Quatrevingt-treize/III, 2

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 173-229).
TROISIÈME PARTIE

LIVRE DEUXIÈME.

LES TROIS ENFANTS.



I

PLUS QUAM CIVILIA BELLA.

L’été de 1792 avait été très pluvieux ; l’été de 1793 fut très chaud. Par suite de la guerre civile, il n’y avait pour ainsi dire plus de chemins en Bretagne. On y voyageait pourtant, grâce à la beauté de l’été. La meilleure route est une terre sèche.

À la fin d’une sereine journée de juillet, une heure environ après le soleil couché, un homme à cheval, qui venait du côté d’Avranches, s’arrêta devant la petite auberge dite la Croix-Branchard, qui était à l’entrée de Pontorson, et dont l’enseigne portait cette inscription qu’on y lisait encore il y a quelques années : Bon cidre à dépoteyer. Il avait fait chaud tout le jour, mais le vent de mer commençait à souffler.

Ce voyageur était enveloppé d’un ample manteau qui couvrait la croupe de son cheval. Il portait un large chapeau avec cocarde tricolore, ce qui n’était point sans hardiesse dans ce pays de haies et de coups de fusil où une cocarde était une cible. Le manteau noué au cou s’écartait pour laisser les bras libres, et dessous on pouvait entrevoir une ceinture tricolore et deux pommeaux de pistolets sortant de la ceinture. Un sabre qui pendait dépassait le manteau.

Au bruit du cheval qui s’arrêtait, la porte de l’auberge s’ouvrit, et l’aubergiste parut, une lanterne à la main. C’était l’heure intermédiaire ; il faisait jour sur la route et nuit dans la maison.

L’hôte regarda la cocarde.

— Citoyen, dit-il, vous arrêtez-vous ici ?

— Non.

— Où donc allez-vous ?

— À Dol.

— En ce cas, retournez à Avranches ou restez à Pontorson.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on se bat à Dol.

— Ah ! dit le cavalier.

Et il reprit :

— Donnez l’avoine à mon cheval.

L’hôte apporta l’auge, y vida un sac d’avoine, et débrida le cheval qui se mit à souffler et à manger.

Le dialogue continua.

— Citoyen, est-ce un cheval de réquisition ?

— Non.

— Il est à vous ?

— Oui. Je l’ai acheté et payé.

— D’où venez-vous ?

— De Paris.

— Pas directement ?

— Non.

— Je crois bien, les routes sont interceptées. Mais la poste marche encore.

— Jusqu’à Alençon. J’ai quitté la poste là.

— Ah ! il n’y aura bientôt plus de postes en France. Il n’y a plus de chevaux. Un cheval de trois cents francs se paye six cents francs, et les fourrages sont hors de prix. J’ai été maître de poste et me voilà gargotier. Sur treize cent treize maîtres de poste qu’il y avait, deux cents ont donné leur démission. Citoyen, vous avez voyagé d’après le nouveau tarif ?

— Du ier mai. Oui.

— Vingt sous par poste dans la voiture, douze sous dans le cabriolet, cinq sous dans le fourgon. C’est à Alençon que vous avez acheté ce cheval ?

— Oui.

— Vous avez marché aujourd’hui toute la journée ?

— Depuis l’aube.

— Et hier ?

— Et avant-hier.

— Je vois cela. Vous êtes venu par Domfront et Mortain.

— Et Avranches.

— Croyez-moi, reposez-vous, citoyen. Vous devez être fatigué, votre cheval l’est.

— Les chevaux ont droit à la fatigue, les hommes non.

Le regard de l’hôte se fixa de nouveau sur le voyageur. C’était une figure grave, calme et sévère, encadrée de cheveux gris.

L’hôtelier jeta un coup d’œil sur la route qui était déserte à perte de vue, et dit :

— Et vous voyagez seul comme cela ?

— J’ai une escorte.

— Où ça ?

— Mon sabre et mes pistolets.

L’aubergiste alla chercher un seau d’eau et fit boire le cheval, et, pendant que le cheval buvait, l’hôte considérait le voyageur et se disait en lui-même :

— C’est égal, il a l’air d’un prêtre.

Le cavalier reprit :

— Vous dites qu’on se bat à Dol ?

— Oui. Ça doit commencer dans ce moment-ci.

— Qui est-ce qui se bat ?

— Un ci-devant contre un ci-devant.

— Vous dites ?

— Je dis qu’un ci-devant qui est pour la république se bat contre un ci-devant qui est pour le roi.

— Mais il n’y a plus de roi.

— Il y a le petit. Et le curieux, c’est que les deux ci-devant sont deux parents.

Le cavalier écoutait attentivement. L’aubergiste poursuivit :

— L’un est jeune, l’autre est vieux. C’est le petit-neveu qui se bat contre le grand-oncle. L’oncle est royaliste, le neveu est patriote. L’oncle commande les blancs, le neveu commande les bleus. Ah ! ils ne se feront pas quartier, allez. C’est une guerre à mort.

— À mort ?

— Oui, citoyen. Tenez, voulez-vous voir les politesses qu’ils se jettent à la tête ? Ceci est une affiche que le vieux trouve moyen de faire placarder partout, sur toutes les maisons et sur tous les arbres, et qu’il a fait coller jusque sur ma porte.

L’hôte approcha sa lanterne d’un carré de papier appliqué sur un des battants de sa porte, et, comme l’affiche était en très gros caractères, le cavalier, du haut de son cheval, put lire :

« — Le marquis de Lantenac a l’honneur d’informer son petit-neveu, monsieur le vicomte Gauvain, que, si monsieur le marquis a la bonne fortune de se saisir de sa personne, il fera bellement arquebuser monsieur le vicomte. »

— Et, poursuivit l’hôtelier, voici la réponse.

Il se retourna, et éclaira de sa lanterne une autre affiche placée en regard de la première sur l’autre battant de la porte. Le voyageur lut :

« — Gauvain prévient Lantenac que s’il le prend il le fera fusiller. »

— Hier, dit l’hôte, le premier placard a été collé sur ma porte, et ce matin le second. La réplique ne s’est pas fait attendre.

Le voyageur, à demi-voix, et comme se parlant à lui-même, prononça ces quelques mots, que l’aubergiste entendit sans trop les comprendre :

— Oui, c’est plus que la guerre dans la patrie, c’est la guerre dans la famille. Il le faut, et c’est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix.

Et le voyageur portant la main à son chapeau, l’œil fixé sur la deuxième affiche, la salua.

L’hôte continua :

— Voyez-vous, citoyen, voici l’affaire. Dans les villes et dans les gros bourgs nous sommes pour la révolution, dans la campagne ils sont contre ; autant dire dans les villes on est français et dans les villages on est breton. C’est une guerre de bourgeois à paysans. Ils nous appellent patauds, nous les appelons rustauds. Les nobles et les prêtres sont avec eux.

— Pas tous, interrompit le cavalier.

— Sans doute, citoyen, puisque nous avons ici un vicomte contre un marquis.

Et il ajouta à part lui :

— Et que je crois bien que je parle à un prêtre.

Le cavalier continua :

— Et lequel des deux l’emporte ?

— Jusqu’à présent, le vicomte. Mais il a de la peine. Le vieux est rude. Ces gens-là, c’est la famille Gauvain, des nobles d’ici. C’est une famille à deux branches ; il y a la grande branche dont le chef s’appelle le marquis de Lantenac, et la petite branche dont le chef s’appelle le vicomte Gauvain. Aujourd’hui les deux branches se battent. Cela ne se voit pas chez les arbres, mais cela se voit chez les hommes. Ce marquis de Lantenac est tout-puissant en Bretagne ; pour les paysans, c’est un prince. Le jour de son débarquement, il a eu tout de suite huit mille hommes ; en une semaine trois cents paroisses ont été soulevées. S’il avait pu prendre un coin de la côte, les anglais débarquaient. Heureusement ce Gauvain s’est trouvé là, qui est son petit-neveu, drôle d’aventure. Il est commandant républicain, et il a rembarré son grand-oncle. Et puis le bonheur a voulu que ce Lantenac, en arrivant et en massacrant une masse de prisonniers, ait fait fusiller deux femmes dont une avait trois enfants qui étaient adoptés par un bataillon de Paris. Alors cela a fait un bataillon terrible. Il s’appelle le bataillon du Bonnet-Rouge. Il n’en reste pas beaucoup de ces parisiens-là, mais ce sont de furieuses bayonnettes. Ils ont été incorporés dans la colonne du commandant Gauvain. Rien ne leur résiste. Ils veulent venger les femmes et ravoir les enfants. On ne sait pas ce que le vieux en a fait, de ces petits. C’est ce qui enrage les grenadiers de Paris, Supposez que ces enfants n’y soient pas mêlés, cette guerre-là ne serait pas ce qu’elle est. Le vicomte est un bon et brave jeune homme. Mais le vieux est un effroyable marquis. Les paysans appellent ça la guerre de saint Michel contre Belzébuth. Vous savez peut-être que saint Michel est un ange du pays. Il a une montagne à lui au milieu de la mer dans la baie. Il passe pour avoir fait tomber le démon et pour l’avoir enterré sous une autre montagne qui est près d’ici, et qu’on appelle Tombelaine.

— Oui, murmura le cavalier, Tumba Beleni, la tombe de Belenus, de Belus, de Bel, de Bélial, de Belzébuth.

— Je vois que vous êtes informé.

Et l’hôte se dit en aparté :

— Décidément, il sait le latin, c’est un prêtre.

Puis il reprit :

— Eh bien, citoyen, pour les paysans, c’est cette guerre-là qui recommence. Il va sans dire que pour eux saint Michel, c’est le général royaliste, et Belzébuth, c’est le commandant patriote ; mais s’il y a un diable, c’est bien Lantenac, et s’il y a un ange, c’est Gauvain. Vous ne prenez rien, citoyen ?

— J’ai ma gourde et un morceau de pain. Mais vous ne me dites pas ce qui se passe à Dol.

— Voici. Gauvain commande la colonne d’expédition de la côte. Le but de Lantenac était d’insurger tout, d’appuyer la Basse-Bretagne sur la Basse-Normandie, d’ouvrir la porte à Pitt, et de donner un coup d’épaule à la grande armée vendéenne avec vingt mille anglais et deux cent mille paysans. Gauvain a coupé court à ce plan. Il tient la côte, et il repousse Lantenac dans l’intérieur et les anglais dans la mer. Lantenac était ici, et il l’en a délogé ; il lui a repris Pont-au-Beau ; il l’a chassé d’Avranches, il l’a chassé de Villedieu ; il l’a empêché d’arriver à Granville. Il manœuvre pour le refouler dans la forêt de Fougères, et l’y cerner. Tout allait bien. Hier Gauvain était ici avec sa colonne. Tout à coup, alerte. Le vieux, qui est habile, a fait une pointe ; on apprend qu’il a marché sur Dol. S’il prend Dol, et s’il établit sur le Mont-Dol une batterie, car il a du canon, voilà un point de la côte où les anglais peuvent aborder, et tout est perdu. C’est pourquoi, comme il n’y avait pas une minute à perdre, Gauvain, qui est un homme de tête, n’a pris conseil que de lui-même, n’a pas demandé d’ordre et n’en a pas attendu, a sonné le boute-selle, attelé son artillerie, ramassé sa troupe, tiré son sabre, et voilà comment, pendant que Lantenac se jette sur Dol, Gauvain se jette sur Lantenac. C’est à Dol que ces deux fronts bretons vont se cogner. Ce sera un fier choc. Ils y sont maintenant.

— Combien de temps faut-il pour aller à Dol ?

— À une troupe qui a des charrois, au moins trois heures ; mais ils y sont.

Le voyageur prêta l’oreille et dit :

— En effet, il me semble que j’entends le canon.

L’hôte écouta.

— Oui, citoyen. Et la fusillade. On déchire de la toile. Vous devriez passer la nuit ici. Il n’y a rien de bon à attraper par là.

— Je ne puis m’arrêter. Je dois continuer ma route.

— Vous avez tort. Je ne connais pas vos affaires, mais le risque est grand, et, à moins qu’il ne s’agisse de ce que vous avez de plus cher au monde…

— C’est en effet de cela qu’il s’agit, répondit le cavalier.

— … De quelque chose comme votre fils…

— À peu près, dit le cavalier.

L’aubergiste leva la tête et se dit à part soi :

— Ce citoyen me fait pourtant l’effet d’être un prêtre.

Puis, après réflexion :

— Après ça, un prêtre, ça a des enfants.

— Rebridez mon cheval, dit le voyageur. Combien vous dois-je ?

Et il paya.

L’hôte rangea l’auge et le seau le long de son mur, et revint vers le voyageur.

— Puisque vous êtes décidé à partir, écoutez mon conseil. Il est clair que vous allez à Saint-Malo. Eh bien, n’allez pas par Dol. Il y a deux chemins, le chemin par Dol, et le chemin le long de la mer. L’un n’est guère plus court que l’autre. Le chemin le long de la mer va par Saint-Georges de Brehaigne, Cherrueix, et Hirel-le-Vivier. Vous laissez Dol au sud et Cancale au nord. Citoyen, au bout de la rue, vous allez trouver l’embranchement des deux routes ; celle de Dol est à gauche, celle de Saint-Georges de Brehaigne est à droite. Écoutez-moi bien, si vous allez par Dol, vous tombez dans le massacre. C’est pourquoi ne prenez pas à gauche, prenez à droite.

— Merci, dit le voyageur.

Et il piqua son cheval.

L’obscurité s’était faite, il s’enfonça dans la nuit.

L’aubergiste le perdit de vue.

Quand le voyageur fut au bout de la rue à l’embranchement des deux chemins, il entendit la voix de l’aubergiste qui lui criait de loin :

— Prenez à droite !

Il prit à gauche.

II

DOL.

Dol, ville espagnole de France en Bretagne, ainsi la qualifient les cartulaires, n’est pas une ville, c’est une rue. Grande vieille rue gothique, toute bordée à droite et à gauche de maisons à piliers, point alignées, qui font des caps et des coudes dans la rue, d’ailleurs très large. Le reste de la ville n’est qu’un réseau de ruelles se rattachant à cette grande rue diamétrale et y aboutissant comme des ruisseaux à une rivière. La ville, sans portes ni murailles, ouverte, dominée par le Mont-Dol, ne pourrait soutenir un siège ; mais la rue en peut soutenir un. Les promontoires de maisons, qu’on y voyait encore il y a cinquante ans, et les deux galeries sous piliers qui la bordent en faisaient un lieu de combat très solide et très résistant. Autant de maisons, autant de forteresses ; et il fallait enlever l’une après l’autre. La vieille halle était à peu près au milieu de la rue.

L’aubergiste de la Croix-Branchard avait dit vrai, une mêlée forcenée emplissait Dol au moment où il parlait. Un duel nocturne entre les blancs arrivés le matin et les bleus survenus le soir avait brusquement éclaté dans la ville. Les forces étaient inégales, les blancs étaient six mille, les bleus étaient quinze cents, mais il y avait égalité d’acharnement. Chose remarquable, c’étaient les quinze cents qui avaient attaqué les six mille.

D’un côté une cohue, de l’autre une phalange. D’un côté six mille paysans, avec des cœurs-de-Jésus sur leurs vestes de cuir, des rubans blancs à leurs chapeaux ronds, des devises chrétiennes sur leurs brassards, des chapelets à leurs ceinturons, ayant plus de fourches que de sabres et des carabines sans bayonnettes, traînant des canons attelés de cordes, mal équipés, mal disciplinés, mal armés, mais frénétiques. De l’autre quinze cents soldats, avec le tricorne à cocarde tricolore, l’habit à grandes basques et à grands revers, le baudrier croisé, le briquet à poignée de cuivre et le fusil à longue bayonnette, dressés, alignés, dociles et farouches, sachant obéir en gens qui sauraient commander, volontaires eux aussi, mais volontaires de la patrie, en haillons du reste, et sans souliers ; pour la monarchie, des paysans paladins ; pour la révolution, des héros va-nu-pieds ; et chacune des deux troupes ayant pour âme son chef, les royalistes un vieillard, les républicains un jeune homme. D’un côté Lantenac, de l’autre Gauvain.

