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Quand j’étais photographe/12

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 246-263).

LE NOUVEAU PRÉSIDENT

DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DE PHOTOGRAPHIE

Une maison vers le milieu de la rue de l’Ancienne-Comédie, numéros pairs, presque en face de ce vieux café Procope familier aux Encyclopédistes du dix-huitième siècle, où Diderot n’avait dû manquer de confesser parfois coudes en table le neveu de Rameau.

On avait à grimper jusqu’aux combles pour gagner le vaste grenier baigné de lumière, promu laboratoire par le jeune et déja célèbre professeur ; mais arrivé, on ne se repentait de l’ascension, car il y avait là de quoi ne pas s’ennuyer. Ça sentait bon le travail.

Laboratoire, oui, et aussi ménagerie ; l’endroit était mémorable. Il est de ces souvenirs tellement gravés à première vue qu’ils se représenteront toujours à vous sur évocation, palpitants, comme une épreuve humide encore de quelque eau-forte frais tirée.

Dans un bel ordre irréprochable, hors lequel tout labeur qui n’a pas de temps à perdre se trouve malaise, parmi les appareils et instruments scientifiques de toutes sortes, classiques ou imaginés d’hier, — à science neuve outils nouveaux, — des cages, des aquariums, et des êtres pour peupler cela : pigeons, buses, poissons, sauriens, ophidiens, batraciens. Les pigeons roucoulaient ; les buses ne soufflaient mot, peut-être par crainte d’être reprises en leur qualité ou réputation de buses. Une grenouille évadée du bocal, par contravention tout exceptionnelle sautait à l’étourdie devant vous pour échapper à la caresse de la semelle. Pleine de gravité, une tortue procédait sans vain empressement mais avec une continuité opiniâtre d’un angle à l’autre par les impedimenta divers, infatigable à sa tâche, comme sous une idée fixe en quête de quelque problème et avec la sécurité que donne une conscience tranquille, assistée d’une carapace à l’épreuve. Sous les mailles du treillis, les couleuvres à collier jaune distendaient énerveusement leurs muscles vertébraux en jouissance de la température tiède, et dans le compartiment voisin le petit œil éveillé d’un lézard gris guettait à tout hasard le passage de quelque imprudent éphémère à peu près pour lui seul visible. — Partout, dans tous les coins, la Vie.

Aux tables d’étude, — devant les organismes des engins compliqués, demandant compte, rectifiant le jeu de quelque engrenage, ou recherchant quelque formule parmi les textes, des jeunes hommes en essaim, quelques-uns adolescents à peine. Leurs clairs visages sont illuminés de la noble passion curieuse. De cabinets latéraux en tambours contre les parois, alvéoles de la ruche, d’autres jeunes sortent, vont, viennent. Et tous ces regards, tous ces pas convergent au centre, en appel vers l’impeccable chef de l’orchestre silencieux, le maître aimé, encore presque comme eux jeune.

Mais — aspect inoubliable — avant tout, sur tout, m’apparaît, comme nimbée d’une auréole dans le halo particulier qui la suit, et trottinant muette sans troubler ni déranger rien par cette jeunesse qui la révère, — une femme qui a déjà compté avec l’âge mais preste et ayant l’œil à tout, discrète, comme exiguë dans sa solennité, le vêtement resté fidèle à la simplicité du terroir natal : je m’incline devant la créatrice naïve et réelle, inconsciente et vénérée, de tout ce qui se fait là, — la Mère du Maître.

Et hier encore, au bout de ces quelque trente ans, les derniers en amont, qui lui font ses quatre-vingt-dix ans sonnés, j’avais hier la douce émotion de la retrouver même, couvant toujours le fils tant grandi, alerte telle qu’alors, comme éternelle par le bienfait de quelque grâce méritée, lisant sa gazette sans aider ses yeux, indifférente devant l’horloge qui lui compta tant de longues heures et qui reste encore notre débitrice…

Comment la première fois étais-je là venu, particulièrement profane, pour ne pas prononcer indigne, en ce sanctuaire de l’application, de la science exacte, moi l’inappliqué, le rebelle à toute cogitation, déduction, suite quelconque, rétif né à tout calcul même aux rhabdologies primitives, irrésistiblement fuyard devant tout ce qui n’est pas le payement du premier effort au comptant immédiat ? — Voici qu’il me faut répéter une fois encore ce que j’ai eu tant de fois à redire.

