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Quand j’étais photographe/10

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 177-189).

LA PHOTOGRAPHIE OBSIDIONALE

Je relisais et lisais encore les pages exquises où Legouvé — un homme, un poète, — encore tout ému et pénétré de reconnaissance, rappelait l’inoubliable bienfait de la Photographie postale aux cruels jours du siège.

Et ce m’était une douleur de penser que nous ne savons même pas à qui nous avons dû ce précieux secours. Nous ignorons jusqu’au nom de celui qui vint apaiser et sustenter enfin tant de « cœurs qui avaient faim et soif depuis tant de longs jours »… Quelqu’autre n’aura-t-il pas osé usurper cette gloire ?

Car il en est ainsi : quand ce n’est pas lacune, c’est inexactitude. Aussi en voyant chaque matin le plus indifférent incident de carrefour, qui s’est passé hier sous nos yeux, raconté par nos journaux d’autant de façons diverses et parfois contradictoires, que pouvons-nous croire de tout ce qui nous a été transmis des siècles antérieurs, — et que vaut l’Histoire ?

Pendant que je suis là encore, au moins puis-je établir l’origine d’un fait aussi intéressant dans les légendes du siège parisien et rendre témoignage à celui dont le désintéressement trop rare nous laissa ignorer un nom que nous n’avions qu’à « admirer, aimer, remercier et bénir »…

Donc, lorsqu’il s’agit de suppléer dans Paris la poste interceptée par le blocus allemand, le petit matériel aérostatique que nous avions dès le début et de notre initiative privée installé place Saint-Pierre, à Montmartre, se trouvait tout prêt. Est-il besoin de redire qu’en improvisant ce service nous avions d’abord rêvé de reprendre la précieuse tradition des aérostats militaires perdue depuis Coutelle et Conté, mais que nos instances obstinées ne purent jamais arracher cette décision du Gouvernement dit de la Défense Nationale, — bien que chaque jour pendant ces quatre rudes mois nous fussions réclamés d’urgence sur trois points principaux de l’extrême défense de Paris, foudroyés par un ennemi invisible.

Faute d’autres destinées aspirées, j’eus au moins la satisfaction patriotique d’organiser et d’inaugurer le service de la poste aérienne en lançant par-dessus les lignes allemandes le 25 septembre, le premier de nos ballons-poste, le Weptune, monté par Duruof[1].

D’autres départs de ballons se succédèrent bientôt presque quotidiennement[2], emportant par pleins sacs et ballots bondés les chères nouvelles aux familles lointaines. Ce fut pour nos assiégés à la fois un soulagement et un encouragement.

Ce mode de déjouer l’investissement ne fut pas d’autre part du goût des Prussiens qu’il sembla désappointer au delà de ce qu’on eût pu supposer. Leur menace d’assimiler à l’espion et de fusiller sur place chaque aérostier qui tomberait sous leurs mains, cette menace, édictée hors de toute mesure et de tout droit des gens, en témoignerait au delà si la méchante humeur qu’ils ressentirent n’avait laissé trace indélébile et vengeresse dans le pamphlet où Wagner nous envoya le dernier coup de pied. C’est en effet bien là que, — sans parler de la générosité de toute âme humaine devant l’ennemi vaincu, — c’est bien dans ce Chant du Scalp que le fiel de leur grand compositeur a génialement concentré en épaisseur toute la délicatesse, toute la grâce altique et la sveltesse, tout l’esprit de sa race, — race déjà reniée par leur « libéré » Heine, dès le temps où le vainqueur se découvrait devant les légions désarmées.

À un point de vue personnel — et puisqu’il faut qu’il y ait toujours « la petite pièce » à côté de la grande, — il y eut pour nous quelque comique dans notre subite importance.

