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Quand j’étais photographe/05

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 75-97).

LA PREMIÈRE ÉPREUVE DE PHOTOGRAPHIE
AÉROSTATIQUE

« Jamais rien n’égalera ce moment d’hilarité (sic) qui s’empara de mon existence. Lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n’était pas du plaisir, c’était du bonheur. Échappé aux affreux tourments de la persécution et de la calomnie, je sentis que je répondais à tout en m’élevant au-dessus de tout. À ce sentiment moral succéda bientôt une sensation plus vive encore : au-dessus de nous un ciel sans nuages ; dans le lointain l’aspect le plus délicieux. « — O mon ami, disais-je à M. Robert, quel est notre bonheur !… Que ne puis-je tenir ici le dernier de nos détracteurs et lui dire : — Regarde, malheureux !!!… »

En ces termes émus s’exprime après son ascension initiale Le physicien Charles, — le premier, avec son compagnon Robert, que le gaz hydrogène enleva dans les airs.

Et à jamais pour tous ceux qui montèrent après Charles comme pour tous ceux qui monteront encore dans la nacelle d’un aérostat, invariablement, morale ou physique, la prestigieuse impression restera là même.

Libre, calme, comme aspiré par les immensités silencieuses de l’espace hospitalier, bienfaisant, où nulle force humaine, nulle puissance de mal ne peut l’atteindre, il semble que l’homme se sente là vivre réellement pour la première fois, jouissant dans une plénitude jusqu’alors inconnue de tout le bien-être de sa santé d’âme et de corps. Enfin il respire, dégagé de tous liens avec cette humanité qui achève de disparaître à ses yeux, si petite en ses plus grandes œuvres, — travaux de géants, labeurs de fourmis, — par les luttes et les meurtriers déchirements de son antagonisme imbécile. Comme le laps des temps écoulés, l’altitude qui l’éloigne réduit toutes choses à leurs proportions relatives, à la Vérité. En cette sérénité surhumaine, le spasme de l’ineffable transport dégage l’âme de la matière qui s’oublie comme si elle n’existait plus, volatilisée elle-même en essence plus pure. Tout est loin, soucis, amertumes, dégoûts. Comme tombent bien de là-haut l’indifférence, le dédain, l’oubli, — et aussi le pardon…

Mais une autre extase nous rappelle vers l’admirable spectacle offert à nos regards charmés.

Sous nous, comme pour nous faire honneur en accompagnant notre marche, la terre se déroule en un immense tapis sans bords, sans commencement ni fin, aux couleurs variées où la dominante est le vert, dans tous ses accents comme dans tous ses mariages. Les champs en damiers irréguliers ont l’air de ces « couvertes » en pièces multicolores mais harmoniques rapportées par l’aiguille patiente de la ménagère. Il semble qu’une inépuisable boîte à joujoux vient d’être répandue profuse par cette terre, la terre que Swift nous découvrit vers Lilliput, comme si toutes les fabriques de Carlsruhe avaient vidé là leur stock. Joujoux ces petites maisons aux toits rouges ou ardoisés, joujoux cette église, cette prison, cette citadelle, les trois habitacles où se résume toute notre civilisation présente. — Joujou bien plus encore ce soupçon de chemin de fer qui nous envoie de tout en bas son aigre petit cri de sifflet comme pour forcer notre attention, et qui tout mignon file si lentement — pourtant avec ses quinze lieues à l’heure — sur son rail invisible, panaché de sa petite aigrette de fumée… Et qu’est cet autre flocon blanchâtre que j’aperçois là-bas flottant par l’espace : la fumée d’un cigare ? — Non, un nuage.

C’est bien en effet le planisphère, car nulle perception des différences d’altitudes. Tout est « au point. » La rivière coule au niveau du sommet de la montagne ; pas de disparité perceptible entre les champs de luzernes également arasés avec les hautes futaies des chênes séculaires.

