Quatrevingt-treize/III, 5

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 295-306).

LIVRE CINQUIÈME.

IN DÆMONE DEUS.



I

TROUVÉS, MAIS PERDUS.

Au moment où Michelle Fléchard avait aperçu la terre rougie par le soleil couchant, elle en était à plus d’une lieue. Elle qui pouvait à peine faire un pas, elle n’avait point hésité devant cette lieue à faire. Les femmes sont faibles, mais les mères sont fortes. Elle avait marché.

Le soleil s’était couché ; le crépuscule était venu, puis l’obscurité profonde ; elle avait entendu, marchant toujours, sonner au loin, à un clocher qu’on ne voyait pas, huit heures, puis neuf heures. Ce clocher était probablement celui de Parigné. De temps en temps elle s’arrêtait pour écouter des espèces de coups sourds qui étaient peut-être un des fracas vagues de la nuit.

Elle avançait droit devant elle, cassant les ajoncs et les landes aiguës sous ses pieds sanglants. Elle était guidée par une faible clarté qui se dégageait du donjon lointain, le faisait saillir, et donnait dans l’ombre à cette tour un rayonnement mystérieux. Cette clarté devenait plus vive quand les coups devenaient plus distincts, puis elle s’effaçait.

Le vaste plateau où cheminait Michelle Fléchard n’était qu’herbe et bruyère, sans une maison ni un arbre ; il s’élevait insensiblement, et, à perte de vue, appuyait sa longue ligne droite et dure sur le sombre horizon étoilé. Ce qui la soutint dans cette montée, c’est qu’elle avait toujours la tour sous les yeux.

Elle la voyait grandir lentement.

Les détonations étouffées et les lueurs pâles qui sortaient de la tour avaient, nous venons de le dire, des intermittences ; elles s’interrompaient, puis reprenaient, proposant on ne sait quelle poignante énigme à la misérable mère en détresse.

Brusquement elles cessèrent ; tout s’éteignit, bruit et clarté ; il y eut un moment de plein silence, une sorte de paix lugubre se fit.

C’est en cet instant-là que Michelle Fléchard arriva au bord du plateau.

Elle aperçut à ses pieds un ravin dont le fond se perdait dans une blême épaisseur de nuit ; à quelque distance, sur le haut du plateau, un enchevêtrement de roues, de talus et d’embrasures qui était une batterie de canons ; et, devant elle, confusément éclairé par les mèches allumées de la batterie, un énorme édifice qui semblait bâti avec des ténèbres plus noires que toutes les autres ténèbres qui l’entouraient.

Cet édifice se composait d’un pont dont les arches plongeaient dans le ravin, et d’une sorte de château qui s’élevait sur le pont, et le château et le pont s’appuyaient à une haute rondeur obscure, qui était la tour vers laquelle cette mère avait marché de si loin.

On voyait des clartés aller et venir aux lucarnes de la tour, et, à une rumeur qui en sortait, on la devinait pleine d’une foule d’hommes dont quelques silhouettes débordaient en haut jusque sur la plate-forme.

Il y avait près de la batterie un campement dont Michelle Fléchard distinguait les vedettes ; mais, dans l’obscurité et dans les broussailles, elle n’en avait pas été aperçue.

Elle était parvenue au bord du plateau, si près du pont qu’il lui semblait presque qu’elle y pouvait toucher avec la main. La profondeur du ravin l’en séparait. Elle distinguait dans l’ombre les trois étages du château du pont.

Elle resta un temps quelconque, car les mesures du temps s’effaçaient dans son esprit, absorbée et muette devant ce ravin béant et cette bâtisse ténébreuse. Qu’était-ce que cela ? Que se passait-il là ? Était-ce la Tourgue ? Elle avait le vertige d’on ne sait quelle attente qui ressemblait à l’arrivée et au départ. Elle se demandait pourquoi elle était là.

Elle regardait, elle écoutait.

Subitement elle ne vit plus rien.

Un voile de fumée venait de monter entre elle et ce qu’elle regardait. Une âcre cuisson lui fit fermer les yeux. À peine avait-elle clos les paupières qu’elles s’empourprèrent et devinrent lumineuses. Elle les rouvrit.

