Quatre années de l’histoire des États-Unis/02

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Quatre années de l’histoire des États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 68-91).
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QUATRE ANNÉES
DE
L’HISTOIRE DES ÉTATS-UNIS

II.[1]
L’ÉLECTION DE M. GARFIELD.

Le message que le président Hayes adressa au congrès à l’ouverture de la session, en décembre 1879, se ressentait de l’heureux changement qui s’était produit dans la situation commerciale et économique des États-Unis : il respirait l’optimisme et la confiance ; la plus grande partie en était consacrée aux questions de finances. M. Hayes se félicitait du succès avec lequel la reprise des paiemens en espèces s’était accomplie, et il en faisait, non sans quelque justice, un titre d’honneur pour son administration ; l’énergique concours que lui-même n’avait cessé de prêter à son ministre des finances n’avait pas médiocrement contribué à tenir en échec le mauvais vouloir de la chambre des représentans et à faire réussir les combinaisons de M. Sherman. La facilité avec laquelle le trésor continuait à se procurer l’or nécessaire à ses paiemens et à l’échange des assignats maintenait le papier-monnaie au pair et avait pour conséquence de neutraliser absolument la malencontreuse obstination avec laquelle la chambre persistait à imposer au ministre des finances de frapper et de mettre en circulation des espèces d’argent. Les nouveaux dollars, moins commodes que les espèces d’or ou que le papier-monnaie de l’état et refusés par l’étranger, revenaient invariablement dans les caisses publiques par le paiement des impôts. M. Hayes insistait donc pour que le congrès rapportât la loi qui imposait à la trésorerie de frapper mensuellement une quantité déterminée d’espèces d’argent; il demandait que le ministre des finances fût laissé maître d’étendre ou de restreindre ce monnayage suivant les besoins du public. Quant à l’établissement et au maintien du double étalon monétaire, M. Hayes annonçait qu’il continuait à négocier avec les gouvernemens européens pour obtenir la réunion d’une nouvelle conférence, un accord n’ayant pu s’établir dans la première. On sait que le refus de la Prusse empêcha ces négociations d’aboutir.

M. Hayes abordait pour la première fois et avec une résolution à laquelle il convient de rendre justice, la question de la suppression du papier-monnaie, qui deviendra, à un jour prochain, le champ de bataille des partis. La prospérité incontestable du pays et l’afflux continuel de l’or européen pouvaient seuls permettre de soulever une discussion sur ce point. Le président demandait au congrès de revenir sur la décision qui avait enjoint au ministre des finances de discontinuer tout retrait des assignats. Il invoquait le texte de la constitution fédérale qui interdit expressément la création de toute espèce de papier-monnaie. Au milieu des difficultés créées par la guerre civile et sous le coup de nécessités urgentes, les pouvoirs publics avaient dérogé aux prescriptions de la constitution en créant les greenbacks et en leur donnant un cours forcé, mais comme le crédit de l’état était rétabli et que le gouvernement faisait aisément face à toutes ses dépenses à l’aide des revenus publics, le président estimait qu’il était temps de rentrer dans la règle et de revenir à la stricte observation du pacte constitutionnel en retirant le papier-monnaie encore en circulation. M. Hayes n’indiquait point à l’aide de quelles ressources cette opération pouvait s’effectuer, mais dans le rapport joint au message, le ministre des finances proposait d’appliquer à la diminution de la dette publique l’excédent de recettes que devait laisser l’exercice en cours, et l’excédent plus considérable encore qui était prévu pour l’exercice suivant. M. Sherman, qui était partisan du double étalon monétaire, avait d’ailleurs toujours pensé que le seul moyen de faire une place à l’argent dans la circulation était d’employer le dollar d’argent et ses subdivisions à retirer les petites-coupures du papier-monnaie.

Le président annonçait que la totalité des rentes 5 et 6 pour 100, arrivant à échéance en 1879, avait pu être remboursée avec le produit de l’emprunt 4 pour 100. Les espérances exprimées au mois de septembre par M. Sherman avaient été complètement réalisées. Les États-Unis recueillaient donc le bénéfice de la sage prévoyance qui leur avait fait abandonner la création de rentes perpétuelles pour adopter le système des rentes à échéance. Ils avaient tous les avantages des conversions sans les embarras financiers et les inconvéniens politiques de ces opérations scabreuses. Des rentes pour un capital de 697,350,000 dollars allaient arriver à échéance en 1881. Le président demandait au congrès d’autoriser de nouvelles émissions jusqu’à concurrence des sommes nécessaires pour rembourser successivement toutes ces rentes et compléter ainsi l’œuvre de la conversion, tout en réalisant une économie importante dans le service de la dette. Un échec n’était pas à redouter : lorsque le ministre des finances avait ouvert une souscription publique pour le reliquat de l’emprunt 4 pour 100, il avait reçu en vingt-quatre heures des offres pour 194 millions de dollars, alors qu’il n’avait besoin que de 121 millions, et le cours de ce fonds s’était élevé jusqu’à 110 3/8. Le ministre des finances espérait donc obtenir à l’aide d’un emprunt à 3 1/2 pour 100 le capital nécessaire au remboursement des rentes 5 pour 100.

M. Hayes, ainsi qu’il l’avait déjà fait dans le message précédent, invoquait l’activité et la situation prospère des usines et des manufactures américaines comme un argument décisif en faveur du système protecteur. L’accroissement des importations lui fournissait une preuve que la protection ne mettait pas obstacle au développement des relations internationales, et elle contribuait à remplir les caisses publiques par le progrès constant du revenu des douanes. Le président recommandait donc de persévérer dans une politique économique dont le pays n’avait retiré que de bons résultats. Les autres questions intérieures tenaient peu de place dans le message. M. Hayes renouvelait la recommandation qu’il avait déjà faite inutilement d’accroître l’effectif de l’armée. Il s’appuyait, cette fois, sur l’attitude hostile prise par la plupart des tribus indiennes, sur les massacres d’émigrans et même les échecs militaires qui en avaient été la douloureuse conséquence. Enfin, M. Hayes, par un retour inattendu, revenait sur la réforme administrative et exprimait sa conviction persistante que des examens devaient être la condition indispensable de toute admission et de tout avancement dans les services civils. Sur ce point, il n’avait pas seulement à vaincre la résistance de ses adversaires, il avait à triompher de l’opposition non moins résolue de ses amis politiques.

