Quatrevingt-treize/III, 7

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 321-348).

LIVRE SEPTIÈME.

FÉODALITÉ ET RÉVOLUTION.



I

L’ANCÊTRE.

Une lampe était posée sur la dalle de la crypte, à côté du soupirail carré de l’oubliette.

On apercevait aussi sur la dalle la cruche pleine d’eau, le pain de munition et la botte de paille. La crypte étant taillée dans le roc, le prisonnier qui eût eu la fantaisie de mettre le feu à la paille eût perdu sa peine ; aucun risque d’incendie pour la prison, certitude d’asphyxie pour le prisonnier.

À l’instant où la porte tourna sur ses gonds, le marquis marchait dans son cachot ; va-et-vient machinal propre à tous les fauves mis en cage.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant puis en se refermant, il leva la tête, et la lampe qui était à terre entre Gauvain et le marquis éclaira ces deux hommes en plein visage.

Ils se regardèrent, et ce regard était tel qu’il les fit tous deux immobiles.

Le marquis éclata de rire et s’écria :

— Bonjour, monsieur. Voilà pas mal d’années que je n’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faites la grâce de venir me voir. Je vous remercie. Je ne demande pas mieux que de causer un peu. Je commençais à m’ennuyer. Vos amis perdent le temps ; des constatations d’identité, des cours martiales, c’est long toutes ces manières-là. J’irais plus vite en besogne. Je suis ici chez moi. Donnez-vous la peine d’entrer. Eh bien, qu’est-ce que vous dites de tout ce qui se passe ? C’est original, n’est-ce pas ? Il y avait une fois un roi et une reine ; le roi, c’était le roi ; la reine, c’était la France. On a tranché la tête au roi et marié la reine à Robespierre ; ce monsieur et cette dame ont eu une fille qu’on nomme la guillotine, et avec laquelle il paraît que je ferai connaissance demain matin. J’en serai charmé. Comme de vous voir. Venez-vous pour cela ? Avez-vous monté en grade ? Seriez-vous le bourreau ? Si c’est une simple visite d’amitié, j’en suis touché. Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-être plus ce que c’est qu’un gentilhomme. Eh bien, en voilà un ; c’est moi. Regardez ça. C’est curieux ; ça croit en Dieu, ça croit à la tradition, ça croit à la famille, ça croit à ses aïeux, ça croit à l’exemple de son père, à la fidélité, à la loyauté, au devoir envers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à la justice ; et ça vous ferait fusiller avec plaisir. Ayez, je vous prie, la bonté de vous asseoir. Sur le pavé, c’est vrai ; car il n’y a pas de fauteuil dans ce salon ; mais qui vit dans la boue peut s’asseoir par terre. Je ne dis pas cela pour vous offenser, car ce que nous appelons la boue, vous l’appelez la nation. Vous n’exigez sans doute pas que je crie Liberté, Égalité, Fraternité ? Ceci est une ancienne chambre de ma maison ; jadis les seigneurs y mettaient les manants ; maintenant les manants y mettent les seigneurs. Ces niaiseries-là se nomment une révolution. Il paraît qu’on me coupera le cou d’ici à trente-six heures. Je n’y vois pas d’inconvénient. Par exemple, si l’on était poli, on m’aurait envoyé ma tabatière, qui est là-haut dans la chambre des miroirs, où vous avez joué tout enfant et où je vous ai fait sauter sur mes genoux. Monsieur, je vais vous apprendre une chose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez du sang noble dans les veines, pardieu, le même sang que le mien, et ce sang qui fait de moi un homme d’honneur fait de vous un gueusard. Telles sont les particularités. Vous me direz que ce n’est pas votre faute. Ni la mienne. Parbleu, on est un malfaiteur sans le savoir. Cela tient à l’air qu’on respire ; dans des temps comme les nôtres, on n’est pas responsable de ce qu’on fait, la révolution est coquine pour tout le monde, et tous vos grands criminels sont de grands innocents. Quelles buses ! À commencer par vous. Souffrez que je vous admire. Oui, j’admire un garçon tel que vous, qui, homme de qualité, bien situé dans l’état, ayant un grand sang à répandre pour les grandes causes, vicomte de cette Tour-Gauvain, prince de Bretagne, pouvant être duc par droit et pair de France par héritage, ce qui est à peu près tout ce que peut désirer ici-bas un homme de bon sens, s’amuse, étant ce qu’il est, à être ce que vous êtes, si bien qu’il fait à ses ennemis l’effet d’un scélérat et à ses amis l’effet d’un imbécile. À propos, faites mes compliments à monsieur l’abbé Cimourdain.