Et quelle pureté de lignes, quelle extraordinaire netteté d’aspect par les exiguïtés de ce microcosme où tout nous apparaît avec l’exquise impression d’une merveilleuse, ravissante propreté ! Pas de scories ni de bavures. Il n’est tel que l’éloignement pour échapper à toutes les laideurs…

L’invitation à l’objectif était là plus que formelle, impérative, et, si intense que fût notre absorption poussée jusqu’au vague du rêve, en vérité il eût fallu n’avoir jamais entr’ouvert la porte d’un laboratoire pour que nous ne fussions aussitôt traversés de la pensée de photographier ces merveilles.

Et comme le hasard voulut que je fusse apparemment le premier photographe enlevé sous un ballon, ainsi se trouva m’échoir une priorité qui eût pu appartenir aussi bien à tout autre.

J’avais tout d’abord entrevu ici deux applications des plus intéressantes.

Au point de vue stratégique, on n’ignore pas quelle bonne fortune est pour un général en campagne la rencontre d’un clocher de village d’où quelque officier d’état-major dressera ses observations.

Je portais mon clocher avec moi et mon objectif pouvait successivement et indéfiniment tirer des positifs sur verre que j’envoyais directement de ma nacelle au quartier général, au moyen d’un factage des plus simples : petite boîte glissant jusqu’au sol le long d’une cordelle qui me remontait au besoin des instructions.

Ces images immédiatement agrandies par projections sous les yeux du général en chef lui présenteraient l’ensemble de son échiquier, constatant au fur et à mesure les moindres détails de l’action et lui assurant toute préexcellence pour conduire sa partie.

Puis — cedant arma ! — je passais à une autre besogne non moins capitale.

Jadis, en Bretagne, quand il y avait un partage de biens entre deux familles, les parents de chaque côté amenaient sur place les petits enfants. On plaçait les bornes indicatives, et aussitôt de se précipiter sur les petits et de les combler d’une grêle de torgnoles : « — Ainsi la mémorable raclée que vous venez de recevoir vous rappellera à jamais cette journée et à quelle place à jamais respectée les bornes ont été posées. »

Ce procédé mnémonique un peu primitif a été depuis longtemps abandonné ; mais par quoi l’avons-nous remplacé ?

« Cette œuvre gigantesque du cadastre, me disais-je, avec son armée d’ingénieurs, d’arpenteurs, de chaîneurs, de dessinateurs, de calculateurs, a demandé plus d’un milliard et plus d’un demi-siècle de travail — pour être mal faite.

« Cette année, aujourd’hui, je puis, moi tout seul, l’achever en trente jours — et parfaite.

» Un bon aérostat captif, un bon appareil photographique, voilà mes seules armes.

» Plus de triangulation préalable, péniblement échafaudée sur un amas de formules trigonométriques ; plus d’instruments douteux, planchettes, boussoles, alidades, graphomètres ; plus de chaînes de galériens à traîner à travers les vallées, les collines, les terres labourées, les vignes, les marais : nous n’avons plus à déranger les gens chez eux.

» Plus de ces travaux incertains, préparés sans unité, poursuivis et achevés par à peu près, sans cohésion, sans contrôle ni garantie, par un personnel insurveillé auquel le billard du bourg prochain peut faire parfois oublier les heures de travail.

» Miracle ! moi qui ai professé toute ma vie une haine de la géométrie qui n’a d’égale que mon horreur de l’algèbre, je produis avec la rapidité de la pensée des plans plus fidèles que ceux de Cassini, plus parfaits que les cartes du Dépôt de la guerre :

» Et quelle simplicité de moyens ! Mon ballon maintenu captif à une hauteur toujours égale sur chacun des points déterminés à l’avance, je relève automatiquement d’un coup la surface d’un million de mètres carrés, c’est-à-dire de cent hectares. Et comme dans une seule journée je puis parcourir quelque dix stations, je lève en un jour le cadastre de mille hectares ! »

Quel triomphe !

À l’avenir — grâce à moi ! — plus de contestations, plus de litiges — même au pays normand.

Et au point de vue privé du business qu’on me permettra peut-être de ne pas tout à fait oublier, j’entrevois déjà l’aimable perspective d’un légitime profit, lequel, bien gagné, ne sera pas de ceux qu’on dédaigne.

Je me suis renseigné.