Le message de M. Hayes et les rapports qui l’accompagnaient ne laissaient aucun doute sur les intentions et les espérances du parti républicain. C’était évidemment sur les résultats de la politique financière des trois années précédentes que ce parti comptait pour assurer, en 1880, le succès de son candidat à la présidence. Il était difficile que la lutte s’engageât sur un autre terrain. Le rétablissement de la tranquillité à Cuba avait mis fin à toute difficulté avec l’Espagne : le Mexique réprimait efficacement les incursions de ses maraudeurs dans le Texas; un arbitrage avait réglé le différend relatif aux pêcheries du Canada : il n’existait donc aucune question extérieure dont les partis pussent s’emparer. Les états du Sud avaient recouvré leur autonomie dans toute sa plénitude et n’avaient plus de griefs à faire valoir contre l’ingérence de l’administration fédérale dans leurs affaires : lorsque la fièvre jaune avait désolé la vallée du Mississipi, ils avaient trouvé sympathie et secours parmi les populations du Nord. La surveillance exercée sur les services publics avait coupé court à toute malversation : il n’était plus possible de se faire contre le parti au pouvoir une arme des fautes de l’administration. Les questions financières demeuraient donc les seules sur lesquelles un désaccord profond séparât les deux partis. Les démocrates avaient rétabli leur prépondérance dans tous les états du Sud sans exception : ils s’y étaient rendus absolument maîtres des élections par des moyens qui n’étaient pas toujours avouables, mais dont l’exemple leur avait été donné par les républicains au temps de la domination des carpet-baggers. Les états du Sud ne comptaient, à eux tous, que 138 voix dans le collège des électeurs présidentiels, où la majorité absolue est de 185 voix ; il était par conséquent impossible d’emporter l’élection du président sans le concours de quelques-uns des états de l’Ouest ou du Centre. Or les démocrates venaient de perdre la majorité dans l’Ohio et dans la Pensylvanie. L’alliance des inflationnistes de l’Ouest devait donc plus que jamais leur paraître indispensable, et ils se décidèrent à faire cause commune avec eux pendant toute la session de 1880. Ils étaient convaincus qu’ils s’assureraient les sympathies de New-York en poursuivant leur campagne en faveur d’une réforme du tarif des douanes, et ils n’avaient pas à appréhender, en persévérant dans cette voie, de heurter les opinions de l’Ouest, qui étant exclusivement agricole, est désintéressé dans la question de protection. L’établissement d’un tarif combiné exclusivement en vue de procurer un revenu à l’état devint un des articles du programme des démocrates. Ils y joignirent la diminution des dépenses publiques; mais, par ces mots, ils entendaient la réduction de l’armée et de la flotte, la mutilation de certains services, le refus des subventions proposées pour aider à l’établissement de services de navigation et ouvrir de nouveaux débouchés au commerce. Comme les forces des deux partis se balançaient dans les deux chambres, toute la session de 1880 fut consumée en luttes stériles sur les questions qui avaient déjà rempli les deux sessions précédentes; aucun parti ne parvenait à faire prévaloir ses vues. Les démocrates firent échouer l’une après l’autre toutes les propositions du président et de son ministre des finances en vue de préparer une nouvelle opération de conversion, de restreindre le monnayage de l’argent et de reprendre le retrait graduel des assignats. Les républicains, à leur tour, firent avorter les propositions qui avaient pour objet de remplacer par des assignats les billets émis par les banques nationales, de rembourser en assignats les rentes à échoir en 1881, et enfin de rétablir le cours forcé. Les discussions relatives au tarif n’aboutirent pas davantage. Enfin la ténacité du président et du sénat mit obstacle à ce que le budget subît des modifications trop profondes. La session se traîna ainsi en débats stériles, jusqu’à ce que les deux partis éprouvèrent un égal besoin d’y mettre un terme pour pouvoir consacrer tous leurs efforts et toute leur énergie à la campagne électorale, dont l’attente enlevait tout intérêt aux travaux du congrès.

Quels candidats allaient être mis en présence? Il semblait que ce fût pour le parti démocratique une obligation morale que de porter de nouveau M. Tilden, victime d’une si criante iniquité. Où trouver d’ailleurs un meilleur candidat? On ne pouvait songer à porter un homme du Sud : M. Hendricks, de l’Indiana, s’était trop compromis avec les inflationnistes pour qu’on pût espérer de le faire accepter par les démocrates de New-York. M. Tilden ne donnait prise à aucune objection de la part du Nord, et il avait été déjà accepté par le Sud tout entier. La désignation de M. Tilden semblait donc certaine. Du côté des républicains, le choix paraissait plus difficile à faire. Malgré son échec de 1876, M. Blaine, du Maine, n’avait point abdiqué ses prétentions. Il demeurait le candidat préféré des républicains intransigeans et surtout des républicains du Sud, dans l’intérêt desquels il avait combattu avec acharnement la politique conciliatrice de M. Hayes. En revanche, cette opposition lui avait aliéné les sympathies des républicains modérés, et sa nomination aurait paru le présage d’un retour à la politique de compression et de violence. Il était donc à craindre que sa candidature ne fût accueillie avec défiance par les grands états du Centre. Le ministre des finances, M. Sherman, avait annoncé de bonne heure l’intention de se mettre sur les rangs : il comptait manifestement sur l’influence que pourrait exercer en sa faveur l’armée des fonctionnaires fédéraux et sur l’amitié et le concours moral de M. Hayes. Ses amis ne manqueraient pas de faire valoir en sa faveur le succès constant de ses mesures financières ; mais de tels services, si importans qu’ils soient, ne sont pas de ceux qui agissent sur les imaginations, et M. Sherman ne semblait pas jouir d’un prestige suffisant pour entraîner les masses populaires qui décident souverainement de l’élection. En dehors de M. Blaine et de M. Sherman, on n’apercevait personne d’une notoriété assez grande pour justifier une candidature. Aussi, dès la fin de 1878, nombre de républicains, alarmés des divisions de leur parti et craignant de le voir tomber dans une désorganisation complète, s’étaient pris à regretter la fermeté et la vigueur militaire avec lesquelles le général Grant contraignait toutes les ambitions personnelles à plier sous le joug de la discipline : la pensée de ramener le général au pouvoir s’était présentée à beaucoup d’esprits. Le général n’avait pas osé déroger à une tradition qui avait acquis la force d’une loi et solliciter une troisième candidature : il avait appréhendé qu’on ne l’accusât de vouloir se perpétuer au pouvoir ; mais pouvait-il encourir encore ce reproche, après avoir cédé la place à un successeur auquel on ne pouvait prétendre qu’il eût créé aucune difficulté ? Une élection nouvelle, après un intervalle, donnait-elle prise aux mêmes objections qu’une troisième présidence consécutive à deux autres ? Ce n’était pas se perpétuer au pouvoir que d’y être ramené par la volonté du peuple après en être descendu.

La pensée de porter de nouveau M. Grant à la présidence rencontra assez de faveur au sein des masses pour inspirer confiance à ses amis et les déterminer à agir. L’absence du général, qui s’était embarqué pour l’Angleterre peu de temps après l’installation de M. Hayes et qui avait entrepris le tour de l’Europe était une circonstance favorable : elle donnait à la candidature du général un caractère de spontanéité qui mettait celui-ci à l’abri de toute imputation d’intrigue et d’ambition personnelle. Le réveil de sa popularité rendait la tâche facile : il suffisait d’empêcher l’ex-président de se compromettre sur les questions épineuses qui divisaient la nation, mais dont on pouvait regarder la solution comme prochaine. Lorsque les amis du général apprirent qu’il était revenu à Liverpool afin de s’embarquer pour les États-Unis, ils lui télégraphièrent de prolonger son absence autant que possible, se chargeant de le rappeler en temps utile. Déférant à cet avis, l’ancien président reprit aussitôt le chemin de la France, qu’il venait de visiter : il s’embarqua à Marseille pour l’Égypte. Après avoir remonté le cours du Nil jusqu’aux Pyramides et jusqu’aux Cataractes, il passa dans l’Inde, qu’il parcourut, visita le Japon, toucha en Chine et vint enfin débarquer à San Francisco, où il fut reçu comme jamais souverain ne l’a été, à sa rentrée dans ses états. Le chemin de fer du Pacifique l’amena dans l’Ouest, où il est né, où il réside et qui est peuplé de ses anciens compagnons d’armes. Il y fut accueilli avec d’autant plus d’enthousiasme que les honneurs presque royaux qui lui avaient été rendus dans le vieux monde flattaient singulièrement la vanité du peuple américain, qui voyait dans ces honneurs prodigués à son premier citoyen une reconnaissance et une consécration de la grandeur des États-Unis. Les ovations redoublèrent à l’arrivée du général à Philadelphie, où des fêtes populaires se succédèrent en son honneur pendant huit jours.

