Quatrevingt-treize/I, 4

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 63-89).
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PREMIÈRE PARTIE

LIVRE QUATRIÈME.

TELLMARCH.



I

LE HAUT DE LA DUNE.

Le vieillard laissa disparaître Halmalo, puis serra son manteau de mer autour de lui, et se mit en marche. Il cheminait à pas lents, pensif. Il se dirigeait vers Huisnes, pendant que Halmalo s’en allait vers Beauvoir.

Derrière lui se dressait, énorme triangle noir, avec sa tiare de cathédrale et sa cuirasse de forteresse, avec ses deux grosses tours du levant, l’une ronde, l’autre carrée, qui aident la montagne à porter le poids de l’église et du village, le mont Saint-Michel, qui est à l’océan ce que Chéops est au désert.

Les sables mouvants de la baie du mont Saint-Michel déplacent insensiblement leurs dunes. Il y avait à cette époque entre Huisnes et Ardevon une dune très haute, effacée aujourd’hui. Cette dune, qu’un coup d’équinoxe a nivelée, avait cette rareté d’être ancienne et de porter à son sommet une pierre milliaire érigée au douzième siècle en commémoration du concile tenu à Avranches contre les assassins de saint Thomas de Cantorbéry. Du haut de cette dune on découvrait tout le pays, et l’on pouvait s’orienter.

Le vieillard marcha vers cette dune et y monta.

Quand il fut sur le sommet, il s’adossa à la pierre milliaire, s’assit sur une des quatre bornes qui en marquaient les angles, et se mit à examiner l’espèce de carte de géographie qu’il avait sous les pieds. Il semblait chercher une route dans un pays d’ailleurs connu. Dans ce vaste paysage, trouble à cause du crépuscule, il n’y avait de précis que l’horizon, noir sur le ciel blanc.

On y apercevait les groupes de toits de onze bourgs et villages ; on distinguait à plusieurs lieues de distance tous les clochers de la côte, qui sont très hauts, afin de servir au besoin de points de repère aux gens qui sont en mer.

Au bout de quelques instants, le vieillard sembla avoir trouvé dans ce clair-obscur ce qu’il cherchait ; son regard s’arrêta sur un enclos d’arbres, de murs et de toitures, à peu près visible au milieu de la plaine et des bois, et qui était une métairie ; il eut ce hochement de tête satisfait d’un homme qui se dit mentalement : C’est là ; et il se mit à tracer avec son doigt dans l’espace l’ébauche d’un itinéraire à travers les haies et les cultures. De temps en temps il examinait un objet informe et peu distinct, qui s’agitait au-dessus du toit principal de la métairie, et il semblait se demander : Qu’est-ce que c’est ? Cela était incolore et confus à cause de l’heure ; ce n’était pas une girouette puisque cela flottait, et il n’y avait aucune raison pour que ce fût un drapeau.

Il était las ; il restait volontiers assis sur cette borne où il était, et il se laissait aller à cette sorte de vague oubli que donne aux hommes fatigués la première minute de repos.

Il y a une heure du jour qu’on pourrait appeler l’absence de bruit, c’est l’heure sereine, l’heure du soir. On était dans cette heure-là. Il en jouissait ; il regardait, il écoutait, quoi ? la tranquillité. Les farouches eux-mêmes ont leur instant de mélancolie. Subitement, cette tranquillité fut, non troublée, mais accentuée par des voix qui passaient. C’étaient des voix de femmes et d’enfants. Il y a parfois dans l’ombre de ces carillons de joie inattendus. On ne voyait point, à cause des broussailles, le groupe d’où sortaient les voix, mais ce groupe cheminait au pied de la dune et s’en allait vers la plaine et la forêt. Ces voix montaient claires et fraîches jusqu’au vieillard pensif ; elles étaient si près qu’il n’en perdait rien.

Une voix de femme disait :

— Dépêchons-nous, la Flécharde. Est-ce par ici ?

— Non, c’est par là.

Et le dialogue continuait entre les deux voix, l’une haute, l’autre timide.

— Comment appelez-vous cette métairie que nous habitons en ce moment ?

— L’Herbe-en-Pail.

— En sommes-nous encore loin ?

— À un bon quart d’heure.

— Dépêchons-nous d’aller manger la soupe.

— C’est vrai que nous sommes en retard.

— Il faudrait courir. Mais vos mômes sont fatigués. Nous ne sommes que deux femmes, nous ne pouvons pas porter trois mioches. Et puis, vous en portez déjà un, vous, la Flécharde. Un vrai plomb. Vous l’avez sevrée, cette goinfre, mais vous la portez toujours. Mauvaise habitude. Faites-moi donc marcher ça. Ah ! tant pis, la soupe sera froide.

— Ah ! les bons souliers que vous m’avez donnés là ! On dirait qu’ils sont faits pour moi.

— Ça vaut mieux que d’aller nu-pattes.

— Dépêche-toi donc, René-Jean.

— C’est pourtant lui qui nous a retardées. Il faut qu’il parle à toutes les petites paysannes qu’on rencontre. Ça fait son homme.

— Dame, il va sur cinq ans.

— Dis donc, René-Jean, pourquoi as-tu parlé à cette petite dans le village ?

Une voix d’enfant, qui était une voix de garçon, répondit :

— Parce que c’est une que je connais.

La femme reprit :

— Comment ! tu la connais ?

— Oui, répondit le petit garçon, puisqu’elle m’a donné des bêtes ce matin.

— Voilà qui est fort ! s’écria la femme, nous ne sommes dans le pays que depuis trois jours, c’est gros comme le poing, et ça vous a déjà une amoureuse !