Nous sommes en 1863. Je m’étais avisé de demander à l’aérostation des photographies du planisphère. À quelques descentes un peu vives, chocs ou traînages où par le plus petit vent il nous arrivait de casser arbres et murs, j’avais dû conclure que c’était décidément une folie de prétendre diriger contre le vent ce que nous étions impuissants à seulement arrêter sous le vent et qu’en conséquence ce qu’on s’obstine à dénommer la direction des ballons était pure chimère. Mais estimant d’autre part que l’homme a le droit d’aller là-haut puisque l’animal y va, je n’avais pas eu grand besoin de réfléchir pour conclure qu’il fallait, comme les homœopathes vis-à-vis de l’allopathie, renverser la proposition, c’est-à-dire, à l’exemple de l’oiseau, de l’insecte, être « plus lourd que l’air », plus dense, si vous voulez, pour nous imposer, pour commander à l’air. (— Et dire que pour quelques-uns, ceci, à cette heure, à encore besoin d’être répété !…)

Tout illuminé, transporté de la trouvaille qui m’apparaissait essentielle, j’avais avec un certain fracas sonné la cloche pour carillonner à tous ceux qui en savent plus que moi l’appel sur cette piste dont mes incompétences personnelles m’interdisaient le but.

Mon manifeste souleva un tolle général dans la tribu fort peuplée alors des éleveurs de « poissons volants ». La clameur en fut assourdissante ; grande surtout l’indignation contre l’ignorant, l’impertinent qui venait fourrer son nez là où il n’avait que faire. Décidément Banville avait eu raison : j’étais né pour être toujours prêt à me mêler de ce qui ne me regarde pas. De là, naturellement, force injures. En plus, ne sachant m’engager à demi ni me marchander une fois parti, comme le fond de ma bourse était du coup entré en danse, y compris même ce qui n’y était pas, on suppose… — non ! on ne pourra supposer jamais quels ennuis cruels et si longs chagrins…

Aujourd’hui qu’il n’est plus sur le globe, pour qui regarde et voit, d’autre Credo que l’Aviation, que l’humble petit clan des premiers apôtres, notre trio des Anabaptistes est devenu légion et que tous jes chercheurs sont désormais concentrés sur le problème de l’unique « plus lourd », il n’est pour personne aucune raison de rappeler ce petit coin individuel de l’historique initial, — si ce n’est ici pour moi.

Au plus fort de la mêlée, par le plus méchant moment des épreuves que je viens d’indiquer, m’était survenu un relèvement bien inattendu : l’honneur d’une visite spontanée de l’académicien Babinet que je voyais pour la première fois. Il venait me dire : « — Vous avez raison ! » — J’étais autant que de besoin affermi ; mais la rescousse me fut bonne.

Un autre, tout autant précieux, ne se faisait pas attendre : — celui que je n’avais pas encore rencontré et dont j’ai aujourd’hui la gloire d’être l’ami, le professeur Marey tombait à l’improviste en ma demeure. Chargé au Collège de France d’un Cours sur les mouvements animaux comparés, il n’avait pas, me dit-il, donné place dans son programme au Vol humain. — « … Mais vous venez de faire un tel tapage en ce coin-là qu’il m’était impossible de n’y pas regarder, et m’y voici avec vous. Qu’avez-vous à m’apprendre ? »

Moi, — à Lui !… — Ah ! si celui-là, celui-là entre tous, le voulait, — s’il pouvait détourner de ses absorbants labeurs quelque peu de lui, comme je serais sûr d’avoir enfin, avant ma dernière heure, l’ineffable joie de voir enfin l’homme sillonnant les airs, en pleine possession de ce dernier domaine — qui lui appartient !

Comment pourrais-je oublier jamais cette venue de Morcy — si précieuse, si douce par les amertumes d’alors ! — et qui amena ma première visite rendue à la rue de l’Ancienne-Comédie ?

Assurément, par ce très grand siècle scientifique, Marey devait naître à l’heure extraordinaire où le phonographe allait faire passer de l’imaginaire au réel le fantastique chapitre de Rabelais, — cueillant et couchant synoptiquement et synacoustiquement sur le papier, sans besoin du dégel, toutes les paroles surprises au vol et figées en l’air par la congélation.

Dès le début de ses études médicales, il avait estimé à son aptitude et jugé plus digne de lui comme plus utile aux autres de dévouer son action entière non à la clinique proprement dite, mais à la recherche des phénomènes de la physiologie qui éclaire la route et dicte ses lois à la thérapeutique.