Qui n’aurait cru que le général avait droit à quelque repos après avoir fait le tour du monde ? Ses amis n’en jugèrent point ainsi. Plus de trois mois devaient s’écouler encore avant la réunion de la convention républicaine, convoquée à Chicago, pour le 2 juin : il fallait soustraire le général aux importunités des questionneurs et aux indiscrétions des journaux. Le général s’embarqua donc pour la Havane, et alla parcourir ensuite le Mexique, où le président Porfirio Diaz lui fit passer des revues, et il revint par le Texas et la vallée du Mississipi. Cette dernière excursion avait pour objet d’enlever à M. Blaine l’appui des conventions républicaines du Sud, et en même temps de calmer les défiances et les appréhensions des anciens défenseurs de l’esclavage. On ne doutait point de l’enthousiasme que les affranchis feraient éclater pour l’homme qu’ils considéraient comme leur libérateur ; mais n’était-il pas à craindre que des manifestations trop vives de la part des noirs ne portassent ombrage à leurs anciens maîtres ? L’accueil de ceux-ci fut meilleur que le général ne devait s’y attendre. L’amour-propre plaidait chez les confédérés en faveur de l’homme que le peuple se plaît a appeler le plus grand guerrier du siècle, pour les avoir vaincus. Le général Grant n’est pas un orateur, et sa réputation de laconisme est aussi bien établie que sa réputation militaire ; mais on doit reconnaître que les petits discours qu’il prononça pendant ce voyage furent marqués au coin d’une singulière habileté. Quoi de plus propre à plaire aux anciens compagnons d’armes de Lee et de Stonewall Jackson que de faire l’éloge des armées du Sud, de leur bravoure et de leur discipline ? Quoi de plus adroit que de déclarer que les faits d’armes accomplis des deux côtés ont ajouté au prestige du nom américain, qu’ils font partie de la gloire nationale, et qu’ils ont montré à l’étranger l’invincible puissance des États-Unis ? De pareils complimens avaient d’autant plus de prix qu’ils venaient d’un adversaire. Le général ne toucha à la politique que pour prêcher l’oubli du passé, pour exhorter toutes les classes à la concorde, recommandant aux affranchis de se montrer dignes de la liberté qui leur était donnée, rappelant aux blancs les devoirs que leur impose une instruction supérieure. Il avait surtout à faire oublier la pression violente dont la population blanche avait eu à souffrir sous son administration : il ne fit allusion à ce passé que pour déplorer les dures nécessités qu’on doit subir dans les temps de crise, et pour se féliciter que des jours meilleurs fussent arrivés, où aucune mesure d’exception n’était ni désirable ni possible.

Le général Grant ne se flattait pas de gagner les suffrages du Sud : son but était d’empêcher qu’on ne pût faire valoir contre lui, auprès des républicains modérés du Nord, la crainte que sa candidature ne provoquât dans le Sud des manifestations violentes et une explosion d’hostilité semblable à celle qui accueillit, il y a vingt ans, la candidature de Lincoln. Les discours qu’il prononça à la Nouvelle-Orléans, à Natchez et dans plusieurs autres villes importantes du Sud s’adressaient autant aux électeurs de New-York, de Cincinnati et de Saint-Louis qu’à ses auditeurs du jour. Sous ce rapport, le succès de ce dernier voyage fut assez décisif pour inspirer les plus sérieuses inquiétudes aux adversaires de la candidature du général.

Ces adversaires n’étaient pas seulement les démocrates, qui prétendaient entrevoir dans le retour du général au pouvoir l’avènement du césarisme et se faisaient un argument des ovations dont l’ancien président était l’objet partout où il portait ses pas ; ils n’étaient pas moins nombreux dans les rangs des républicains. C’étaient d’abord les amis personnels de tous les autres candidats, c’étaient ensuite les gens timorés qui, connaissant la faiblesse du général pour son entourage, redoutaient de voir renaître le népotisme et les scandales qui avaient si tristement marqué sa seconde présidence ; d’autres, enfin, considéraient une troisième présidence comme contraire à l’esprit, sinon à la lettre de la constitution. Ceux-ci se composaient surtout des hommes qui voient avec appréhension le prestige que l’éclat des services militaires exerce déjà sur le peuple américain ; les aspirations qui se manifestent vers un gouvernement vigoureux, vers une volonté forte et énergique ne leur semblent point rassurantes pour l’avenir de leurs institutions. La centralisation administrative fait tous les jours des progrès ; elle prépare donc un instrument de plus en plus puissant à l’homme qui saura s’en servir ou dans les bras duquel une crise jettera les populations inquiètes. Ces appréhensions de frayer la voie à une dictature, ressenties par les hommes instruits, n’étaient nullement partagées par les classes populaires et surtout par les anciens soldats du général, disséminés dans tous les états. Il semblait donc qu’un courant irrésistible portât de nouveau celui-ci à la présidence, et, désespérant de voir naître une candidature qui pût faire échec à la sienne, un certain nombre de républicains influens firent une démarche auprès de M. Hayes pour lui demander de se mettre sur les rangs. Le président refusa, se considérant comme lié par les déclarations qu’il avait faites en 1876. « Il serait, répondit-il, d’un trop mauvais exemple que le premier magistrat du pays manquât à un engagement solennel. » Si aucun des candidats qui étaient déjà sur les rangs ne leur paraissait avoir des chances suffisantes de succès, il y avait deux hommes honorables, M. Edmunds, du Connecticut, et M. Washburne, l’ancien ministre des États-Unis à Paris, qui étaient dignes du choix populaire. M. Hayes congédia donc la députation en exprimant l’espérance que, si le général Grant n’était pas choisi au premier tour, un de ces deux candidats ou quelque autre citoyen honorable pourrait réunir les suffrages des républicains.

Cet espoir était bien vague et ne semblait point pouvoir se réaliser. La majorité absolue, au sein de la convention de Chicago, était de 370 voix, et environ 400 délégués semblaient acquis à la candidature du général. Le scrutin ne serait donc guère qu’une affaire de forme : tout serait décidé dès la première épreuve. On avait compté sans l’habileté des politiciens de profession et sans l’art merveilleux avec lequel ils savent manœuvrer dans les élections. Le candidat qui entre en lice avec les chances les plus grandes voit invariablement une coalition se former contre lui entre tous ses compétiteurs. Ceux du général Grant étaient au nombre de cinq : M. Blaine, M. Sherman, le juge Edmunds, M. Window et M. Washburne. Ces trois derniers ne pouvaient faire fond que sur les voix de l’état auquel ils appartiennent. Il arrive toujours, en effet, que quelques états, comptant parmi leurs concitoyens quelque homme considérable, donnent pour instruction à leurs délégués de poser sa candidature et de voter pour lui au premier tour de scrutin. C’est une marque d’estime, un témoignage d’honneur qui peut préparer une candidature ultérieure, mais qui n’a pas d’autre portée que celle d’un compliment ; aux épreuves suivantes, ces votes de prédilection se portent sur quelqu’un des candidats plus en vue et contribuent à former une majorité. Cette fois, la majorité absolue semblait assurée au général Grant, quand même les voix acquises à ses cinq compétiteurs se réuniraient sur un seul d’entre eux ; seulement, parmi les voix que l’on considérait comme acquises au général, il en était un certain nombre qui ne lui étaient pas données de bon gré. Les assemblées préparatoires de quelques états importans, tels que la Pensylvanie et New-York, avaient enjoint à leurs délégations de voter en bloc, c’est-à-dire que le chef de la délégation devait voter au nom de tous ses membres et pour le candidat de la majorité, quelles que fussent les préférences individuelles de certains délégués. Tous les suffrages de la Pensylvanie et de New-York devaient donc être donnés au général Grant, bien que M. Blaine comptât dans ces deux délégations un certain nombre de partisans; mais ceux-ci trouvèrent moyen de se soustraire à la règle qui leur était imposée.