La révolution, à côté des jeunes figures gigantesques, telles que Danton, Saint-Just et Robespierre, a les jeunes figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était une de ces figures.

Gauvain avait trente ans, une encolure d’hercule, l’œil sérieux d’un prophète et le rire d’un enfant. Il ne fumait pas, il ne buvait pas, il ne jurait pas. Il emportait à travers la guerre un nécessaire de toilette ; il avait grand soin de ses ongles, de ses dents, de ses cheveux qui étaient bruns et superbes ; et dans les haltes il secouait lui-même au vent son habit de capitaine qui était troué de balles et blanc de poussière. Toujours rué éperdument dans les mêlées, il n’avait jamais été blessé. Sa voix très douce avait à propos les éclats brusques du commandement. Il donnait l’exemple de coucher à terre, sous la bise, sous la pluie, dans la neige, roulé dans son manteau, et sa tête charmante posée sur une pierre. C’était une âme héroïque et innocente. Le sabre au poing le transfigurait. Il avait cet air efféminé qui dans la bataille est formidable.

Avec cela penseur et philosophe, un jeune sage ; Alcibiade pour qui le voyait, Socrate pour qui l’entendait.

Dans cette immense improvisation qui est la révolution française, ce jeune homme avait été tout de suite un chef de guerre.

Sa colonne, formée par lui, était, comme la légion romaine, une sorte de petite armée complète ; elle se composait d’infanterie et de cavalerie ; elle avait des éclaireurs, des pionniers, des sapeurs, des pontonniers ; et, de même que la légion romaine avait des catapultes, elle avait des canons. Trois pièces attelées faisaient la colonne forte en la laissant maniable.

Lantenac aussi était un chef de guerre, pire encore. Il était à la fois plus réfléchi et plus hardi. Les vrais vieux héros ont plus de froideur que les jeunes parce qu’ils sont loin de l’aurore, et plus d’audace parce qu’ils sont près de la mort. Qu’ont-ils à perdre ? si peu de chose. De là les manœuvres téméraires, en même temps que savantes, de Lantenac. Mais en somme, et presque toujours, dans cet opiniâtre corps-à-corps du vieux et du jeune, Gauvain avait le dessus. C’était plutôt fortune qu’autre chose. Tous les bonheurs, même le bonheur terrible, font partie de la jeunesse. La victoire est un peu fille.

Lantenac était exaspéré contre Gauvain ; d’abord parce que Gauvain le battait, ensuite parce que c’était son parent. Quelle idée a-t-il d’être jacobin ? ce Gauvain ! ce polisson ! son héritier, car le marquis n’avait pas d’enfants, un petit-neveu, presque un petit-fils ! — Ah ! disait ce quasi grand-père, si je mets la main dessus, je le tue comme un chien !

Du reste, la république avait raison de s’inquiéter de ce marquis de Lantenac. À peine débarqué, il faisait trembler. Son nom avait couru dans l’insurrection vendéenne comme une traînée de poudre, et Lantenac était tout de suite devenu centre. Dans une révolte de cette nature où tous se jalousent et où chacun a son buisson ou son ravin, quelqu’un de haut qui survient rallie les chefs épars égaux entre eux. Presque tous les capitaines des bois s’étaient joints à Lantenac, et, de près ou de loin, lui obéissaient.

Un seul l’avait quitté, c’était le premier qui s’était joint à lui, Gavard. Pourquoi ? C’est que c’était un homme de confiance. Gavard avait eu tous les secrets et adopté tous les plans de l’ancien système de guerre civile que Lantenac venait supplanter et remplacer. On n’hérite pas d’un homme de confiance ; le soulier de La Rouarie n’avait pu chausser Lantenac. Gavard était allé rejoindre Bonchamp.

Lantenac, comme homme de guerre, était de l’école de Frédéric ii ; il entendait combiner la grande guerre avec la petite. Il ne voulait ni d’une « masse confuse », comme la grosse armée catholique et royale, foule destinée à l’écrasement ; ni d’un éparpillement dans les halliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pour terrasser. La guérilla ne conclut pas, ou conclut mal ; on commence par attaquer une république et l’on finit par détrousser une diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, ni toute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans la forêt comme Jean Chouan ; ni Vendée, ni Chouannerie ; il voulait la vraie guerre ; se servir du paysan, mais l’appuyer sur le soldat. Il voulait des bandes pour la stratégie et des régiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l’attaque, l’embuscade et la surprise, ces armées de village, tout de suite assemblées, tout de suite dispersées ; mais il les sentait trop fluides ; elles étaient dans sa main comme de l’eau ; il voulait dans cette guerre flottante et diffuse créer un point solide ; il voulait ajouter à la sauvage armée des forêts une troupe régulière qui fût le pivot de manœuvre des paysans. Pensée profonde et affreuse ; si elle eût réussi, la Vendée eût été inexpugnable.

Mais où trouver une troupe régulière ? où trouver des soldats ? où trouver des régiments ? où trouver une armée toute faite ? En Angleterre. De là l’idée fixe de Lantenac : faire débarquer les anglais. Ainsi capitule la conscience des partis ; la cocarde blanche lui cachait l’habit rouge. Lantenac n’avait qu’une pensée : s’emparer d’un point du littoral, et le livrer à Pitt. C’est pourquoi, voyant Dol sans défense, il s’était jeté dessus, afin d’avoir par Dol le Mont-Dol, et par le Mont-Dol la côte.

Le lieu était bien choisi. Le canon du Mont-Dol balayerait d’un côté le Fresnois, de l’autre Saint-Brelade, tiendrait à distance la croisière de Cancale et ferait toute la plage libre à une descente, du Raz-sur-Couesnon à Saint-Mêloir-des-Ondes.

Pour faire réussir cette tentative décisive, Lantenac avait amené avec lui un peu plus de six mille hommes, ce qu’il avait de plus robuste dans les bandes dont il disposait, et toute son artillerie, dix coulevrines de seize, une bâtarde de huit et une pièce de régiment de quatre livres de balle. Il entendait établir une forte batterie sur le Mont-Dol, d’après ce principe que mille coups tirés avec dix canons font plus de besogne que quinze cents coups tirés avec cinq canons.

Le succès semblait certain. On était six mille hommes. On n’avait à craindre, vers Avranches, que Gauvain et ses quinze cents hommes, et vers Dinan que Léchelle. Léchelle, il est vrai, avait vingt-cinq mille hommes, mais il était à vingt lieues. Lantenac était donc rassuré, du côté de Léchelle, par la grande distance contre le grand nombre, et, du côté de Gauvain, par le petit nombre contre la petite distance. Ajoutons que Léchelle était imbécile, et que, plus tard, il fit écraser ses vingt-cinq mille hommes aux landes de la Croix-Bataille, échec qu’il paya de son suicide.

Lantenac avait donc une sécurité complète. Son entrée à Dol fut brusque et dure. Le marquis de Lantenac avait une rude renommée, on le savait sans miséricorde. Aucune résistance ne fut essayée. Les habitants terrifiés se barricadèrent dans leurs maisons. Les six mille vendéens s’installèrent dans la ville avec la confusion campagnarde, presque en champ de foire, sans fourriers, sans logis marqués, bivouaquant au hasard, faisant la cuisine en plein vent, s’éparpillant dans les églises, quittant les fusils pour les rosaires. Lantenac alla en hâte avec quelques officiers d’artillerie reconnaître le Mont-Dol, laissant la lieutenance à Gouge-le-Bruant, qu’il avait nommé sergent de bataille.

Ce Gouge-le-Bruant a laissé une vague trace dans l’histoire. Il avait deux surnoms, Brise-Bleu, à cause de ses carnages de patriotes, et l’Imânus, parce qu’il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimablement horrible. Imânus, dérivé d’immanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine dans l’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre. Un ancien manuscrit dit : d’mes daeux iers j’vis l’imânus. Les vieillards du Bocage ne savent plus aujourd’hui ce que c’est que Gouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-Bleu ; mais ils connaissent confusément l’Imânus. L’Imânus est mêlé aux superstitions locales. On parle encore de l’Imânus à Trémorel et à Plumaugat, deux villages où Gouge-le-Bruant a laissé la marque de son pied sinistre. Dans la Vendée, les autres étaient les sauvages, Gouge-le-Bruant était le barbare. C’était une espèce de cacique, tatoué de croix-de-par-Dieu et de fleurs-de-lys ; il avait sur sa face la lueur hideuse, et presque surnaturelle, d’une âme à laquelle ne ressemblait aucune autre âme humaine. Il était infernalement brave dans le combat, ensuite atroce. C’était un cœur plein d’aboutissements tortueux, porté à tous les dévouements, enclin à toutes les fureurs. Raisonnait-il ? Oui, mais comme les serpents rampent ; en spirale. Il partait de l’héroïsme pour arriver à l’assassinat. Il était impossible de deviner d’où lui venaient ses résolutions, parfois grandioses à force d’être monstrueuses. Il était capable de tous les inattendus horribles. Il avait la férocité épique.

De là ce surnom difforme, l’Imânus.

Le marquis de Lantenac avait confiance en sa cruauté.

Cruauté, c’était juste, l’Imânus y excellait ; mais en stratégie et en tactique il était moins supérieur, et peut-être le marquis avait-il tort d’en faire son sergent de bataille. Quoi qu’il en soit, il laissa derrière lui l’Imânus avec charge de le remplacer et de veiller à tout.

Gouge-le-Bruant, homme plus guerrier que militaire, était plus propre à égorger un clan qu’à garder une ville. Pourtant il posa des grand’gardes.

Le soir venu, comme le marquis de Lantenac, après avoir reconnu l’emplacement de la batterie projetée, s’en retournait vers Dol, tout à coup, il entendit le canon. Il regarda. Une fumée rouge s’élevait de la grande rue. Il y avait surprise, irruption, assaut ; on se battait dans la ville.

Bien que difficile à étonner, il fut stupéfait. Il ne s’attendait à rien de pareil. Qui cela pouvait-il être ? Évidemment ce n’était pas Gauvain. On n’attaque pas à un contre quatre. Était-ce Léchelle ? Mais alors quelle marche forcée ! Léchelle était improbable, Gauvain impossible.

Lantenac poussa son cheval ; chemin faisant il rencontra des habitants qui s’enfuyaient ; il les questionna, ils étaient fous de peur. Ils criaient : Les bleus ! les bleus ! et quand il arriva, la situation était mauvaise.

Voici ce qui s’était passé.

III

PETITES ARMÉES ET GRANDES BATAILLES.

En arrivant à Dol, les paysans, on vient de le voir, s’étaient dispersés dans la ville, chacun faisant à sa guise, comme cela arrive quand « on obéit d’amitié », c’était le mot des vendéens. Genre d’obéissance qui fait des héros, mais non des troupiers. Ils avaient garé leur artillerie avec les bagages sous les voûtes de la vieille halle, et, las, buvant, mangeant, « chapelettant », ils s’étaient couchés pêle-mêle en travers de la grande rue, plutôt encombrée que gardée. Comme la nuit tombait, la plupart s’endormirent, la tête sur leurs sacs, quelques-uns ayant leur femme à côté d’eux ; car souvent les paysannes suivaient les paysans ; en Vendée, les femmes grosses servaient d’espions. C’était une douce nuit de juillet ; les constellations resplendissaient dans le profond bleu noir du ciel. Tout ce bivouac, qui était plutôt une halte de caravane qu’un campement d’armée, se mit à sommeiller paisiblement. Tout à coup, à la lueur du crépuscule, ceux qui n’avaient pas encore fermé les yeux virent trois pièces de canon braquées à l’entrée de la grande rue.

C’était Gauvain. Il avait surpris les grand’gardes, il était dans la ville, et il tenait avec sa colonne la tête de la rue.

Un paysan se dressa, cria : qui vive ? et lâcha son coup de fusil ; un coup de canon répliqua. Puis une mousqueterie furieuse éclata. Toute la cohue assoupie se leva en sursaut. Rude secousse. S’endormir sous les étoiles et se réveiller sous la mitraille.

Le premier moment fut terrible. Rien de tragique comme le fourmillement d’une foule foudroyée. Ils se jetèrent sur leurs armes. On criait, on courait, beaucoup tombaient. Les gars, assaillis, ne savaient plus ce qu’ils faisaient et s’arquebusaient les uns les autres. Il y avait des gens ahuris qui sortaient des maisons, qui y rentraient, qui sortaient encore, et qui erraient dans la bagarre, éperdus. Des familles s’appelaient. Combat lugubre, mêlé de femmes et d’enfants. Les balles sifflantes rayaient l’obscurité. La fusillade partait de tous les coins noirs. Tout était fumée et tumulte. L’enchevêtrement des fourgons et des charrois s’y ajoutait. Les chevaux ruaient. On marchait sur des blessés. On entendait à terre des hurlements. Horreur de ceux-ci, stupeur de ceux-là. Les soldats et les officiers se cherchaient. Au milieu de tout cela, de sombres indifférences. Une femme allaitait son nouveau-né, assise contre un pan de mur auquel était adossé son mari qui avait la jambe cassée et qui, pendant que son sang coulait, chargeait tranquillement sa carabine et tirait au hasard, tuant devant lui dans l’ombre. Des hommes à plat ventre tiraient à travers les roues des charrettes. Par moments il s’élevait un hourvari de clameurs. La grosse voix du canon couvrait tout. C’était épouvantable.

Ce fut comme un abatis d’arbres ; tous tombaient les uns sur les autres. Gauvain, embusqué, mitraillait à coup sûr et perdait peu de monde.

Pourtant l’intrépide désordre des paysans finit par se mettre sur la défensive ; ils se replièrent sous la halle, vaste redoute obscure, forêt de piliers de pierre. Là ils reprirent pied ; tout ce qui ressemblait à un bois leur donnait confiance. L’Imânus suppléait de son mieux à l’absence de Lantenac. Ils avaient du canon, mais, au grand étonnement de Gauvain, ils ne s’en servaient point ; cela tenait à ce que, les officiers d’artillerie étant allés avec le marquis reconnaître le Mont-Dol, les gars ne savaient que faire des coulevrines et des bâtardes ; mais ils criblaient de balles les bleus qui les canonnaient. Les paysans ripostaient par la mousqueterie à la mitraille. C’étaient eux maintenant qui étaient abrités. Ils avaient entassé les haquets, les tombereaux, les bagages, toutes les futailles de la vieille halle, et improvisé une haute barricade avec des claires-voies par où passaient leurs carabines. Par ces trous leur fusillade était meurtrière. Tout cela se fit vite. En un quart d’heure la halle eut un front imprenable.

Ceci devenait grave pour Gauvain. Cette halle brusquement transformée en citadelle, c’était l’inattendu. Les paysans étaient là, massés et solides. Gauvain avait réussi la surprise et manqué la déroute. Il avait mis pied à terre. Attentif, ayant son épée au poing sous ses bras croisés, debout dans la lueur d’une torche qui éclairait sa batterie, il regardait toute cette ombre.

Sa haute taille dans cette clarté le faisait visible aux hommes de la barricade. Il était le point de mire, mais il n’y songeait pas.

Les volées de balles qu’envoyait la barricade s’abattaient autour de Gauvain, pensif.

Mais contre toutes ces carabines il avait du canon. Le boulet finit toujours par avoir raison. Qui a l’artillerie a la victoire. Sa batterie, bien servie, lui assurait la supériorité.

Subitement, un éclair jaillit de la halle pleine de ténèbres, on entendit comme un coup de foudre, et un boulet vint trouer une maison au-dessus de la tête de Gauvain.

La barricade répondait au canon par le canon.

Que se passait-il ? Il y avait du nouveau. L’artillerie maintenant n’était plus d’un seul côté.

Un second boulet suivit le premier et vint s’enfoncer dans le mur tout près de Gauvain. Un troisième boulet jeta à terre son chapeau.

Ces boulets étaient de gros calibre. C’était une pièce de seize qui tirait.

— On vous vise, commandant, crièrent les artilleurs.

Et ils éteignirent la torche. Gauvain, rêveur, ramassa son chapeau.

Quelqu’un en effet visait Gauvain, c’était Lantenac.

Le marquis venait d’arriver dans la barricade par le côté opposé.

L’Imânus avait couru à lui.

— Monseigneur, nous sommes surpris.

— Par qui ?

— Je ne sais.