Il se trouvait comme impérativement appelé à ces minutieuses investigations par la soif de connaître, l’esprit de méthode, le besoin de l’absolu dans la certitude, l’acutesse de pénétration, la fertilité de ressources, l’ingéniosité extrême ici doublement servie par le goût de la mécanique et un don tout spécial de dextérité. Réservé, défiant toujours devant même les évidences, obstinément tendu, acharné au contrôle du certain par l’irrécusable, — à la preuve de la preuve, — Marey était marqué comme le chef futur de l’école a posteriori, l’arche de science du pére Chevreul. Comme l’entêté centenaire, quand il aura vu, il voudra revoir. Encore ne s’en tiendra-t-il pas à n’accepter de son œil que tout juste et sous toute réserve ce que sa main aura confirmé et son oreille garanti : en légitime garde contre nos illusions de la vue, du tact, de l’ouïe, sujets à caution trop souvent pris en faute, il ne voudra se fier décidément qu’à l’automatique, indubitable sincérité de l’outil désormais par lui chargé de voir, toucher, entendre pour lui, en même temps que par lui commissionné pour marquer impeccablement du ne varietur ce qui aura été vu, touché, entendu.

Et comme pour ce tant jaloux, ombrageux amant de l’incontestable, l’emploi d’un instrument unique peut toujours laisser fissure à doute ou soupcon, il entend que — là où sa parole, c’est-à-dire son honneur va être engagé, — d’autres instruments à côté du premier contrôleront celui-la, par lui collationnés eux-mêmes en leurs concomitances, s’entre-surveillant et dénonçant, faisant la police et contre-police les uns des autres.

Aussitot nous voici devant l’inépuisable imaginative, interminable, surprenante kyrielle de toutes les machines d’investigations, engins de constats reproduisant la vie en dehors de la vie, mécanismes enregistreurs, appareils schématiques de l’instantanéité micrographique dans l’organisme animal, tactiles, optiques, acoustiques : le seul olfactif sera toléré à bouder dans son coin. Tout ce qui regarde, tâte, écoute, compte, pèse et mesure a été requis, mis sur pied et braqué dans ces parallèles de l’assiégeant, — dynamographie, chronographie, densigraphie, hypsographie, calorigraphie, — toutes les graphies. Ce n’est que sondes, ressorts, rouages, boudins, bobines, pédales, détentes, bielles, engrenages, barillets, id est cassement de tête à tout bout : toute grande ouverte la boîte de la Pandore aux migraines ; mais Marey ne s’en chaut. Les instruments qui ne sont pas, il les crée : ceux qui sont faits, il les parfait, de l’un sur l’autre avançant toujours, sourd aux fanfares de ses découvertes, à jamais inassouvi en sa quête du pire que le mieux, par les sphygmoscopes, sphygmomètres, sphygmographes, sphygmophones, quoi encore ? — Puis notre surérogatif imagine de résumer tous ces services en un seul, et il crée en manière d’adjudant-major général son polygraphe qui comprend et relève l’ensemble : — le sphygmographe à transmission pour l’exploration des pulsations du cœur et des artères, qui marquera ce que Bouillaud appelait « les faux pas du cœur », — le pneumographe pour recueillir les courbes des mouvements respiratoires, — le chronographe qui cote les durées et intervalles des phénomènes inscrits.

— C’est fini ?

Jamais !!! — Sur son polygraphe il en superpose un autre, un nouveau, — de poche, celui-là, — chargé de recontrôler les contrôles du premier. — Et il continue à pousser devant lui, toujours cherchant, toujours trouvant, moins essoufflé de sa prolification enragée que nous de l’énumération. Mais quand s’arrêtera-t-il ? Quand il aura combiné sa manigance suprême, celle qui le fera se tenir enfin tranquille. — Nous n’y sommes pas.

On a vu qu’en homme qui commence par le commencement, il a disposé l’ordre de ses premières recherches vers les phénomènes de la circulation. Nous ne saurions ici le suivre dans ses inquisitions et réquisitions du cœur par les détails de l’organisme, des systèmes artériel et veineux, du foie, des nerfs, de la locomotion, des artères, etc., etc., investigations poursuivies jusque vers les capillaires et encore sur les plus petits animaux, par toutes les idiopathies, de l’hyperémie à l’anémie, de la fébrilité à l’algidité, épiant le cadavre même et en obtenant la révélation de sa finale tombée de calorique.