Le premier acte de la convention avait été de s’organiser en faisant choix d’un président, et en nommant les deux commissions les plus importantes : celle du règlement et celle de la vérification des pouvoirs. Ces deux commissions ne sont pas élues par l’assemblée entière : elles doivent être composées d’un membre pour chaque état, désigné par la délégation de cet état. Or les cinq compétiteurs du général se trouvaient avoir ensemble la majorité des états. Les deux commissions furent donc composées en majorité d’adversaires de sa candidature. Les conséquences en furent bientôt apparentes. Les assemblées préparatoires de quelques états du Sud n’avaient pu se mettre d’accord sur les désignations à faire, et des délégations rivales revendiquaient le droit de siéger et de voter. La commission de vérification des pouvoirs exclut systématiquement les délégations favorables au général et enleva ainsi à celui-ci un certain nombre de voix. De son côté, la commission du règlement décida qu’aucune délégation ne serait admise à voter en bloc; il serait procédé par appel nominal et chaque délégué voterait individuellement. Quand cette décision, dont le but ne pouvait échapper à personne, eut été rendue, le sénateur Cameron, président de la délégation pensylvanienne, réunit ses collègues ; il leur représenta que le mandat impératif qu’ils avaient reçu de leurs commettans continuait à les lier et qu’ils étaient tenus d’honneur de voter tous pour le même candidat, comme si lui-même pouvait voter au nom de tous. A sa grande surprise, il fut contredit par un des membres les plus influens de la délégation, M. Manès, qui revendiqua la liberté du vote individuel, et entraîna vingt de ses collègues, dont la plupart votèrent pour M. Blaine.

Cet exemple fut suivi par vingt-cinq des délégués de New-York, quelques membres d’autres délégations firent également défection. Au premier tour de scrutin, le général Grant eut 305 voix, M. Blaine 279, M. Sherman 95 ; les trois autres candidats se partagèrent le reste des suffrages. Il manqua donc au général 66 voix pour avoir la majorité absolue : les acquerrait-il dans les scrutins suivans? Il lui aurait fallu rallier les voix données aux trois derniers candidats; mais les partisans de ceux-ci tinrent bon dans l’espoir que les électeurs du général, après s’être convaincus de l’impossibilité de son succès, se rejetteraient sur leur candidat préférablement à M. Blaine et à M. Sherman : c’était ainsi que M. Hayes avait été choisi en 1876. Les scrutins se succédèrent donc sans interruption pendant cinq jours consécutifs, mais sans changement notable dans la répartition des suffrages, jusqu’au vingt-neuvième scrutin, où les voix du Massachusetts se détachèrent de M. Edmunds pour se porter sur M. Sherman. Les 305 partisans du général Grant continuèrent à voter pour lui avec une inébranlable fidélité. Il arrive toujours en pareil cas qu’on fait surgir quelque candidature imprévue dans l’espoir de détacher des voix hésitantes qui ne retournent plus à leur premier choix. Au trente-quatrième scrutin, la délégation de l’ Illinois, jusque-là partagée entre M. Washburne et M. Blaine, vota tout entière pour le chef de la délégation de l’Ohio, le général Garfield, qui était à la tête des partisans de M. Sherman et avait les pouvoirs de celui-ci. Au scrutin suivant, la délégation de l’Indiana suivit l’exemple de celle de l’Illinois : M. Garfield, qui ne voulait pas être soupçonné d’une trahison envers un ami, prit aussitôt la parole pour déclarer qu’il n’était et ne voulait pas être candidat, et qu’il était inutile de voter pour lui. À ce scrutin, le général Grant obtint 315 voix. Il était évident que les amis de M. Blaine et de M. Washburne commençaient à lâcher pied : quelques défections nouvelles pouvaient donner la majorité au général. Aussi M. Sherman, sacrifiant ses prétentions, télégraphia à ses amis de voter pour M. Garfield. Les autres candidats en firent autant, et au trente-sixième scrutin, M. Garfield fut choisi par 399 voix contre 306 demeurées fidèles au général Grant et quelques voix perdues. On donna aux partisans du général Grant cette consolation de prendre dans leurs rangs le candidat pour la vice-présidence. Ce fut un des délégués de New-York, M. Arthur, dont le choix fut surtout dicté par l’espérance d’influer sur le vote du plus puissant état de la confédération.

C’est ainsi que M. Garfield, auquel personne ne songeait quarante-huit heures auparavant, devint presque malgré lui le candidat du parti républicain. Agé aujourd’hui de quarante-neuf ans, M. Garfield est, comme tant d’autres notabilités américaines, le fils de ses œuvres. Il est né dans la pauvreté et il a commencé par vivre du travail de ses mains. Tout en gagnant sa vie, il consacrait ses heures de loisir à s’instruire; à dix-neuf ans, il avait amassé un petit pécule qui lui permit, en vivant avec une rigide économie, de suivre des cours de droit; il prit ses degrés et se fit homme de loi : c’est la carrière qui mène à tout aux États-Unis. Il s’était acquis une certaine réputation dans cette profession lorsque la guerre de la rébellion éclata, et il fut appelé par le choix de ses concitoyens de l’Ohio en même temps que M. Hayes, à commander un régiment puis une brigade de miliciens. De là lui vient son titre de général. Son temps de service expiré, il rouvrit son cabinet et ne tarda pas à être envoyé à la chambre des représentans, où il siégea avec la fraction la plus modérée du parti républicain. L’amitié que lui portaient M. Hayes et M. Sherman l’avait mis en évidence depuis 1876, et il s’était fait remarquer par son bon sens, la netteté de ses idées et l’étendue de ses connaissances ; protectionniste déterminé, il avait dans les dernières sessions porté le poids des longues discussions auxquelles le tarif des douanes avait donné lieu. La médiocrité de sa fortune, qui consiste en une ferme dans l’Ohio et une petite maison à Washington, démontre qu’il était loin d’occuper un des premiers rangs parmi les jurisconsultes ; il n’aurait sans doute pas osé aspirer à être gouverneur de son pays natal au moment où un caprice de la fortune le désignait pour la première magistrature des États-Unis.

La plate-forme, c’est-à-dire le programme rédigé par la convention de Chicago, peut, malgré sa longueur, se résumer brièvement. Elle dénonçait les démocrates comme les adversaires de l’unité nationale, qu’il était du devoir des républicains de maintenir et de fortifier. Elle faisait un grand éloge de l’administration de M. Hayes et revendiquait pour le parti républicain l’honneur d’avoir rétabli les finances, relevé le crédit national, ramené et assuré pour l’avenir la prospérité du pays. En proclamant les avantages de l’éducation populaire et en recommandant d’en favoriser le développement, elle insistait pour qu’aucune partie des deniers publics ne fût attribuée aux écoles fondées dans l’intérêt exclusif d’une secte religieuse. Elle flétrissait la polygamie, justifiant ainsi les mesures prises par le gouvernement contre les Mormons ; pour capter les suffrages de la Californie, elle signalait comme un mal l’arrivée des Chinois en nombre illimité sur le territoire américain et demandait, pour arrêter ce mal, la révision des traités existans ; mais le point sur lequel la convention insistait avec le plus de force était la nécessité d’assurer une protection efficace au travail, au commerce et à l’industrie du pays. Au dernier moment, un paragraphe fut ajouté au programme en faveur de la réforme des services civils. Un délégué du Texas, M. Flanagan, déclara cyniquement qu’il en avait assez de ce vieux refrain et qu’il trouvait fort juste que ceux qui se donnaient du mal pour faire élire un président se partageassent ensuite les emplois : aucun des délégués n’était venu à Chicago dans une autre pensée. Cet accès de franchise provoqua une bruyante hilarité ; le paragraphe n’en fut pas moins voté tout d’une voix. La lettre par laquelle M. Garfield accepta officiellement la candidature ne fut qu’une longue paraphrase du programme de Chicago : le candidat invoquait ses votes au congrès comme la preuve de sa fidélité aux principes du parti républicain et à la doctrine protectionniste.


II.