— La route de Dinan est-elle libre ?

— Je le crois.

— Il faut commencer la retraite.

— Elle commence. Beaucoup se sont déjà sauvés.

— Il ne faut pas se sauver ; il faut se retirer. Pourquoi ne vous servez-vous pas de l’artillerie ?

— On a perdu la tête, et puis les officiers n’étaient pas là.

— J’y vais.

— Monseigneur, j’ai dirigé sur Fougères le plus que j’ai pu des bagages, les femmes, tout l’inutile. Que faut-il faire des trois petits prisonniers ?

— Ah ! ces enfants ?

— Oui.

— Ils sont nos otages. Fais-les conduire à la Tourgue.

Cela dit, le marquis alla à la barricade. Le chef venu, tout changea de face. La barricade était mal faite pour l’artillerie, il n’y avait place que pour deux canons ; le marquis mit en batterie deux pièces de seize, auxquelles on fit des embrasures. Comme il était penché sur un des canons, observant la batterie ennemie par l’embrasure, il aperçut Gauvain.

— C’est lui ! cria-t-il.

Alors il prit lui-même l’écouvillon et le fouloir, chargea la pièce, fixa le fronteau de mire, et pointa.

Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Le troisième coup ne réussit qu’à le décoiffer.

— Maladroit ! murmura Lantenac. Un peu plus bas, j’avais la tête.

Brusquement la torche s’éteignit, et il n’eut plus devant lui que les ténèbres.

— Soit, dit-il.

Et se tournant vers les canonniers paysans, il cria :

— À mitraille !

Gauvain de son côté n’était pas moins sérieux. La situation s’aggravait. Une phase nouvelle du combat se dessinait. La barricade en était à le canonner. Qui sait si elle n’allait point passer de la défensive à l’offensive ? Il avait devant lui, en défalquant les morts et les fuyards, au moins cinq mille combattants, et il ne lui restait à lui que douze cents hommes maniables. Que deviendraient les républicains si l’ennemi s’apercevait de leur petit nombre ? Les rôles seraient intervertis. On était assaillant, on serait assailli. Que la barricade fît une sortie, tout pouvait être perdu.

Que faire ? Il ne fallait point songer à attaquer la barricade de front : un coup de vive force était chimérique ; douze cents hommes ne débusquent pas cinq mille hommes. Brusquer était impossible, attendre était funeste. Il fallait en finir. Mais comment ?

Gauvain était du pays, il connaissait la ville ; il savait que la vieille halle, où les vendéens s’étaient crénelés, était adossée à un dédale de ruelles étroites et tortueuses.

Il se tourna vers son lieutenant qui était ce vaillant capitaine Guéchamp, fameux plus tard pour avoir nettoyé la forêt de Concise où était né Jean Chouan, et pour avoir, en barrant aux rebelles la chaussée de l’étang de la Chaîne, empêché la prise de Bourgneuf.

— Guéchamp, dit-il, je vous remets le commandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez la barricade à coups de canon. Occupez-moi tous ces gars-là.

— C’est compris, dit Guéchamp.

— Massez toute la colonne, armes chargées, et tenez-la prête à l’attaque.

Il ajouta quelques mots à l’oreille de Guéchamp.

— C’est entendu, dit Guéchamp.

Gauvain reprit :

— Tous nos tambours sont-ils sur pied ?

— Oui.

— Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnez-m’en sept.

Les sept tambours vinrent en silence se ranger devant Gauvain.

Alors Gauvain cria :

— À moi le bataillon du Bonnet-Rouge !

Douze hommes, dont un sergent, sortirent du gros de la troupe.

— Je demande tout le bataillon, dit Gauvain.

— Le voilà, répondit le sergent.

— Vous êtes douze !

— Nous restons douze.

— C’est bien, dit Gauvain.

Ce sergent était le bon et rude troupier Radoub, qui avait adopté au nom du bataillon les trois enfants rencontrés dans le bois de la Saudraie.

Un demi-bataillon seulement, on s’en souvient, avait été exterminé à Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bon hasard de n’en point faire partie.

Un fourgon de fourrage était proche ; Gauvain le montra du doigt au sergent.

— Sergent, faites faire à vos hommes des liens de paille, et qu’on torde cette paille autour des fusils pour qu’on n’entende pas de bruit s’ils s’entrechoquent.

Une minute s’écoula, l’ordre fut exécuté en silence et dans l’obscurité.

— C’est fait, dit le sergent.

— Soldats, ôtez vos souliers, reprit Gauvain.

— Nous n’en avons pas, dit le sergent.

Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neuf hommes ; Gauvain était le vingtième.

Il cria :

— Sur une seule file. Suivez-moi. Les tambours derrière moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez le bataillon.

Il prit la tête de la colonne, et, pendant que la canonnade continuait des deux côtés, ces vingt hommes, glissant comme des ombres, s’enfoncèrent dans les ruelles désertes.

Ils marchèrent quelque temps de la sorte, serpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans la ville ; les bourgeois s’étaient blottis dans les caves. Pas une porte qui ne fût barrée, pas un volet qui ne fût fermé. De lumière nulle part.

La grande rue faisait dans ce silence un fracas furieux ; le combat au canon continuait ; la batterie républicaine et la barricade royaliste se crachaient toute leur mitraille avec rage.

Après vingt minutes de marche tortueuse, Gauvain, qui dans cette obscurité cheminait avec certitude, arriva à l’extrémité d’une ruelle d’où l’on rentrait dans la grande rue ; seulement on était de l’autre côté de la halle.

La position était tournée. De ce côté-ci il n’y avait pas de retranchement, ceci est l’éternelle imprudence des constructeurs de barricades, la halle était ouverte, et l’on pouvait entrer sous les piliers où étaient attelés quelques chariots de bagages prêts à partir. Gauvain et ses dix-neuf hommes avaient devant eux les cinq mille vendéens, mais de dos et non de front.

Gauvain parla à voix basse au sergent ; on défit la paille nouée autour des fusils ; les douze grenadiers se postèrent en bataille derrière l’angle de la ruelle, et les sept tambours, la baguette haute, attendirent.

Les décharges d’artillerie étaient intermittentes. Tout à coup, dans un intervalle entre deux détonations, Gauvain leva son épée, et d’une voix qui, dans ce silence, sembla un éclat de clairon, il cria :

— Deux cents hommes par la droite, deux cents hommes par la gauche, tout le reste sur le centre !

Les douze coups de fusil partirent, et les sept tambours sonnèrent la charge.

Et Gauvain jeta le cri redoutable des bleus :

— À la bayonnette ! Fonçons !

L’effet fut inouï.

Toute cette masse paysanne se sentit prise à revers, et s’imagina avoir une nouvelle armée dans le dos. En même temps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de la grande rue et que commandait Guéchamp s’ébranla, battant la charge de son côté, et se jeta au pas de course sur la barricade ; les paysans se virent entre deux feux ; la panique est un grossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruit d’un coup de canon, toute clameur est fantôme, et l’aboiement d’un chien semble le rugissement d’un lion. Ajoutons que le paysan prend peur comme le chaume prend feu, et, aussi aisément qu’un feu de chaume devient incendie, une peur de paysan devient déroute. Ce fut une fuite inexprimable.

En quelques instants la halle fut vide, les gars terrifiés se désagrégèrent, rien à faire pour les officiers, l’Imânus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n’entendait que ce cri : Sauve qui peut ! et cette armée, à travers les rues de la ville comme à travers les trous d’un crible, se dispersa dans la campagne, avec une rapidité de nuée emportée par l’ouragan.

Les uns s’enfuirent vers Châteauneuf, les autres vers Plerguer, les autres vers Antrain.

Le marquis de Lantenac vit cette déroute. Il encloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier, lentement et froidement, et il dit : — Décidément les paysans ne tiennent pas. Il nous faut les anglais.

IV

C’EST LA SECONDE FOIS.

La victoire était complète.

Gauvain se tourna vers les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, et leur dit :

— Vous êtes douze, mais vous en valez mille.

Un mot du chef, c’était la croix d’honneur de ce temps-là.

Guéchamp, lancé par Gauvain hors de la ville, poursuivit les fuyards et en prit beaucoup.

On alluma des torches et l’on fouilla la ville.

Tout ce qui ne put s’évader se rendit. On illumina la grande rue avec des pots à feu. Elle était jonchée de morts et de blessés. La fin d’un combat s’arrache toujours, quelques groupes désespérés résistaient encore çà et là, on les cerna, et ils mirent bas les armes.

Gauvain avait remarqué dans le pêle-mêle effréné de la déroute un homme intrépide, espèce de faune agile et robuste, qui avait protégé la fuite des autres et ne s’était pas enfui. Ce paysan s’était magistralement servi de sa carabine, fusillant avec le canon, assommant avec la crosse, si bien qu’il l’avait cassée ; maintenant il avait un pistolet dans un poing et un sabre dans l’autre. On n’osait l’approcher. Tout à coup Gauvain le vit qui chancelait et qui s’adossait à un pilier de la grande rue. Cet homme venait d’être blessé. Mais il avait toujours aux poings son sabre et son pistolet. Gauvain mit son épée sous son bras et alla à lui.

— Rends-toi, dit-il.

L’homme le regarda fixement. Son sang coulait sous ses vêtements d’une blessure qu’il avait, et faisait une mare à ses pieds.

— Tu es mon prisonnier, reprit Gauvain.

L’homme resta muet.

— Comment t’appelles-tu ?

L’homme dit :

— Je m’appelle Danse-à-l’Ombre.

— Tu es un vaillant, dit Gauvain.

Et il lui tendit la main.

L’homme répondit :

— Vive le roi !

Et ramassant ce qui lui restait de force, levant les deux bras à la fois, il tira au cœur de Gauvain un coup de pistolet et lui asséna sur la tête un coup de sabre.

Il fit cela avec une promptitude de tigre ; mais quelqu’un fut plus prompt encore. Ce fut un homme à cheval qui venait d’arriver et qui était là depuis quelques instants, sans qu’on eût fait attention à lui. Cet homme, voyant le vendéen lever le sabre et le pistolet, se jeta entre lui et Gauvain. Sans cet homme, Gauvain était mort. Le cheval reçut le coup de pistolet, l’homme reçut le coup de sabre, et tous deux tombèrent. Tout cela se fit le temps de jeter un cri.

Le vendéen de son côté s’était affaissé sur le pavé.

Le coup de sabre avait frappé l’homme en plein visage ; il était à terre, évanoui. Le cheval était tué.

Gauvain s’approcha.

— Qui est cet homme ? dit-il.

Il le considéra. Le sang de la balafre inondait le blessé et lui faisait un masque rouge. Il était impossible de distinguer sa figure. On lui voyait des cheveux gris.

— Cet homme m’a sauvé la vie, poursuivit Gauvain. Quelqu’un d’ici le connaît-il ?

— Mon commandant, dit un soldat, cet homme est entré dans la ville tout à l’heure. Je l’ai vu arriver. Il venait par la route de Pontorson.

Le chirurgien-major de la colonne était accouru avec sa trousse. Le blessé était toujours sans connaissance. Le chirurgien l’examina et dit :

— Une simple balafre. Ce n’est rien. Cela se recoud. Dans huit jours il sera sur pied. C’est un beau coup de sabre.

Le blessé avait un manteau, une ceinture tricolore, des pistolets, un sabre. On le coucha sur une civière. On le déshabilla. On apporta un seau d’eau fraîche, le chirurgien lava la plaie, le visage commença à apparaître. Gauvain le regardait avec une attention profonde.

— A-t-il des papiers sur lui ? demanda Gauvain.

Le chirurgien tâta la poche de côté et en tira un portefeuille qu’il tendit à Gauvain.

Cependant le blessé, ranimé par l’eau froide, revenait à lui. Ses paupières remuaient vaguement.

Gauvain fouillait le portefeuille ; il y trouva une feuille de papier pliée en quatre, il la déplia, il lut :

« Comité de salut public. Le citoyen Cimourdain… »

Il jeta un cri :

— Cimourdain !

Ce cri fit ouvrir les yeux au blessé.

Gauvain était éperdu.

— Cimourdain ! c’est vous ! C’est la seconde fois que vous me sauvez la vie.

Cimourdain regardait Gauvain. Un ineffable éclair de joie illuminait sa face sanglante.

Gauvain tomba à genoux devant le blessé en criant :

— Mon maître !

— Ton père, dit Cimourdain.

V

LA GOUTTE D’EAU FROIDE.

Ils ne s’étaient pas vus depuis beaucoup d’années, mais leurs cœurs ne s’étaient jamais quittés ; ils se reconnurent comme s’ils s’étaient séparés la veille.

On avait improvisé une ambulance à l’hôtel de ville de Dol. On porta Cimourdain sur un lit dans une petite chambre contiguë à la grande salle commune aux blessés. Le chirurgien, qui avait recousu la balafre, mit fin aux épanchements entre ces deux hommes, et jugea qu’il fallait laisser dormir Cimourdain. Gauvain d’ailleurs était réclamé par ces mille soins qui sont les devoirs et les soucis de la victoire. Cimourdain resta seul ; mais il ne dormit pas ; il avait deux fièvres, la fièvre de sa blessure et la fièvre de sa joie.

Il ne dormit pas, et pourtant il ne lui semblait pas être éveillé. Était-ce possible ? son rêve était réalisé. Cimourdain était de ceux qui ne croient pas au quine, et il l’avait. Il retrouvait Gauvain. Il l’avait quitté enfant, il le retrouvait homme ; il le retrouvait grand, redoutable, intrépide. Il le retrouvait triomphant, et triomphant pour le peuple. Gauvain était en Vendée le point d’appui de la révolution, et c’était lui, Cimourdain, qui avait fait cette colonne à la république. Ce victorieux était son élève. Ce qu’il voyait rayonner à travers cette jeune figure réservée peut-être au panthéon républicain, c’était sa pensée, à lui Cimourdain ; son disciple, l’enfant de son esprit, était dès à présent un héros et serait avant peu une gloire ; il semblait à Cimourdain qu’il revoyait sa propre âme faite Génie. Il venait de voir de ses yeux comment Gauvain faisait la guerre ; il était comme Chiron ayant vu combattre Achille. Rapport mystérieux entre le prêtre et le centaure ; car le prêtre n’est homme qu’à mi-corps.

Tous les hasards de cette aventure, mêlés à l’insomnie de sa blessure, emplissaient Cimourdain d’une sorte d’enivrement mystérieux. Une jeune destinée se levait, magnifique, et, ce qui ajoutait à sa joie profonde, il avait plein pouvoir sur cette destinée ; encore un succès comme celui qu’il venait de voir, et Cimourdain n’aurait qu’un mot à dire pour que la république confiât à Gauvain une armée. Rien n’éblouit comme l’étonnement de voir tout réussir. C’était le temps où chacun avait son rêve militaire ; chacun voulait faire un général ; Danton voulait faire Westermann, Marat voulait faire Rossignol, Hébert voulait faire Ronsin ; Robespierre voulait les défaire tous. Pourquoi pas Gauvain ? se disait Cimourdain ; et il songeait. L’illimité était devant lui ; il passait d’une hypothèse à l’autre ; tous les obstacles s’évanouissaient ; une fois qu’on a mis le pied sur cette échelle-là, on ne s’arrête plus, c’est la montée infinie ; on part de l’homme et l’on arrive à l’étoile. Un grand général n’est qu’un chef d’armées ; un grand capitaine est en même temps un chef d’idées ; Cimourdain rêvait Gauvain grand capitaine. Il lui semblait, car la rêverie va vite, voir Gauvain sur l’Océan, chassant les anglais ; sur le Rhin, châtiant les rois du Nord ; aux Pyrénées, repoussant l’Espagne ; aux Alpes, faisant signe à Rome de se lever. Il y avait en Cimourdain deux hommes, un homme tendre et un homme sombre ; tous deux étaient contents ; car, l’inexorable étant son idéal, en même temps qu’il voyait Gauvain superbe, il le voyait terrible. Cimourdain pensait à tout ce qu’il fallait détruire avant de construire, et, certes, se disait-il, ce n’est pas l’heure des attendrissements. Gauvain sera « à la hauteur », mot du temps. Cimourdain se figurait Gauvain écrasant du pied les ténèbres, cuirassé de lumière, avec une lueur de météore au front, ouvrant les grandes ailes idéales de la justice, de la raison et du progrès, et une épée à la main ; ange, mais exterminateur.