Le marquis parlait à son aise, paisiblement, sans rien souligner, avec sa voix de bonne compagnie, avec son œil clair et tranquille, les deux mains dans ses goussets. Il s’interrompit, respira longuement, et reprit :

— Je ne vous cache pas que j’ai fait ce que j’ai pu pour vous tuer. Tel que vous me voyez, j’ai trois fois, moi-même, en personne, pointé un canon sur vous. Procédé discourtois, je l’avoue ; mais ce serait faire fond sur une mauvaise maxime que de s’imaginer qu’en guerre l’ennemi cherche à nous être agréable. Car nous sommes en guerre, monsieur mon neveu. Tout est à feu et à sang. C’est pourtant vrai qu’on a tué le roi. Joli siècle.

Il s’arrêta encore, puis poursuivit :

— Quand on pense que rien de tout cela ne serait arrivé si l’on avait pendu Voltaire et mis Rousseau aux galères ! Ah ! les gens d’esprit, quel fléau ! Ah çà, qu’est-ce que vous lui reprochez, à cette monarchie ? C’est vrai, on envoyait l’abbé Pucelle à son abbaye de Corbigny, en lui laissant le choix de la voiture et tout le temps qu’il voudrait pour faire le chemin ; et quant à votre monsieur Titon, qui avait été, s’il vous plaît, un fort débauché, et qui allait chez les filles avant d’aller aux miracles du diacre Pâris, on le transférait du château de Vincennes au château de Ham en Picardie, qui est, j’en conviens, un assez vilain endroit. Voilà les griefs ; je m’en souviens ; j’ai crié aussi dans mon temps ; j’ai été aussi bête que vous.

Le marquis tâta sa poche comme s’il y cherchait sa tabatière, et continua :