La convention démocratique se réunit le 22 juin à Cincinnati; aucune candidature appartenant au Sud ne se produisit; tout le monde reconnaissait, comme en 1876, la nécessité de choisir un homme du Nord dont l’impartialité vis-à-vis des nouveaux affranchis ne pût être l’objet d’un soupçon. Les candidats en présence étaient M. Hendricks, ancien gouverneur de l’Indiana, M. Thurman, sénateur pour l’Ohio, le général Hancock et M. Tilden. Les sympathies les plus nombreuses étaient acquises à ce dernier; mais le schisme qui avait éclaté au sein de la démocratie new-yorkaise et qui avait donné la victoire aux républicains aux élections de 1879 était plus profond que jamais. Le chef de la faction de Tammany-Hall, M. John Kelly, faisait partie de la délégation de New-York; il prit la parole dès la première séance et déclara au nom de ses amis qu’ils étaient prêts à voter et à lutter de toutes leurs forces en faveur de tel candidat qu’il plairait à la convention de désigner, mais qu’aucune considération ne pourrait, en aucun cas, les déterminer à donner leurs suffrages à M. Tilden. Bien que la faction de Tammany-Hall ne disposât que de 80,000 voix sur près d’un million d’électeurs, l’exemple de l’année précédente démontrait qu’elle tenait la balance entre les deux grands partis et que son hostilité rendrait le succès des démocrates impossible dans l’état de New-York, dont les suffrages étaient indispensables. Il fallait donc de toute nécessité sacrifier M. Tilden, et les amis de celui-ci ne posèrent même pas sa candidature. Le choix de la convention se porta donc presque sans discussion sur le général Hancock. L’appui de l’Indiana n’étant pas moins nécessaire aux démocrates que celui de New-York, il parut nécessaire de désigner pour la vice-présidence un citoyen de cet état. La candidature fut déférée au général William English, devenu le plus riche banquier de l’Indiana; les antécédens politiques de M. English étaient irréprochables ; avant la. rébellion, il avait siégé au congrès pendant huit ans comme free-soiler, c’est-à-dire comme adversaire de l’extension de l’esclavage, et il avait pris une part active à l’affranchissement du Kansas, dont le Sud avait tenté de faire un état à esclaves : son nom ne pouvait donc exciter aucune défiance au sein des populations du Nord. Le manifeste publié au nomade la convention de Cincinnati était beaucoup moins étendu que le manifeste républicain. Après avoir flétri ce qu’elle appelait la grande fraude de 1876 et condamné en termes d’une extrême violence l’administration de M. Hayes, la convention démocratique payait un pompeux tribut d’hommages à M. Tilden, à l’occasion de sa retraite volontaire de la vie publique. Elle faisait honneur à la majorité démocratique du congrès des réductions opérées dans les dépenses nationales ; elle se prononçait contre l’émigration chinoise et pour la réforme administrative. Il va sans dire qu’elle rappelait et affirmait les doctrines traditionnelles du parti sur la subordination du pouvoir militaire aux autorités civiles, sur les droits et l’autonomie des états, et sur les vices et les dangers de la centralisation. Le paragraphe capital de ce manifeste était le quatrième, ainsi libellé : « Nous demandons l’économie, une circulation honnête, composée d’or, d’argent et de papier convertible en espèces à première demande, le maintien strict de la foi publique, de la part des états et de la nation, et un tarif établi seulement en vue du revenu. » Ce fut sur l’interprétation à donner aux termes assez ambigus de ce paragraphe que porta le fort de la lutte électorale.

La désignation de M. Garfield fut accueillie avec une grande froideur par une fraction considérable du parti républicain. Dans le Sud, les affranchis ne dissimulèrent pas leur désappointement, et les républicains qui avaient compté sur la reconnaissance des nègres envers le général Grant pour lutter avec des chances sérieuses de succès dans la Floride, dans la Caroline du Sud et même dans la Virginie occidentale, durent abandonner toute espérance de ce côté. On remarqua que le général Grant n’adressa point, comme les bienséances l’exigeaient, de lettre de félicitation à M. Garfield : il partit immédiatement pour une tournée d’exploration dans le Nouveau-Mexique et le Colorado. Les plus influens de ses amis semblèrent également vouloir s’abstenir. M. Cameron déclina la présidence du comité électoral national, que M. Garfield était allé en personne lui offrir, et il alla prendre les eaux dans les Alleghanys ; M. Conkling se rendit aux bains de mer. Enfin, en dehors des fonctionnaires sur lesquels M. Sherman et les autres ministres exercèrent une pression irrésistible, les listes de souscription ouvertes pour subvenir aux dépenses de l’élection rencontrèrent d’abord peu de signataires. L’opinion s’accrédita que la convention de Chicago n’avait pas eu la main heureuse. Les démocrates, au contraire, n’auraient pu faire un meilleur choix. Le général Winfield Scott Hancock, aujourd’hui âgé de cinquante-six ans, est un ancien élève de l’école militaire de West-Point; il a conquis tous ses grades dans l’armée régulière, et il est actuellement le plus ancien des lieutenans-généraux au service des États-Unis. Il s’est signalé, pendant la guerre de la rébellion, par son intrépidité et son énergie : il était adoré de ses soldats auxquels il faisait partager son ardeur et sa confiance; les traits d’héroïque bravoure que l’on rapporte de lui composent toute une légende, et, après Grant, personne n’est plus populaire parmi les vétérans de la guerre civile. Envoyé, en 1867, pour prendre le commandement militaire du Texas et de la Louisiane, il s’acquit du premier coup l’affection des hommes du Sud par un ordre du jour demeuré célèbre, où, dans les termes les plus nobles, il faisait appel aux sentimens de conciliation, recommandait l’oubli du passé et garantissait aux vaincus de la veille le libre exercice de tous leurs droits. Depuis lors, le général Hancock a été appelé à commander la circonscription militaire du Nord; il a son quartier-général à New-York, et il s’y est concilié, par la droiture de son caractère, l’estime et les sympathies de tous. Les démocrates ne pouvaient donner une meilleure preuve de leur adhésion aux faits accomplis qu’en prenant pour candidat un de leurs plus glorieux adversaires, un des plus énergiques champions de l’unité nationale. L’impression favorable produite par ce choix fut fortifiée par la lettre d’une concision toute militaire par laquelle le général accepta la candidature et adhéra au manifeste de Cincinnati : cette lettre se terminait par l’engagement « de défendre et de faire respecter l’union et d’assurer dans toutes ses parties la fidèle exécution des lois. » On essaya d’accréditer le bruit que, s’il était élu, il appuierait une proposition à l’effet de mettre à la charge du trésor fédéral les dettes contractées par le gouvernement des rebelles et d’accorder des pensions aux anciens soldats de l’armée confédérée. Le général démentit cette imputation et s’expliqua sur la rébellion et ses promoteurs avec une netteté qui lui fit d’autant plus d’honneur qu’à parler avec cette franchise, il s’exposait à blesser les susceptibilités et à déconcerter les espérances de beaucoup d’hommes du Sud. Enfin, les journaux républicains avancèrent qu’en 1877 le général avait offert à M. Tilden de le faire proclamer président à New-York et de le faire soutenir par les troupes placées sous son commandement, et qu’avertis de ses menées, le général en chef et le président Grant avaient songé à le déplacer. Le général renvoya ses calomniateurs au général Sherman, en demandant à celui-ci de publier la correspondance qu’il avait échangée à cette époque avec le ministère de la guerre. Le général Sherman crut que la loyauté envers un de ses compagnons d’armes l’obligeait à publier cette correspondance : elle démontra que le général avait fait son devoir, qu’il avait exactement renseigné le gouvernement et fidèlement suivi les instructions qui lui avaient été envoyées, enfin qu’il n’avait pas un seul instant perdu la confiance de ses chefs hiérarchiques. C’est ainsi que les manœuvres employées pour lui nuire tournaient l’une après l’autre à son avantage.