Au plus fort de cette rêverie qui était presque une extase, il entendit, par la porte entr’ouverte, qu’on parlait dans la grande salle de l’ambulance, voisine de sa chambre ; il reconnut la voix de Gauvain ; cette voix, malgré les années d’absence, avait toujours été dans son oreille, et la voix de l’enfant se retrouve dans la voix de l’homme. Il écouta. Il y avait un bruit de pas. Des soldats disaient :

— Mon commandant, cet homme-ci est celui qui a tiré sur vous. Pendant qu’on ne le voyait pas, il s’était traîné dans une cave. Nous l’avons trouvé. Le voilà.

Alors Cimourdain entendit ce dialogue entre Gauvain et l’homme :

— Tu es blessé ?

— Je me porte assez bien pour être fusillé.

— Mettez cet homme dans un lit. Pansez-le, soignez-le, guérissez-le.

— Je veux mourir.

— Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom du roi ; je te fais grâce au nom de la république.

Une ombre passa sur le front de Cimourdain. Il eut comme un réveil en sursaut, et il murmura avec une sorte d’accablement sinistre :

— En effet, c’est un clément.

VI

SEIN GUÉRI, CŒUR SAIGNANT.

Une balafre se guérit vite ; mais il y avait quelque part quelqu’un de plus gravement blessé que Cimourdain. C’était la femme fusillée que le mendiant Tellmarch avait ramassée dans la grande mare de sang de la ferme d’Herbe-en-Pail.

Michelle Fléchard était plus en danger encore que Tellmarch ne l’avait cru ; au trou qu’elle avait au-dessus du sein correspondait un trou dans l’omoplate ; en même temps qu’une balle lui cassait la clavicule, une autre balle lui traversait l’épaule ; mais, comme le poumon n’avait pas été touché, elle put guérir. Tellmarch était un « philosophe », mot de paysans qui signifie un peu médecin, un peu chirurgien et un peu sorcier. Il soigna la blessée dans sa tanière de bête sur son grabat de varech, avec ces choses mystérieuses qu’on appelle des « simples », et, grâce à lui, elle vécut.

La clavicule se ressouda, les trous de la poitrine et de l’épaule se fermèrent ; après quelques semaines, la blessée fut convalescente.

Un matin, elle put sortir du carnichot, appuyée sur Tellmarch ; elle alla s’asseoir sous les arbres au soleil. Tellmarch savait d’elle peu de chose, les plaies de poitrine exigent le silence, et, pendant la quasi-agonie qui avait précédé sa guérison, elle avait à peine dit quelques paroles. Quand elle voulait parler, Tellmarch la faisait taire ; mais elle avait une rêverie opiniâtre, et Tellmarch observait dans ses yeux une sombre allée et venue de pensées poignantes. Ce matin-là elle était forte, elle pouvait presque marcher seule ; une cure, c’est une paternité, et Tellmarch la regardait, heureux. Ce bon vieux homme se mit à sourire. Il lui parla.

— Eh bien, nous sommes debout. Nous n’avons plus de plaie.

— Qu’au cœur, dit-elle.

Et elle reprit :

— Alors vous ne savez pas du tout où ils sont ?

— Qui ça ? demanda Tellmarch.

— Mes enfants.

Cet « alors » exprimait tout un monde de pensées ; cela signifiait : « puisque vous ne m’en parlez pas, puisque depuis tant de jours vous êtes près de moi sans m’en ouvrir la bouche, puisque vous me faites taire chaque fois que je veux rompre le silence, puisque vous semblez craindre que je n’en parle, c’est que vous n’avez rien à m’en dire ». Souvent, dans la fièvre, dans l’égarement, dans le délire, elle avait appelé ses enfants, et elle avait bien vu, car le délire fait ses remarques, que le vieux homme ne lui répondait pas.

C’est qu’en effet Tellmarch ne savait que lui dire. Ce n’est pas aisé de parler à une mère de ses enfants perdus. Et puis, que savait-il ? rien. Il savait qu’une mère avait été fusillée, que cette mère avait été trouvée à terre par lui, que, lorsqu’il l’avait ramassée, c’était à peu près un cadavre, que ce cadavre avait trois enfants, et que le marquis de Lantenac, après avoir fait fusiller la mère, avait emmené les enfants. Toutes ses informations s’arrêtaient là. Qu’est-ce que ces enfants étaient devenus ? Étaient-ils même encore vivants ? Il savait, pour s’en être informé, qu’il y avait deux garçons et une petite fille, à peine sevrée. Rien de plus. Il se faisait sur ce groupe infortuné une foule de questions, mais il n’y pouvait répondre. Les gens du pays qu’il avait interrogés s’étaient bornés à hocher la tête. M. de Lantenac était un homme dont on ne causait pas volontiers.

On ne parlait pas volontiers de Lantenac et on ne parlait pas volontiers à Tellmarch. Les paysans ont un genre de soupçon à eux. Ils n’aimaient pas Tellmarch. Tellmarch-le-Caimand était un homme inquiétant. Qu’avait-il à regarder toujours le ciel ? que faisait-il, et à quoi pensait-il dans ses longues heures d’immobilité ? Certes, il était étrange. Dans ce pays en pleine guerre, en pleine conflagration, en pleine combustion, où tous les hommes n’avaient qu’une affaire, la dévastation, et qu’un travail, le carnage, où c’était à qui brûlerait une maison, égorgerait une famille, massacrerait un poste, saccagerait un village, où l’on ne songeait qu’à se tendre des embuscades, qu’à s’attirer dans des pièges, et qu’à s’entre-tuer les uns les autres, ce solitaire, absorbé dans la nature, comme submergé dans la paix immense des choses, cueillant des herbes et des plantes, uniquement occupé des fleurs, des oiseaux et des étoiles, était évidemment dangereux. Visiblement, il n’avait pas sa raison ; il ne s’embusquait derrière aucun buisson, il ne tirait aucun coup de fusil à personne. De là une certaine crainte autour de lui.

— Cet homme est fou, disaient les passants.

Tellmarch était plus qu’un homme isolé, c’était un homme évité.

On ne lui faisait point de questions, et on ne lui faisait guère de réponses. Il n’avait donc pu se renseigner autant qu’il l’aurait voulu. La guerre s’était répandue ailleurs, on était allé se battre plus loin, le marquis de Lantenac avait disparu de l’horizon, et dans l’état d’esprit où était Tellmarch, pour qu’il s’aperçût de la guerre, il fallait qu’elle mît le pied sur lui.

Après ce mot, — mes enfants, — Tellmarch avait cessé de sourire, et la mère s’était mise à penser. Que se passait-il dans cette âme ? Elle était comme au fond d’un gouffre. Brusquement elle regarda Tellmarch, et dit de nouveau et presque avec un accent de colère :

— Mes enfants !

Tellmarch baissa la tête comme un coupable.

Il songeait à ce marquis de Lantenac qui certes ne pensait pas à lui, et qui, probablement, ne savait même plus qu’il existât. Il s’en rendait compte, il se disait : — Un seigneur, quand c’est dans le danger, ça vous connaît ; quand c’est dehors, ça ne vous connaît plus.

Et il se demandait : — Mais alors pourquoi ai-je sauvé ce seigneur ?

Et il se répondait : — Parce que c’est un homme.

Il fut là-dessus quelque temps pensif, et il reprit en lui-même :

— En suis-je bien sûr ?

Et il se répéta son mot amer : — Si j’avais su !

Toute cette aventure l’accablait ; car dans ce qu’il avait fait il voyait une sorte d’énigme. Il méditait douloureusement. Une bonne action peut donc être une mauvaise action. Qui sauve le loup tue les brebis. Qui raccommode l’aile du vautour est responsable de sa griffe.

Il se sentait en effet coupable. La colère inconsciente de cette mère avait raison.

Pourtant, avoir sauvé cette mère le consolait d’avoir sauvé ce marquis.

Mais les enfants ?

La mère aussi songeait. Ces deux pensées se côtoyaient et, sans se le dire, se rencontraient peut-être, dans les ténèbres de la rêverie.

Cependant son regard, au fond duquel était la nuit, se fixa de nouveau sur Tellmarch.

— Ça ne peut pourtant pas se passer comme ça, dit-elle.

— Chut ! fit Tellmarch, et il mit le doigt sur sa bouche.

Elle poursuivit :

— Vous avez eu tort de me sauver, et je vous en veux. J’aimerais mieux être morte, parce que je suis sûre que je les verrais. Je saurais où ils sont. Ils ne me verraient pas, mais je serais près d’eux. Une morte, ça doit pouvoir protéger.

Il lui prit le bras et lui tâta le pouls.

— Calmez-vous, vous vous redonnez la fièvre.

Elle lui demanda presque durement :

— Quand pourrai-je m’en aller ?

— Vous en aller ?

— Oui. Marcher.

— Jamais, si vous n’êtes pas raisonnable. Demain, si vous êtes sage.

— Qu’appelez-vous être sage ?

— Avoir confiance en Dieu.

— Dieu ! où m’a-t-il mis mes enfants ?

Elle était comme égarée. Sa voix devint très douce.

— Vous comprenez, lui dit-elle, je ne peux pas rester comme cela. Vous n’avez pas eu d’enfants, moi j’en ai eu. Cela fait une différence. On ne peut pas juger d’une chose quand on ne sait pas ce que c’est. Vous n’avez pas eu d’enfants, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Tellmarch.

— Moi, je n’ai eu que ça. Sans mes enfants, est-ce que je suis ? Je voudrais qu’on m’expliquât pourquoi je n’ai pas mes enfants. Je sens bien qu’il se passe quelque chose, puisque je ne comprends pas. On a tué mon mari, on m’a fusillée, mais c’est égal, je ne comprends pas.

— Allons, dit Tellmarch, voilà que la fièvre vous reprend. Ne parlez plus.

Elle le regarda et se tut.

À partir de ce jour, elle ne parla plus.

Tellmarch fut obéi plus qu’il ne voulait. Elle passait de longues heures accroupie au pied du vieux arbre, stupéfaite. Elle songeait et se taisait. Le silence offre on ne sait quel abri aux âmes simples qui ont subi l’approfondissement sinistre de la douleur. Elle semblait renoncer à comprendre. À un certain degré le désespoir est inintelligible au désespéré.

Tellmarch l’examinait, ému. En présence de cette souffrance, ce vieux homme avait des pensées de femme. — Oh oui, se disait-il, ses lèvres ne parlent pas, mais ses yeux parlent, je vois bien ce qu’elle a, une idée fixe. Avoir été mère, et ne plus l’être ! avoir été nourrice, et ne plus l’être ! Elle ne peut pas se résigner. Elle pense à la toute petite qu’elle allaitait il n’y a pas longtemps. Elle y pense, elle y pense, elle y pense. Au fait, ce doit être si charmant de sentir une petite bouche rose qui vous tire votre âme de dedans le corps et qui avec votre vie à vous se fait une vie à elle !

Il se taisait de son côté, comprenant, devant un tel accablement, l’impuissance de la parole. Le silence d’une idée fixe est terrible. Et comment faire entendre raison à l’idée fixe d’une mère ? La maternité est sans issue ; on ne discute pas avec elle. Ce qui fait qu’une mère est sublime, c’est que c’est une espèce de bête. L’instinct maternel est divinement animal. La mère n’est plus femme, elle est femelle.

Les enfants sont des petits.

De là dans la mère quelque chose d’inférieur et de supérieur au raisonnement. Une mère a un flair. L’immense volonté ténébreuse de la création est en elle, et la mène. Aveuglement plein de clairvoyance.

Tellmarch maintenant voulait faire parler cette malheureuse ; il n’y réussissait pas. Une fois, il lui dit :

— Par malheur, je suis vieux, et je ne marche plus. J’ai plus vite trouvé le bout de ma force que le bout de mon chemin. Après un quart d’heure, mes jambes refusent, et il faut que je m’arrête ; sans quoi je pourrais vous accompagner. Au fait, c’est peut-être un bien que je ne puisse pas. Je serais pour vous plus dangereux qu’utile ; on me tolère ici ; mais je suis suspect aux bleus comme paysan et aux paysans comme sorcier.

Il attendit ce qu’elle répondrait. Elle ne leva même pas les yeux.

Une idée fixe aboutit à la folie ou à l’héroïsme. Mais de quel héroïsme peut être capable une pauvre paysanne ? d’aucun. Elle peut être mère, et voilà tout. Chaque jour elle s’enfonçait davantage dans sa rêverie. Tellmarch l’observait.

Il chercha à l’occuper ; il lui apporta du fil, des aiguilles, un dé ; et en effet, ce qui fit plaisir au pauvre caimand, elle se mit à coudre ; elle songeait, mais elle travaillait, signe de santé ; les forces lui revenaient peu à peu ; elle raccommoda son linge, ses vêtements, ses souliers ; mais sa prunelle restait vitreuse. Tout en cousant elle chantait à demi-voix des chansons obscures. Elle murmurait des noms, probablement des noms d’enfants, pas assez distinctement pour que Tellmarch les entendît. Elle s’interrompait et écoutait les oiseaux, comme s’ils avaient des nouvelles à lui donner. Elle regardait le temps qu’il faisait. Ses lèvres remuaient. Elle se parlait bas. Elle fit un sac, et elle le remplit de châtaignes. Un matin Tellmarch la vit qui se mettait en marche, l’œil fixé au hasard sur les profondeurs de la forêt.

— Où allez-vous ? lui demanda-t-il.

Elle répondit :

— Je vais les chercher.

Il n’essaya pas de la retenir.

VII

LES DEUX PÔLES DU VRAI.

Au bout de quelques semaines pleines de tous les va-et-vient de la guerre civile, il n’était bruit dans le pays de Fougères que de deux hommes dont l’un était l’opposé de l’autre, et qui cependant faisaient la même œuvre, c’est-à-dire combattaient côte à côte le grand combat révolutionnaire.

Le sauvage duel vendéen continuait, mais la Vendée perdait du terrain. Dans l’Ille-et-Vilaine en particulier, grâce au jeune commandant qui, à Dol, avait si à propos riposté à l’audace des six mille royalistes par l’audace des quinze cents patriotes, l’insurrection était, sinon éteinte, du moins très amoindrie et très circonscrite. Plusieurs coups heureux avaient suivi celui-là, et de ces succès multipliés était née une situation nouvelle.

Les choses avaient changé de face, mais une singulière complication était survenue.

Dans toute cette partie de la Vendée, la république avait le dessus, ceci était hors de doute ; mais quelle république ? Dans le triomphe qui s’ébauchait, deux formes de la république étaient en présence, la république de la terreur et la république de la clémence, l’une voulant vaincre par la rigueur et l’autre par la douceur. Laquelle prévaudrait ? Ces deux formes, la forme conciliante et la forme implacable, étaient représentées par deux hommes ayant chacun son influence et son autorité, l’un commandant militaire, l’autre délégué civil ; lequel de ces deux hommes l’emporterait ? De ces deux hommes, l’un, le délégué, avait de redoutables points d’appui ; il était arrivé apportant la menaçante consigne de la commune de Paris aux bataillons de Santerre : « Pas de grâce, pas de quartier ! » Il avait, pour tout soumettre à son autorité, le décret de la Convention portant « peine de mort contre quiconque mettrait en liberté et ferait évader un chef rebelle prisonnier », de pleins pouvoirs émanés du comité de salut public, et une injonction de lui obéir, à lui délégué, signée : Robespierre, Danton, Marat. L’autre, le soldat, n’avait pour lui que cette force, la pitié.

Il n’avait pour lui que son bras, qui battait les ennemis, et son cœur, qui leur faisait grâce. Vainqueur, il se croyait le droit d’épargner les vaincus.

De là un conflit latent, mais profond, entre ces deux hommes. Ils étaient tous les deux dans des nuages différents, tous les deux combattant la rébellion, et chacun ayant sa foudre à lui, l’un la victoire, l’autre la terreur.

