Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre VI/Chapitre 5

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CHAPITRE V

ENCORE DE LA JUSTICE


La règle d’or, que l’usage dans l’échange des choses a suggérée, conduit aussi à la plus large justice, qui s’étend aux personnes. La justice, c’est l’égalité. Je n’entends point par là une chimère, qui sera peut-être quelque jour ; j’entends ce rapport que n’importe quel échange juste établit aussitôt entre le fort et le faible, entre le savant et l’ignorant, et qui consiste en ceci, que, par un échange plus profond et entièrement généreux, le fort et le savant veut supposer dans l’autre une force et une science égale à la sienne, se faisant ainsi conseiller, juge et redresseur. Ce sentiment est l’âme des marchés. Je ne suis point dupe des voleries dont on fait bruit, ni de ces marchandages à double mensonge qui ne sont que des jeux entre égaux. Nul ne vendra plus cher à un enfant. Et ces précautions même des enchères et des prix publics font assez voir que le gain égal dans les échanges est ici la règle suprême. Et même dans la spéculation je verrais plutôt encore un jeu entre égaux qu’une entreprise contre les faibles. Surtout il ne faut point faire confusion entre cette cité des marchands, où une probité stricte est toujours pratiquée, où les droits sont égaux, où le respect ne joue point, ni la majesté vraie ou fausse, enfin qui ne connaît pas les nations, avec la société traditionnelle et cérémonieuse, secrète, fermée, jalouse, tyrannique. Certes, il est bon que la justice soit ainsi séparée, et que les marchands soient chassés du temple.

Je comprends que les grands aiment mieux donner qu’échanger, et abandonner que discuter. Cette fausse charité méconnaît. La justice des marchands fait mieux apparaître la charité véritable. Car s’il n’y a point de justice tant que l’on ne prête pas à l’autre son propre jugement et encore aussi purifié qu’on pourra, cela conduit naturellement à observer dans l’autre tous les signes du jugement. Vendre ou acheter, c’est persuader. Une vente non consentie est nulle aux yeux du juge ; mais elle l’est réellement aussi aux yeux de l’autre contractant ; car la possession n’est pas ce qu’il veut : c’est la propriété qu’il veut, fondée sur un consentement libre et éclairé. C’est pourquoi le marchand veut vivre et faire commerce avec des hommes aussi clairvoyants et libres des passions qu’il essaie de l’être lui-même, dès qu’un problème de partage de succession ou de juste paiement est soumis à son arbitre. Voilà en quel sens la forte sagesse paysanne estime la bonne administration des biens par-dessus toute chose, même si elle en souffre, et bien plus haut que la molle insouciance, même si elle en profite. Ainsi le droit a de fortes racines.

Il ne faut plus qu’un pas pour supposer toujours le mieux, pour tenter d’instruire, de délivrer toujours. Élever, encore un beau mot qui a plus d’un sens. Ce pas est franchi toujours par la vraie charité, même au prix du plus haut courage, même en face d’un fou. Mais une clairvoyance supérieure étend toujours la justice ; car la raison est au fond des passions les plus folles, comme on l’a assez vu. Ainsi la charité n’est qu’un pressentiment de la justice. Et la pleine justice est à supposer toujours le fondement et la règle de justice, à vouloir, enfin, tout l’homme aussi éclairé que soi. Car chacun sait que ce n’est pas être juste que de supposer aisément l’autre insouciant, capable de tout croire, et toujours content. La justice est donc l’égalité posée, puis supposée et enfin aperçue. Ceux qui ont connu ce regard plus commun qu’on ne croit qui ne s’arrête ni aux gentillesses, ni aux flatteries, ni à la fausse majesté, ni à la folie étudiée comme un rôle, mais qui fait l’honneur, au plus puissant juge de police comme au plus méprisé des criminels, de les considérer sous l’idée d’égalité supérieure, savent assez ce que c’est que le Justicier.