Rose et Vert-Pomme/L’Octroi

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Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 171-178).

L’OCTROI


Un pour qui les étoiles de général ne seront encore qu’un rêve, cette année, c’est ce pauvre colonel Pétardier, du 3,429e d’infanterie. Et il y comptait bien, pourtant !

Le colonel Pétardier, mille tonnerres ! n’est pas content, et s’il tenait le sale bougre qui lui a joué ce tour-là, le sale bougre pourrait bien passer un mauvais quart d’heure.

Pétardier, le colonel le plus actif, le plus impétueux, le plus explosif de tous les officiers supérieurs de notre belle armée, Pétardier, à qui la seule idée d’un retard met l’âme en l’air, Pétardier vient d’être fortement tancé par le général Billot, parce que lui et son régiment, chargés de défendre la position de Barbotigny, sont arrivés une demi-heure après que l’ennemi (figuré par le 7,412e d’infanterie) y était installé.

Jamais je n’ai vu le général de Brye aussi furieux !

Quant à Pétardier, ce n’était plus un colonel, c’était un bloc de picrate d’ammoniaque à cinq galons.

Et si bêtement arrivée, cette aventure ! si bêtement !

Et lui, Pétardier, au lieu d’envoyer faire f… cette crapule de Lambineau, lui, Pétardier qui tombe dans ce truc grossier de basse vengeance !

Vous connaissez Pétardier, mais vous ignorez Lambineau. Laissez-moi donc vous en toucher deux mots.

Lambineau fut caporal dans le régiment que commandait Pétardier.

Si deux hommes peuvent se servir mutuellement d’antipodes, Pétardier et Lambineau détiennent, sans se fouler, le record de ce numéro.

Autant Pétardier était volcanique, autant Lambineau représentait exactement le type du caporal pas pressé, placide et philosophe.

Aussi Lambineau, malgré une éducation suffisante et une intelligence quasi-supérieure, ne passa jamais sergent.

Chaque fois qu’on parlait de lui au colonel, Pétardier s’indignait.

— Jamais je ne ficherai sergent une tortue poussive… un escargot paralytique comme ce gars-là !

Lambineau, auquel furent rapportés ces discourtois propos, jura de se venger, un jour ou l’autre. Oh ! ce n’était pas pressé !

Et maintenant, Lambineau nage dans le plus vif des enchantements ; son vieux Pétardier, qui devait passer général de brigade, va marquer le pas encore pendant quelque temps.

La chose se passa samedi dernier, 23 septembre, à la fin des grandes manœuvres, du côté de Beauvais.

La dernière opération confiée au 3,429e régiment d’infanterie (colonel Pétardier) consiste à s’installer dès le matin dans la petite ville de Barbotigny et à repousser l’attaque de l’ennemi.

Le régiment marche comme un ange. On aperçoit déjà le clocher de Barbotigny. On y sera dans une demi-heure. On s’y installera formidablement. L’ennemi sera honteusement repoussé. Et puis, ce sera fini.

Demain, la revue. Félicitations des chefs. Poignée de main à M. Carnot. Étoiles de brigadier.

Ô Perrette !

Les maisons se rapprochent, se rapprochent.

À droite de la route, une maison en briques. C’est l’octroi. Nous voilà arrivés.

De la maison en briques sort un homme qui s’avance sur la route, se campe devant le tambour-major et, d’une voix forte, commande :

— Régiment !… Halte !

Et avec une telle autorité, ma foi, que le régiment s’arrête comme un seul homme.

— Quoi !… Qu’est-ce qu’il y a ? s’informe le colonel qui s’avance au galop, très effaré.

— Il y a, mon colonel, qu’on ne passe pas comme ça, devant l’octroi, sans s’arrêter.

(Avez-vous deviné que l’homme de l’octroi n’est autre que le ci-devant caporal Lambineau ?)

— Comment, l’octroi ? hurle Pétardier. Qu’est-ce que ça peut me f… à moi, votre octroi ?

— Il est possible, mon colonel, que ça ne vous f… rien à vous ; mais ça me f… quelque chose à moi… D’abord, qu’avez-vous dans cette sacoche ?

Pétardier passe du rouge de la tomate au violet de l’aubergine, puis au bleu de… (nommez-moi un légume bleu) ; mais ayant eu déjà pas mal de regrettables affaires avec l’élément civil, il se modère et comprime un éclat.

Posément, Lambineau scrute la sacoche du colonel, extirpe les jumelles de leur étui, contemple l’horizon à travers, les rend en disant :

— La parfaite translucidité de cet instrument d’optique, mon colonel, est une garantie qu’il ne recèle aucune marchandise frappée d’un droit d’entrée. Vous pouvez passer, vous.

Lambineau examine ensuite, aussi scrupuleusement, les sacoches du lieutenant-colonel, du commandant du 1er bataillon.

— Parfaitement, messieurs, vous pouvez passer… Et vous, les clairons ! vous n’avez rien à déclarer ? Montrez, vos instruments, taratata, taratata… Et dans les sacs ?… Débouclez vos sacs. Bon, vous pouvez passer… Et vous, les tambours ! rien là-dedans ? Rataplan, rataplan, plan, plan. Et les sacs ?… Bon, passez.

Et la visite dure indéfiniment.

Au loin, soudain, retentit une sonnerie endiablée…

C’est l’ennemi qui, à sa grande stupeur, occupe Barbotigny sans coup férir.

La figure de Pétardier, maintenant, arbore le vert des pommes pas mûres.

Croulées les espérances, envolées les étoiles !

Et Lambineau, ravi, murmure :

— Chacun son tour d’être en retard.