Les démocrates se crurent assurés du succès, et l’excès de la confiance leur fit commettre imprudence sur imprudence. On vit sortir de leur retraite quelques-uns des anciens chefs des confédérés, qui parurent dans des réunions publiques et y parlèrent comme si le triomphe du général Hancock devait être pour eux et pour leurs amis le signal de la revanche. M. Toombs, de la Géorgie, qui avait été autrefois l’un des promoteurs les plus ardens de la rébellion, prononça un discours dont les feuilles républicaines s’emparèrent pour soutenir que le Sud se proposait de tout remettre en question. Les journaux du Sud distribuaient à l’avance les dépouilles des vaincus, ils dressaient des listes de candidats pour les ministères et les principaux emplois fédéraux; d’autres élaboraient le programme des mesures réparatrices dont on devait demander le vote au prochain congrès. Pendant que les démocrates fournissaient ainsi des armes contre eux-mêmes, l’inquiétude déterminait les républicains à une action énergique. Convaincus que la défaite de M. Garfield leur enlèverait leur position, les fonctionnaires fédéraux de tout ordre se mirent à l’œuvre avec une activité sans égale: au nombre de plus de cent mille et répandus dans toutes les classes de la population, ils étaient un élément de force considérable. On avait facilement apaisé M. Blaine, dont le siège sénatorial, dans le Maine, était menacé par le perspective d’une coalition entre les démocrates et les greenbackers, on circonvint les principaux amis du général Grant, on lui fit écrire par quelques-uns d’entre eux et on obtint qu’il adressât au sénateur Logan une lettre par laquelle il se déclarait favorable à la candidature de M. Garfield. Une réunion, composée de deux cent cinquante des notabilités du parti républicain, eut lieu à New-York, dans les premiers jours d’août, pour arrêter le plan de la campagne électorale et se distribuer les rôles; elle était composée de représentans de tous les états. Appelé tout exprès à New-York, M. Garfield se tenait dans une pièce voisine de la salle des délibérations, où il n’aurait pu se montrer sans que ses paroles, son attitude, ses moindres gestes fussent l’objet de commentaires de la part des journaux. La réunion reconnut que le parti perdrait son argent et ses peines en engageant la lutte dans les états du Sud; elle décida qu’il fallait y laisser le champ libre aux démocrates et concentrer tous les sacrifices et tous les efforts sur les états douteux. Les seize états du Sud et du Sud-Ouest ne pouvaient donner aux démocrates que 138 suffrages. Les démocrates abandonnaient à leurs adversaires la Pensylvanie, bien qu’elle fût l’état natal du général Hancock ; les républicains se considéraient comme assurés de dix-sept états, en y comprenant le Maine, qui ne pouvait être perdu que si les greenbackers désertaient leur propre candidat pour celui des démocrates. Ces dix-sept états ne disposaient ensemble que de 160 suffrages; l’élection dépendait donc de cinq états que les deux partis revendiquaient comme acquis à leur cause et qui avaient: New-York 45 voix, l’Indiana 15, le New-Jersey 9, le Connecticut 7 et la Californie 5. Les démocrates comptaient que l’influence de M. Hendricks et de M. English leur assurait l’Indiana, cil ils avaient toujours eu la majorité depuis 1876 ; la réconciliation, au moins temporaire, qui s’était opérée entre les deux fractions de leur parti, semblait leur donner de grandes chances de succès à New-York, et ces deux états leur suffisaient pour atteindre la majorité absolue.

Les républicains avaient donc fort à faire; mais tout le monde se mit à l’œuvre. Tout les ministres quittèrent Washington à la fin d’août et n’y rentrèrent qu’au mois de novembre; chacun d’eux se rendit où il pouvait exercer quelque influence. Le grand avocat de la réforme administrative, le ministre de l’intérieur, M. Karl Schurz, fut le premier à quitter son poste pour aller parcourir l’Indiana, où il ne tarda pas à être rejoint par M. Conkling. Le président lui-même entreprit dans les états riverains du Pacifique une tournée qui lui permit de visiter utilement la Californie. Pendant deux mois et demi, des flots d’éloquence et d’argent se répandirent sans interruption sur toute la région où la lutte était sérieusement engagée. Bien qu’aucun des orateurs en renom dans le parti républicain ne se soit épargné, la justice oblige à proclamer qu’aucune parole ne fut aussi utile à M. Garfield que celle du général Grant. On décida, en effet, le vieux soldat à intervenir de sa personne dans la mêlée électorale. Les républicains organisèrent les vétérans de la guerre civile en une association dite des Garçons bleus, dont la présidence fut naturellement déférée au général, et qui servit de prétexte à une série de réunions publiques dans l’Ouest et dans le Centre. Les premières tentatives oratoires du général ne furent pas des plus heureuses. Il dit assez mal à propos à son auditoire qu’il n’avait voté, il y avait déjà bien longtemps, que dans une seule élection présidentielle, qu’il avait alors donné sa voix au candidat des démocrates et que, depuis lors, il n’avait jamais voté, ces élections ne lui paraissant avoir aucun intérêt. Après un pareil exorde, la préférence que le général voulait bien exprimer pour M. Garfield ne pouvait pas exercer une grande influence; mais on y mit bon ordre : on composa pour le général et on réussit à lui faire débiter de petits discours que les journaux du parti retouchèrent de leur mieux et où les recommandations en faveur des républicains et de leur candidat devenaient de plus en plus nettes et pressantes. Comme le général est encore plus amoureux des ovations que du pouvoir et qu’on ne lui ménageait ni les arcs de triomphe, ni les illuminations, ni les feux d’artifice, comme les vieux soldats se pressaient autour de lui pour l’acclamer et l’escortaient en immenses processions, M. Grant prenait goût à cette tournée triomphale, et il en arriva à se prodiguer comme s’il se fût agi de lui-même. Les démocrates alarmés essayèrent de faire une diversion : ils demandèrent au général Me Clellan un concours que celui-ci leur accorda de bonne grâce; mais Me Clellan est un esprit cultivé, et si ses discours élégans et diserts pouvaient être goûtés des gens instruits, ils étaient loin de produire sur les masses l’effet des courtes harangues du « plus grand guerrier du siècle. » Aussi, après la lutte, un journal démocratique a-t-il dit, non sans une pointe d’amertume, que c’était le général Grant qui avait été élu sous le nom de M. Garfield.


III.