L’Angleterre n’a pas de cadastre. Tout au plus un état civil de la propriété domaniale.

Rien en Russie, rien en Italie, rien en Espagne, rien partout.

Chez nous-mêmes, en France, si tous nos départements moins la Corse sont cadastrés, la besogne a été faite de telle façon que nombre de localités de la Seine, de l’Eure, etc., viennent de se décider à faire tout recommencer. Pour trois ou quatre départements, ces réfections ne vont pas coûter moins de six cent mille francs au budget, sans compter les centimes additionnels que s’imposent extraordinairement les communes. — Sur ce tout petit point seulement, près d’un million par an !

Et tout le reste !… — C’est à donner le vertige. L’imagination travaille…

Mais, malgré son aspect alléchant, ce côté « business » n’est pas celui qui m’occupe surtout, et je dois ici l’aveu complet :

— au plus fin fond de moi, je me surprends à m’exalter quelque peu à cette pensée que l’année 1835 ne sera peut-être pas trop indigne de son ainé l’an 1783 et que je vais avoir, le premier, l’honneur de réaliser deux nouvelles et des plus précieuses applications de la découverte francaise de nos Montgolfier…

Certitude absolue d’ailleurs, — car qui pourrait empêcher mon objectif de me rendre ce que, comme mon œil, il voit ? Et s’il lui arrive de s’égarer dans l'excentricité de quelque déformation, rien ne me semble plus facile que de faire redresser mathématiquement par un m n B 2 quelconque ses aberrations de sphéricité.

Reste l’inconvénient de la mobilité de ma nacelle, si captive qu’elle soit, de par tous ses mouvements, d’arrière en ayant, d’avant en arrière, de gauche ou de droite, de haut en bas et de bas en haut, sans omettre les giratoires. — Mais toutes mes précautions sont prises et, bien que nous n’ayons encore ni le gélatino-bromure ni les ingéniosités toujours victorieuses du glorieux Grand-Prêtre de l’Instantané, notre ami Marey, je ne veux pas douter que l’éloignement des objectivités me fera la tâche facile.

Et sans creuser autrement loin, passant immédiatement comme toujours du rêve à l’action, je cours inscrire mon brevet.

(En aurai-je pris, de ces brevets ! — et pour quoi faire !…)

Mais dans Photographopolis déjà le bruit s’est répandu, et, avant d’être éclose, la photographie en ballon agite notre petit monde. Les amis accourent.

Ce qui est aujourd’hui — quelque trente-cinq ans après — un travail courant, élémentaire, à la portée du dernier servant de laboratoire, semble alors à tous inexécutable, invraisemblable. Il est toujours à répéter, le mot de Biot :

« — Rien de plus facile que ce qui s’est fait hier, rien de plus impossible que ce qui se fera demain. »

Les praticiens hochent la tête, et ceux-ci ne sont pas des moindres : tout l’état-major. C’est Bertsch qui a quitté son laboratoire astronomique pour m’affirmer que je vais tenter l’irréalisable. Bisson l’aîné confirme ; le brave Legray me dit : « — Tu vas dépenser l’argent que tu n’as pas et te casser le cou que tu as, pour rien ! » — et mon excellent maître Camille d’Arnaud me supplie de rester tranquille.

Mais qui ou quoi pourrait m’arrêter une fois parti dans un de mes emballements ?…

J’ai déjà nolisé un ballon, plus un membre de la tribu des Godard pour la manœuvre, — et jour est pris.

Fiévreusement j’ai disposé l’organisation du laboratoire que j’ai à installer dans ma nacelle, car nous n’en sommes pas encore aux temps bénis où nos neveux emporteront un laboratoire dans leur poche et nous devons faire là-haut notre cuisine. — Aussi toute notre batterie est là, à son poste. Et il ne faut rien oublier, car il ne sera pas commode de descendre et remonter trop souvent.

La nacelle, aussi spacieuse que peuvent le comporter les six cents mètres cubes de l’aérostat qui n’a à enlever avec ses câbles d’attache que mon préparateur et moi, a été aménagée à la perfection. Tout y est méthodiquement sous la main, casé ou appendu en place. Nous sommes là comme chez nous, et Bertsch tout de suite échangerait contre notre laboratoire aérien son étroite guérite de la rue Fontaine-Saint-Georges, vrai fourreau de parapluie d’où il lutine ses planètes.