Jamais certes, après avoir touché dans notre existence à bien des besognes diverses, jamais nous n’aurions rêvé notre dernière incarnation sous l’esthétique du chapeau verni à cocarde et avec une boîte de facteur sur le ventre. — Et pourtant, sans aucun autre titre ici que l’unique obstination de notre initiative personnelle, — sans nomination, sans promotion ni qualification officielle d’aucune sorte, — sans émoluments surtout ! (— première condition intégrante, constitutive de tout fonctionnarisme dans la cité telle que nous la rêvons… —), — n’ayant pas même les vivres du soldat qui nous eussent été doux, mais que personne ne pensa à nous offrir et que nous ne savions pas demander, — nous nous trouvions, ces premières heures, de fait, en chair et en os, le réel « Directeur » de la Poste centrale, section des départs, — c’est-à-dire de la Poste tout entière puisqu’il n’y avait pas d’arrivées.

C’était à nous, en effet, — à nous seul, — et à quel autre donc, à cette heure ? — que s’adressaient en toute instance, directement ou sur présentations recherchées, les recommandations de lettres de nos plus hauts personnages, hommes politiques, magistraits, gros financiers, des Rothschild comme des Percire, et surtout — renversement bizarre et retour des choses d’ici-bas ! — nos directeurs de chemins de fer mis à pied et en grève forcée pour l’instant, — tous nous suppliant de confier leurs missives à la sacoche de l’aérostier par nous désigné pour le départ du jour. J’ai gardé bonne partie de cette correspondance, assez curieuse à revoir aujourd’hui. — Que dire de plus : en tête de ces éminents solliciteurs plus pressé et empressé que tous les autres ensemble, c’était le Directeur des Postes lui-mème, le titulaire, l’officiel, le vrai, puisqu’il était, Lui, l’homme aux honoraires, — qui accourait me demander d’insérer ses épîtres de famille dans le portefeuille personnel de mon équipier…

Mais ces souvenirs doivent trouver leur place ailleurs.

Envoyer nouvelles du dedans était déjà quelque chose : il s’agissait maintenant de recevoir nouvelles du dehors.

Nombre de projets affluèrent : messagers piétons, déterminés mais aléatoires ; boules hermétiques de métal abandonnées entre deux eaux au cours de la Seine pour être recueillies par nos filets tendus, etc.

Aucun de ces moyens ne se présentait avec le caractère de certitude, de méthode et de suite indispensables à un service public.

Nous avions bien recu déjà la proposition d’un bon colombophile de Batignolles qui, présenté par notre vieil ami Lucien Puteaux, mettait son colombier à notre disposition. Chaque ballon emporterait un panier de ces pigeons parisiens qui rapporteraient à tire-d’aile au colombier les messages attendus.

Le principe se trouvait acquis, autant qu’il pouvait l’être. — Mais quel poids peut supporter le vol d’un pigeon, et qu’était cette chétive ressource en présence de tant de besoins ? — Je n’étais bien certainement pas le seul à tourner et retourner dans mon cerveau cette question de si grande importance…

Nous couchions généralement sur cette place Saint-Pierre, où nous avions pu obtenir finalement de la mairie Clémenceau quelques bottes de paille sous deux tentes-abris. Ce fut immédiatement le rendez-vous de tous les chiens errants de Montmartre qu’on n’avait pas mangés encore et auxquels nous faisions fraternel accueil. Quand il fait froid aux pieds, une bonne chancelière nature ne peut être acceptée qu’avec tous égards et reconnaissance.

Je tâchais généralement de m’évader pendant une interruption de service, à l’heure où on dîne (— ?…), pour courir chez moi prendre nouvelles des miens. Mais ce n’était jamais sans l’appréhension de tomber dès l’entrée de ma demeure en pleine litanie d’inventeurs qui résolument m’attendaient sur place, apportant avec la plus louable volonté du monde les projets les plus fous, mais toujours infaillibles, de ballons dirigeables et autres « poissons volants ».

Dans l’une de ces échappées, — et précisément ce soir-là j’étais plus que jamais absorbé dans la préoccupation du grave problème, — se présente un monsieur, du meilleur aspect, qui à premier mot aborde la Question en me demandant au préalable si on a trouvé quelque chose qui rende sa démarche inutile ? — Sur ma réponse négative, mon visiteur s’explique.