Si utile que l’intervention de l’ancien président ait pu être au parti républicain, il faut néanmoins reconnaître que les démocrates ont dû surtout leur défaite à la maladresse avec laquelle ils ont alarmé les intérêts. La grande prospérité dont les États-Unis jouissaient depuis une année et qui se traduisait par l’activité de toutes les usines, par le progrès continu et rapide des recettes publiques, par le développement du commerce extérieur, ne prédisposait pas les masses populaires à souhaiter un changement dans la direction de la politique intérieure. Industriels, commerçans, banquiers, tous ceux qui avaient souffert pendant cinq années de la stagnation des affaires n’aspiraient qu’à réparer les pertes du passé et n’appréhendaient rien tant que de voir la politique arrêter l’élan rendu à l’activité nationale. Or les républicains étaient en droit de dire, et ils ne s’en faisaient pas faute, que l’arrivée des démocrates au pouvoir imprimerait à la direction des affaires publiques un changement dont il était impossible de prévoir les conséquences. En inscrivant en tête de leur programme l’établissement d’un tarif de douane calculé uniquement en vue du revenu, c’est-à-dire d’où les taxes purement protectrices devaient disparaître, les démocrates avaient cru ne sacrifier que le grand état de Pensylvanie et s’acquérir les sympathies de New-York; ils n’avaient pas pris garde que l’industrie commence à se répandre dans l’Ohio et l’Indiana et qu’elle a jeté de profondes racines dans le New-Jersey, le Connecticut et le Massachusetts. Ils avaient surtout perdu de vue la connexité d’intérêts qui existe entre l’industrie et le commerce. Les usines et les charbonnages de la Pensylvanie ne sont pas seulement obligés d’avoir des agences à New-York ; l’escompte de leur papier et la spéculation sur leurs titres sont un aliment pour la haute banque, leurs transports sont un élément considérable de trafic pour les compagnies de chemins de fer. Tous ces intérêts divers se crurent menacés à la fois par l’attaque dirigée contre l’industrie nationale et se coalisèrent instinctivement pour la défense commune. Une association puissante, la Ligue industrielle, constituée spécialement pour soutenir le système protecteur, se déclara en faveur de la candidature de M. Garfield. Usiniers et fabricans s’adressèrent ensuite à leurs ouvriers et entreprirent, non sans succès, de leur démontrer que leurs intérêts étaient identiques à ceux de leurs patrons, parce que la réforme du tarif entraînerait la fermeture d’un grand nombre d’établissemens et une baisse générale des salaires. Sous l’influence de cette propagande, l’Union nationale des travailleurs, qui représentait dix-sept des associations ouvrières les plus nombreuses, adopta M. Garfield pour son candidat, désertant ainsi le parti des inflationnistes, dont elle faisait la principale force. Une demeura sous les drapeaux des inflationnistes que les partisans extrêmes du papier-monnaie, qu’un peu d’argent, habilement distribué, empêcha de se fondre dans les rangs des démocrates et d’apporter à ceux-ci le contingent de leurs voix.

L’argent ne manquait plus, en effet, au parti républicain depuis que la grande industrie et la haute banque avaient cru devoir épouser la cause de M. Garfield. Une nuée d’agens électoraux, bien pourvus du nerf de la guerre, se dissémina sur tout le territoire ; les moindres villages furent inondés de journaux, de brochures et d’affiches. Le résultat en fut bientôt apparent ; dans les premiers jours d’octobre, l’Ohio donna aux républicains l’énorme majorité de 40,000 voix, et, le 12 octobre, l’Indiana, qui avait son gouverneur à élire, donna au candidat républicain, M. Porter, une pluralité de 5,000 voix sur le candidat des démocrates. Ce résultat ne laissait pas de doute sur la façon dont l’Indiana voterait le 2 novembre.

Les meneurs du parti démocratique mesurèrent alors l’étendue de la faute qu’ils avaient commise. Une lettre du général Hancock, portant la date du 12 octobre, mais évidemment écrite après l’élection de l’Indiana, parut dans tous les journaux du parti pour expliquer ou plutôt pour désavouer la fameuse formule du tarif calculé seulement en vue du revenu. Cette lettre avait pour objet de rassurer les industriels en reconnaissant la nécessité de préserver le travail des atteintes de la concurrence étrangère; mais le mal était fait, et il était irréparable. Ce n’était pas une lettre écrite in extremis et sous le coup d’un échec qui pouvait détruire l’effet d’une propagande conduite avec énergie et habileté depuis deux mois. Il était d’ailleurs trop facile aux républicains d’opposer à la lettre tardive du général Hancock les discours des orateurs et les articles des journaux démocratiques.

Ce n’étaient pas seulement les industriels que les démocrates avaient tournés contre eux, c’étaient aussi les banquiers, les capitalistes et les détenteurs de fonds publics. La campagne acharnée que les démocrates avaient faite contre la reprise des paiemens en espèces, l’alliance qu’ils avaient formée, depuis deux ans, dans le Maine, avec les greenbarkers, les avances qu’ils prodiguaient dans tout l’Ouest aux inflationnistes ne permettaient guère le doute sur les tendances économiques du parti. On se fit une arme contre lui de toutes les propositions déraisonnables dont le congrès avait été saisi et qui avaient eu pour objet l’extension du papier-monnaie. En outre, dans plusieurs états du Sud, notamment en Virginie, les démocrates s’étaient divisés en deux factions, dont la plus nombreuse, sous prétexte de « réajuster la dette » de cet état, ne demandait pas autre chose qu’une banqueroute partielle. Ce parti, s’il était victorieux, ne tenterait-il pas d’appliquer à la dette fédérale le procédé expéditif de libération qu’il proposait pour les états ? N’était-on pas en droit de l’appréhender lorsqu’un bill était encore pendant devant le congrès pour rembourser en assignats les rentes à échéance de février et de juin 1881? La convention de Cincinnati n’avait-elle pas, dans son programme, expressément indique le papier-monnaie comme un des élémens de ce qu’elle appelait «une honnête circulation? » Le service et le remboursement de la dette au moyen du papier-monnaie ne pouvaient donc être incompatibles, à ses yeux, avec « le respect de la foi publique de la part de la confédération et des états. » Les particuliers porteurs de fonds publics, et les établissemens de toute nature qui avaient place en rentes soit une partie de leur capital, soit les dépôts qu’ils recevaient, étaient-ils disposés à recevoir en papier les intérêts ou le capital de leurs titres?

Il parut à New-York, dans les derniers jours d’octobre, une petite brochure adressée au peuple de New-York, et intitulée : la Situation politique au point de vue financier, où ces considérations étaient exposées avec beaucoup de force. Cette brochure rappelait qu’en 1868 le général Hancock avait failli devenir le candidat des démocrates, et qu’il avait donné alors son adhésion à un programme qui proposait de rembourser toute la dette en papier et d’établir un impôt sur les rentes fédérales pour obliger les porteurs à accepter le remboursement. Après avoir énuméré les obstacles opposés pendant la dernière session à toute conversion nouvelle et les bills présentés pour multiplier sous toutes les formes et sous tous les prétextes les émissions de papier-monnaie, les auteurs de cette brochure entreprenaient de faire mesurer par des chiffres l’étendue du coup que le triomphe des démocrates et l’application de leurs doctrines économiques porteraient à la prospérité nationale. La substitution d’assignats aux billets que les banques nationales avaient émis pour une somme de 400 millions de dollars, et le remboursement en assignats de 700 millions de dollars de fonds publics, ajouteraient 1,100 millions de dollars à la masse flottante du papier-monnaie. Un pareil accroissement, opéré presque d’un seul coup, ne pouvait manquer d’entraîner une dépréciation immédiate du papier-monnaie et par contre-coup des fonds publics. Qui supporterait cette perte? D’abord les 4 millions de particuliers qui étaient devenus porteurs de rentes depuis qu’on avait créé les petites coupures et recouru au système des souscriptions publiques, ou qui étaient actionnaires des établissemens dont le capital et les réserves étaient placés en rentes, tels que les banques nationales, les banques d’état, les compagnies d’assurances, les caisses d’épargne et les associations de bienfaisance. Tous ces établissemens, dont les caisses sont le réservoir où le commerce et l’industrie viennent puiser, voyant leurs ressources atteintes et leur crédit ébranlé, seraient contraints par prudence de restreindre les crédits qu’ils avaient ouverts et de faire rentrer au moins en partie les avances qu’ils avaient consenties. Or ces avances ou ces ouvertures de crédit s’élevaient à un milliard de dollars pour les banques nationales, à 200 millions pour les banques d’état, à 420 millions pour les caisses d’épargne, à 65 millions pour les sociétés de crédit mutuel, à 200 millions pour les compagnies d’assurances, à 30 millions pour les seules compagnies d’assurances maritimes de New-York. C’étaient ces deux milliards de dollars mis à la disposition du commerce et de l’industrie qui avaient déterminé le merveilleux mouvement d’affaires dont les États-Unis étaient le théâtre et ramené la prospérité, le travail et l’aisance dans toutes les classes. Quel bouleversement ne serait pas jeté dans les affaires par un soudain et inévitable resserrement du crédit?

