Aller au contenu

Rose et Vert-Pomme/Quand même

La bibliothèque libre.
Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 163-170).

QUAND MÊME


Quand la Fatalité s’est mis quelque chose dans la tête, tenez pour certain qu’elle ne se l’est pas mis ailleurs ; c’est même pour cela que les Grecs, qui se connaissaient beaucoup en destin, l’avaient baptisée Anankè.

La petite histoire que je vais conter montrera aux esprits d’élite qui forment ma clientèle combien est vraie cette allégation.

C’était l’été dernier, sur une petite plage dont je citerai volontiers le nom, quand elle se décidera à payer sa publicité.

Sur cette plage grouillait une cohue bigarrée ; on y voyait des peintres, des Anglais, d’anciens entrepositaires, des poètes, etc., etc.

Nous ne nous occuperons, si vous voulez bien — car l’espace m’est avarement compté — que d’un peintre et d’un poète.

Le peintre s’appelait… mettons Cimaise.

Et le poète… mettons Larime.

(De la sorte, ma famille ne me reprochera pas de me surmener pour trouver des noms à mes héros.)

Larime et Cimaise étaient les meilleurs camarades de la terre, à part ce détail que Larime professait, pour la peinture de Cimaise, un dédain qui confinait à la nausée.

Cimaise, à qui ce détail échappait, s’était mis en tête d’offrir une de ses toiles à Larime.

Au cours d’une visite de Larime à l’atelier du peintre, ce dernier ne manqua pas de glisser sous le bras du poète une petite étude dont il n’était pas trop mécontent.

— Grand merci, fit vivement Larime, excusez-moi, mais je ne saurais accepter ce cadeau.

— Pourquoi cela, donc ?

— Parce que cela vous priverait.

— Mais je vous assure…

— Si !… si !… cela vous priverait !

— Mais, nom d’un pétard ! puisque je vous dis que cela me fait le plus grand plaisir !…

— Non… non !… Moi, je sais que cela vous priverait.

Et Larime sortit, les mains enfournées au plus profond de ses poches.

Le soir, il trouva dans sa chambre ladite étude, gentiment encadrée et ornée d’une dédicace en laquelle le cœur le disputait à l’esprit.

Immédiatement, Larime tint à rapporter le chef-d’œuvre à son auteur.

Minuit et demi : tout le monde dormait dans la maison du peintre.

— Ohé ! Cimaise ! ohé !

Cimaise ouvrit sa fenêtre.

— Eh bien, quoi ?

— C’est votre étude, que je vous rapporte ; je ne veux pas vous en priver.

— Mais puisque je vous dis !…

Sans en entendre davantage, Larime déposa la toile sur un banc du jardin et rentra se coucher…

Décidément, c’était un parti pris. Larime ne compterait jamais le moindre Cimaise en sa galerie.

Cimaise n’insista pas.

Des amis communs, mis au courant de cette étrange antipathie, imaginèrent mille trucs diaboliques pour introduire, quand même, une toile de Cimaise dans la collection de Larime.

Peine perdue !

Larime, avec un flair inouï, malgré les maquillages les plus habiles et les signatures les plus fantastiques, reconnaissait la peinture de son ami Cimaise et la lui rapportait, à des heures souvent indues.

La semaine dernière, Larime, qui n’a pas encore terminé sa villégiature, se promenait sur la plage.

Elle était jolie, la plage.

La tempête avait fait son œuvre et jonché d’épaves tout le littoral.

Des cabines de bain, pas une ne subsistait ; toutes emportées par la mer ou réduites en menus morceaux.

— Tiens ! fit Larime.

Et il ramassa un morceau de bois peinturluré, fragment d’une cabine détruite.

— La belle cabine que cela a dû être !

En effet, ce devait être une belle cabine, de son vivant, avec de jolies bandes, jaune, verte et rouge !

— Ah ! c’est épatant, cela !

Larime, son épave sous le bras, se dirigea vers un menuisier qu’il pria de scier, en de certaines dimensions, le morceau de bois tricolore.

Puis il rentra chez lui, encadra l’objet, le signa et l’intitula : Soleil couchant.

Il n’y a pas à dire. Ça y était !

La bande jaune représentait le sable blond de la plage ; la bande verte, la mer ; la bande rouge, le ciel embrasé par les feux du soir.

Aussitôt rentré à Paris, Larime n’eut rien de plus pressé que de montrer son Soleil couchant à ses amis, en prétendant modestement que c’était un petit machin qu’il avait fait là-bas, en trois minutes, le temps de l’effet.

Cimaise tournait et retournait le tableau, visiblement préoccupé, de l’air d’un homme qui dit : J’ai vu ça quelque part.

Puis il éclata d’un gros rire.

— Je crois bien que j’ai vu ça quelque part !… C’est un morceau de ma cabine !

— Comment, votre cabine !

— Hé parbleu ! je la reconnais bien, c’est moi-même qui l’ai peinte !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dit que Larime aurait quand même, chez lui, de la peinture de Cimaise.