Ce n’était plus la nuit qu’elle avait devant elle, c’était le jour ; mais une espèce de jour funeste, le jour qui sort du feu. Elle avait sous les yeux un commencement d’incendie.

La fumée de noire était devenue écarlate, et une grande flamme était dedans ; cette flamme apparaissait, puis disparaissait, avec ces torsions farouches qu’ont les éclairs et les serpents.

Cette flamme sortait comme une langue de quelque chose qui ressemblait à une gueule et qui était une fenêtre pleine de feu. Cette fenêtre, grillée de barreaux de fer déjà rouges, était une des croisées de l’étage inférieur du château construit sur le pont. De tout l’édifice on n’apercevait que cette fenêtre. La fumée couvrait tout, même le plateau, et l’on ne distinguait que le bord du ravin, noir sur la flamme vermeille.

Michelle Fléchard, étonnée, regardait. La fumée est nuage, le nuage est rêve ; elle ne savait plus ce qu’elle voyait. Devait-elle fuir ? Devait-elle rester ? Elle se sentait presque hors du réel.

Un souffle de vent passa et fendit le rideau de fumée, et dans la déchirure la tragique bastille, soudainement démasquée, se dressa visible tout entière, donjon, pont, châtelet, éblouissante, horrible, avec la magnifique dorure de l’incendie, réverbéré sur elle de haut en bas. Michelle Fléchard put tout voir dans la netteté sinistre du feu.

L’étage inférieur du château bâti sur le pont brûlait.

Au-dessus on distinguait les deux autres étages encore intacts, mais comme portés par une corbeille de flammes. Du rebord du plateau, où était Michelle Fléchard, on en voyait vaguement l’intérieur à travers des interpositions de feu et de fumée. Toutes les fenêtres étaient ouvertes.

Par les fenêtres du second étage, qui étaient très grandes, Michelle Fléchard apercevait, le long des murs, des armoires qui lui semblaient pleines de livres, et, devant une des croisées, à terre, dans la pénombre, un petit groupe confus, quelque chose qui avait l’aspect indistinct et amoncelé d’un nid ou d’une couvée, et qui lui faisait l’effet de remuer par moments.

Elle regardait cela.

Qu’était-ce que ce petit groupe d’ombre ?

À de certains instants, il lui venait à l’esprit que cela ressemblait à des formes vivantes ; elle avait la fièvre, elle n’avait pas mangé depuis le matin, elle avait marché sans relâche, elle était exténuée, elle se sentait dans une sorte d’hallucination dont elle se défiait instinctivement ; pourtant ses yeux de plus en plus fixes ne pouvaient se détacher de cet obscur entassement d’objets quelconques, inanimés probablement, et en apparence inertes, qui gisait là sur le parquet de cette salle superposée à l’incendie.

Tout à coup le feu, comme s’il avait une volonté, allongea d’en bas un de ses jets vers le grand lierre mort qui couvrait précisément cette façade que Michelle Fléchard regardait. On eût dit que la flamme venait de découvrir ce réseau de branches sèches ; une étincelle s’en empara avidement, et se mit à monter le long des sarments avec l’agilité affreuse des traînées de poudre. En un clin d’œil la flamme atteignit le second étage. Alors, d’en haut, elle éclaira l’intérieur du premier. Une vive lueur mit subitement en relief trois petits êtres endormis.

C’était un tas charmant, bras et jambes mêlés, paupières fermées, blondes têtes souriantes.

La mère reconnut ses enfants.

Elle jeta un cri effrayant.

Ce cri de l’inexprimable angoisse n’est donné qu’aux mères. Rien n’est plus farouche et rien n’est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve ; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.

Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement. Hécube aboya, dit Homère.

C’était ce cri que le marquis de Lantenac venait d’entendre.

On a vu qu’il s’était arrêté.

Le marquis était entre l’issue du passage par où Halmalo l’avait fait échapper, et le ravin. À travers les broussailles entre-croisées sur lui, il vit le pont en flammes, la Tourgue rouge de la réverbération, et, par l’écartement de deux branches, il aperçut au-dessus de sa tête, de l’autre côté, sur le rebord du plateau, vis-à-vis du château brûlant et dans le plein jour de l’incendie, une figure hagarde et lamentable, une femme penchée sur le ravin.