Au cercle de l’aérostat est appendue la tente, imperméable au moindre rayon diurne avec sa double enveloppe orange et noire, et sa toute petite lucarne de verre jaune aphotogène qui ne me donne que juste la lueur nécessaire. — Il fait chaud là-dessous, pour l’opérateur et pour l’opération. Mais notre collodion et nos autres produits ne peuvent s’en douter, plongés dans leurs bains de glace.

Mon objectif verticalement amarré est un Dallmeyer, c’est tout dire, et le déclic de la guillotine horizontale que j’ai imaginée (— encore un brevet ! —) pour le découvrir et le réopturer d’un trait, fonctionne impeccablement.

Enfin j’ai au mieux possible paré aux mouvements de la nacelle : notre force ascensionnelle est telle que nos câbles d’attache, partant non de la nacelle, mais de l’équateur de l’aérostat, sont tendus à demander grâce où à faire éclater l’enveloppe du ballon. Je n’opérerai d’ailleurs que par un temps calme, et si l’élasticité de mes cordages se fait sentir à ma hauteur disposée de trois cents mètres, je réduirai à deux cents, à cent : — il faut réussir.

Enfin, tout y est, tout est prêt !

Je monte.

— Première ascension ; résultat — 0 !…

— Seconde ascension : — rien !!…

— Troisième ascension : — néant !!!…

J’avais été d’abord étonné, — puis inquiet : — me voici atterré…

Que se passe-t-il ?…

— Et je monte, remonte et remonte encore, toujours, — sans plus de succès.

À chaque nouvel échec, j’ai beau chercher, voir encore et revoir : rien n’a été oublié ni régligé, rien ne pèche. Dix fois, vingt fois, mes bains ont été filtrés, refiltrés, remplacés, tous mes produits changés.

Comment peut-il se faire qu’invariablement, inexorablement, je n’obtienne qu’une série de plaques voilées, d’un noir de suie, sans un indice, un soupcon d’image ? D’où vient que, comme sous un sort jeté, je ne puisse sortir de ces glaces opaques, fuligineuses, de cette nuit qui me poursuit ?

— « Les autres » auraient-ils eu raison ?

Impossible. Jamais je n’admettrai de l’objectif qu’il ne me rende point ce qu’il voit. — Évidemment il ne peut y avoir, il n’y a là qu’un accident de laboratoire jusqu’à présent inexpliqué, accident qui se prolonge cruellement, certes, et s’acharne au delà du vraisemblable, — mais dont j’aurai raison !

Je n’en démordrai pas : coûte que coûte, je poursuivrai mes ascensions jusqu’à ce que j’en aie le cœur net.

Mais — coûte que coûte — est bientôt dit. Chacune de ces ascensions successives, pour moi tout seul agencées, coûte cher et épuise mes ressources plus que maigres ; tout ce que je gagne, ce que j’ai passe là, et les billets de mille y filent vite.

Encore voici venir la saison d’hiver, peu propice à mes tentatives. — Me va-t-il donc falloir rester sous ma honte d’être battu et me ronger les poings jusqu’au printemps prochain, attendant de recommencer ?

Une fois, encore unes fois, essayons ! — Et de tout. mon effort d’application, de toute la concentration de ma volonté, cette fois dernière, je tente…

— Encore rien, rien, rien !!!

Un ensorcellement !!!

À chacune de ces ascensions, lorsque, ne pouvant me dépêtrer de la série noire, j’arrivais de guerre lasse à remettre nouvel essai à la fois prochaine, je ne manquais pas, comme on peut croire, un beau « Lâchez-Tout ! » m’offrant au moins comme consolation et dédommagement la jouissance d’une ascension libre. Tel le pâtissier, faute de pratiques, mange son fonds.

Cette fois suprême, m’obstinant, j’avais prolongé plus tard qu’aux montées précédentes ma lutte inutile, et le jour tombait avec nous lorsque nous descendions, tout près de Paris, dans un vallon ignoré, alors à peu près désert et charmant, qu’on appelle Petit-Bicêtre.