On ne doute pas que le scrupuleux espion du positif, le si fin chasseur et limier d’absolu n’aura battu tous les buissons, scruté le dernier sillon, à traquer le Secret des choses. — Nous nous en tiendrons dans la brièveté ici requise à l’indication sommaire du principe, qui est comme le point de départ de sa mtthode générale : Un levier mis en mouvement par les battements vitaux inscrit ses oscillations sur le cylindre tournant d’un hymographion. — Ainsi, pour tâter le pouls, l’ampoule de caoutchouc remplace le doigt du médecin pressant la radiale et le sphygmogramme obtenu, homologuant le délinéament envoyé par chaque poussée des ondées sanguines, vient ajouter en une ligne de plus son attestation à la collection sans fin des procès verbaux documentaires.

J’avais examiné avec un vif intérêt, lors de ma première visite à la rue de l’Ancienne-Comédie, ces grandes pages synoptiques, tableaux légèrement encadrés s’ouvrant et tournant au doigt en in-folio colligé sur reliure pivotale portée à hauteur d’œil sur une tige à trépied, de pratique si ingénieusement facile. Je ne les ai pas retrouvées à la charmanté Villa Maria, de Posilipo, où — toujours flagrant à son œuvre comme le feu sans arrêt des hauts fourneaux, — le Maître va passer ses hivers, descendant parfois de son laboratoire pour contempler rêveur, mais étudiant encore, la lente progression des oursins grimpant la roche par la profondeur transparente et céruléenne du golfe Napolitain. — Mais nul doute que l’amoncellement de ces fondamentales archives, véritables pièces de caisse de notre science moderne, soit précieusement gardé en un digne retrait, continuant chaque jour à s’enrichir.

Elles sont d’une absorbante attraction, ces feuilles ou se déroulent en linéaments blancs sur le noir funéraire des tableaux les variations à l’infini de l’hymne vital, c’est-à-dire la complainte de notre misère. Hommes et femmes, enfant, adulte, vieillard, indemnes et valétudinaires, y ont apporté chacun à son quartier générique leur témoignage autographe sous un serment qui ne se viole point. Ce n’est qu’ondes, courbes, ressauts, trépidations, caprications, saccades, ascensions brusques et tombées subites ou lentes, rebondissements semblables aux sommets déchiquetés de quelque chaîne volcanique. Dans ces diversités symptomatiqués des stigmates de notre existence, rythmes de toutes les souffrances humaines, chaque maladie, chaque poison a sa gamme personnelle. Les soubresauts hachés de la colique de plomb ne sont pas les décrochements de la typhoide, le pas de la belladone se marque autrement que celui du curare. — Le pouls de l’enfant vibre, s’élance, batifole : — du vieillard, la ligne de vie, significativement affaissée, se tasse, s’écrase, comme si, répondant à l’appel, le moribond voulait étreindre, pour s’y enfouir, cette terre qui le siffle…

De ces images, la plus pathétique, la plus saisissante m’apparaît celle qui nous donne à lire d’un regard le dernier souffle, l’ultime température d’un cholérique : — je n’aurai pas rencontré mise en scène, tableau, ni page écrite aussi dramatique que l’unique filament de ce diagramme en sa lugubre simplicité.

Comme plus fulgurante au moment suprême où elle va s’éteindre, la fusée de vie de l’agonisant s’est élancée en un dernier jet, vain effort de résistance désespérée, traçant par le vide noir ses soubresauts en zigzags éperdus, jusqu’à son zénith — d’où, d’un coup, elle tombe oblique comme l’étoile qui file et rentre dans la nuit de l’horizon glacé…

On admire le magicien ès arts et métiers qui a su confesser ainsi la matière non pensante et nous en tirer de telles éloquences.

Mais il n’est que temps de m’apercevoir qu’une antique, toujours chère attraction gardée de quelques études premières m’a déjà retenu : trop longtemps devant le biologiste, quand c’est ici le photographe qui doit nous occuper. — Le nouveau Président de notre Société Francaise de Photographie ne saurait attendre.

La méthode automatique appliquée par Marey à l’observation des mouvements animaux ne pouvait manquer de réclamer de la photographie l’un de ses plus précieux adjuvants.

Nous retrouvons dès les pages inaugurales de la collection de Paris-Photographe un intéressant exposé où le Maître indique l’application de la photographie à l’analyse de tous les mouvements. Des figures parachèvent l’explication du texte.

Ici c’est la succession des évolutions d’un bâton lancé avec impulsion rotative ; là, les images consécutives, au nombre de sept, d’un homme qui saute, franchit un obstacle, et retombe ; puis celle d’un cheval monté au trot désuni ; puis vingt-quatre images présentant les phases du tir dans l’escrime française, comparativement avec vingt autres de l’escrime espagnole, les vingt-quatre obtenues en deux secondes. — Enfin une série de petits clichés d’une mouche surprise pendant qu’elle court en agitant les ailes.

