Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre V/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

DE L’AMOUR DE SOI


On dit qu’il y a des hommes qui sont assez contents d’eux-mêmes, mais je n’en ai point vu. Il n’y a pas que les sots qui aient besoin d’éloges, et renouvelés souvent. Je sais que le succès donne une espèce d’assurance. Mais même dans le plein succès, le sentiment le plus ordinaire est une détresse, par la nécessité de le soutenir. Il est pénible de déplaire ; il est délicieux de plaire ; mais quel est l’homme ou la femme qui soient si sûrs de plaire par leurs ressources seulement ? Les plus assurés s’entourent de politesses et de parures, et se fortifient de leurs amis. L’abus des sociétés oisives et le dégoût de penser à soi jettent presque tout le monde dans la recherche des flatteries, même payées ; par ce moyen on arrive à une espèce d’assurance. Mais cela ce n’est pas l’amour de soi, c’est la vanité. Personne n’en est exempt que je sache, en ce sens que tout éloge plaît toujours un petit moment. Je trouve quelque chose de touchant dans la vanité ; c’est naïvement demander secours aux autres. Mais cette parure ne tient guère. La vanité est vanité.

L’amour de soi est une combinaison de paroles ; et les paroles permettent tout, comme j’ai dit souvent. Mais tout amour est de quelque chose que l’on n’a pas en soi. Aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi, je dis sa richesse intime, non sa parure ; et comme c’est de soi qu’on aime, ce n’est pas soi qu’on peut aimer. On aime l’image de soi que se font les autres, en ce sens que cette image, si elle est aimable, rend la société agréable et sûre. Mais cette image n’est point moi ; aucun objet, aucune chose n’est moi. Je, c’est le sujet, ce n’est pas l’attribut. Là-dessus aucune parure ne tient. Ce que je fais, cela seul est de moi ; mais en moi il n’en reste rien ; compter sur l’habitude et sur le talent c’est compter sur les autres ; il ne reste en moi que le courage ; mais encore faut-il le faire et le porter ; dès qu’il est objet, dès qu’on voudrait l’aimer, il n’est plus. Si le souvenir console un peu, il est une charge aussi, s’il est beau. J’ai pensé souvent à ce musicien qui, après quelques œuvres de grande beauté, ne trouva plus rien de bon ; sans doute mit-il tout son génie à se condanmer ; il mourut fou. Peut-être est-il sage de prendre un peu de vanité, mais sans s’y donner, comme on prend le soleil à sa porte.

On voit ici la puissance des mots. D’une formule mal prise on a tiré l’idéologie la plus vide. L’homme, par nature, n’aimerait que lui, et ce serait la sauvagerie ; mais les liens de société l’obhgent à compter avec les autres, et à les aimer pour lui, tant qu’enfin il arrive à croire qu’il les aime pour eux. Il existe un bon nombre d’ouvrages, assez ingénieux, où l’on explique assez bien le passage de l’amour de soi à l’amour d’autrui ; et j’avoue que si l’on commençait par la solitude et l’amour de soi, on arriverait bientôt à aimer ses semblables. Mais ce n’est qu’une mauvaise algèbre. Autant rqu’on connaît le sauvage, il vit en cérémonie et adore la vie commune ; il est aussi peu égoïste que l’on voudra. L’Égoïsme est un fruit de civilisation, non de sauvagerie ; et l’Altruisme aussi, son correctif ; mais l’un et l’autre sont plutôt des mots que des êtres. Je ne crois même pas que la crainte de la mort soit l’effet d’un attachement à la vie. Car c’est par la vie qu’on aime tout ce qu’on aime ; c’est la vie qui aime, mais ce n’est point la vie qu’on aime. Aussi tous la dissipent et beaucoup la donnent. Mais il se peut bien que quelque vieillard oisif tourne enfin son attention à cette petite flamme qui lui reste, et se livre aux médecins. Nous ne dirons point qu’il aime la vie, mais plutôt qu’il craint la mort. Encore y a-t-il toujours, dans cette manie triste, un grand souci de l’opinion des autres, et une image de soi qu’on veut leur donner ; sans compter que l’esprit doctrinaire s’en mêle, comme j’ai vu ; car l’esprit porte tout, même la folie. En bref, je crois que penser l’égoïsme c’est toujours penser mal. La pensée de soi est surtout de convenance, et avec une part d’égard aux autres toujours. Je ne nie pas qu’il y ait toute une littérature, et souvent non écrite, où chacun se décrit et se pose comme il voudrait être aux yeux d’autrui ; mais ce n’est qu’une étude de politesse.