Ingénieur, attaché, si je me rappelle, à un grand établissement d’industrie sucrière, et ne s’étant jamais occupé de photographie, c’est sous toute réserve et avec sa bonne volonté pour excuse s’il se trompe, qu’il m’apporte à tout hasard la théorie qui a traversé son cerveau.

« — La question, dit-il, étant donc de faire transporter par un pigeon la quantité la plus considérable de messages, je suppose que dans tout centre postal important : Lyon, Bordeaux, Tours, Orléans, etc., ou bien encore au besoin en concentrant tous les services sur un seul point, chacun apporte au bureau des départs sa correspondance, écrite sur recto seulement, adresse du destinataire en tête, et calligraphiée aussi net que possible.

» Un atelier photographique spécial se trouve là installé sous un praticien expérimenté.

» Toutes les lettres apportées sont juxtaposées les unes à côté des autres sur un plan mobile, en un nombre à déterminer, cent, deux cents, cinq cents, mille, — Une glace sans tain les maintient en les pressant.

» Cet ensemble une fois complet est alors redressé verticalement pour être aussitôt photographié au minimum de réduction possible, — au centième, au millième, que sais-je ?.

» Seulement, au lieu de photographier sur verre ou papier comme pour les clichés ordinaires, l’opération doit être exécutée simplement sur collodion dont la substance m’apparaît le prototype comme entité, absence de grain, transparence, flexibilité et surtout ténuité.

» Ce cliché micrographique d’un poids presque nul est adapté à l’un des pennes ou pattes de l’oiseau dans les conditions habituelles des dépêches par oiseau.

» Aussitôt à destination, la contre-opération : — agrandissement du cliché micrographique de chaque missive, amplifiée jusqu’au format courant, pour être aussitôt découpée, mise sous pli et adressée à chaque destinataire. »

D’un coup, la lumière venait de se faire : la solution était là, dans le bienfait de ces pellicules, — et je restais frappé, admirant l’ingénieuse simplicité du procédé non moins que la modeste réserve de celui qui me l’exposait.

« — Je vous félicite de rendre un tel service au pays, monsieur, et je vous remercie de l’honneur de votre communication. Votre idée me semble toute rationnelle et d’exécution pratique : au plus vite maintenant l’exécution ! — Vous n’avez plus qu’une chose à faire : sans perdre un instant courir au Ministère des Postes et…

— Pour ceci, monsieur, non ! Je suis satisfait que mon idée vous paraisse applicable : faites-en ce que vous voudrez, mais je n’entends en aucune façon me mettre en avant ni me targuer d’une trouvaille de hasard. Je suis indépendant par position et par goût ; je n’ai besoin de rien, je ne demande rien et ne veux rien. »

Je pris sa main que je serrai…

« — Encore mieux d’accord ! — Mais vous admettrez pour moi-même qu’il ne puisse me convenir d’aller, sans vous, présenter un projet qui est vôtre. Pourquoi me refuseriez-vous seulement de venir de compagnie demain matin vers celui qui peut le réaliser ? Nous serons vous et moi, demain à la première heure, reçus aux Postes par le chef du Cabinet, M. Mercadier, qui supplée Steenackers parti, et là, bien mieux que moi, vous exposerez votre système. »

Il céda enfin et il fut arrêté que le lendemain dès l’aube il viendrait me prendre, ayant sa voiture, qui me manquait.

Au tout petit jour il était là.

Avant de nous rendre rue de Grenelle, je lui fis observer qu’il serait peut-être bon de nous mettre préalablement en rapports et confirmation avec un photographe habitué aux travaux de micrographie : il fallait aller vite ! — J’avais pensé à un praticien nommé Dagron que je ne connaissais point personnellement mais que sa notoriété spéciale nous indiquait.