Il n’y avait pas de vent. Nous venions de nous asseoir mollement à côté d’un gros pommier. Le Godard de manœuvre se disposait à vider et plier son ballon :

— Arrêtez !…

Je viens d’être traversé d’une idée : — pourquoi demain matin encore ne tenterais-je pas l’éventualité quelle qu’elle soit, puisque je suis là, tout porté ? Les frais sont faits, le gaz payé, et mon appendice bien clos, il n’y a pas de danger que ce gaz s’échappe en dilatation pour cette nuit, car déjà le froid pique. — Je vais donc laisser le ballon sur place, bien amarré à cet honnête pommier et sous bonne garde d’ailleurs, charger de pierres meulières ma nacelle et envoyer sur Paris mon préparateur qui m’apportera d’autres produits tout neufs. — Une nuit est bientôt passée, même à Petit-Bicêtre — et qui sait si demain matin, enfin ?

Dès l’aube je suis debout. Le temps est couvert, il tombe une bruine grise et glaciale. Décidément je ne suis pas favorisé.

Mais voici bien autre chose : je n’aperçois plus mon ballon !!! — Si, le voilà ! Mais en quel état ?

Ce ballon auquel nous avons dit bonsoir il y a quelques heures, droit et fier alors sur son pédoncule comme un champignon majestueux, je le retrouve tassé sur lui-même, affalé, avachi. Le froid de la nuit a condensé son gaz, et en outre le filet, les manœuvres sont alourdis par cette petite pluie fine, si inopportune. La guigne s’acharne. Vais-je pouvoir m’enlever seulement ?

La nacelle est vidée des meulières. Pendant qu’on la maintient sans peine, je la déménage du laboratoire si précieusement installé, de la tente, de tout, même de ma fameuse guillotine horizontale (— à brevet ! —) que ma main suppléera : je n’emporterai avec moi que ma chambre noire et ma glace préparée sous châssis.

Je prends place dans le panier : il fait à peine un demi-tour sur lui-même sans quitter le sol, comme découragé et renonçant à trop gros effort.

Dans ce presque rien, il y a pourtant une petite indication ascensionnelle et il est évident qu’un très faible allègement va suffire pour me faire monter, car ce pesage de quintaux est en somme aussi délicat et sensible que celui des centigrammes sur le trébuchet du pharmacien.

Il n’y a pas à hésiter : je vais m’alléger en détachant ma nacelle : je me cramponnerai au cercle. Encore, bien qu’il fasse frais, je quitte mon paletot, d’abord, que j’abandonne à terre, puis mon gilet, puis mes bottes, puis… — mais puis-je dire cela, et comment le dire ? débarrassé de tout quant à l’extérieur (— il n’y a pas de dames ?… —), je me déleste encore moi-même de tout ce qui peut me surcharger — et je m’enlève enfin, à quatre-vingts mètres environ… — J’ai aussitôt ouvert et refermé mon objectif et je crie impatient :

— Descendez !

On me tire, à terre. D’un bond je saute dans l’auberge où tout palpitant je développe mon image…

Bonheur ! — Il y a quelque chose !…

J’insiste et force : l’image peu à peu se révèle, bien indécise, bien pâle, — mais nette, certaine…

Je sors triomphant de mon laboratoire improvisé.

Ce n’est qu’un simple positif sur verre, très faible par cette atmosphère si brumeuse, tout taché après tant de péripéties, mais qu’importe ! Il n’y a pas à nier : — voici bien sous moi les trois uniques maisons du petit bourg : la ferme, l’auberge et la gendarmerie, ainsi qu’il convient dans tout Petit-Bicêtre conforme. On distingue parfaitement sur la route une tapissière dont le charretier s’est arrêté court devant le ballon, et par les tuiles des toitures les deux pigeons blancs qui venaient de s’y poser.

J’avais donc eu raison !

Mais comment, pourquoi, ai-je donc pu, seulement cette fois désespérée, obtenir ce qui m’avait été jusque-là refusé si implacablement ?