On n’a pas oublié dans le monde photographique l’émotion causée par les premières épreuves instantanées qui nous arrivèrent de San Francisco. Muybridge envoyait vingt-quatre attitudes successives d’un cheval pendant un temps de galop. Disposés dans un zootrope, père du cinématographe, ces vingt-quatre relevés d’une action périodique arrivaient par la giration à donner aux yeux l’illusion du mouvement lui-même. Muybridge gardera cet honneur.

Il faut reconnaître pourtant qu’il restait beaucoup, presque tout à faire pour arriver de cet empirisme à la création d’une science positive, à la photographie instantanée de précision, s’entend de la rigoureuse, absolue précision imposée pour les constats scientifiques. Marey commença par supprimer le jeu des vingt-quatre objectifs de Muybridge. Tolérable en certaines conditions pour grands modéles et longues distances, ce système était inadmissible à petites distances et sur petits sujets.

Les vingt-quatre objectifs normalement remplacés par un objectif unique, la Chronophotographie de Marey s’attacha à établir d’abord dans le relevé les indispensables équidistances. Étant abolie la condition primitivement imposée des modéles blancs détachés au plein soleil sur fonds noirs, bientot il arrivait à obtenir soixante images par seconde, et, sous la préoccupation des études microscopiques, des grossissements de 1 à 1000. — Ce n’était que le commencement.

Nous ne saurions ici exposer la succession des essais par lesquels Marey eut à passer pour en venir à constituer cette science nouvelle de la Photographie documentaire, qui restera sienne. Le praticien trouvera dans sa Méthode graphique[1] et dans nombre de ses mémoires l’intéressant historique de ses tâtonnements et de ses conquêtes. Premier analyste positif de la mécanique animale, il a traduit par de véritables épures géométriques les mouvements de la locomotion. Parvenu à l’indéfini dans la division du temps désormais partagé en millièmes de seconde, jusqu’à dédaigner les inutiles exagérations de vitesse dont son gré dispose, il a surpris des mouvements que l’œil ne pouvait saisir[2]. Pendant que Mach de Vienne suit et inscrit la balistique de la balle de fusil, Marey démontre optiquement dans la chute des corps la loi d’uniformité de l’accélération, et il arrive même à avoir raison des phénomènes latents quand il surprend les mouvements dans les liquides et les gaz, etc., etc., etc. — Aux etc. pour le passé, ajoutons ici les etc. pour l’avenir, attendus de cet infatigable.

On a trop souvent regret à ne pas rencontrer chez les hommes hors ligne le caractère à la hauteur de l’Œuvre. Ici la simplicité, la facilité cordiale semblent bien d’accord avec la modestie, j’allais dire l’effacement du rôle par prédilection choisi : rôle apparemment moindre, premier rôle en réalité quand le génial marqueur des points est celui qui véritablement conduit la partie et nous la gagne.

Autour de lui le dévouement, l’empressement des aides légitimement fiers de travailler sous un tel maître, répondent a sa bienveillance paternelle à la fois et fraternelle. Poussant au scrupule la loyauté de l’inventeur, c’est avec une profusion nominative presque encombrante qu’il se plaît à l’énumération des sources où il s’est trouvé puiser, et il est surtout touchant dans l’effusion de ses témoignages envers ses principaux collaborateurs ou élèves, ses amis Chauveau, Lorain, Demény.

Le haut respect où est tenu le professeur Marey dans l’universalité du monde savant témoigne que notre enthousiaste non plus qu’une vieille et chère amitié n’auront ici rien fait exagérer à celui qui n’oublia, qui ne pourrait oublier jamais sa première visite d’il y a trente ans au grenier-laboratoire de la rue de l’Ancienne-Comédie…



La Société Française de Photographie a eu pour présidents successifs avant le professeur Marey, élu à l’unanimité, par acclamation, le 1er décembre 1893 :

Fondation 1856 à 1867 : — Regnault ;
Fondation1868 à 1876 : — Ballard ;
Fondation1876 à 1880 : — Peligot.

et en dernier lieu le grand investigateur qui en 1870 prit glorieusement le chemin des airs au-dessus des lignes allemandes pour aller observer le passage de Vénus, — Janssen, que la limite ordonnée par le nouveau règlement pouvait seule déposséder.
  1. 1885, 2° édition.
  2. 3e Année, no 3 de Paris-Photographe. — Voir encore dans le numéro suivant le très intéressant compte rendu des résultats similaires obtenus par M. le vicomte Ponton d’Amécourt.