Dans tout le Bocage on ne parlait que d’eux ; et, ce qui ajoutait à l’anxiété des regards fixés sur eux de toutes parts, c’est que ces deux hommes, si absolument opposés, étaient en même temps étroitement unis. Ces deux antagonistes étaient deux amis. Jamais sympathie plus haute et plus profonde n’avait rapproché deux cœurs ; le farouche avait sauvé la vie au débonnaire, et il en avait la balafre au visage. Ces deux hommes incarnaient, l’un la mort, l’autre la vie ; l’un était le principe terrible, l’autre le principe pacifique, et ils s’aimaient. Problème étrange. Qu’on se figure Oreste miséricordieux et Pylade inclément. Qu’on se figure Arimane frère d’Ormus.

Ajoutons que celui des deux qu’on appelait « le féroce » était en même temps le plus fraternel des hommes ; il pansait les blessés, soignait les malades, passait ses jours et ses nuits dans les ambulances et les hôpitaux, s’attendrissait sur des enfants pieds nus, n’avait rien à lui, donnait tout aux pauvres. Quand on se battait, il y allait ; il marchait à la tête des colonnes et au plus fort du combat, armé, car il avait à sa ceinture un sabre et deux pistolets, et désarmé, car jamais on ne l’avait vu tirer son sabre et toucher à ses pistolets. Il affrontait les coups et n’en rendait pas. On disait qu’il avait été prêtre.

L’un de ces hommes était Gauvain, l’autre était Cimourdain.

L’amitié était entre les deux hommes, mais la haine était entre les deux principes ; c’était comme une âme coupée en deux, et partagée ; Gauvain, en effet, avait reçu une moitié de l’âme de Cimourdain, mais la moitié douce. Il semblait que Gauvain avait eu le rayon blanc et que Cimourdain avait gardé pour lui ce qu’on pourrait appeler le rayon noir. De là un désaccord intime. Cette sourde guerre ne pouvait pas ne point éclater. Un matin la bataille commença.

Cimourdain dit à Gauvain :

— Où en sommes-nous ?

Gauvain répondit :

— Vous le savez aussi bien que moi. J’ai dispersé les bandes de Lantenac. Il n’a plus avec lui que quelques hommes. Le voilà acculé à la forêt de Fougères. Dans huit jours, il sera cerné.

— Et dans quinze jours ?

— Il sera pris.

— Et puis ?

— Vous avez vu mon affiche ?

— Oui. Eh bien ?

— Il sera fusillé.

— Encore de la clémence ! Il faut qu’il soit guillotiné.

— Moi, dit Gauvain, je suis pour la mort militaire.

— Et moi, répliqua Cimourdain, pour la mort révolutionnaire.

Il regarda Gauvain en face et lui dit :

— Pourquoi as-tu fait mettre en liberté ces religieuses du couvent de Saint-Marc-le-Blanc ?

— Je ne fais pas la guerre aux femmes, répondit Gauvain.

— Ces femmes-là haïssent le peuple. Et pour la haine une femme vaut dix hommes. Pourquoi as-tu refusé d’envoyer au tribunal révolutionnaire tout ce troupeau de vieux prêtres fanatiques pris à Louvigné ?

— Je ne fais pas la guerre aux vieillards.

— Un vieux prêtre est pire qu’un jeune. La rébellion est plus dangereuse, prêchée par les cheveux blancs. On a foi dans les rides. Pas de fausse pitié, Gauvain. Les régicides sont les libérateurs. Aie l’œil fixé sur la tour du Temple.

— La tour du Temple ! J’en ferais sortir le dauphin. Je ne fais pas la guerre aux enfants.

L’œil de Cimourdain devint sévère.

— Gauvain, sache qu’il faut faire la guerre à la femme quand elle se nomme Marie-Antoinette, au vieillard quand il se nomme Pie VI, pape, et à l’enfant quand il se nomme Louis Capet.

— Mon maître, je ne suis pas un homme politique.

— Tâche de ne pas être un homme dangereux. Pourquoi, à l’attaque du poste de Cossé, quand le rebelle Jean Treton, acculé et perdu, s’est rué seul, le sabre au poing, contre toute ta colonne, as-tu crié : Ouvrez les rangs. Laissez passer !

— Parce qu’on ne se met pas à quinze cents pour tuer un homme.

— Pourquoi, à la Cailleterie d’Astillé, quand tu as vu que tes soldats allaient tuer le vendéen Joseph Bézier, qui était blessé, et qui se traînait, as-tu crié : Allez en avant ! J’en fais mon affaire ! et as-tu tiré ton coup de pistolet en l’air ?

— Parce qu’on ne tue pas un homme à terre.

— Et tu as eu tort. Tous deux sont aujourd’hui chefs de bande ; Joseph Bézier, c’est Moustache, et Jean Treton, c’est Jambe-d’Argent. En sauvant ces deux hommes, tu as donné deux ennemis à la république.

— Certes, je voudrais lui faire des amis, et non lui donner des ennemis.

— Pourquoi, après ta victoire de Landéan, n’as-tu pas fait fusiller tes trois cents paysans prisonniers ?

— Parce que, Bonchamp ayant fait grâce aux prisonniers républicains, j’ai voulu qu’il fût dit que la république faisait grâce aux prisonniers royalistes.

— Mais alors, si tu prends Lantenac, tu lui feras grâce ?

— Non.

— Pourquoi ? Puisque tu as fait grâce aux trois cents paysans ?

— Les paysans sont des ignorants ; Lantenac sait ce qu’il fait.

— Mais Lantenac est ton parent.

— La France est la grande parente.

— Lantenac est un vieillard.

— Lantenac est un étranger. Lantenac n’a pas d’âge. Lantenac appelle les anglais. Lantenac, c’est l’invasion. Lantenac est l’ennemi de la patrie. Le duel entre lui et moi ne peut finir que par sa mort, ou par la mienne.

— Gauvain, souviens-toi de cette parole.

— Elle est dite.

Il y eut un silence, et tous deux se regardèrent.

Et Gauvain reprit :

— Ce sera une date sanglante que cette année 93 où nous sommes.

— Prends garde ! s’écria Cimourdain. Les devoirs terribles existent. N’accuse pas qui n’est point accusable. Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin ? Oui, ce qui caractérise cette année énorme, c’est d’être sans pitié. Pourquoi ? parce qu’elle est la grande année révolutionnaire. Cette année où nous sommes incarne la révolution. La révolution a un ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de même que le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pour elle. La révolution extirpe la royauté dans le roi, l’aristocratie dans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dans le prêtre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est la tyrannie dans tout ce qui est le tyran. L’opération est effrayante, la révolution la fait d’une main sûre. Quant à la quantité de chair saine qu’elle sacrifie, demande à Boerhaave ce qu’il en pense. Quelle tumeur à couper n’entraîne une perte de sang ? Quel incendie à éteindre n’exige la part du feu ? Ces nécessités redoutables sont la condition même du succès. Un chirurgien ressemble à un boucher ; un guérisseur peut faire l’effet d’un bourreau. La révolution se dévoue à son œuvre fatale. Elle mutile, mais elle sauve. Quoi ! vous lui demandez grâce pour le virus ! vous voulez qu’elle soit clémente pour ce qui est vénéneux ! Elle n’écoute pas. Elle tient le passé, elle l’achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d’où sortira la santé du genre humain. Vous souffrez ? sans doute. Combien de temps cela durera-t-il ? le temps de l’opération. Ensuite vous vivrez. La révolution ampute le monde. De là cette hémorrhagie, 93.

— Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et les hommes que je vois sont violents.

— La révolution, répliqua Cimourdain, veut pour l’aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main qui tremble. Elle n’a foi qu’aux inexorables. Danton, c’est le terrible, Robespierre, c’est l’inflexible. Saint-Just, c’est l’irréductible, Marat, c’est l’implacable. Prends-y garde, Gauvain. Ces noms-là sont nécessaires. Ils valent pour nous des armées. Ils terrifieront l’Europe.

— Et peut-être aussi l’avenir, dit Gauvain.

Il s’arrêta et repartit :

— Du reste, mon maître, vous faites erreur, je n’accuse personne. Selon moi, le vrai point de vue de la révolution, c’est l’irresponsabilité. Personne n’est innocent, personne n’est coupable. Louis XVI, c’est un mouton jeté parmi des lions. Il veut fuir, il veut se sauver, il cherche à se défendre ; il mordrait, s’il pouvait. Mais n’est pas lion qui veut. Sa velléité passe pour crime. Ce mouton en colère montre les dents. Le traître ! disent les lions. Et ils le mangent. Cela fait, ils se battent entre eux.

— Le mouton est une bête.

— Et les lions, que sont-ils ?

Cette réplique fit songer Cimourdain. Il releva la tête et dit :

— Ces lions-là sont des consciences. Ces lions-là sont des idées. Ces lions-là sont des principes.

— Ils font la Terreur.

— Un jour, la révolution sera la justification de la Terreur.

— Craignez que la Terreur ne soit la calomnie de la révolution.

Et Gauvain reprit :

— Liberté, Égalité, Fraternité, ce sont des dogmes de paix et d’harmonie. Pourquoi leur donner un aspect effrayant ? Que voulons-nous ? conquérir les peuples à la république universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur. À quoi bon l’intimidation ? Pas plus que les oiseaux, les peuples ne sont attirés par l’épouvantail. Il ne faut pas faire le mal pour faire le bien. On ne renverse pas le trône pour laisser l’échafaud debout. Mort aux rois, et vie aux nations. Abattons les couronnes, épargnons les têtes. La révolution, c’est la concorde, et non l’effroi. Les idées douces sont mal servies par les hommes incléments. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la langue humaine. Je ne veux verser de sang qu’en risquant le mien. Du reste, je ne sais que combattre, et je ne suis qu’un soldat. Mais si l’on ne peut pardonner, cela ne vaut pas la peine de vaincre. Soyons pendant la bataille les ennemis de nos ennemis, et après la victoire leurs frères.

— Prends garde ! répéta Cimourdain pour la troisième fois. Gauvain, tu es pour moi plus que mon fils, prends garde !

Et il ajouta, pensif :

— Dans des temps comme les nôtres, la pitié peut être une des formes de la trahison.

En entendant parler ces deux hommes, on eût cru entendre le dialogue de l’épée et de la hache.

VIII

DOLOROSA.

Cependant la mère cherchait ses petits.

Elle allait devant elle. Comment vivait-elle ? Impossible de le dire. Elle ne le savait pas elle-même. Elle marcha des jours et des nuits ; elle mendia, elle mangea de l’herbe, elle coucha à terre, elle dormit en plein air, dans les broussailles, sous les étoiles, quelquefois sous la pluie et la bise.

Elle rôdait de village en village, de métairie en métairie, s’informant. Elle s’arrêtait aux seuils. Sa robe était en haillons. Quelquefois on l’accueillait, quelquefois on la chassait. Quand elle ne pouvait entrer dans les maisons, elle allait dans les bois.

Elle ne connaissait pas le pays, elle ignorait tout, excepté Siscoignard et la paroisse d’Azé, elle n’avait point d’itinéraire, elle revenait sur ses pas, recommençait une route déjà parcourue, faisait du chemin inutile. Elle suivait tantôt le pavé, tantôt l’ornière d’une charrette, tantôt les sentiers dans les taillis. À cette vie au hasard, elle avait usé ses misérables vêtements. Elle avait marché d’abord avec ses souliers, puis avec ses pieds nus, puis avec ses pieds sanglants.

Elle allait à travers la guerre, à travers les coups de fusil, sans rien entendre, sans rien voir, sans rien éviter, cherchant ses enfants. Tout étant en révolte, il n’y avait plus de gendarmes, plus de maires, plus d’autorités. Elle n’avait affaire qu’aux passants.

Elle leur parlait. Elle demandait :

— Avez-vous vu quelque part trois petits enfants ?

Les passants levaient la tête.

— Deux garçons et une fille, disait-elle.

Elle continuait :

— René-Jean, Gros-Alain, Georgette ? Vous n’avez pas vu ça ?

Elle poursuivait :

— L’aîné a quatre ans et demi, la petite a vingt mois.

Elle ajoutait :

— Savez-vous où ils sont ? on me les a pris.

On la regardait et c’était tout.

Voyant qu’on ne la comprenait pas, elle disait :

— C’est qu’ils sont à moi. Voilà pourquoi.

Les gens passaient leur chemin. Alors elle s’arrêtait et ne disait plus rien, et se déchirait le sein avec les ongles.

Un jour pourtant un paysan l’écouta. Le bonhomme se mit à réfléchir.

— Attendez donc, dit-il. Trois enfants ?

— Oui.

— Deux garçons ?…

— Et une fille.

— C’est ça que vous cherchez ?

— Oui.

— J’ai ouï parler d’un seigneur qui avait pris trois petits enfants et qui les avait avec lui.

— Où est cet homme ? cria-t-elle. Où sont-ils ?

Le paysan répondit :

— Allez à la Tourgue.

— Est-ce que c’est là que je trouverai mes enfants ?

— Peut-être bien que oui.

— Vous dites ?…

— La Tourgue.

— Qu’est-ce que c’est que la Tourgue ?

— C’est un endroit.

— Est-ce un village ? un château ? une métairie ?

— Je n’y suis jamais allé.

— Est-ce loin ?

— Ce n’est pas près.

— De quel côté ?

— Du côté de Fougères.

— Par où y va-t-on ?

— Vous êtes à Vantortes, dit le paysan, vous laisserez Ernée à gauche et Coxelles à droite, vous passerez par Lorchamp et vous traverserez le Leroux.

Et le paysan leva sa main vers l’occident.

— Toujours droit devant vous en allant du côté où le soleil se couche.

Avant que le paysan eût baissé son bras, elle était en marche.

Le paysan lui cria :

— Mais prenez garde. On se bat par là.

Elle ne se retourna point pour lui répondre, et continua d’aller en avant.

IX

UNE BASTILLE DE PROVINCE.

I

LA TOURGUE.

Le voyageur qui, il y a quarante ans, entré dans la forêt de Fougères du côté de Laignelet, en ressortait du côté de Parigné, faisait, sur la lisière de cette profonde futaie, une rencontre sinistre. En débouchant du hallier, il avait brusquement devant lui la Tourgue.

Non la Tourgue vivante, mais la Tourgue morte. La Tourgue lézardée, sabordée, balafrée, démantelée. La ruine est à l’édifice ce que le fantôme est à l’homme. Pas de plus lugubre vision que la Tourgue. Ce qu’on avait sous les yeux, c’était une haute tour ronde, toute seule au coin du bois comme un malfaiteur. Cette tour, droite, sur un bloc de roche à pic, avait presque l’aspect romain, tant elle était correcte et solide, et tant dans cette masse robuste l’idée de la puissance était mêlée à l’idée de la chute. Romaine, elle l’était même un peu, car elle était romane. Commencée au ixe siècle, elle avait été achevée au xiie, après la troisième croisade. Les impostes à oreillons de ses baies disaient son âge. On approchait, on gravissait l’escarpement, on apercevait une brèche, on se risquait à entrer, on était dedans, c’était vide. C’était quelque chose comme l’intérieur d’un clairon de pierre posé debout sur le sol. Du haut en bas, aucun diaphragme ; pas de toit, pas de plafonds, pas de planchers, des arrachements de voûtes et de cheminées, des embrasures à fauconneaux, à des hauteurs diverses, des cordons de corbeaux de granit et quelques poutres transversales marquant les étages ; sur les poutres les fientes des oiseaux de nuit, la muraille colossale, quinze pieds d’épaisseur à la base et douze au sommet, çà et là des crevasses et des trous qui avaient été des portes, par où l’on entrevoyait des escaliers dans l’intérieur ténébreux du mur. Le passant qui pénétrait là le soir entendait crier les hulottes, les tette-chèvres, les bihoreaux et les crapauds-volants, et voyait sous ses pieds des ronces, des pierres, des reptiles, et sur sa tête, à travers une rondeur noire qui était le haut de la tour et qui semblait la bouche d’un puits énorme, les étoiles.

C’était la tradition du pays qu’aux étages supérieurs de cette tour il y avait des portes secrètes faites, comme les portes des tombeaux des rois de Juda, d’une grosse pierre tournant sur pivot, s’ouvrant, puis se refermant, et s’effaçant dans la muraille ; mode architecturale rapportée des croisades avec l’ogive. Quand ces portes étaient closes, il était impossible de les retrouver, tant elles étaient bien mêlées aux autres pierres du mur. On voit encore aujourd’hui de ces portes-là dans les mystérieuses cités de l’Anti-Liban, échappées au tremblement des douze villes sous Tibère.