Les voix s’éloignèrent. Tout bruit cessa.

II

AURES HABET ET NON AUDIET.

Le vieillard restait immobile. Il ne pensait pas ; à peine songeait-il. Autour de lui tout était sérénité, assoupissement, confiance, solitude. Il faisait grand jour encore sur la dune, mais presque nuit dans la plaine et tout à fait nuit dans les bois. La lune montait à l’orient. Quelques étoiles piquaient le bleu pâle du zénith. Cet homme, bien que plein de préoccupations violentes, s’abîmait dans l’inexprimable mansuétude de l’infini. Il sentait monter en lui cette aube obscure, l’espérance, si le mot espérance peut s’appliquer aux attentes de la guerre civile. Pour l’instant, il lui semblait qu’en sortant de cette mer qui venait d’être si inexorable, et en touchant la terre, tout danger s’était évanoui. Personne ne savait son nom, il était seul, perdu pour l’ennemi, sans trace derrière lui, car la surface de la mer ne garde rien, caché, ignoré, pas même soupçonné. Il sentait on ne sait quel apaisement suprême. Un peu plus il se serait endormi.

Ce qui, pour cet homme en proie, au dedans comme au dehors, à tant de tumultes, donnait un charme étrange à cette heure calme qu’il traversait, c’était, sur la terre comme au ciel, un profond silence.

On n’entendait que le vent qui venait de la mer, mais le vent est une basse continue, et cesse presque d’être un bruit, tant il devient une habitude.

Tout à coup il se dressa debout.

Son attention venait d’être brusquement réveillée ; il considéra l’horizon. Quelque chose donnait à son regard une fixité particulière.

Ce qu’il regardait, c’était le clocher de Cormeray qu’il avait devant lui au fond de la plaine. On ne sait quoi d’extraordinaire se passait en effet dans ce clocher.

La silhouette de ce clocher se découpait nettement ; on voyait la tour surmontée de sa pyramide, et, entre la tour et la pyramide, la cage de la cloche, carrée, à jour, sans abat-vent, et ouverte aux regards des quatre côtés, ce qui est la mode des clochers bretons.

Or cette cage apparaissait alternativement ouverte et fermée ; à intervalles égaux, sa haute fenêtre se dessinait toute blanche, puis toute noire ; on voyait le ciel à travers, puis on ne le voyait plus ; il y avait clarté, puis occultation ; et l’ouverture et la fermeture se succédaient d’une seconde à l’autre avec la régularité du marteau sur l’enclume.

Le vieillard avait ce clocher de Cormeray devant lui, à une distance d’environ deux lieues ; il regarda à sa droite le clocher de Baguer-Pican, également droit sur l’horizon ; la cage de ce clocher s’ouvrait et se fermait comme celle de Cormeray.

Il regarda à sa gauche le clocher de Tanis ; la cage du clocher de Tanis s’ouvrait et se fermait comme celle de Baguer-Pican.

Il regarda tous les clochers de l’horizon l’un après l’autre, à sa gauche les clochers de Courtils, de Précey, de Crollon et de la Croix-Avranchin ; à sa droite les clochers de Raz-sur-Couesnon, de Mordrey et des Pas ; en face de lui, le clocher de Pontorson. La cage de tous ces clochers était alternativement noire et blanche.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Cela signifiait que toutes les cloches étaient en branle.

Il fallait, pour apparaître et disparaître ainsi, qu’elles fussent furieusement secouées.

Qu’était-ce donc ? Évidemment le tocsin.

On sonnait le tocsin, on le sonnait frénétiquement, on le sonnait partout, dans tous les clochers, dans toutes les paroisses, dans tous les villages, et l’on n’entendait rien.

Cela tenait à la distance qui empêchait les sons d’arriver et au vent de mer qui soufflait du côté opposé et qui emportait tous les bruits de la terre hors de l’horizon.

Toutes ces cloches forcenées appelant de toutes parts, et en même temps ce silence, rien de plus sinistre.

Le vieillard regardait et écoutait.

Il n’entendait pas le tocsin, et il le voyait. Voir le tocsin, sensation étrange.

À qui en voulaient ces cloches ?

Contre qui ce tocsin ?

III

UTILITÉ DES GROS CARACTÈRES.

Certainement quelqu’un était traqué.

Qui ?

Cet homme d’acier eut un frémissement.

Ce ne pouvait être lui. On n’avait pu deviner son arrivée. Il était impossible que les représentants en mission fussent déjà informés ; il venait à peine de débarquer. La corvette avait évidemment sombré sans qu’un homme échappât. Et dans la corvette même, excepté Boisberthelot et La Vieuville, personne ne savait son nom.

Les clochers continuaient leur jeu farouche. Il les examinait et les comptait machinalement, et sa rêverie, poussée d’une conjecture à l’autre, avait cette fluctuation que donne le passage d’une sécurité profonde à une incertitude terrible. Pourtant, après tout, ce tocsin pouvait s’expliquer de bien des façons, et il finissait par se rassurer en se répétant : En somme, personne ne sait mon arrivée et personne ne sait mon nom.

Depuis quelques instants il se faisait un léger bruit au-dessus de lui et derrière lui. Ce bruit ressemblait au froissement d’une feuille d’arbre agitée. Il n’y prit d’abord pas garde ; puis, comme le bruit persistait, on pourrait dire insistait, il finit par se retourner. C’était une feuille en effet, mais une feuille de papier. Le vent était en train de décoller au-dessus de sa tête une large affiche appliquée sur la pierre milliaire. Cette affiche était placardée depuis peu de temps, car elle était encore humide et offrait prise au vent qui s’était mis à jouer avec elle et qui la détachait.