C’était de cette femme qu’était venu ce cri.

Cette figure, ce n’était plus Michelle Fléchard, c’était Gorgone. Les misérables sont les formidables. La paysanne s’était transfigurée en euménide. Cette villageoise quelconque, vulgaire, ignorante, inconsciente, venait de prendre brusquement les proportions épiques du désespoir. Les grandes douleurs sont une dilatation gigantesque de l’âme ; cette mère, c’était la maternité ; tout ce qui résume l’humanité est surhumain ; elle se dressait là, au bord de ce ravin, devant cet embrasement, devant ce crime, comme une puissance sépulcrale ; elle avait le cri de la bête et le geste de la déesse ; sa face, d’où tombaient des imprécations, semblait un masque de flamboiement. Rien de souverain comme l’éclair de ses yeux noyés de larmes ; son regard foudroyait l’incendie.

Le marquis écoutait. Cela tombait sur sa tête ; il entendait on ne sait quoi d’inarticulé et de déchirant, plutôt des sanglots que des paroles.

— Ah ! mon Dieu ! mes enfants ! ce sont mes enfants ! Au secours ! au feu ! au feu ! au feu ! Mais vous êtes donc des bandits ! Est-ce qu’il n’y a personne là ? Mais mes enfants vont brûler ! Ah ! voilà une chose ! Georgette ! mes enfants ! Gros-Alain, René-Jean ! Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qui donc a mis mes enfants là ? Ils dorment. Je suis folle ! C’est une chose impossible. Au secours !

Cependant un grand mouvement se faisait dans la Tourgue et sur le plateau. Tout le camp accourait autour du feu qui venait d’éclater. Les assiégeants, après avoir eu affaire à la mitraille, avaient affaire à l’incendie. Gauvain, Cimourdain, Guéchamp donnaient des ordres. Que faire ? Il y avait à peine quelques seaux d’eau à puiser dans le maigre ruisseau du ravin. L’angoisse allait croissant. Tout le rebord du plateau était couvert de visages effarés qui regardaient.

Ce qu’on voyait était effroyable.

On regardait, et l’on n’y pouvait rien.

La flamme, par le lierre qui avait pris feu, avait gagné l’étage d’en haut. Là elle avait trouvé le grenier plein de paille et elle s’y était précipitée. Tout le grenier brûlait maintenant. La flamme dansait ; la joie de la flamme, chose lugubre. Il semblait qu’un souffle scélérat attisait ce bûcher. On eût dit que l’épouvantable Imânus tout entier était là changé en tourbillon d’étincelles, vivant de la vie meurtrière du feu, et que cette âme monstre s’était faite incendie. L’étage de la bibliothèque n’était pas encore atteint, la hauteur de son plafond et l’épaisseur de ses murs retardaient l’instant où il prendrait feu, mais cette minute fatale approchait ; il était léché par l’incendie du premier étage et caressé par celui du troisième. L’affreux baiser de la mort l’effleurait. En bas une cave de lave, en haut une voûte de braise ; qu’un trou se fît au plancher, c’était l’écroulement dans la cendre rouge ; qu’un trou se fît au plafond, c’était l’ensevelissement sous les charbons ardents. René-Jean, Gros-Alain et Georgette ne s’étaient pas encore réveillés, ils dormaient du sommeil profond et simple de l’enfance, et, à travers les plis de flamme et de fumée qui tour à tour couvraient et découvraient les fenêtres, on les apercevait dans cette grotte de feu, au fond d’une lueur de météore, paisibles, gracieux, immobiles, comme trois enfants-Jésus confiants endormis dans un enfer ; et un tigre eût pleuré de voir ces roses dans cette fournaise et ces berceaux dans ce tombeau.

Cependant la mère se tordait les bras.