II

LA BRÈCHE.

La brèche par où l’on entrait dans la ruine était une trouée de mine. Pour un connaisseur, familier avec Errard, Sardi et Pagan, cette mine avait été savamment faite. La chambre à feu en bonnet de prêtre était proportionnée à la puissance du donjon qu’elle avait à éventrer. Elle avait dû contenir au moins deux quintaux de poudre. On y arrivait par un canal serpentant qui vaut mieux que le canal droit ; l’écroulement produit par la mine montrait à nu dans le déchirement de la pierre le saucisson, qui avait le diamètre voulu d’un œuf de poule. L’explosion avait fait à la muraille une blessure profonde par où les assiégeants avaient dû pouvoir entrer. Cette tour avait évidemment soutenu, à diverses époques, de vrais sièges en règle ; elle était criblée de mitrailles ; et ces mitrailles n’étaient pas toutes du même temps ; chaque projectile a sa façon de marquer un rempart ; et tous avaient laissé à ce donjon leur balafre, depuis les boulets de pierre du xive siècle jusqu’aux boulets de fer du xviiie.

La brèche donnait entrée dans ce qui avait dû être le rez-de-chaussée. Vis-à-vis de la brèche, dans le mur de la tour, s’ouvrait le guichet d’une crypte taillée dans le roc et se prolongeant dans les fondations de la tour jusque sous la salle du rez-de-chaussée.

Cette crypte, aux trois quarts comblée, a été déblayée en 1835 par les soins de M. Auguste Le Prévost, l’antiquaire de Bernay.


III

L’OUBLIETTE.

Cette crypte était l’oubliette. Tout donjon avait la sienne. Cette crypte, comme beaucoup de caves pénales des mêmes époques, avait deux étages. Le premier étage, où l’on pénétrait par le guichet, était une chambre voûtée assez vaste, de plain-pied avec la salle du rez-de-chaussée. On voyait sur la paroi de cette chambre deux sillons parallèles et verticaux qui allaient d’un mur à l’autre en passant par la voûte où ils étaient profondément empreints, et qui donnaient l’idée de deux ornières. C’étaient deux ornières en effet. Ces deux sillons avaient été creusés par deux roues. Jadis, aux temps féodaux, c’était dans cette chambre que se faisait l’écartèlement, par un procédé moins tapageur que les quatre chevaux. Il y avait là deux roues, si fortes et si grandes qu’elles touchaient les murs et la voûte. On attachait à chacune de ces roues un bras et une jambe du patient, puis on faisait tourner les deux roues en sens inverse, ce qui arrachait l’homme. Il fallait de l’effort ; de là les ornières creusées dans la pierre que les roues effleuraient. On peut voir encore aujourd’hui une chambre de ce genre à Vianden.

Au-dessous de cette chambre il y en avait une autre. C’était l’oubliette véritable. On n’y entrait point par une porte, on y pénétrait par un trou. Le patient, nu, était descendu, au moyen d’une corde sous les aisselles, dans la chambre d’en bas par un soupirail pratiqué au milieu du dallage de la chambre d’en haut. S’il s’obstinait à vivre, on lui jetait sa nourriture par ce trou. On voit encore aujourd’hui un trou de ce genre à Bouillon.

Par ce trou il venait du vent. La chambre d’en bas, creusée sous la salle du rez-de-chaussée, était plutôt un puits qu’une chambre. Elle aboutissait à de l’eau, et un souffle glacial l’emplissait. Ce vent, qui faisait mourir le prisonnier d’en bas, faisait vivre le prisonnier d’en haut. Il rendait la prison respirable. Le prisonnier d’en haut, à tâtons sous sa voûte, ne recevait d’air que par ce trou. Du reste, qui y entrait, ou qui y tombait, n’en sortait plus. C’était au prisonnier à s’en garer dans l’obscurité. Un faux pas pouvait du patient d’en haut faire le patient d’en bas. Cela le regardait. S’il tenait à la vie, ce trou était son danger ; s’il s’ennuyait, ce trou était sa ressource. L’étage supérieur était le cachot, l’étage inférieur était le tombeau. Superposition ressemblante à la société d’alors.

C’est là ce que nos aïeux appelaient « un cul-de-basse-fosse ». La chose ayant disparu, le nom pour nous n’a plus de sens. Grâce à la révolution, nous entendons prononcer ces mots-là avec indifférence.

Du dehors de la tour, au-dessus de la brèche qui en était, il y a quarante ans, l’entrée unique, on apercevait une embrasure plus large que les autres meurtrières, à laquelle pendait un grillage de fer descellé et défoncé.


IV

LE PONT-CHÂTELET.

À cette tour, et du côté opposé à la brèche, se rattachait un pont de pierre de trois arches peu endommagées. Le pont avait porté un corps de logis dont il restait quelques tronçons. Ce corps de logis, où étaient visibles les marques d’un incendie, n’avait plus que sa charpente noircie, sorte d’ossature à travers laquelle passait le jour, et qui se dressait auprès de la tour, comme un squelette à côté d’un fantôme.

Cette ruine est aujourd’hui tout à fait démolie, et il n’en reste aucune trace. Ce qu’ont fait beaucoup de siècles et beaucoup de rois, il suffit d’un jour et d’un paysan pour le défaire.

La Tourgue, abréviation paysanne, signifie la Tour-Gauvain, de même que la Jupelle signifie la Jupellière, et que ce nom d’un bossu chef de bande, Pinson-le-Tort, signifie Pinson-le-Tortu.

La Tourgue, qui il y a quarante ans était une ruine et qui aujourd’hui est une ombre, était en 1793 une forteresse. C’était la vieille bastille des Gauvain, gardant à l’occident l’entrée de la forêt de Fougères, forêt qui, elle-même, est à peine un bois maintenant.

On avait construit cette citadelle sur un de ces gros blocs de schiste qui abondent entre Mayenne et Dinan, et qui sont partout épars parmi les halliers et les bruyères, comme si les titans s’étaient jeté là des pavés à la tête.

La tour était toute la forteresse ; sous la tour le rocher, au pied du rocher un de ces cours d’eau que le mois de janvier change en torrents et que le mois de juin met à sec.

Simplifiée à ce point, cette forteresse était, au moyen-âge, à peu près imprenable. Le pont l’affaiblissait. Les Gauvain gothiques l’avaient bâtie sans pont. On y abordait par une de ces passerelles branlantes qu’un coup de hache suffisait à rompre. Tant que les Gauvain furent vicomtes, elle leur plut ainsi, et ils s’en contentèrent ; mais quand ils furent marquis, et quand ils quittèrent la caverne pour la cour, ils jetèrent trois arches sur le torrent, et ils se firent accessibles du côté de la plaine de même qu’ils s’étaient faits accessibles du côté du roi. Les marquis au xviie siècle, et les marquises au xviiie, ne tenaient plus à être imprenables. Copier Versailles remplaça ceci : continuer les aïeux.

En face de la tour, du côté occidental, il y avait un plateau assez élevé allant aboutir aux plaines ; ce plateau venait presque toucher la tour, et n’en était séparé que par un ravin très creux où coulait le cours d’eau qui est un affluent du Couesnon. Le pont, trait d’union entre la forteresse et le plateau, fut fait haut sur piles ; et sur ces piles on construisit, comme à Chenonceaux, un édifice en style Mansart plus logeable que la tour. Mais les mœurs étaient encore très rudes ; les seigneurs gardèrent la coutume d’habiter les chambres du donjon pareilles à des cachots. Quant au bâtiment sur le pont, qui était une sorte de petit châtelet, on y pratiqua un long couloir qui servait d’entrée et qu’on appela la salle des gardes ; au-dessus de cette salle des gardes, qui était une sorte d’entresol, on mit une bibliothèque, au-dessus de la bibliothèque un grenier. De longues fenêtres à petites vitres en verre de Bohême, des pilastres entre les fenêtres, des médaillons sculptés dans le mur ; trois étages ; en bas des pertuisanes et des mousquets, au milieu, des livres, en haut, des sacs d’avoine ; tout cela était un peu sauvage et fort noble.

La tour à côté était farouche.

Elle dominait cette bâtisse coquette de toute sa hauteur lugubre. De la plate-forme on pouvait foudroyer le pont.

Les deux édifices, l’un abrupt, l’autre poli, se choquaient plus qu’ils ne s’accostaient. Les deux styles n’étaient point d’accord ; bien que deux demi-cercles semblent devoir être identiques, rien ne ressemble moins à un plein-cintre roman qu’une archivolte classique. Cette tour digne des forêts était une étrange voisine pour ce pont digne de Versailles. Qu’on se figure Alain Barbe-Torte donnant le bras à Louis XIV. L’ensemble terrifiait. Des deux majestés mêlées sortait on ne sait quoi de féroce.

Au point de vue militaire, le pont, insistons-y, livrait presque la tour. Il l’embellissait et la désarmait ; en gagnant de l’ornement elle avait perdu de la force. Le pont la mettait de plain-pied avec le plateau. Toujours inexpugnable du côté de la forêt, elle était maintenant vulnérable du côté de la plaine. Autrefois elle commandait le plateau, à présent le plateau la commandait. Un ennemi installé là serait vite maître du pont. La bibliothèque et le grenier étaient pour l’assiégeant, et contre la forteresse. Une bibliothèque et un grenier se ressemblent en ceci que les livres et la paille sont du combustible. Pour un assiégeant qui utilise l’incendie, brûler Homère ou brûler une botte de foin, pourvu que cela brûle, c’est la même chose. Les français l’ont prouvé aux allemands en brûlant la bibliothèque de Heidelberg, et les allemands l’ont prouvé aux français en brûlant la bibliothèque de Strasbourg. Ce pont, ajouté à la Tourgue, était donc stratégiquement une faute ; mais au xviie siècle, sous Colbert et Louvois, les princes Gauvain, pas plus que les princes de Rohan ou les princes de La Trémoille, ne se croyaient désormais assiégeables. Pourtant les constructeurs du pont avaient pris quelques précautions. Premièrement, ils avaient prévu l’incendie ; au-dessous des trois fenêtres du côté aval, ils avaient accroché transversalement, à des crampons qu’on voyait encore il y a un demi-siècle, une forte échelle de sauvetage ayant pour longueur la hauteur des deux premiers étages du pont, hauteur qui dépassait celle de trois étages ordinaires ; deuxièmement, ils avaient prévu l’assaut ; ils avaient isolé le pont de la tour au moyen d’une lourde et basse porte de fer ; cette porte était cintrée ; on la fermait avec une grosse clef qui était dans une cachette connue du maître seul, et, une fois fermée, cette porte pouvait défier le bélier, et presque braver le boulet.

Il fallait passer par le pont pour arriver à cette porte, et passer par cette porte pour pénétrer dans la tour. Pas d’autre entrée.


V

LA PORTE DE FER.

Le deuxième étage du châtelet du pont, surélevé à cause des piles, correspondait avec le deuxième étage de la tour ; c’est à cette hauteur que, pour plus de sûreté, avait été placée la porte de fer.

La porte de fer s’ouvrait du côté du pont sur la bibliothèque et du côté de la tour sur une grande salle voûtée avec pilier au centre. Cette salle, on vient de le dire, était le second étage du donjon. Elle était ronde comme la tour ; de longues meurtrières, donnant sur la campagne, l’éclairaient. La muraille, toute sauvage, était nue, et rien n’en cachait les pierres, d’ailleurs très symétriquement ajustées. On arrivait à cette salle par un escalier en colimaçon pratiqué dans la muraille, chose toute simple quand les murs ont quinze pieds d’épaisseur. Au moyen-âge, on prenait une ville rue par rue, une rue maison par maison, une maison chambre par chambre. On assiégeait une forteresse étage par étage. La Tourgue était sous ce rapport fort savamment disposée, et très revêche et très difficile. On montait d’un étage à l’autre par un escalier en spirale d’un abord malaisé, les portes étaient de biais et n’avaient pas hauteur d’homme, et il fallait baisser la tête pour y passer ; or tête baissée c’est tête assommée ; et, à chaque porte, l’assiégé attendait l’assiégeant.

Il y avait au-dessous de la salle ronde à pilier deux chambres pareilles, qui étaient le premier étage et le rez-de-chaussée, et au-dessus trois ; sur ces six chambres superposées la tour se fermait par un couvercle de pierre qui était la plate-forme, et où l’on arrivait par une étroite guérite.

Les quinze pieds d’épaisseur de muraille qu’on avait dû percer pour y placer la porte de fer, et au milieu desquels elle était scellée, l’emboîtaient dans une longue voussure ; de sorte que la porte, quand elle était fermée, était, tant du côté de la tour que du côté du pont, sous un porche de six ou sept pieds de profondeur ; quand elle était ouverte, ces deux porches se confondaient et faisaient la voûte d’entrée.

Sous le porche du côté du pont s’ouvrait dans l’épaisseur du mur le guichet bas d’une vis-de-Saint-Gilles qui menait au couloir du premier étage sous la bibliothèque ; c’était encore là une difficulté pour l’assiégeant. Le châtelet sur le pont n’offrait à son extrémité du côté du plateau qu’un mur à pic, et le pont était coupé là. Un pont-levis, appliqué contre une porte basse, le mettait en communication avec le plateau, et ce pont-levis, qui, à cause de la hauteur du plateau, ne s’abaissait jamais qu’en plan incliné, donnait dans le long couloir dit salle des gardes. Une fois maître de ce couloir, l’assiégeant, pour arriver à la porte de fer, était forcé d’enlever de vive force l’escalier en vis-de-Saint-Gilles qui montait au deuxième étage.


VI

LA BIBLIOTHÈQUE.

Quant à la bibliothèque, c’était une salle oblongue ayant la largeur et la longueur du pont, et une porte unique, la porte de fer. Une fausse porte battante, capitonnée de drap vert, et qu’il suffisait de pousser, masquait à l’intérieur la voussure d’entrée de la tour. Le mur de la bibliothèque était du haut en bas, et du plancher au plafond, revêtu d’armoires vitrées dans le beau goût de menuiserie du xviie siècle. Six grandes fenêtres, trois de chaque côté, une au-dessus de chaque arche, éclairaient cette bibliothèque. Par ces fenêtres, du dehors et du haut du plateau, on en voyait l’intérieur. Dans les entre-deux de ces fenêtres se dressaient sur des gaines de chêne sculpté six bustes de marbre, Hermolaüs de Byzance, Athénée, grammairien naucratique, Suidas, Casaubon, Clovis, roi de France, et son chancelier Anachalus, lequel, du reste, n’était pas plus chancelier que Clovis n’était roi.

Il y avait dans cette bibliothèque des livres quelconques. Un est resté célèbre. C’était un vieil in-quarto avec estampes, portant pour titre en grosses lettres Saint-Barthélemy, et pour sous-titre Évangile selon saint Barthélemy, précédé d’une dissertation de Pantœnus, philosophe chrétien, sur la question de savoir si cet évangile doit être réputé apocryphe et si saint Barthélemy est le même que Nathanaël. Ce livre, considéré comme exemplaire unique, était sur un pupitre au milieu de la bibliothèque. Au dernier siècle, on le venait voir par curiosité.


VII

LE GRENIER.

Quant au grenier, qui avait, comme la bibliothèque, la forme oblongue du pont, c’était simplement le dessous de la charpente du toit. Cela faisait une grande halle encombrée de paille et de foin, et éclairée par six mansardes. Pas d’autre ornement qu’une figure de saint Barnabé sculptée sur la porte, et au-dessous ce vers :

Barnabus sanctus falcem jubet ire per herbam.

Ainsi une haute et large tour, à six étages, percée çà et là de quelques meurtrières, ayant pour entrée et pour issue unique une porte de fer donnant sur un pont-châtelet fermé par un pont-levis ; derrière la tour, la forêt ; devant la tour, un plateau de bruyères, plus haut que le pont, plus bas que la tour ; sous le pont, entre la tour et le plateau, un ravin profond, étroit, plein de broussailles, torrent en hiver, ruisseau au printemps, fossé pierreux l’été ; voilà ce que c’était que la Tour-Gauvain, dite la Tourgue.