Le vieillard avait gravi la dune du côté opposé et n’avait pas vu cette affiche en arrivant.

Il monta sur la borne où il était assis, et posa sa main sur le coin du placard que le vent soulevait ; le ciel était serein, les crépuscules sont longs en juin ; le bas de la dune était ténébreux, mais le haut était éclairé ; une partie de l’affiche était imprimée en grosses lettres, et il faisait encore assez de jour pour qu’on pût les lire. Il lut ceci :

république française, une et indivisible.

« Nous, Prieur de la Marne, représentant du peuple en mission près de l’armée des Côtes-de-Cherbourg, ordonnons : — Le ci-devant marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, soi-disant prince breton, furtivement débarqué sur la côte de Granville, est mis hors la loi. — Sa tête est mise à prix. — Il sera payé à qui le livrera, mort ou vivant, la somme de soixante mille livres. — Cette somme ne sera point payée en assignats, mais en or. — Un bataillon de l’armée des Côtes-de-Cherbourg sera immédiatement envoyé à la rencontre et à la recherche du ci-devant marquis de Lantenac. — Les communes sont requises de prêter main-forte. — Fait en la maison commune de Granville, le 2 juin 1793. — Signé :

« Prieur de la Marne. »


Au-dessous de ce nom il y avait une autre signature, qui était en beaucoup plus petit caractère, et qu’on ne pouvait lire à cause du peu de jour qui restait.

Le vieillard rabaissa son chapeau sur ses yeux, croisa sa cape de mer jusque sous son menton, et descendit rapidement la dune. Il était évidemment inutile de s’attarder sur ce sommet éclairé.

Il y avait été peut-être trop longtemps déjà ; le haut de la dune était le seul point du paysage qui fût resté visible.

Quand il fut en bas et dans l’obscurité, il ralentit le pas.

Il se dirigeait dans le sens de l’itinéraire qu’il s’était tracé vers la métairie, ayant probablement des raisons de sécurité de ce côté-là.

Tout était désert. C’était l’heure où il n’y a plus de passants.

Derrière une broussaille, il s’arrêta, défit son manteau, retourna sa veste du côté velu, rattacha à son cou son manteau qui était une guenille nouée d’une corde, et se remit en route.

Il faisait clair de lune.

Il arriva à un embranchement de deux chemins où se dressait une vieille croix de pierre. Sur le piédestal de la croix on distinguait un carré blanc qui était vraisemblablement une affiche pareille à celle qu’il venait de lire. Il s’en approcha.

— Où allez-vous ? lui dit une voix.

Il se retourna.

Un homme était là dans les haies, de haute taille comme lui, vieux comme lui, comme lui en cheveux blancs, et plus en haillons encore que lui-même. Presque son pareil.

Cet homme s’appuyait sur un long bâton.

L’homme reprit :

— Je vous demande où vous allez ?

— D’abord où suis-je ? dit-il avec un calme presque hautain.

L’homme répondit :

— Vous êtes dans la seigneurie de Tanis, et j’en suis le mendiant, et vous en êtes le seigneur.

— Moi ?

— Oui, vous, monsieur le marquis de Lantenac.

IV

LE CAIMAND.

Le marquis de Lantenac, nous le nommerons par son nom désormais, répondit gravement :

— Soit. Livrez-moi.

L’homme poursuivit :

— Nous sommes tous deux chez nous ici, vous dans le château, moi dans le buisson.

— Finissons. Faites. Livrez-moi, dit le marquis.

L’homme continua :

— Vous alliez à la métairie d’Herbe-en-Pail, n’est-ce pas ?

— Oui.

— N’y allez point.

— Pourquoi ?

— Parce que les bleus y sont.

— Depuis quand ?

— Depuis trois jours.

— Les habitants de la ferme et du hameau ont-ils résisté ?

— Non. Ils ont ouvert toutes les portes.

— Ah ! dit le marquis.

L’homme montra du doigt le toit de la métairie qu’on apercevait à quelque distance par-dessus les arbres.

— Voyez-vous le toit, monsieur le marquis ?

— Oui.

— Voyez-vous ce qu’il y a dessus ?

— Qui flotte ?

— Oui.

— C’est un drapeau.

— Tricolore, dit l’homme.

C’était l’objet qui avait déjà attiré l’attention du marquis quand il était au haut de la dune.

— Ne sonne-t-on pas le tocsin ? demanda le marquis.

— Oui.

— À cause de quoi ?

— Évidemment à cause de vous.

— Mais on ne l’entend pas ?

— C’est le vent qui empêche.

L’homme continua :

— Vous avez vu votre affiche ?

— Oui.

— On vous cherche.

Et, jetant un regard du côté de la métairie, il ajouta :

— Il y a là un demi-bataillon.

— De républicains ?

— Parisiens.

— Eh bien, dit le marquis, marchons.

Et il fit un pas vers la métairie.

L’homme lui saisit le bras.

— N’y allez pas.

— Et où voulez-vous que j’aille ?

— Chez moi.

Le marquis regarda le mendiant.

— Écoutez, monsieur le marquis, ce n’est pas beau chez moi, mais c’est sûr. Une cabane plus basse qu’une cave. Pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches et d’herbe. Venez. À la métairie vous seriez fusillé. Chez moi vous dormirez. Vous devez être las ; et demain matin les bleus se seront remis en marche, et vous irez où vous voudrez.

Le marquis considérait cet homme.