— Au feu ! je crie au feu ! on est donc des sourds qu’on ne vient pas ! on me brûle mes enfants ! arrivez donc, vous les hommes qui êtes là. Voilà des jours et des jours que je marche, et c’est comme ça que je les retrouve ! Au feu ! au secours ! Des anges ! dire que ce sont des anges ! Qu’est-ce qu’ils ont fait, ces innocents-là ? moi, on m’a fusillée, eux on les brûle ! qui est-ce donc qui fait ces choses-là ? Au secours ! sauvez mes enfants ! est-ce que vous ne m’entendez pas ? une chienne, on aurait pitié d’une chienne ! Mes enfants ! mes enfants ! ils dorment ! Ah ! Georgette ! je vois son petit ventre à cet amour ! René-Jean ! Gros-Alain ! c’est comme cela qu’ils s’appellent. Vous voyez bien que je suis leur mère. Ce qui se passe dans ce temps-ci est abominable. J’ai marché des jours et des nuits. Même que j’ai parlé ce matin à une femme. Au secours ! au secours ! au feu ! On est donc des monstres ! c’est une horreur ! L’aîné n’a pas cinq ans, la petite n’a pas deux ans. Je vois leurs petites jambes nues. Ils dorment, bonne sainte Vierge ! la main du ciel me les rend et la main de l’enfer me les reprend. Dire que j’ai tant marché ! Mes enfants que j’ai nourris de mon lait ! moi qui me croyais malheureuse de ne pas les retrouver ! Ayez pitié de moi ! Je veux mes enfants, il me faut mes enfants ! C’est pourtant vrai qu’ils sont là dans le feu ! Voyez mes pauvres pieds comme ils sont tout en sang. Au secours ! Ce n’est pas possible qu’il y ait des hommes sur la terre et qu’on laisse ces pauvres petits mourir comme cela ! au secours ! à l’assassin ! Des choses comme on n’en voit pas de pareilles. Ah ! les brigands ! qu’est-ce que c’est que cette affreuse maison-là ? On me les a volés pour me les tuer ! Jésus misère ! je veux mes enfants. Oh ! je ne sais pas ce que je ferais ! Je ne veux pas qu’ils meurent ! au secours ! au secours ! au secours ! Oh ! s’ils devaient mourir comme cela, je tuerais Dieu !

En même temps que la supplication terrible de la mère, des voix s’élevaient sur le plateau et dans le ravin :

— Une échelle !

— On n’a pas d’échelle !

— De l’eau !

— On n’a pas d’eau !

— Là-haut, dans la tour, au second étage, il y a une porte.

— Elle est en fer.

— Enfoncez-la.

— On ne peut pas.

Et la mère redoublait ses appels désespérés :

— Au feu ! au secours ! Mais dépêchez-vous donc ! Alors, tuez-moi ! Mes enfants ! mes enfants ! Ah ! l’horrible feu ! qu’on les en ôte, ou qu’on m’y jette !

Dans les intervalles de ces clameurs on entendait le pétillement tranquille de l’incendie.

Le marquis tâta sa poche et y toucha la clef de la porte de fer. Alors, se courbant sous la voûte par laquelle il s’était évadé, il rentra dans le passage d’où il venait de sortir.

II

DE LA PORTE DE PIERRE À LA PORTE DE FER.

Toute une armée éperdue autour d’un sauvetage impossible, quatre mille hommes ne pouvant secourir trois enfants ; telle était la situation.

On n’avait pas d’échelle en effet ; l’échelle envoyée de Javené n’était pas arrivée ; l’embrasement s’élargissait comme un cratère qui s’ouvre ; essayer de l’éteindre avec le ruisseau du ravin presque à sec était dérisoire ; autant jeter un verre d’eau sur un volcan.

Cimourdain, Guéchamp et Radoub étaient descendus dans le ravin ; Gauvain était remonté dans la salle du deuxième étage de la Tourgue où étaient la pierre tournante, l’issue secrète, et la porte de fer de la bibliothèque. C’est là qu’avait été la mèche soufrée allumée par l’Imânus ; c’était de là que l’incendie était parti.

Gauvain avait amené avec lui vingt sapeurs. Enfoncer la porte de fer, il n’y avait plus que cette ressource. Elle était effroyablement bien fermée.

On commença par des coups de hache. Les haches cassèrent. Un sapeur dit :

— L’acier est du verre sur ce fer-là.