X

LES OTAGES.

Juillet s’écoula, août vint, un souffle héroïque et féroce passait sur la France, deux spectres venaient de traverser l’horizon, Marat un couteau au flanc, Charlotte Corday sans tête, tout devenait formidable. Quant à la Vendée, battue dans la grande stratégie, elle se réfugiait dans la petite, plus redoutable, nous l’avons dit ; cette guerre était maintenant une immense bataille déchiquetée dans les bois ; les désastres de la grosse armée, dite catholique et royale, commençaient ; un décret envoyait en Vendée l’armée de Mayence ; huit mille vendéens étaient morts à Ancenis ; les vendéens étaient repoussés de Nantes, débusqués de Montaigu, expulsés de Thouars, chassés de Noirmoutier, culbutés hors de Cholet, de Mortagne et de Saumur ; ils évacuaient Parthenay, ils abandonnaient Clisson ; ils lâchaient pied à Châtillon ; ils perdaient un drapeau à Saint-Hilaire ; ils étaient battus à Pornic, aux Sables, à Fontenay, à Doué, au Château-d’Eau, aux Ponts-de-Cé ; ils étaient en échec à Luçon, en retraite à la Châtaigneraye, en déroute à la Roche-sur-Yon ; mais, d’une part, ils menaçaient la Rochelle, et d’autre part, dans les eaux de Guernesey, une flotte anglaise, aux ordres du général Craig, portant, mêlés aux meilleurs officiers de la marine française, plusieurs régiments anglais, n’attendait qu’un signal du marquis de Lantenac pour débarquer. Ce débarquement pouvait redonner la victoire à la révolte royaliste. Pitt était d’ailleurs un malfaiteur d’état ; dans la politique il y a la trahison de même que dans la panoplie il y a le poignard ; Pitt poignardait notre pays et trahissait le sien ; c’est trahir son pays que de le déshonorer ; l’Angleterre, sous lui et par lui, faisait la guerre punique. Elle espionnait, fraudait, mentait. Braconnière et faussaire, rien ne lui répugnait ; elle descendait jusqu’aux minuties de la haine. Elle faisait accaparer le suif, qui coûtait cinq francs la livre ; on saisissait à Lille, sur un anglais, une lettre de Prigent, agent de Pitt en Vendée, où on lisait ces lignes : « Je vous prie de ne pas épargner l’argent. Nous espérons que les assassinats se feront avec prudence. Les prêtres déguisés et les femmes sont les personnes les plus propres à cette opération. Envoyez soixante mille livres à Rouen et cinquante mille livres à Caen. » Cette lettre fut lue par Barère à la Convention le 1er août. À ces perfidies ripostaient les sauvageries de Parein et plus tard les atrocités de Carrier. Les républicains de Metz et les républicains du Midi demandaient à marcher contre les rebelles. Un décret ordonnait la formation de vingt-quatre compagnies de pionniers pour incendier les haies et les clôtures du Bocage. Crise inouïe. La guerre ne cessait sur un point que pour recommencer sur l’autre. Pas de grâce ! pas de prisonniers ! était le cri des deux partis. L’histoire était pleine d’une ombre terrible.

Dans ce mois d’août, la Tourgue était assiégée.

Un soir, pendant le lever des étoiles, dans le calme d’un crépuscule caniculaire, pas une feuille ne remuant dans la forêt, pas une herbe ne frissonnant dans la plaine, à travers le silence de la nuit tombante, un son de trompe se fit entendre. Ce son de trompe venait du haut de la tour.

À ce son de trompe répondit un son de clairon qui venait d’en bas.

Au haut de la tour il y avait un homme armé ; en bas, dans l’ombre, il y avait un camp.

On distinguait confusément dans l’obscurité autour de la Tour-Gauvain un fourmillement de formes noires. Ce fourmillement était un bivouac. Quelques feux commençaient à s’y allumer sous les arbres de la forêt et parmi les bruyères du plateau, et piquaient çà et là de points lumineux les ténèbres, comme si la terre voulait s’étoiler en même temps que le ciel. Sombres étoiles que celles de la guerre ! Le bivouac du côté du plateau se prolongeait jusqu’aux plaines et du côté de la forêt s’enfonçait dans le hallier. La Tourgue était bloquée.

L’étendue du bivouac des assiégeants indiquait une troupe nombreuse.

Le camp serrait la forteresse étroitement, et venait du côté de la tour jusqu’au rocher et du côté du pont jusqu’au ravin.

Il y eut un deuxième bruit de trompe que suivit un deuxième coup de clairon.

Cette trompe interrogeait et ce clairon répondait.

Cette trompe, c’était la tour qui demandait au camp : Peut-on vous parler ? et ce clairon, c’était le camp qui répondait : Oui.

À cette époque, les vendéens n’étant pas considérés par la Convention comme belligérants, et défense étant faite par décret d’échanger avec les « brigands » des parlementaires, on suppléait comme on pouvait aux communications que le droit des gens autorise dans la guerre ordinaire et interdit dans la guerre civile. De là, dans l’occasion, une certaine entente entre la trompe paysanne et le clairon militaire. Le premier appel n’était qu’une entrée en matière, le second appel posait la question : Voulez-vous écouter ? Si, à ce second appel, le clairon se taisait, refus ; si le clairon répondait, consentement. Cela signifiait : Trêve de quelques instants.

Le clairon ayant répondu au deuxième appel, l’homme qui était au haut de la tour parla, et l’on entendit ceci :

« — Hommes qui m’écoutez, je suis Gouge-le-Bruant, surnommé Brise-Bleu, parce que j’ai exterminé beaucoup des vôtres, et surnommé aussi l’Imânus, parce que j’en tuerai encore plus que je n’en ai tué ; j’ai eu le doigt coupé d’un coup de sabre sur le canon de mon fusil à l’attaque de Granville, et vous avez fait guillotiner à Laval mon père et ma mère, et ma sœur Jacqueline, âgée de dix-huit ans. Voilà ce que je suis.

« Je vous parle au nom de monseigneur le marquis Gauvain de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, seigneur des sept forêts, mon maître.

« Sachez d’abord que monseigneur le marquis, avant de s’enfermer dans cette tour où vous le tenez bloqué, a distribué la guerre entre six chefs, ses lieutenants ; il a donné à Delière le pays entre la route de Brest et la route d’Ernée ; à Treton, le pays entre la Roë et Laval ; à Jacquet, dit Taillefer, la lisière du Haut-Maine ; à Gaulier, dit Grand-Pierre, Château-Gontier ; à Lecomte, Craon ; Fougères, à monsieur Dubois-Guy ; et toute la Mayenne à monsieur de Rochambeau ; de sorte que rien n’est fini pour vous par la prise de cette forteresse, et que, lors même que monseigneur le marquis mourrait, la Vendée de Dieu et du roi ne mourra pas.

« Ce que j’en dis, sachez cela, est pour vous avertir. Monseigneur est là, à mes côtés. Je suis la bouche par où passent ses paroles. Hommes qui nous assiégez, faites silence.

« Voici ce qu’il importe que vous entendiez :

« N’oubliez pas que la guerre que vous nous faites n’est point juste. Nous sommes des gens qui habitons notre pays, et nous combattons honnêtement, et nous sommes simples et purs sous la volonté de Dieu comme l’herbe sous la rosée. C’est la république qui nous a attaqués ; elle est venue nous troubler dans nos campagnes, et elle a brûlé nos maisons et nos récoltes et mitraillé nos métairies, et nos femmes et nos enfants ont été obligés de s’enfuir pieds nus dans les bois pendant que la fauvette d’hiver chantait encore.

« Vous qui êtes ici et qui m’entendez, vous nous avez traqués dans la forêt, et vous nous cernez dans cette tour ; vous avez tué ou dispersé ceux qui s’étaient joints à nous ; vous avez du canon ; vous avez réuni à votre colonne les garnisons et postes de Mortain, de Barenton, de Teilleul, de Landivy, d’Évran, de Tinténiac et de Vitré, ce qui fait que vous êtes quatre mille cinq cents soldats qui nous attaquez ; et nous, nous sommes dix-neuf hommes qui nous défendons.

« Nous avons des vivres et des munitions.

« Vous avez réussi à pratiquer une mine et à faire sauter un morceau de notre rocher et un morceau de notre mur.

« Cela a fait un trou au pied de la tour, et ce trou est une brèche par laquelle vous pouvez entrer, bien qu’elle ne soit pas à ciel ouvert et que la tour, toujours forte et debout, fasse voûte au-dessus d’elle.

« Maintenant vous préparez l’assaut.

« Et nous, d’abord monseigneur le marquis, qui est prince de Bretagne et prieur séculier de l’abbaye de Sainte-Marie de Lantenac, où une messe de tous les jours a été fondée par la reine Jeanne, ensuite les autres défenseurs de la tour, dont est monsieur l’abbé Turmeau, en guerre Grand-Francœur, mon camarade Guinoiseau, qui est capitaine du Camp-Vert, mon camarade Chante-en-Hiver, qui est capitaine du camp de l’Avoine, mon camarade la Musette, qui est capitaine du camp des Fourmis, et moi, paysan, qui suis né au bourg de Daon, où coule le ruisseau Moriandre, nous tous, nous avons une chose à vous dire.

« Hommes qui êtes au bas de cette tour, écoutez.

« Nous avons en nos mains trois prisonniers, qui sont trois enfants. Ces enfants ont été adoptés par un de vos bataillons, et ils sont à vous. Nous vous offrons de vous rendre ces trois enfants.

« À une condition.

« C’est que nous aurons la sortie libre.

« Si vous refusez, écoutez bien, vous ne pouvez attaquer que de deux façons, par la brèche, du côté de la forêt ; ou par le pont, du côté du plateau. Le bâtiment sur le pont a trois étages ; dans l’étage d’en bas, moi l’Imânus, moi qui vous parle, j’ai fait mettre six tonnes de goudron et cent fascines de bruyères sèches ; dans l’étage d’en haut, il y a de la paille ; dans l’étage du milieu, il y a des livres et des papiers ; la porte de fer qui communique du pont avec la tour est fermée, et monseigneur en a la clef sur lui ; moi, j’ai fait sous la porte un trou, et par ce trou passe une mèche soufrée dont un bout est dans une des tonnes de goudron et l’autre bout à la portée de ma main, dans l’intérieur de la tour ; j’y mettrai le feu quand bon me semblera. Si vous refusez de nous laisser sortir, les trois enfants seront placés dans le deuxième étage du pont, entre l’étage où aboutit la mèche soufrée et où est le goudron et l’étage où est la paille, et la porte de fer sera refermée sur eux. Si vous attaquez par le pont, ce sera vous qui incendierez le bâtiment ; si vous attaquez par la brèche, ce sera nous ; si vous attaquez à la fois par la brèche et par le pont, le feu sera mis à la fois par vous et par nous ; et, dans tous les cas, les trois enfants périront.

« À présent, acceptez ou refusez.

« Si vous acceptez, nous sortons.

« Si vous refusez, les enfants meurent.

« J’ai dit. » —

L’homme qui parlait du haut de la tour se tut.

Une voix d’en bas cria :

— Nous refusons.

Cette voix était brève et sévère. Une autre voix moins dure, ferme pourtant, ajouta :

— Nous vous donnons vingt-quatre heures pour vous rendre à discrétion.

Il y eut un silence, et la même voix continua :

— Demain, à pareille heure, si vous n’êtes pas rendus, nous donnons l’assaut.

Et la première voix reprit :

— Et alors pas de quartier.

À cette voix farouche, une autre voix répondit du haut de la tour. On vit entre deux créneaux se pencher une haute silhouette dans laquelle on put, à la lueur des étoiles, reconnaître la redoutable figure du marquis de Lantenac, et cette figure, d’où un regard tombait dans l’ombre et semblait chercher quelqu’un, cria :

— Tiens, c’est toi, prêtre !

— Oui, c’est moi, traître ! répondit la rude voix d’en bas.

XI

AFFREUX COMME L’ANTIQUE.

La voix implacable en effet était la voix de Cimourdain ; la voix plus jeune et moins absolue était celle de Gauvain.

Le marquis de Lantenac en reconnaissant l’abbé Cimourdain ne s’était pas trompé.

En peu de semaines, dans ce pays que la guerre civile faisait sanglant, Cimourdain, on le sait, était devenu fameux ; pas de notoriété plus lugubre que la sienne ; on disait : Marat à Paris, Châlier à Lyon, Cimourdain en Vendée. On flétrissait l’abbé Cimourdain de tout le respect qu’on avait eu pour lui autrefois ; c’est là l’effet de l’habit de prêtre retourné. Cimourdain faisait horreur. Les sévères sont des infortunés ; qui voit leurs actes les condamne, qui verrait leur conscience les absoudrait peut-être. Un Lycurgue qui n’est pas expliqué semble un Tibère. Quoi qu’il en fût, deux hommes, le marquis de Lantenac et l’abbé Cimourdain, étaient égaux dans la balance de haine ; la malédiction des royalistes sur Cimourdain faisait contrepoids à l’exécration des républicains pour Lantenac. Chacun de ces deux hommes était, pour le camp opposé, le monstre ; à tel point qu’il se produisit ce fait singulier que, tandis que Prieur de la Marne à Granville mettait à prix la tête de Lantenac, Charette à Noirmoutier mettait à prix la tête de Cimourdain.

Disons-le, ces deux hommes, le marquis et le prêtre, étaient jusqu’à un certain point le même homme. Le masque de bronze de la guerre civile a deux profils, l’un tourné vers le passé, l’autre tourné vers l’avenir, mais aussi tragiques l’un que l’autre. Lantenac était le premier de ces profils, Cimourdain était le second ; seulement l’amer rictus de Lantenac était couvert d’ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avait une lueur d’aurore.

Cependant la Tourgue assiégée avait un répit.

Grâce à l’intervention de Gauvain, on vient de le voir, une sorte de trêve de vingt-quatre heures avait été convenue.

L’Imânus, du reste, était bien renseigné, et, par suite des réquisitions de Cimourdain, Gauvain avait maintenant sous ses ordres quatre mille cinq cents hommes, tant garde nationale que troupe de ligne, avec lesquels il cernait Lantenac dans la Tourgue, et il avait pu braquer contre la forteresse douze pièces de canon, six du côté de la tour sur la lisière de la forêt, en batterie enterrée, et six du côté du pont, sur le plateau en batterie haute. Il avait pu faire jouer la mine, et la brèche était ouverte au pied de la tour.

Ainsi, sitôt les vingt-quatre heures de trêve expirées, la lutte allait s’engager dans les conditions que voici :

Sur le plateau et dans la forêt, on était quatre mille cinq cents.

Dans la tour, dix-neuf.

Les noms de ces dix-neuf assiégés peuvent être retrouvés par l’histoire dans les affiches de mise hors la loi. Nous les rencontrerons peut-être.

Pour commander à ces quatre mille cinq cents hommes qui étaient presque une armée, Cimourdain aurait voulu que Gauvain se laissât faire adjudant-général. Gauvain avait refusé, et avait dit : — Quand Lantenac sera pris, nous verrons. Je n’ai encore rien mérité.

Ces grands commandements avec d’humbles grades étaient d’ailleurs dans les mœurs républicaines. Bonaparte, plus tard, fut en même temps chef d’escadron d’artillerie et général en chef de l’armée d’Italie.

La Tour-Gauvain avait une destinée étrange ; un Gauvain l’attaquait, un Gauvain la défendait. De là une certaine réserve dans l’attaque, mais non dans la défense, car M. de Lantenac était de ceux qui ne ménagent rien, et d’ailleurs il avait surtout habité Versailles et n’avait aucune superstition pour la Tourgue, qu’il connaissait à peine. Il était venu s’y réfugier, n’ayant plus d’autre asile, voilà tout ; mais il l’eût démolie sans scrupule. Gauvain était plus respectueux.