Lorsque la foi publique aurait été violée, lorsque le paiement en papier aurait été substitué au paiement en or garanti par des engagemens solennels de la part du congrès, les porteurs étrangers. s’empresseraient de rejeter sur le marché américain les fonds qu’ils ont acquis. La dépréciation qui en résulterait aurait pour conséquence d’anéantir les réserves des établissemens de crédit, et les catastrophes commerciales se multiplieraient comme aux plus mauvais jours de la crise dont le pays venait seulement de sortir. Le Nord supporterait seul le poids de ces catastrophes, dont le Sud pouvait aisément faire bon marché. « Essentiellement agricole, le Sud, disait la brochure, emploie seulement 6.5 pour 100 du capital consacré à l’industrie,5.34 pour 100 des capitaux avancés par les banques,7 pour 100 du tonnage du cabotage, et 7.4 pour 100 du matériel de transport des chemins de fer. Il ne renferme probablement pas plus de 10 pour 100 des détenteurs de fonds publics. Il ne possède aucun établissement ni de crédit, ni de dépôts. Sur les 208,000 actionnaires des banques nationales, les anciens états à esclaves en comptent moins de 20,000. Ils ne comptent que 63,353 déposans des caisses d’épargne sur le chiffre total de 2,204,000, c’est-à-dire moins de 3 pour 100. » En présence de pareils faits et de pareils chiffres, le Nord agirait-il prudemment en remettant au Sud le soin de ses destinées? Telle était la question que les électeurs devaient se poser à eux-mêmes avant de voter.

Cette adresse, au bas de laquelle se lisaient les noms des chefs des maisons les plus anciennes et les plus considérables de New-York, ne pouvait manquer de produire un grand effet sur les classes commerçantes. Elle décida du vote de New-York et, par conséquent, de l’élection. New-York donna 20,000 voix de majorité à M. Garfield. Deux des cinq états douteux votèrent pour le général Hancock; le New-Jersey, grâce à l’influence du général Me Clellan, citoyen de cet état et qui en avait été tout récemment le gouverneur, et la Californie, grâce à la mise en circulation d’une lettre dans laquelle M. Garfield prenait la défense des ouvriers chinois et blâmait la persécution dont ils étaient l’objet. Cette lettre, qui était de nature à indisposer violemment les ouvriers californiens, était apocryphe; mais la fausseté n’en put être démontrée qu’après l’élection, lorsque cette manœuvre peu loyale avait produit son effet. Les 35 voix de New-York donnaient à M. Garfield 217 suffrages, c’est-à-dire 32 de plus que la majorité absolue : c’était donc au vote de ce grand état qu’il devait bien réellement son élection. Aussi quelques feuilles démocratiques de New-York, irritées d’un échec auquel elles ne s’étaient pas attendues, annoncèrent-elles que le résultat de l’élection ferait l’objet d’une protestation. Elles prétendaient que les comités démocratiques étaient en mesure de prouver que les républicains avaient fait voter de faux électeurs ; qu’ils avaient fourni des cartes électorales à des habitans du Canada, qui, moyennant rétribution, avaient franchi la frontière et étaient venus voter dans l’état de New-York. C’est, en effet, une fraude qui se pratique fréquemment dans les états situés le long de la frontière canadienne ; mais elle est à l’usage de tous les partis. Il est très probable que les républicains y avaient eu recours ; mais il est également probable que leurs adversaires n’étaient pas demeurés en reste avec eux. Les hommes les plus considérables du parti démocratique se gardèrent d’encourager des projets de protestation qui ne pouvaient aboutir qu’à troubler et à irriter le pays. À la différence de M. Hayes, qui avait eu 600,000 voix de moins que M. Tilden, M. Garfield avait obtenu, sur l’ensemble du corps électoral, 80,000 voix de plus que le général Hancock. Les démocrates influens s’empressèrent à l’envi de déclarer qu’ils acceptaient comme valable le verdict de la nation et qu’ils s’y soumettaient.

Le calme succéda donc immédiatement à l’agitation fiévreuse à laquelle les États-Unis avaient été en proie pendant près de quatre mois, et, au souvenir de la crise de 1876, tous les hommes que l’esprit de parti ne dominait pas s’applaudirent hautement que le résultat de l’élection eût été assez décisif pour s’imposer à l’acceptation de tous. Ils se félicitèrent en même temps de voir mettre un terme aux tiraillemens et aux luttes stériles qui avaient paralysé l’action du congrès pendant les années précédentes. Les élections pour le congrès ont donné aux républicains une majorité de 15 à 20 voix dans la chambre des représentans, et les forces se balancent dans le sénat. En entrant en fonctions, le 4 mars 1881, le nouveau président pourra compter sur l’appui d’une des deux chambres, en attendant que des changemens inévitables donnent également la majorité à ses amis dans le sénat. M. Hayes, pendant tout le cours de sa présidence, ne s’est jamais trouvé dans des conditions aussi favorables et qui lui permissent d’imprimer à la politique une direction conforme à ses vues.

L’élection de 1880 semble entraîner pour le parti démocratique la nécessité d’une transformation. Ce sont les doctrines économiques et financières de ce parti qui ont été vaincues bien plus que le candidat irréprochable qu’il avait choisi. Il sera donc contraint, pour ne pas encourir une ruine complète, d’abandonner des opinions solennellement condamnées par le peuple américain. Il en résultera peut-être un déchirement intérieur, des divisions et une impuissance momentanée, mais il compte dans son sein d’habiles gens qui sauront trouver un nouveau terrain pour les luttes de l’avenir.

Le parti républicain a naturellement interprété le résultat de l’élection comme une approbation de la politique économique et financière qu’il pratique depuis qu’il est au pouvoir. Aussi, dans son message du 2 décembre 1880, qui sera le dernier, M. Hayes a-t-il de nouveau recommandé au congrès tous les projets financiers qui avaient échoué dans la dernière session devant l’opposition des démocrates. Cette fois, un meilleur accueil leur a été fait, et le congrès ne se séparera pas, le 4 mars prochain, sans que la conversion des rentes soit assurée par l’autorisation d’un emprunt facultatif en 3 et 3 1/2 pour 100. M. Garfield suivra-t-il exactement les erremens de M. Hayes ? C’est ce qu’il est impossible de savoir : le futur président garde un silence prudent, et il ne fera connaître son programme de gouvernement que dans son discours d’inauguration. On peut prévoir, cependant, une certaine modification dans la politique américaine. M. Evarts, qui a conduit les relations extérieures avec infiniment de prudence et de modération, et dont l’esprit conciliant a prévenu ou dénoué bien des complications, ne paraît pas devoir être maintenu à la secrétairerie d’état. Ce poste aurait été promis à M. Blaine en récompense de l’activité qu’il a déployée dans la campagne présidentielle. M Blaine est d’un tempérament ardent ; il a pris en main dans les deux dernières sessions le différend qui existe depuis longtemps entre les pêcheurs américains et les autorités canadiennes, et il a essayé de remettre en question le compromis par lequel on s’est efforcé de terminer le litige. Une motion qu’il a soumise tout récemment au sénat donne lieu de craindre que, s’il tient comme secrétaire d’état le même langage que comme sénateur du Maine, les relations de l’Angleterre avec les États-Unis ne subissent bientôt un refroidissement marqué. Un bill qu’il a présenté pour encourager par un système de primes la marine américaine et pour soumettre à des droits élevés les navires construits à l’étranger est de nature à faire penser que le régime de la protection jouira sous l’administration de M. Garfield d’une faveur encore plus grande que sous celle de M. Hayes. Peut-être cette exagération même deviendra-t-elle une cause de divisions au sein du parti républicain, en mettant aux prises les états industriels, qui profitent de l’élévation des droits de douane, et les états agricoles de l’Ouest, qui appréhendent qu’on ne provoque des représailles et qu’on ne compromette leurs relations commerciales avec l’Europe.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 février.