Nous arrivions aussitôt rue Neuve-des-Petits-Champs, à l’angle de la rue Louis-le-Grand, sonnant pour éveiller la maison. — Le projet exposé et approuvé, je demande au confrère s’il se trouve disposé à prendre au pied levé dans une de nos nacelles le chemin quelconque qui le conduira à Tours. Il accepte à premier mot. — En nous quittant :

« — Vous avez compris, lui dis-je, que ce n’est pas « une affaire » que je vous apporte : vous demanderez vos frais, — stricts ! Noire pauvre France n’est pas riche à cette heure. »

Il paraît toper de plein cœur.

Au ministère, immédiat et excellent accueil. Mercadier est transporté et plus encore lorsque je lui apprends que nous nous sommes déjà entendus avec l’homme spécial, prêt à partir sur premier appel. Tout est, comme on dit, « mâché. » — Mercadier entend que je suive l’opération avec le micrographe et insiste « dans mon intérêt », veut-il bien me dire. J’arrive à lui faire admettre que je serais là inutile, ne m’étant jamais occupé de ce qui a été l’étude principale du confrère, — et que, ne faisant pas d’affaires, à cette heure-là surtout, j’ai autre chose qui m’appelle ailleurs. |

( — Croyez-vous que je m’obstinais encore sur ma première piste, à attendre du Trochu mes ballons d’observations militaires ?…)

Donc, Dagron partit en ballon. Aussitôt parvenu à Tours, il y installa de toute sa compétence et mit au mieux en œuvre le précieux service qui lui était confié. — Notre Paris, strangulé par son angoisse des absents, enfin respira !…

Je n’ai pas revu depuis cette unique fois l’excellent micrographe Dagron que j’avais si justement choisi et désigné. Mais je ne doute pas que son désintéressement civique se soit rappelé qu’à cette heure-là on ne faisait pas d’ « affaires ».

Et je ne suis pas moins convaincu que, dans la relation par lui publiée de sa mission sur Tours, il a rendu l’hommage mérité au trop modeste inventeur dont l’initiative seule lui avait indiqué le chemin.

— Et cet inventeur initial ?

— Qu’on me pardonne à moi-même ! — Au centre de la fournaise où nous vivions tous alors, personnellement absorbé sur la poursuite de ces observations militaires que je m’acharnais encore et jusqu’au delà du bout à arracher de ceux qui me les refusaient, tiraillé par les devoirs et les préoccupations de jours et de nuits de mes ballons-poste, ma vie hors de chez moi, enfiévré, bourrelé, haletant, tombant enfin épuisé, — j’égarai jusqu’à la carte de ce galant homme qui s’était éclipsé aussitôt son service rendu…

Puissent ces lignes arriver vers lui, et que l’un de ses proches veuille bien révéler enfin à la reconnaissance nationale le nom du glorieux anonyme qui, comme dit si éloquemment notre cher Legouvé, « ravitailla du pain des âmes ceux dont les cœurs avaient faim et soif depuis tant de longs jours !!… »

  1. Un souvenir tout spécial est dû à ce brave garçon, avant tout autre choisi par moi pour ce premier départ qui ne devait être confié qu’à un homme très sûr et expérimenté.
    Il s’était une fois déjà à demi noyé au cap Gris-Nez avee ce même Neptune qui nous servait faute d’autre, depuis nombre de jours, pour nos ascensions captives, — tellement ruiné, à jour, et desséché qu’il était devenu friable et qu’à la descente, selon l’expression de Duruof, les doigts entraient dedans entre chaque maille « comme dans du plaisir ».
    Tout fier et joyeux de partir premier, même dans ces périlleuses conditions, Duruof sacrifia à cet honneur, sans une secondé d’hésitation, sa moitié dans les bénéfices de la fabrication des Ballons-Poste dont j’avais conclu le trailé l’avant-veille avec l’administration, au profit de mes deux aides. Cette moitié de bénéfices était son unique fortune.
  2. Il y eut même des doubles départs simultanés ; ainsi le jour où Gambetta se décida enfin à se laisser enlever par nous, — ce jour-là n’étant plus un vendredi.