— De quel côté êtes-vous donc ? demanda le marquis ; êtes-vous républicain ? êtes-vous royaliste ?

— Je suis un pauvre.

— Ni royaliste, ni républicain ?

— Je ne crois pas.

— Êtes-vous pour ou contre le roi ?

— Je n’ai pas le temps de ça.

— Qu’est-ce que vous pensez de ce qui se passe ?

— Je n’ai pas de quoi vivre.

— Pourtant vous venez à mon secours.

— J’ai vu que vous étiez hors la loi. Qu’est-ce que c’est que cela, la loi ? On peut donc être dehors. Je ne comprends pas. Quant à moi, suis-je dans la loi ? suis-je hors la loi ? Je n’en sais rien. Mourir de faim, est-ce être dans la loi ?

— Depuis quand mourez-vous de faim ?

— Depuis toute ma vie.

— Et vous me sauvez ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai dit : Voilà encore un plus pauvre que moi. J’ai le droit de respirer, lui ne l’a pas.

— C’est vrai. Et vous me sauvez !

— Sans doute. Nous voilà frères, monseigneur. Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deux mendiants.

— Mais savez-vous que ma tête est mise à prix ?

— Oui.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai lu l’affiche.

— Vous savez lire ?

— Oui. Et écrire aussi. Pourquoi serais-je une brute ?

— Alors, puisque vous savez lire, et puisque vous avez lu l’affiche, vous savez qu’un homme qui me livrerait gagnerait soixante mille francs ?

— Je le sais.

— Pas en assignats.

— Oui, je sais, en or.

— Vous savez que soixante mille francs, c’est une fortune ?

— Oui.

— Et que quelqu’un qui me livrerait ferait sa fortune ?

— Eh bien, après ?

— Sa fortune !

— C’est justement ce que j’ai pensé. En vous voyant je me suis dit : Quand je pense que quelqu’un qui livrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait sa fortune ! Dépêchons-nous de le cacher.

Le marquis suivit le pauvre.

Ils entrèrent dans un fourré. La tanière du mendiant était là. C’était une sorte de chambre qu’un grand vieux chêne avait laissé prendre chez lui à cet homme ; elle était creusée sous ses racines et couverte de ses branches. C’était obscur, bas, caché, invisible. Il y avait place pour deux.

— J’ai prévu que je pouvais avoir un hôte, dit le mendiant.

Cette espèce de logis sous terre, moins rare en Bretagne qu’on ne croit, s’appelle en langue paysanne carnichot. Ce nom s’applique aussi à des cachettes pratiquées dans l’épaisseur des murs.

C’est meublé de quelques pots, d’un grabat de paille ou de goëmon lavé et séché, d’une grosse couverture de créseau, et de quelques mèches de suif avec un briquet et des tiges creuses de brane-ursine pour allumettes.

Ils se courbèrent, rampèrent un peu, pénétrèrent dans la chambre où les grosses racines de l’arbre découpaient des compartiments bizarres, et s’assirent sur un tas de varech sec qui était le lit. L’intervalle de deux racines par où l’on entrait et qui servait de porte donnait quelque clarté. La nuit était venue, mais le regard se proportionne à la lumière, et l’on finit par trouver toujours un peu de jour dans l’ombre. Un reflet du clair de lune blanchissait vaguement l’entrée. Il y avait dans un coin une cruche d’eau, une galette de sarrasin et des châtaignes.

— Soupons, dit le pauvre.

Ils se partagèrent les châtaignes ; le marquis donna son morceau de biscuit ; ils mordirent à la même miche de blé noir et burent à la cruche l’un après l’autre.

Ils causèrent.

Le marquis se mit à interroger cet homme.

— Ainsi, tout ce qui arrive ou rien, c’est pour vous la même chose ?

— À peu près. Vous êtes des seigneurs, vous autres. Ce sont vos affaires.

— Mais enfin, ce qui se passe…

— Ça se passe là-haut.

Le mendiant ajouta :

— Et puis il y a des choses qui se passent encore plus haut, le soleil qui se lève, la lune qui augmente ou diminue, c’est de celles-là que je m’occupe.

Il but une gorgée à la cruche et dit :

— La bonne eau fraîche !

Et il reprit :

— Comment trouvez-vous cette eau, monseigneur ?

— Comment vous appelez-vous ? dit le marquis.

— Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle le Caimand.

— Je sais. Caimand est un mot du pays.

— Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussi le Vieux.

Il poursuivit :

— Voilà quarante ans qu’on m’appelle le Vieux.

— Quarante ans ! mais vous étiez jeune ?

— Je n’ai jamais été jeune. Vous l’êtes toujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingt ans, vous escaladez la grande dune ; moi, je commence à ne plus marcher ; au bout d’un quart de lieue je suis las. Nous sommes pourtant du même âge ; mais les riches, ça a sur nous un avantage, c’est que ça mange tous les jours. Manger conserve.

Le mendiant, après un silence, continua :

— Les pauvres, les riches, c’est une terrible affaire. C’est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça me fait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches ne veulent pas être pauvres. Je crois que c’est un peu là le fond. Je ne m’en mêle pas. Les événements sont les événements. Je ne suis ni pour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu’il y a une dette et qu’on la paye. Voilà tout. J’aurais mieux aimé qu’on ne tuât pas le roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, on me répond : Mais autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout ! Tenez, moi, pour un méchant coup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j’ai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deux côtés.

Il se tut encore, puis ajouta :

— Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses ; moi, je suis là sous les étoiles.

Tellmarch eut encore une interruption de rêverie, puis continua :

— Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, je connais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans me voient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier. Parce que je songe, on croit que je sais.