La porte était en effet de fer battu, et faite de doubles lames boulonnées ayant chacune trois pouces d’épaisseur.

On prit des barres de fer et l’on essaya des pesées sous la porte. Les barres de fer cassèrent.

— Comme des allumettes, dit le sapeur.

Gauvain, sombre, murmura :

— Il n’y a qu’un boulet qui ouvrirait cette porte. Il faudrait pouvoir monter ici une pièce de canon.

— Et encore ! dit le sapeur.

Il y eut un moment d’accablement. Tous ces bras impuissants s’arrêtèrent. Muets, vaincus, consternés, ces hommes considéraient l’horrible porte inébranlable. Une réverbération rouge passait par-dessous. Derrière, l’incendie croissait.

L’affreux cadavre de l’Imânus était là, sinistre victorieux.

Encore quelques minutes peut-être, et tout allait s’effondrer.

Que faire ? Il n’y avait plus d’espérance.

Gauvain exaspéré s’écria, l’œil fixé sur la pierre tournante du mur et sur l’issue ouverte de l’évasion :

— C’est pourtant par là que le marquis de Lantenac s’en est allé !

— Et qu’il revient, dit une voix.

Et une tête blanche se dessina dans l’encadrement de pierre de l’issue secrète.

C’était le marquis.

Depuis bien des années Gauvain ne l’avait vu de si près. Il recula.

Tous ceux qui étaient là restèrent dans l’attitude où ils étaient, pétrifiés.

Le marquis avait une grosse clef à la main, il refoula d’un regard altier quelques-uns des sapeurs qui étaient devant lui, marcha droit à la porte de fer, se courba sous la voûte, et mit la clef dans la serrure. La serrure grinça, la porte s’ouvrit, on vit un gouffre de flamme. Le marquis y entra. Il y entra d’un pied ferme, la tête haute.

Tous le suivaient des yeux, frissonnants.

À peine le marquis eut-il fait quelques pas dans la salle incendiée que le parquet miné par le feu et ébranlé par son talon s’effondra derrière lui et mit entre lui et la porte un précipice. Le marquis ne tourna pas la tête et continua d’avancer. Il disparut dans la fumée.

On ne vit plus rien.

Avait-il pu aller plus loin ? Une nouvelle fondrière de feu s’était-elle ouverte sous lui ? N’avait-il réussi qu’à se perdre lui-même ? On ne pouvait rien dire. On n’avait devant soi qu’une muraille de fumée et de flamme. Le marquis était au delà, mort ou vivant.

III

OÙ L’ON VOIT SE RÉVEILLER LES ENFANTS QU’ON A VUS SE RENDORMIR.

Cependant les enfants avaient fini par ouvrir les yeux.

L’incendie, qui n’était pas encore entré dans la salle de la bibliothèque, jetait au plafond un reflet rose. Les enfants ne connaissaient pas cette espèce d’aurore-là. Ils la regardèrent. Georgette la contempla.

Toutes les splendeurs de l’incendie se déployaient ; l’hydre noire et le dragon écarlate apparaissaient dans la fumée difforme, superbement sombre et vermeille. De longues flammèches s’envolaient au loin et rayaient l’ombre, et l’on eût dit les comètes combattantes, courant les unes après les autres. Le feu est une prodigalité ; les brasiers sont pleins d’écrins qu’ils sèment au vent ; ce n’est pas pour rien que le charbon est identique au diamant. Il s’était fait au mur du troisième étage des crevasses par où la braise versait dans le ravin des cascades de pierreries ; les tas de paille et d’avoine qui brûlaient dans le grenier commençaient à ruisseler par les fenêtres en avalanches de poudre d’or, et les avoines devenaient des améthystes, et les brins de paille devenaient des escarboucles.

— Joli ! dit Georgette.

Ils s’étaient dressés tous les trois.

— Ah ! cria la mère, ils se réveillent !

René-Jean se leva, alors Gros-Alain se leva, alors Georgette se leva.

René-Jean étira ses bras, alla vers la croisée et dit : — J’ai chaud.

— Ai chaud, répéta Georgette.

La mère les appela :

— Mes enfants ! René ! Alain ! Georgette !