Le point faible de la forteresse était le pont ; mais dans la bibliothèque, qui était sur le pont, il y avait les archives de la famille ; si l’assaut était donné là, l’incendie du pont était inévitable ; il semblait à Gauvain que brûler les archives, c’était attaquer ses pères. La Tourgue était le manoir de famille des Gauvain ; c’est de cette tour que mouvaient tous leurs fiefs de Bretagne, de même que tous les fiefs de France mouvaient de la tour du Louvre ; les souvenirs domestiques des Gauvain étaient là ; lui-même, il y était né ; les fatalités tortueuses de la vie l’amenaient à attaquer, homme, cette muraille vénérable qui l’avait protégé enfant. Serait-il impie envers cette demeure jusqu’à la mettre en cendres ? Peut-être son propre berceau, à lui Gauvain, était-il dans quelque coin du grenier de la bibliothèque. Certaines réflexions sont des émotions. Gauvain, en présence de l’antique maison de famille, se sentait ému. C’est pourquoi il avait épargné le pont. Il s’était borné à rendre toute sortie ou toute évasion impossible par cette issue et à tenir le pont en respect par une batterie, et il avait choisi pour l’attaque le côté opposé. De là, la mine et la sape au pied de la tour.

Cimourdain l’avait laissé faire ; il se le reprochait, car son âpreté fronçait le sourcil devant toutes ces vieilleries gothiques, et il ne voulait pas plus l’indulgence pour les édifices que pour les hommes. Ménager un château, c’était un commencement de clémence. Or la clémence était le côté faible de Gauvain ; Cimourdain, on le sait, le surveillait et l’arrêtait sur cette pente, à ses yeux funeste. Pourtant lui-même, et en ne se l’avouant qu’avec une sorte de colère, il n’avait pas revu la Tourgue sans un secret tressaillement ; il se sentait attendri devant cette salle studieuse où étaient les premiers livres qu’il eût fait lire à Gauvain ; il avait été curé du village voisin, Parigné ; il avait, lui, Cimourdain, habité les combles du châtelet du pont ; c’est dans la bibliothèque qu’il tenait entre ses genoux le petit Gauvain épelant l’alphabet ; c’est entre ces vieux quatre murs-là qu’il avait vu son élève bien-aimé, le fils de son âme, grandir comme homme et croître comme esprit. Cette bibliothèque, ce châtelet, ces murs pleins de ses bénédictions sur l’enfant, allait-il les foudroyer et les brûler ? Il leur faisait grâce. Non sans remords.

Il avait laissé Gauvain entamer le siège sur le point opposé. La Tourgue avait son côté sauvage, la tour, et son côté civilisé, la bibliothèque. Cimourdain avait permis à Gauvain de ne battre en brèche que le côté sauvage.

Du reste, attaquée par un Gauvain, défendue par un Gauvain, cette vieille demeure revenait, en pleine révolution française, à ses habitudes féodales. Les guerres entre parents sont toute l’histoire du moyen âge ; les Étéocles et les Polynices sont gothiques aussi bien que grecs, et Hamlet fait dans Elseneur ce qu’Oreste a fait dans Argos.

XII

LE SAUVETAGE S’ÉBAUCHE.

Toute la nuit se passa, de part et d’autre, en préparatifs.

Sitôt le sombre pourparler qu’on vient d’entendre terminé, le premier soin de Gauvain fut d’appeler son lieutenant.

Guéchamp, qu’il faut un peu connaître, était un homme de second plan, honnête, intrépide, médiocre, meilleur soldat que chef, rigoureusement intelligent jusqu’au point où c’est le devoir de ne plus comprendre, jamais attendri, inaccessible à la corruption, quelle qu’elle fût, aussi bien à la vénalité qui corrompt la conscience qu’à la pitié qui corrompt la justice. Il avait sur l’âme et sur le cœur ces deux abat-jour, la discipline et la consigne, comme un cheval a ses garde-vue sur les deux yeux, et il marchait devant lui dans l’espace que cela lui laissait libre. Son pas était droit, mais sa route était étroite.

Du reste, homme sûr ; rigide dans le commandement, exact dans l’obéissance.

Gauvain adressa vivement la parole à Guéchamp.

— Guéchamp, une échelle.

— Mon commandant, nous n’en avons pas.

— Il faut en avoir une.

— Pour escalade ?

— Non. Pour sauvetage.

Guéchamp réfléchit et répondit :

— Je comprends. Mais pour ce que vous voulez, il la faut très haute.

— D’au moins trois étages.

— Oui, mon commandant, c’est à peu près la hauteur.

— Et il faut dépasser cette hauteur, car il faut être sûr de réussir.

— Sans doute.

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas d’échelle ?

— Mon commandant, vous n’avez pas jugé à propos d’assiéger la Tourgue par le plateau, vous vous êtes contenté de la bloquer de ce côté-là ; vous avez voulu attaquer, non par le pont, mais par la tour. On ne s’est plus occupé que de la mine, et l’on a renoncé à l’escalade. C’est pourquoi nous n’avons pas d’échelles.

— Faites-en faire une sur-le-champ.

— Une échelle de trois étages ne s’improvise pas.

— Faites ajouter bout à bout plusieurs échelles courtes.

— Il faut en avoir.

— Trouvez-en.

— On n’en trouvera pas. Partout les paysans détruisent les échelles, de même qu’ils démontent les charrettes et qu’ils coupent les ponts.

— Ils veulent paralyser la république, c’est vrai.

— Ils veulent que nous ne puissions ni traîner un charroi, ni passer une rivière, ni escalader un mur.

— Il me faut une échelle, pourtant.

— J’y songe, mon commandant, il y a à Javené, près de Fougères, une grande charpenterie. On peut en avoir une là.

— Il n’y a pas une minute à perdre.

— Quand voulez-vous avoir l’échelle ?

— Demain, à pareille heure, au plus tard.

— Je vais envoyer à Javené un exprès à franc-étrier. Il portera l’ordre de réquisition. Il y a à Javené un poste de cavalerie qui fournira l’escorte. L’échelle pourra être ici demain avant le coucher du soleil.

— C’est bien, cela suffira, dit Gauvain, faites vite. Allez.

Dix minutes après, Guéchamp revint et dit à Gauvain :

— Mon commandant, l’exprès est parti pour Javené.

Gauvain monta sur le plateau et demeura longtemps l’œil fixé sur le pont-châtelet qui était en travers du ravin. Le pignon du châtelet, sans autre baie que la basse entrée fermée par le pont-levis dressé, faisait face à l’escarpement du ravin. Pour arriver du plateau au pied des piles du pont, il fallait descendre le long de cet escarpement, ce qui n’était pas impossible, de broussaille en broussaille. Mais une fois dans le fossé, l’assaillant serait exposé à tous les projectiles pouvant pleuvoir des trois étages. Gauvain acheva de se convaincre qu’au point où le siège en était, la véritable attaque était par la brèche de la tour.

Il prit toutes ses mesures pour qu’aucune fuite ne fut possible ; il compléta l’étroit blocus de la Tourgue ; il resserra les mailles de ses bataillons de façon que rien ne pût passer au travers. Gauvain et Cimourdain se partagèrent l’investissement de la forteresse ; Gauvain se réserva le côté de la forêt et donna à Cimourdain le côté du plateau. Il fut convenu que, tandis que Gauvain, secondé par Guéchamp, conduirait l’assaut par la sape, Cimourdain, toutes les mèches de la batterie haute allumées, observerait le pont et le ravin.

XIII

CE QUE FAIT LE MARQUIS.

Pendant qu’au dehors tout s’apprêtait pour l’attaque, au dedans tout s’apprêtait pour la résistance.

Ce n’est pas sans une réelle analogie qu’une tour se nomme une douve, et l’on frappe quelquefois une tour d’un coup de mine comme une douve d’un coup de poinçon. La muraille se perce comme une bonde. C’est ce qui était arrivé à la Tourgue.

Le puissant coup de poinçon donné par deux ou trois quintaux de poudre avait troué de part en part le mur énorme. Ce trou partait du pied de la tour, traversait la muraille dans sa plus grande épaisseur et venait aboutir en arcade informe dans le rez-de-chaussée de la forteresse. Du dehors, les assiégeants, afin de rendre ce trou praticable à l’assaut, l’avaient élargi et façonné à coups de canon.

Le rez-de-chaussée où pénétrait cette brèche était une grande salle ronde toute nue, avec pilier central portant la clef de voûte. Cette salle, qui était la plus vaste de tout le donjon, n’avait pas moins de quarante pieds de diamètre. Chacun des étages de la tour se composait d’une chambre pareille, mais moins large, avec des logettes dans les embrasures des meurtrières. La salle du rez-de-chaussée n’avait pas de meurtrières, pas de soupiraux, pas de lucarnes ; juste autant de jour et d’air qu’une tombe.

La porte des oubliettes, faite de plus de fer que de bois, était dans la salle du rez-de-chaussée. Une autre porte de cette salle ouvrait sur un escalier qui conduisait aux chambres supérieures. Tous les escaliers étaient pratiqués dans l’épaisseur du mur.

C’est dans cette salle basse que les assiégeants avaient chance d’arriver par la brèche qu’ils avaient faite. Cette salle prise, il leur restait la tour à prendre.

On n’avait jamais respiré dans cette salle basse. Nul n’y passait vingt-quatre heures sans être asphyxié. Maintenant, grâce à la brèche, on y pouvait vivre.

C’est pourquoi les assiégés ne fermèrent pas la brèche.

D’ailleurs, à quoi bon ? Le canon l’eût rouverte.

Ils piquèrent dans le mur une torchère de fer, y plantèrent une torche, et cela éclaira le rez-de-chaussée.

Maintenant, comment s’y défendre ?

Murer le trou était facile, mais inutile. Une retirade valait mieux. Une retirade, c’est un retranchement à angle rentrant, sorte de barricade chevronnée qui permet de faire converger les feux sur les assaillants, et qui, en laissant à l’extérieur la brèche ouverte, la bouche à l’intérieur. Les matériaux ne leur manquaient pas ; ils construisirent une retirade, avec fissures pour le passage des canons de fusil. L’angle de la retirade s’appuyait au pilier central ; les deux ailes touchaient le mur des deux côtés. Cela fait, on disposa dans les bons endroits des fougasses.

Le marquis dirigeait tout. Inspirateur, ordonnateur, guide et maître, âme terrible.

Lantenac était de cette race d’hommes de guerre du xviiie siècle qui, à quatrevingts ans, sauvaient des villes. Il ressemblait à ce comte d’Alberg qui, presque centenaire, chassa de Riga le roi de Pologne.

— Courage, amis ! disait le marquis ; au commencement de ce siècle, en 1713, à Bender, Charles xii, enfermé dans une maison, a tenu tête, avec trois cents suédois, à vingt mille turcs.

On barricada les deux étages d’en bas, on fortifia les chambres, on crénela les alcôves, on contrebuta les portes avec des solives enfoncées à coups de maillet, qui faisaient comme des arcs-boutants ; seulement on dut laisser libre l’escalier en spirale qui communiquait à tous les étages, car il fallait pouvoir y circuler, et l’entraver pour l’assiégeant, c’eût été l’entraver pour l’assiégé. La défense des places a toujours ainsi un côté faible.

Le marquis, infatigable, robuste comme un jeune homme, soulevant des poutres, portant des pierres, donnait l’exemple, mettait la main à la besogne, commandait, aidait, fraternisait, riait avec ce clan féroce, toujours le seigneur pourtant, haut, familier, élégant, farouche.

Il ne fallait pas lui répliquer. Il disait : Si une moitié de vous se révoltait, je la ferais fusiller par l’autre, et je défendrais la place avec le reste. Ces choses-là font qu’on adore un chef.

XIV

CE QUE FAIT L’IMÂNUS.

Pendant que le marquis s’occupait de la brèche et de la tour, l’Imânus s’occupait du pont. Dès le commencement du siège, l’échelle de sauvetage, suspendue transversalement en dehors et au-dessous des fenêtres du deuxième étage, avait été retirée par ordre du marquis, et placée par l’Imânus dans la salle de la bibliothèque. C’est peut-être à cette échelle-là que Gauvain voulait suppléer. Les fenêtres du premier étage entresol, dite salle des gardes, étaient défendues par une triple armature de barreaux de fer scellés dans la pierre, et l’on ne pouvait ni entrer ni sortir par là.

Il n’y avait point de barreaux aux fenêtres de la bibliothèque, mais elles étaient très hautes.

L’Imânus se fit accompagner de trois hommes, comme lui capables de tout et résolus à tout. Ces hommes étaient Hoisnard, dit Branche-d’Or, et les deux frères Pique-en-Bois. L’Imânus prit une lanterne sourde, ouvrit la porte de fer, et visita minutieusement les trois étages du châtelet du pont. Hoisnard Branche-d’Or était aussi implacable que l’Imânus, ayant eu un frère tué par les républicains.

L’Imânus examina l’étage d’en haut, regorgeant de foin et de paille, et l’étage d’en bas, dans lequel il fit apporter quelques pots à feu, qu’il ajouta aux tonnes de goudron ; il fit mettre le tas de fascines de bruyères en contact avec les tonnes de goudron, et il s’assura du bon état de la mèche soufrée dont une extrémité était dans le pont et l’autre dans la tour. Il répandit sur le plancher, sous les tonnes et sous les fascines, une mare de goudron où il immergea le bout de la mèche soufrée ; puis il fit placer dans la salle de la bibliothèque, entre le rez-de-chaussée où était le goudron et le grenier où était la paille, les trois berceaux où étaient René-Jean, Gros-Alain et Georgette, plongés dans un profond sommeil. On apporta les berceaux très doucement pour ne point réveiller les petits.

C’étaient de simples petites crèches de campagne, sortes de corbeilles d’osier très basses qu’on pose à terre, ce qui permet à l’enfant de sortir du berceau seul et sans aide. Près de chaque berceau, l’Imânus fit placer une écuelle de soupe avec une cuiller de bois. L’échelle de sauvetage décrochée de ses crampons avait été déposée sur le plancher, contre le mur ; l’Imânus fit ranger les trois berceaux bout à bout le long de l’autre mur en regard de l’échelle. Puis, pensant que des courants d’air pouvaient être utiles, il ouvrit toutes grandes les six fenêtres de la bibliothèque. C’était une nuit d’été, bleue et tiède.

Il envoya les frères Pique-en-Bois ouvrir les fenêtres de l’étage inférieur et de l’étage supérieur. Il avait remarqué, sur la façade orientale de l’édifice, un grand vieux lierre desséché, couleur d’amadou, qui couvrait tout un côté du pont du haut en bas et encadrait les fenêtres des trois étages. Il pensa que ce lierre ne nuirait pas. L’Imânus jeta partout un dernier coup d’œil ; après quoi, ces quatre hommes sortirent du châtelet et rentrèrent dans le donjon. L’Imânus referma la lourde porte de fer à double tour, considéra attentivement la serrure énorme et terrible, et examina, avec un signe de tête satisfait, la mèche soufrée qui passait par le trou pratiqué par lui, et était désormais la seule communication entre la tour et le pont. Cette mèche partait de la chambre ronde, passait sous la porte de fer, entrait sous la voussure, descendait l’escalier du rez-de-chaussée du pont, serpentait sur les degrés en spirale, rampait sur le plancher du couloir entresol, et allait aboutir à la mare de goudron sous le tas de fascines sèches. L’Imânus avait calculé qu’il fallait environ un quart d’heure pour que cette mèche, allumée dans l’intérieur de la tour, mît le feu à la mare de goudron sous la bibliothèque. Tous ces arrangements pris, et toutes ces inspections faites, il rapporta la clef de la porte de fer au marquis de Lantenac, qui la mit dans sa poche.

Il importait de surveiller tous les mouvements des assiégeants. L’Imânus alla se poster en vedette, sa trompe de bouvier à la ceinture, dans la guérite de la plate-forme, au haut de la tour. Tout en observant, un œil sur la forêt, un œil sur le plateau, il avait près de lui, dans l’embrasure de la lucarne de la guérite, une poire à poudre, un sac de toile plein de balles de calibre, et de vieux journaux qu’il déchirait, et il faisait des cartouches.

Quand le soleil parut, il éclaira dans la forêt huit bataillons, le sabre au côté, la giberne au dos, la bayonnette au fusil, prêts à l’assaut ; sur le plateau, une batterie de canons, avec caissons, gargousses et boîtes à mitraille ; dans la forteresse, dix-neuf hommes chargeant des tromblons, des mousquets, des pistolets et des espingoles ; et dans les trois berceaux trois enfants endormis.