout cela au moyen d’un mécanisme), les spectateurs s’en amusent énormément.

Des fleurs de toute sorte formaient un important motif de décoration. Elles étaient disposées en figures d’hommes ou d’oiseaux, et leurs délicieux parfums embaumaient la salle. Les murs des divers pavillons étaient décorés avec beaucoup de goût. Des aquarelles étaient suspendues, ainsi que des rouleaux de papier portant des inscriptions tirées d’ouvrages philosophiques.

Il y avait aussi un orchestre, composé de tambours, de timbales, de cimbales, de gongs, de cornets, de flûtes, de castagnettes, de violons, et d’une quantité d’autres instruments encore, dont l’effet d’ensemble était saisissant.

Tandis que la foule s’amusait aux tableaux et aux concerts, les diverses cérémonies se célébraient à l’intérieur du temple. Cet édifice, entièrement neuf, avait une double ornementation, une permanente et une temporaire. La première consistait en fresques, sculptures sur bois, figures en bas-reliefs. La décoration temporaire se composait de bannières, de bouquets de fleurs, de peintures.

Des prêtres bouddhistes adoraient Bouddha dans le hall central, tandis que, dans les autres halls, les fidèles allaient çà et là, offrant des aliments, allumant des cierges, brûlant de l’encens.

Dans ma ville natale, de semblables fêtes locales ont lieu trois ou quatre fois par semaine.

Mais il y a aussi des fêtes que l’on pourrait appeler nationales, parce qu’elles sont observées par tout le pays.

Les premières et les plus importantes de ces fêtes nationales sont celles du Nouvel An, que l’on célèbre avec beaucoup d’éclat, par des feux d’artifice, des festins et des réjouissances. Pendant une semaine ou deux, toutes les affaires chôment, tout le monde s’adonne à la joie. Les enfants, ces jours là, sont bourrés de friandises ; et les pétards font bien des trous dans leurs habits de fête. On donne des cadeaux aux domestiques, et les mendiants non plus ne sont pas oubliés. C’est la plus joyeuse saison de l’année, l’époque où la charité est plus charitable, où la bienveillance est plus aimable encore que d’habitude.

Ensuite, vient la fête des Lanternes. La principale particularité de cette fête, comme son nom l’indique, consiste en une procession aux lanternes de toute forme et de toute espèce. Dès la tombée de la nuit, des hommes et des jeunes gens s’avancent en monôme, tenant à l’extrémité d’un bâton, qui un grand oiseau en papier, qui un quadrupède, qui un poisson, à l’intérieur duquel brûle une bougie. On rencontre quelquefois des formes vraiment fantastiques, et l’on pille les livres de mythologie pour y trouver des images bizarres.

Imaginez-vous trois ou quatre cents de ces lanternes, qui passent devant vous, toutes brillant des plus riches couleurs. L’on brûle du bois de santal sur des brasiers placés au sommet de petits pavillons mobiles, et des troupes de musiciens mêlent leurs sons tintamarresques aux applaudissements des spectateurs et aux plaisanteries des hommes qui composent la procession.

Pour finir, un immense et terrible dragon de quarante pieds de longueur s’avance, porté par douze ou vingt hommes.

Il y a encore, pendant le quatrième mois de l’année, une autre procession pareille à celle-là ; mais elle a lieu le jour, plutôt que la nuit.

Le cinquième mois, on célèbre la fête dite du Bateau-Dragon. Ce bateau est étroit et long. Il peut tenir cent hommes assis l’un derrière l’autre. Chacun d’eux manie une rame. Ceux qui se trouvent aux deux extrémités gouvernent l’embarcation, au centre de laquelle est placée l’idole locale du quartier ou du district.

Elle est installée sur un trône et abritée sous une ombrelle… Une bande de musiciens se trouve à bord de chaque bateau. Leur musique guerrière encourage les champions, tandis que le tambour scande les coups d’aviron. Aux vainqueurs, en guise de trophées, l’on distribue des bannières, qui vont orner le temple de l’idole locale.

Le huitième mois, on célèbre la fête de la Lune, qui correspond à la fête de la Moisson dans les pays occidentaux. L’on échange des présents, comme aux autres fêtes de saisons.

À mesure que la lune s’avance vers son plein, les Chinois y voient un homme qui grimpe à un arbre. La pleine lune est saluée de grandes cérémonies, et l’on passe en réjouissances la nuit où sa clarté apparaît la plus brillante.


IX
Contes et conteurs

Les Chinois aiment à la passion histoires et contes. Dans les rues, sur les promenades, des conteurs professionnels attroupent la foule de midi à minuit, et lui disent les exploits des héros ou les aventures tragiques d’un amoureux. Leur récitation a une puissance dramatique qu’on n’attendrait pas d’eux, à voir leurs allures apathiques, et leur physionomie stupide.

Toutes les classes se livrent à ce passe temps favori. Le lettré de haut grade prend autant de plaisir à écouter une bonne histoire, que l’enfant à qui sa mère réciterait un conte de fée.

En Chinois, la littérature d’imagination remplit plus de 10 000 volumes. Les sujets en sont historiques ou romanesques ; ils traitent de guerre, d’amour, de magie ou d’enchantement. Quelques-unes de ces légendes sont très belles et aussi intéressantes qu’un bon roman anglais. Il y a un livre qui fait les délices de toutes les classes : c’est l’Histoire des trois royaumes. C’est un roman historique en vingt volumes, orné de gravures sur bois. J’ai trouvé peu de livres anglais qui vaillent ce roman pour l’arrangement des détails, la conception des caractères et l’élégance du style[1]. C’est en quelque sorte un poème épique en prose. Quand j’étais en enfant, je savourais avec délices les passages qu’on m’en lisait ou qu’on m’en expliquait.

Dans chaque maison, on trouve des volumes de ballades. Nos dames prennent grand plaisir à les chanter sur des airs qui ne sont pas imprimés dans les livres, mais qu’elles improvisent. À tous les carrefours, il y a des chanteurs de ballades, qui gagnent leur vie en faisant circuler leur sébile à chaque strophe.

Nous n’avons pas en Chine de livres d’histoires que les enfants puissent lire aussitôt qu’ils connaissent les caractères : mais souvent on leur donne des livres illustrés. Encore ces livres ne sont-ils pas écrits spécialement pour eux, comme cela se fait en Amérique et en Europe. Les illustrations en couleur sont trop chères pour qu’on les mette entre les mains des enfants, car elles sont dessinées et peintes par de vrais artistes. Ainsi les garçonnets et les fillettes de Chine sont-ils privés d’un plaisir que les enfants d’Amérique et d’Angleterre goûtent si facilement.

Yan-Fou-Li

Traduction L. Charpentier.



  1. Le San-Koué-Tchi (Histoire des Trois Royaumes) est le roman le plus célèbre de toute la littérature chinoise. Le sujet en est pris dans l’histoire d’une guerre civile qui dura cent ans (1682-65 de notre ère). C’est la longue révolte des Bonnets-Jaunes. Cette grande et magnifique épopée est à ce point populaire et sacrée en Chine, qu’un missionnaire, ayant pu en réciter un chapitre entier devant une foule qui allait le massacrer, eut la vie sauve et fut acclamé par le peuple.