— Vous êtes du pays ? dit le marquis.

— Je n’en suis jamais sorti.

— Vous me connaissez ?

— Sans doute. La dernière fois que je vous ai vu, c’est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes allé d’ici en Angleterre. Tout à l’heure j’ai aperçu un homme au haut de la dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sont rares ; c’est un pays d’hommes petits, la Bretagne. J’ai bien regardé, j’avais lu l’affiche. J’ai dit : Tiens ! Et quand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous ai reconnu.

— Pourtant, moi, je ne vous connais pas.

— Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas vu.

Et Tellmarch le Caimand ajouta :

— Je vous voyais, moi. De mendiant à passant, le regard n’est pas le même.

— Est-ce que je vous avais rencontré autrefois ?

— Souvent, puisque je suis votre mendiant. J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m’avez dans l’occasion fait l’aumône ; mais celui qui donne ne regarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiant dit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pas être un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatre heures sans manger. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends.

— C’est vrai, vous me sauvez.

— Oui, je vous sauve, monseigneur.

Et la voix de Tellmarch devint grave.

— À une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous ne venez pas ici pour faire le mal.

— Je viens ici pour faire le bien, dit le marquis.

— Dormons, dit le mendiant.

Ils se couchèrent côte à côte sur le lit de varech. Le mendiant fut tout de suite endormi. Le marquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, dans cette ombre, il regarda le pauvre, et se coucha. Se coucher sur ce lit, c’était se coucher sur le sol ; il en profita pour coller son oreille à terre, et il écouta. Il y avait sous la terre un sombre bourdonnement ; on sait que le son se propage dans les profondeurs du sol ; on entendait le bruit des cloches.

Le tocsin continuait.

Le marquis s’endormit.

V

SIGNÉ GAUVAIN.

Quand il se réveilla, il faisait jour.

Le mendiant était debout, non dans la tanière, car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il était appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur son visage.

— Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu les quatre coups ; donc le vent a changé, c’est le vent de terre. Je n’entends aucun autre bruit ; donc le tocsin a cessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameau d’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passé ; il est sage de nous séparer. C’est mon heure de m’en aller.

Il désigna un point de l’horizon.

— Je m’en vais par là.

Et il désigna le point opposé.

— Vous, allez-vous-en par ici.

Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main.

Il ajouta en montrant ce qui restait du souper :

— Emportez des châtaignes, si vous avez faim.

Un moment après, il avait disparu sous les arbres.

Le marquis se leva, et s’en alla du côté que lui avait indiqué Tellmarch.

C’était l’heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la « piperette du jour ». On entendait jaser les cardrounettes et les moineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaient venus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva à l’embranchement de routes marqué par la croix de pierre. L’affiche y était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappela qu’il y avait au bas de l’affiche quelque chose qu’il n’avait pu lire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jour qu’il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L’affiche se terminait en effet, au-dessous de la signature Prieur de la Marne, par ces deux lignes en petits caractères :

« L’identité du ci-devant marquis de Lantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes. — Signé : Le chef de bataillon, commandant la colonne d’expédition, Gauvain. »

— Gauvain ! dit le marquis.

Il s’arrêta profondément pensif, l’œil fixé sur l’affiche.

— Gauvain ! répéta-t-il.

Il se remit en marche, se retourna, regarda la croix, revint sur ses pas, et lut l’affiche encore une fois.

Puis il s’éloigna à pas lents. Quelqu’un qui eût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix : Gauvain !

Du fond des chemins creux où il se glissait, on ne voyait pas les toits de la métairie qu’il avait laissée à sa gauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d’ajoncs en fleur, de l’espèce dite longue-épine. Cette éminence avait pour sommet une de ces pointes de terre qu’on appelle dans le pays une « hure ». Au pied de l’éminence, le regard se perdait tout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempés de lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.

Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil s’abattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et l’on vit s’élever, du côté où était la métairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si le hameau et la ferme n’étaient plus qu’une botte de paille qui brûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à la furie, une explosion de l’enfer en pleine aurore, l’horreur sans transition. On se battait du côté d’Herbe-en-Pail. Le marquis s’arrêta.

Il n’est personne qui, en pareil cas, ne l’ait éprouvé, la curiosité est plus forte que le danger ; on veut savoir, dût-on périr. Il monta sur l’éminence au bas de laquelle passait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il fut sur la hure en quelques minutes. Il regarda.

En effet, il y avait une fusillade et un incendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairie était comme le centre d’on ne sait quelle catastrophe. Qu’était-ce ? La métairie d’Herbe-en-Pail était-elle attaquée ? Mais par qui ? Était-ce un combat ? N’était-ce pas plutôt une exécution militaire ? Les bleus, et cela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaient très souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villages réfractaires ; on brûlait, pour l’exemple, toute métairie et tout hameau qui n’avaient point fait les abatis d’arbres prescrits par la loi et qui n’avaient pas ouvert et taillé dans les fourrés des passages pour la cavalerie républicaine. On avait notamment exécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d’Ernée. Herbe-en-Pail était-il dans le même cas ? Il était visible qu’aucune des percées stratégiques commandées par le décret n’avait été faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis et d’Herbe-en-Pail. Était-ce le châtiment ? Était-il arrivé un ordre à l’avant-garde qui occupait la métairie ? Cette avant-garde ne faisait-elle pas partie d’une de ces colonnes d’expédition surnommées colonnes infernales ?