Les enfants regardaient autour d’eux. Ils cherchaient à comprendre. Où les hommes sont terrifiés, les enfants sont curieux. Qui s’étonne aisément s’effraye difficilement ; l’ignorance contient de l’intrépidité. Les enfants ont si peu droit à l’enfer que, s’ils le voyaient, ils l’admireraient.

La mère répéta :

— René ! Alain ! Georgette !

René-Jean tourna la tête ; cette voix le tira de sa distraction ; les enfants ont la mémoire courte, mais ils ont le souvenir rapide ; tout le passé est pour eux hier ; René-Jean vit sa mère, trouva cela tout simple, et, entouré comme il l’était de choses étranges, sentant un vague besoin d’appui, il cria :

— Maman !

— Maman ! dit Gros-Alain.

— M’man ! dit Georgette.

Et elle tendit ses petits bras.

Et la mère hurla : — Mes enfants !

Tous les trois vinrent au bord de la fenêtre ; par bonheur, l’embrasement n’était pas de ce côté-là.

— J’ai trop chaud, dit René-Jean.

Il ajouta :

— Ça brûle.

Et il chercha des yeux sa mère.

— Viens donc, maman.

— Don, m’man, répéta Georgette.

La mère échevelée, déchirée, saignante, s’était laissée rouler de broussaille en broussaille dans le ravin. Cimourdain y était avec Guéchamp, aussi impuissants en bas que Gauvain en haut. Les soldats, désespérés d’être inutiles, fourmillaient autour d’eux. La chaleur était insupportable, personne ne la sentait. On considérait l’escarpement du pont, la hauteur des arches, l’élévation des étages, les fenêtres inaccessibles, et la nécessité d’agir vite. Trois étages à franchir. Nul moyen d’arriver là. Radoub, blessé, un coup de sabre à l’épaule, une oreille arrachée, ruisselant de sueur et de sang, était accouru ; il vit Michelle Fléchard. — Tiens, dit-il, la fusillée, vous êtes donc ressuscitée ! — Mes enfants ! dit la mère. — C’est juste, répondit Radoub ; nous n’avons pas le temps de nous occuper des revenants. Et il se mit à escalader le pont, essai inutile, il enfonça ses ongles dans la pierre, il grimpa quelques instants ; mais les assises étaient lisses, pas une cassure, pas un relief, la muraille était aussi correctement rejointoyée qu’une muraille neuve, et Radoub retomba. L’incendie continuait, épouvantable ; on apercevait, dans l’encadrement de la croisée toute rouge, les trois têtes blondes. Radoub, alors, montra le poing au ciel, comme s’il y cherchait quelqu’un du regard, et dit : — C’est donc ça une conduite, bon Dieu ! — La mère embrassait à genoux les piles du pont en criant : Grâce !

De sourds craquements se mêlaient aux pétillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliothèque se fêlaient, et tombaient avec bruit. Il était évident que la charpente cédait. Aucune force humaine n’y pouvait rien. Encore un moment et tout allait s’abîmer. On n’attendait plus que la catastrophe. On entendait les petites voix répéter : Maman ! maman ! On était au paroxysme de l’effroi.

Tout à coup, à la fenêtre voisine de celle où étaient les enfants, sur le fond pourpre du flamboiement, une haute figure apparut.

Toutes les têtes se levèrent, tous les yeux devinrent fixes. Un homme était là-haut, un homme était dans la salle de la bibliothèque, un homme était dans la fournaise. Cette figure se découpait en noir sur la flamme, mais elle avait des cheveux blancs. On reconnut le marquis de Lantenac.

Il disparut, puis il reparut.

L’effrayant vieillard se dressa à la fenêtre maniant une énorme échelle. C’était l’échelle de sauvetage, déposée dans la bibliothèque, qu’il était allé chercher le long du mur et qu’il avait traînée jusqu’à la fenêtre. Il la saisit par une extrémité, et avec l’agilité magistrale d’un athlète, il la fit glisser hors de la croisée sur le rebord de l’appui extérieur jusqu’au fond du ravin. Radoub, en bas, éperdu, tendit les mains, reçut l’échelle, la serra dans ses bras, et cria : — Vive la République !

Le marquis répondit : — Vive le Roi !