La lumière d’un coup se fait, et j’ai enfin l’explication que, plus sagace que moi, mon lecteur praticien a déjà pu deviner.

Cette fois, n’ayant pas de gaz à perdre, je suis monté avec l’appendice fermé, — cet appendice que la prudence élémentaire de tout aéronaute laisse toujours ouvert, béant, à chaque départ, pour donner issue à l’excédant du gaz qui se dilate à mesure que le ballon monte et prévenir ainsi l’explosion.

Or, à chacune de mes montées, cet appendice fusant vomissait à flots par mes bains l’hydrogène sulfuré : iodure d’argent avec sulfure d’hydrogène, méchant ménage irrémissiblement condamné à ne jamais donner d’enfants. En n’imposant pas ici dès la première rencontre le divorce immédiat, j’avais assurément mérité de payer plus cher encore mon manque d’observation et de déduction.

Mais si j’ai eu des torts, je me les pardonne, tout joyeux d’avoir enfin « rompu le sort ».

L’explication de mes méfaits maintenant révélée, je suis, en toute quiétude, bien certain d’obtenir là-haut tous les parfaits clichés que je voudrai, de prouver aux plus savants que j’avais contre eux raison, — et un fils pourra dire que son père a eu, premier, l’honneur de réaliser la photographie aérostatique. — Il fera autre chose encore, plus et mieux : — « la première préoccupation d’un père, m’écrivait l’excellent cousin Charles, doit être de laisser un fils qui vaudra mieux que lui. »

Et à tout venant j’arbore mon cliché si imparfait qu’il soit, expliquant les comment et pourquoi, transporté… — Mais quel nouveau coup de foudre le soir même de ce beau matin-là !

Un ami m’arrive à l’heure de la soupe. Naturellement il n’est pas entré que je lui ai déjà montré le fameux cliché, et tout bouillant, avec mon lyrisme habituel quand j’ai enfourché un dada nouveau, je lui raconte et ma théorie et mes acharnés ratages, et leur explication, et mon expérience du matin et mes espérances (— brevetées !)……

Et alors l’ami — de glace :

— Mais, mon pauvre bonhomme, c’est connu, ton affaire, archiconnu ! Tu n’es pas du tout le premier. J’ai lu tout cela, il n’y à pas huit jours, imprimé au long… Le livre est très curieux. Il est d’un Monsieur… Monsieur… attends donc ! — un Monsieur qui a eu des rapports avec l’air comprimé… Monsieur… Andraud ! — C’est cela : Monsieur Andraud ! Et même il y avait à l’exposition de cette année des photographies obtenues de la nacelle d’un ballon…

Le coup est dur !!!…

Au coup de sonnette, déjà on est parti dans deux directions, courant à la recherche du livre que j’ai telle soif de voir…

On me l’apporte enfin : — c’est qu’il a l’air tout honnête, avec son apparence modeste, ce scélérat de livre !


EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855
UNE DERNIÈRE ANNEXE
AU
PALAIS DE L’INDUSTRIE
Sciences Industrielles, Beaux-Arts, Philosophie
PAR
M. ANDRAUD
La science du pouvoir est de bien
user du pouvoir de la science.
Napoléon 1er.

PARIS
GUILLAUMIN ET Cie LIBRAIRES
Editeurs du Journal des Économistes, de la Collection
des principaux Économistes du Dictionnaire
de l’Économie publique, etc.
14, RUE RICHELIEU, 44
ET CHEZ L’AUTEUR, RUE MOGADOR, 4
1855

Je feuillette, fiévreux, — et j’arrive à la page 97…

Ça y est !!!

TOPOGRAPHIE
N° II. Arpentage au daguerréotype.

Le livre me tombe des mains.

Comment n’avais-je pas lu cela ? Quelle belle paternité perdue !… — sans parler de tous les billets de mille jetés là…

Péniblement désappointé, j’ai repris le livre et je parcours.

Tout à coup :

— Mais, animal ! m’écriai-je, tu ne sais donc pas lire !

« L’animal » (— c’est mon ami, —) n’avait pas su lire, en effet, ou plutôt, comme tant d’autres, il n’avait lu qu’avec ses yeux.