Un fourré très hérissé et très fauve entourait de toutes parts l’éminence au sommet de laquelle le marquis s’était placé en observation. Ce fourré, qu’on appelait le bocage d’Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d’un bois, s’étendait jusqu’à la métairie, et cachait, comme tous les halliers bretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.

L’exécution, si c’était une exécution, avait dû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes les choses brutales, tout de suite fait. L’atrocité des guerres civiles comporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant les conjectures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait et épiait, ce fracas d’extermination cessa, ou pour mieux dire se dispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l’éparpillement d’une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fit sous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il y avait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus de coups de fusil. Cela ressemblait maintenant à une battue ; on semblait fouiller, poursuivre, traquer ; il était évident qu’on cherchait quelqu’un ; le bruit était diffus et profond ; c’était une confusion de paroles de colère et de triomphe, une rumeur composée de clameurs ; on n’y distinguait rien. Brusquement, comme un linéament se dessine dans une fumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte, c’était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquis entendit nettement ce cri : — Lantenac ! Lantenac ! le marquis de Lantenac !

C’était lui qu’on cherchait.

VI

LES PÉRIPÉTIES DE LA GUERRE CIVILE.

Et subitement, autour de lui, et de tous les côtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes et de sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le cri Lantenac ! éclata à son oreille, et à ses pieds, à travers les ronces et les branches, des faces violentes apparurent.

Le marquis était seul, debout sur un sommet, visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux qui criaient son nom, mais il était vu de tous. S’il y avait mille fusils dans le bois, il était là comme une cible. Il ne distinguait rien dans le taillis que des prunelles ardentes fixées sur lui.

Il ôta son chapeau, en retroussa le bord, arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche une cocarde blanche, fixa avec l’épine le bord retroussé et la cocarde à la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont le bord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d’une voix haute, parlant à toute la forêt à la fois :

— Je suis l’homme que vous cherchez. Je suis le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, lieutenant général des armées du roi. Finissons-en. En joue ! Feu !

Et, écartant de ses deux mains sa veste de peau de chèvre, il montra sa poitrine nue.

Il baissa les yeux, cherchant du regard les fusils braqués, et se vit entouré d’hommes à genoux.

Un immense cri s’éleva : — Vive Lantenac ! Vive monseigneur ! Vive le général !

En même temps des chapeaux sautaient en l’air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l’on voyait dans tout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s’agitaient des bonnets de laine brune.

Ce qu’il avait autour de lui, c’était une bande vendéenne.

Cette bande s’était agenouillée en le voyant.

La légende raconte qu’il y avait dans les vieilles forêts thuringiennes des êtres étranges, race des géants, plus et moins qu’hommes, qui étaient considérés par les Romains comme des animaux horribles et par les Germains comme des incarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient la chance d’être exterminés ou adorés.

Le marquis éprouva quelque chose de pareil à ce que devait ressentir un de ces êtres quand, s’attendant à être traité comme un monstre, il était brusquement traité comme un dieu.

Tous ces yeux pleins d’éclairs redoutables se fixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.

Cette cohue était armée de fusils, de sabres, de faulx, de pioches, de bâtons ; tous avaient de grands feutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanches, une profusion de rosaires et d’amulettes, de larges culottes ouvertes au genou, des casaques de poil, des guêtres en cuir, le jarret nu, les cheveux longs, quelques-uns l’air féroce, tous l’œil naïf.

Un homme, jeune et de belle mine, traversa les gens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet homme était, comme les paysans, coiffé d’un feutre à bord relevé et à cocarde blanche, et vêtu d’une casaque de poil, mais il avait les mains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus sa veste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée à poignée dorée.

Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau, détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquis l’écharpe et l’épée, et dit :

— Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouvé. Voici l’épée de commandement. Ces hommes sont maintenant à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon général.

Puis il fit un signe, et des hommes qui portaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommes montèrent jusqu’au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds. C’était le drapeau qu’il venait d’entrevoir à travers les arbres.

— Mon général, dit le jeune homme qui lui avait présenté l’épée et l’écharpe, ceci est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui étaient dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Monseigneur, je m’appelle Gavard. J’ai été au marquis de La Rouarie.

— C’est bien, dit le marquis.

Et, calme et grave, il ceignit l’écharpe.

Puis il tira l’épée, et l’agitant nue au-dessus de sa tête :

— Debout ! dit-il, et vive le roi !

Tous se levèrent.

Et l’on entendit dans les profondeurs du bois une clameur éperdue et triomphante : Vive le roi ! Vive notre marquis ! Vive Lantenac !

Le marquis se tourna vers Gavard.

— Combien donc êtes-vous ?

— Sept mille.

Et tout en descendant de l’éminence, pendant que les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis de Lantenac, Gavard continua :

— Monseigneur, rien de plus simple. Tout cela s’explique d’un mot. On n’attendait qu’une étincelle. L’affiche de la république, en révélant votre présence, a insurgé le pays pour le roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire de Granville qui est un homme à nous ; le même qui a sauvé l’abbé Olivier. Cette nuit on a sonné le tocsin.

— Pour qui ?

— Pour vous.

— Ah ! dit le marquis.

— Et nous voilà, reprit Gavard.

— Et vous êtes sept mille ?

— Aujourd’hui. Nous serons quinze mille demain. C’est le rendement du pays. Quand M. Henri de La Rochejaquelein est parti pour l’armée catholique, on a sonné le tocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, les Échaubroignes, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dix mille hommes. On n’avait pas de munitions, on a trouvé chez un maçon soixante livres de poudre de mine, et M. de La Rochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vous deviez être quelque part dans cette forêt, et nous vous cherchions.