Et Radoub grommela : — Tu peux bien crier tout ce que tu voudras, et dire des bêtises si tu veux, tu es le bon Dieu.

L’échelle était posée ; la communication était établie entre la salle incendiée et la terre ; vingt hommes accoururent. Radoub en tête, et en un clin d’œil ils s’étagèrent du haut en bas, adossés aux échelons comme les maçons qui montent et qui descendent des pierres. Cela fit sur l’échelle de bois une échelle humaine. Radoub, au faîte de l’échelle, touchait à la fenêtre. Il était, lui, tourné vers l’incendie.

La petite armée, éparse dans les bruyères et sur les pentes, se pressait, bouleversée de toutes les émotions à la fois, sur le plateau, dans le ravin, sur la plate-forme de la tour.

Le marquis disparut encore, puis reparut, apportant un enfant.

Il y eut un immense battement de mains.

C’était le premier que le marquis avait saisi au hasard. C’était Gros-Alain.

Gros-Alain criait : — J’ai peur.

Le marquis donna Gros-Alain à Radoub, qui le passa derrière lui et au dessous de lui à un soldat qui le passa à un autre, et, pendant que Gros-Alain, très effrayé et criant, arrivait ainsi de bras en bras jusqu’au bas de l’échelle, le marquis, un moment absent, revint à la fenêtre avec René-Jean qui résistait et pleurait, et qui battit Radoub au moment où le marquis le passa au sergent.

Le marquis rentra dans la salle pleine de flammes. Georgette était restée seule. Il alla à elle. Elle sourit. Cet homme de granit sentit quelque chose d’humide lui venir aux yeux. Il demanda : — Comment t’appelles-tu ?

— Orgette, dit-elle.

Il la prit dans ses bras, elle souriait toujours, et au moment où il la remettait à Radoub, cette conscience si haute et si obscure eut l’éblouissement de l’innocence, le vieillard donna à l’enfant un baiser.

— C’est la petite môme ! dirent les soldats ; et Georgette, à son tour, descendit de bras en bras jusqu’à terre parmi des cris d’adoration. On battait des mains, on trépignait ; les vieux grenadiers sanglotaient, et elle leur souriait.

La mère était au pied de l’échelle, haletante, insensée, ivre de tout cet inattendu, jetée sans transition de l’enfer dans le paradis. L’excès de joie meurtrit le cœur à sa façon. Elle tendait les bras, elle reçut d’abord Gros-Alain, ensuite René-Jean, ensuite Georgette, elle les couvrit pêle-mêle de baisers, puis elle éclata de rire et tomba évanouie.

Un grand cri s’éleva :

— Tous sont sauvés !

Tous étaient sauvés en effet, excepté le vieillard.

Mais personne n’y songeait, pas même lui peut-être.

Il resta quelques instants rêveur au bord de la fenêtre, comme s’il voulait laisser au gouffre de flamme le temps de prendre un parti. Puis, sans se hâter, lentement, fièrement, il enjamba l’appui de la croisée, et, sans se retourner, droit, debout, adossé aux échelons, ayant derrière lui l’incendie, faisant face au précipice, il se mit à descendre l’échelle en silence avec une majesté de fantôme. Ceux qui étaient sur l’échelle se précipitèrent en bas, tous les assistants tressaillirent, il se fit autour de cet homme qui arrivait d’en haut un recul d’horreur sacrée comme autour d’une vision. Lui, cependant, s’enfonçait gravement dans l’ombre qu’il avait devant lui ; pendant qu’ils reculaient, il s’approchait d’eux ; sa pâleur de marbre n’avait pas un pli, son regard de spectre n’avait pas un éclair ; à chaque pas qu’il faisait vers ces hommes dont les prunelles effarées se fixaient sur lui dans les ténèbres, il semblait plus grand, l’échelle tremblait et sonnait sous son pied lugubre, et l’on eût dit la statue du commandeur redescendant dans le sépulcre.

Quand le marquis fut en bas, quand il eut atteint le dernier échelon et posé son pied à terre, une main s’abattit sur son collet. Il se retourna.

— Je t’arrête, dit Cimourdain.

— Je t’approuve, dit Lantenac.