Le livre du savant ingénieur était un livre de pure fantaisie scientifique : cette Annexe de l’Exposition, c’était M. Andraud à lui seul qui l’avait construite : magnifiquement, il faut le dire, sans y ménager davantage les millions que s’il eût été l’État, Pereire ou Rothschild, — et le prodigue et transcendant rêveur avait entassé là tous les trésors fantastiques mais non moins précieux, tous les desiderata accumulés dans sa féconde et triple imagination de savant, de poète, d’homme de bien.

On y trouvait successivement exposé, expliqué et décrit, tout ce qui manque encore en nos besoins de civilisés — et dont partie est réalisée aujourd’hui :

— l’escalier automoteur,

— la brouette à charge équilibrée,

— un système définitif de pavage,

— les auvents couvre-trottoirs,

— la végétation instantanée,

— le filtre universel,

— les viandes végétales,

— la réforme du vêtement,

— ün nouveau combustible,

— l’horloge à air,

— la force motrice universelle,

— le plan normal d’une maison,

— le théâtre de la science,

— la propagation illimitée du son (— Edison, attention !…),

l’arpentage au Daguerréotype, etc., etc., etc…

— et toute une foule d’autres ingéniosités semées à pleines mains, sans précautions ni brevets d’aucune sorte. Que lui faisait d’être volé, à ce millionnaire de l’idée !

L’alarme avait été pour moi si chaude que je voulus voir le terrible homme qui l’avait causée, ce qui me donna l’occasion de faire connaissance avec un esprit tout à fait supérieur et en même temps avec le plus modeste et le plus sympathique des hommes. — C’est malheureusement sur une tombe que je dépose cette couronne en respectueux et affectueux souvenir.

Je n’ai jamais eu le loisir ni la curiosité de constater si le livre de M. Andraud avait paru avant ou après ma prise de brevets.

Peu m’importait : je savais maintenant que son auteur était par lui-même trop cossu pour avoir eu besoin de me rien prendre et j’étais, quant à moi, bien sûr de ne lui avoir rien pris.

Il y a à certaines heures des synchronismes endémiques pour la pensée humaine, aux moments où notre imaginative se trouve mise en demeure de répondre à nos besoins. C’est à ce propos qu’il a fallu formuler le dicton : cette idée était dans l’air.

Dès les premiers jours du printemps suivant, — 1856, — j’obtenais à premier essai cette fois, avec une douzaine d’autres points de vue, un cliché de l’avenue du Bois de Boulogne, avec l’amorce de l’Arc de Triomphe, la perspective des Ternes, Batignolles, Montmartre, etc. :

Ce cliché affirmait : premier[1], malgré son imperfection, la pratique possibilité de la Photographie aérostatique : c’était avant tout ce que j’avais visé.

Quant à l’application cadastrale, mon très éminent ami le colonel Laussedat m’en expliqua l’impossibilité.

Ma rétivité native, absolue, devant tout ce qui est sciences exactes m’empêchait quelque peu de suivre l’explication ; mais devant l’affirmation d’une telle autorité, je n’avais qu’à m’incliner — et je m’en tins là.

Depuis j’ai eu la satisfaction de voir quantité de magnifiques épreuves aérostatiques couramment obtenues par Paul Nadar, les frères Tissandier, Ducom, etc., par nombre d’autres encore — et jusque par les trop obstinés cornacs qui s’entêtent en l’École aérostatique de Meudon à l’élève des poissons volants qui ne volent pas.

  1. Une honorable Revue scientifique — Les Inventions nouvelles — s’est laissé surprendre par un de ses rédacteurs qui affirme tout net que le premier cliché aérostatique à été obtenu en 1881 — par M. Paul Desmarets.
    L’incontestable notoriété de notre épreuve, qui avait figuré à plusieurs expositions bien avant 1881, et la date de nos brevets répondaient d’avance à cette assertion inattendue, sans qu’il soit besoin de renvoyer à l’année du Charivari où chacun peut retrouver la lithographie de Daumier reproduite sur la couverture de ce livre.