— Et vous avez attaqué les bleus dans la ferme d’Herbe-en-Pail ?

— Le vent les avait empêchés d’entendre le tocsin. Ils ne se défiaient pas ; les gens du hameau, qui sont patauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi la ferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a été faite. J’ai un cheval. Daignez-vous l’accepter, mon général ?

— Oui.

Un paysan amena un cheval blanc militairement harnaché. Le marquis, sans user de l’aide que lui offrait Gavard, monta à cheval.

— Hurrah ! crièrent les paysans. Car les cris anglais sont fort usités sur la côte bretonne-normande, en commerce perpétuel avec les îles de la Manche.

Gavard fit le salut militaire et demanda :

— Quel sera votre quartier général, monseigneur ?

— D’abord la forêt de Fougères.

— C’est une de vos sept forêts, monsieur le marquis.

— Il faut un prêtre.

— Nous en avons un.

— Qui ?

— Le vicaire de la Chapelle-Erbrée.

— Je le connais. Il a fait le voyage de Jersey.

Un prêtre sortit des rangs, et dit :

— Trois fois.

Le marquis tourna la tête.

— Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allez avoir de la besogne.

— Tant mieux, monsieur le marquis.

— Vous aurez du monde à confesser. Ceux qui voudront. On ne force personne.

— Monsieur le marquis, dit le prêtre, Gaston, à Guéménée, force les républicains à se confesser.

— C’est un perruquier, dit le marquis. Mais la mort doit être libre.

Gavard, qui était allé donner quelques consignes, revint.

— Mon général, j’attends vos commandements.

— D’abord, le rendez-vous est à la forêt de Fougères. Qu’on se disperse et qu’on y aille.

— L’ordre est donné.

— Ne m’avez-vous pas dit que les gens d’Herbe-en-Pail avaient bien reçu les bleus ?

— Oui, mon général.

— Vous avez brûlé la ferme ?

— Oui.

— Avez-vous brûlé le hameau ?

— Non.

— Brûlez-le.

— Les bleus ont essayé de se défendre ; mais ils étaient cent cinquante et nous étions sept mille.

— Qu’est-ce que c’est que ces bleus-là ?

— Des bleus de Santerre.

— Qui a commandé le roulement de tambours pendant qu’on coupait la tête au roi. Alors c’est un bataillon de Paris ?

— Un demi-bataillon.

— Comment s’appelle ce bataillon ?

— Mon général, il y a sur le drapeau : Bataillon du Bonnet-Rouge.

— Des bêtes féroces.

— Que faut-il faire des blessés ?

— Achevez-les.

— Que faut-il faire des prisonniers ?

— Fusillez-les.

— Il y en a environ quatrevingts.

— Fusillez tout.

— Il y a deux femmes.

— Aussi.

— Il y a trois enfants.

— Emmenez-les. On verra ce qu’on en fera.

Et le marquis poussa son cheval.

VII

PAS DE GRÂCE (MOT D’ORDRE DE LA COMMUNE).
PAS DE QUARTIER (MOT D’ORDRE DES PRINCES).

Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.

Il était vieux et lent ; il ne pouvait aller loin ; comme il l’avait dit au marquis de Lantenac, un quart de lieue le fatiguait ; il fit un court circuit vers la Croix-Avranchin, et le soir était venu quand il s’en retourna.

Un peu au delà de Macey, le sentier qu’il suivait le conduisit sur une sorte de point culminant dégagé d’arbres, d’où l’on voit de très loin et d’où l’on découvre tout l’horizon de l’ouest jusqu’à la mer.

Une fumée appela son attention.

Rien de plus doux qu’une fumée, rien de plus effrayant. Il y a les fumées paisibles et il y a les fumées scélérates. Une fumée, l’épaisseur et la couleur d’une fumée, c’est toute la différence entre la paix et la guerre, entre la fraternité et la haine, entre l’hospitalité et le sépulcre, entre la vie et la mort. Une fumée qui monte dans les arbres peut signifier ce qu’il y a de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu’il y a de plus affreux, l’incendie ; et tout le bonheur comme tout le malheur de l’homme sont parfois dans cette chose éparse au vent.

La fumée que regardait Tellmarch était inquiétante.

Elle était noire avec des rougeurs subites, comme si le brasier d’où elle sortait avait des intermittences et achevait de s’éteindre, et elle s’élevait au-dessus d’Herbe-en-Pail.

Tellmarch hâta le pas et se dirigea vers cette fumée. Il était bien las, mais il voulait savoir ce que c’était.

Il arriva au sommet d’un coteau auquel étaient adossés le hameau et la métairie.

Il n’y avait plus ni métairie ni hameau.

Un tas de masures brûlait, et c’était là Herbe-en-Pail.

Il y a quelque chose de plus poignant à voir brûler qu’un palais, c’est une chaumière. Une chaumière en feu est lamentable. La dévastation s’abattant sur la misère, le vautour s’acharnant sur le ver de terre, il y a là on ne sait quel contre-sens qui serre le cœur.

À en croire la légende biblique, un incendie regardé change une créature humaine en statue ; Tellmarch fut un moment cette statue. Le spectacle qu’il avait sous les yeux le fit immobile. Cette destruction s’accomplissait en silence. Pas un cri ne s’élevait ; pas un soupir humain ne se mêlait à cette fumée ; cette fournaise travaillait et achevait de dévorer ce village sans qu’on entendît d’autre bruit que le craquement des charpentes et le pétillement des chaumes. Par moments la fumée se déchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambres béantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenilles écarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre se dressaient dans ces intérieurs vermeils, et Tellmarch avait le sinistre éblouissement du désastre.

Quelques arbres d’une châtaigneraie contiguë aux maisons avaient pris feu et flambaient.

Il écoutait, tâchant d’entendre une voix, un appel, une clameur ; rien ne remuait, excepté les flammes ; tout se taisait, excepté l’incendie. Est-ce donc que tous avaient fui ?

Où était ce groupe vivant et travaillant d’Herbe-en-Pail ? Qu’était devenu tout ce petit peuple ?

Tellmarch descendit du coteau.

Une énigme funèbre était devant lui. Il s’en approchait sans hâte et l’œil fixe. Il avançait vers cette ruine avec une lenteur d’ombre ; il se sentait fantôme dans cette tombe.

Il arriva à ce qui avait été la porte de la métairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n’avait plus de murailles et se confondait avec le hameau groupé autour d’elle.

Ce qu’il avait vu n’était rien. Il n’avait encore aperçu que le terrible, l’horrible lui apparut.

Au milieu de la cour il y avait un monceau noir, vaguement modelé d’un côté par la flamme, de l’autre par la lune ; ce monceau était un tas d’hommes, ces hommes étaient morts.

Il y avait autour de ce tas une grande mare qui fumait un peu ; l’incendie se reflétait dans cette mare, mais elle n’avait pas besoin du feu pour être rouge ; c’était du sang.

Tellmarch s’approcha. Il se mit à examiner, l’un après l’autre, ces corps gisants ; tous étaient des cadavres.

La lune éclairait, l’incendie aussi.

Ces cadavres étaient des soldats. Tous étaient pieds nus ; on leur avait pris leurs souliers ; on leur avait aussi pris leurs armes ; ils avaient encore leurs uniformes qui étaient bleus ; çà et là on distinguait, dans l’amoncellement des membres et des têtes, des chapeaux troués avec des cocardes tricolores. C’étaient des républicains. C’étaient ces Parisiens qui, la veille encore, étaient là tous vivants, et tenaient garnison dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Ces hommes avaient été suppliciés, ce qu’indiquait la chute symétrique des corps ; ils avaient été foudroyés sur place, et avec soin. Ils étaient tous morts. Pas un râle ne sortait du tas.

Tellmarch passa cette revue des cadavres, sans en omettre un seul ; tous étaient criblés de balles.

Ceux qui les avaient mitraillés, pressés probablement d’aller ailleurs, n’avaient pas pris le temps de les enterrer.

Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrent sur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds qui passaient de derrière l’angle de ce mur.

Ces pieds avaient des souliers ; ils étaient plus petits que les autres ; Tellmarch approcha. C’étaient des pieds de femmes.

Deux femmes étaient gisantes côte à côte derrière le mur, fusillées aussi.

Tellmarch se pencha sur elles. L’une de ces femmes avait une sorte d’uniforme ; à côté d’elle était un bidon brisé et vidé ; c’était une vivandière. Elle avait quatre balles dans la tête. Elle était morte.

Tellmarch examina l’autre. C’était une paysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Elle n’avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues sans doute avaient fait des haillons, s’étaient ouverts dans sa chute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva de les écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait une balle ; la clavicule était cassée. Il regarda ce sein livide.

— Mère et nourrice, murmura-t-il.

Il la toucha. Elle n’était pas froide.

Elle n’avait pas d’autre blessure que la clavicule cassée et la plaie à l’épaule.

Il posa la main sur le cœur et sentit un faible battement. Elle n’était pas morte.

Tellmarch se redressa debout et cria d’une voix terrible :

— Il n’y a donc personne ici ?

— C’est toi, le caimand ! répondit une voix, si basse qu’on l’entendait à peine.

Et en même temps une tête sortit d’un trou de ruine.

Puis une autre face apparut dans une autre masure.

C’étaient deux paysans qui s’étaient cachés ; les seuls qui survécussent.

La voix connue du caimand les avait rassurés et les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.

Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblants encore.

Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler ; les émotions profondes sont ainsi.

Il leur montra du doigt la femme étendue à ses pieds.

— Est-ce qu’elle est encore en vie ? dit l’un des paysans.

Tellmarch fit de la tête signe que oui.

— L’autre femme est-elle vivante ? demanda l’autre paysan.

Tellmarch fit signe que non.

Le paysan qui s’était montré le premier, reprit :

— Tous les autres sont morts, n’est-ce pas ? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille ! Ma maison brûlait. Seigneur Jésus ! on a tout tué. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants. Tout petits ! Les enfants criaient : Mère ! La mère criait : Mes enfants ! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vu cela, mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ceux qui ont tout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené les petits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas, elle n’est pas morte ? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver ? Veux-tu que nous t’aidions à la porter dans ton carnichot ?

Tellmarch fit signe que oui.

Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrent sur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à la tête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme et lui tâtant le pouls.

Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la face pâle, ils échangeaient des exclamations effarées.

— Tout tuer !

— Tout brûler !

— Ah ! monseigneur Dieu ! est-ce qu’on va être comme ça à présent ?

— C’est ce grand homme vieux qui l’a voulu.

— Oui, c’est lui qui commandait.

— Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-ce qu’il était là ?

— Non. Il était parti. Mais c’est égal, tout s’est fait par son commandement.

— Alors, c’est lui qui a tout fait.

— Il avait dit : Tuez ! brûlez ! pas de quartier !

— C’est un marquis ?

— Oui, puisque c’est notre marquis.

— Comment s’appelle-t-il donc déjà ?

— C’est monsieur de Lantenac.

Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents :

— Si j’avais su !