— Mais pas aussi méchant. On parlait pour parler. Il y avait aussi la mutinerie des enquêtes et requêtes ; et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brûlé les écrits au lieu de brûler les auteurs, les cabales de la cour s’en sont mêlées, il y a eu tous ces benêts, Turgot, Quesnay, Malesherbes, les physiocrates, et cætera, et le grabuge a commencé. Tout est venu des écrivailleurs et des rimailleurs. L’encyclopédie ! Diderot ! d’Alembert ! Ah ! les méchants bélîtres ! Un homme bien né comme ce roi de Prusse, avoir donné là dedans ! Moi, j’eusse supprimé tous les gratteurs de papier. Ah ! nous étions des justiciers, nous autres. On peut voir ici, sur le mur, la marque des roues d’écartèlement. Nous ne plaisantions pas. Non, non, point d’écrivassiers ! Tant qu’il y aura des Arouet, il y aura des Marat. Tant qu’il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aura des gredins qui assassinent ; tant qu’il y aura de l’encre, il y aura de la noirceur ; tant que la patte de l’homme tiendra la plume de l’oie, les sottises frivoles engendreront les sottises atroces. Les livres font les crimes. Le mot chimère a deux sens, il signifie rêve, et il signifie monstre. Comme on se paye de billevesées ! Qu’est-ce que vous nous chantez avec vos droits ? Droits de l’homme ! droits du peuple ! Cela est-il assez creux, assez stupide, assez imaginaire, assez vide de sens ! Moi, quand je dis : Havoise, sœur de Conan ii, apporta le comté de Bretagne à Hoël, comte de Nantes et de Cornouailles, qui laissa le trône à Alain Fergant, oncle de Berthe, qui épousa Alain le Noir, seigneur de la Roche-sur-Yon, et en eut Conan le Petit, aïeul de Guy ou Gauvain de Thouars, notre ancêtre, je dis une chose claire, et voilà un droit. Mais vos drôles, vos marauds, vos croquants, qu’appellent-ils leurs droits ? Le déicide et le régicide. Si ce n’est pas hideux ! Ah ! les maroufles ! J’en suis fâché pour vous, monsieur ; mais vous êtes de ce fier sang de Bretagne ; vous et moi, nous avons Gauvain de Thouars pour grand-père ; nous avons encore pour aïeul ce grand duc de Montbazon qui fut pair de France et honoré du collier des ordres, qui attaqua le faubourg de Tours et fut blessé au combat d’Arques, et qui mourut grand-veneur de France en sa maison de Couzières en Touraine, âgé de quatrevingt-six ans. Je pourrais vous parler encore du duc de Laudunois, fils de la dame de la Garnache, de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, et de Henri de Lenoncourt, et de Françoise de Laval-Boisdauphin. Mais à quoi bon ? Monsieur a l’honneur d’être un idiot, et il tient à être l’égal de mon palefrenier. Sachez ceci, j’étais déjà un vieil homme que vous étiez encore un marmot. Je vous ai mouché, morveux, et je vous moucherais encore. En grandissant, vous avez trouvé moyen de vous rapetisser. Depuis que nous ne nous sommes vus, nous sommes allés chacun de notre côté, moi du côté de l’honnêteté, vous du côté opposé. Ah ! je ne sais pas comment tout cela finira, mais messieurs vos amis sont de fiers misérables. Ah ! oui, c’est beau, j’en tombe d’accord, les progrès sont superbes, on a supprimé dans l’armée la peine de la chopine d’eau infligée trois jours consécutifs au soldat ivrogne ; on a le maximum, la Convention, l’évêque Gobel, monsieur Chaumette et monsieur Hébert, et l’on extermine en masse tout le passé, depuis la Bastille jusqu’à l’almanach. On remplace les saints par les légumes. Soit, messieurs les citoyens, soyez les maîtres, régnez, prenez vos aises, donnez-vous-en, ne vous gênez pas. Tout cela n’empêchera point que la religion ne soit la religion, que la royauté n’emplisse quinze cents ans de notre histoire, et que la vieille seigneurie française, même décapitée, ne soit plus haute que vous. Quant à vos chicanes sur le droit historique des races royales, nous en haussons les épaules. Chilpéric, au fond, n’était qu’un moine appelé Daniel ; ce fut Rainfroy qui inventa Chilpéric pour ennuyer Charles Martel ; nous savons ces choses-là aussi bien que vous. Ce n’est pas la question. La question est ceci : être un grand royaume ; être la vieille France ; être ce pays d’arrangement magnifique où l’on considère premièrement la personne sacrée des monarques, seigneurs absolus de l’état, puis les princes, puis les officiers de la couronne, pour les armes sur terre et sur mer, pour l’artillerie, direction et surintendance des finances. Ensuite, il y a la justice souveraine et subalterne, suivie du maniement des gabelles et recettes générales, et enfin la police du royaume dans ses trois ordres. Voilà qui était beau et noblement ordonné ; vous l’avez détruit. Vous avez détruit les provinces, comme de lamentables ignorants que vous êtes, sans même vous douter de ce que c’était que les provinces. Le génie de la France est composé du génie même du continent, et chacune des provinces de France représentait une vertu de l’Europe ; la franchise de l’Allemagne était en Picardie, la générosité de la Suède en Champagne, l’industrie de la Hollande en Bourgogne, l’activité de la Pologne en Languedoc, la gravité de l’Espagne en Gascogne, la sagesse de l’Italie en Provence, la subtilité de la Grèce en Normandie, la fidélité de la Suisse en Dauphiné. Vous ne saviez rien de tout cela ; vous avez cassé, brisé, fracassé, démoli, et vous avez été tranquillement des bêtes brutes. Ah ! vous ne voulez plus avoir de nobles ! Eh bien, vous n’en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n’aurez plus de paladins, vous n’aurez plus de héros. Bonsoir les grandeurs anciennes. Trouvez-moi un d’Assas à présent ! Vous avez tous peur pour votre peau. Vous n’aurez plus les chevaliers de Fontenoy qui saluaient avant de tuer ; vous n’aurez plus les combattants en bas de soie du siège de Lérida ; vous n’aurez plus de ces fières journées militaires où les panaches passaient comme des météores ; vous êtes un peuple fini ; vous subirez ce viol, l’invasion ; si Alaric ii revient, il ne trouvera plus en face de lui Clovis ; si Abdérame revient, il ne trouvera plus en face de lui Charles Martel ; si les saxons reviennent, ils ne trouveront plus devant eux Pépin ; vous n’aurez plus Agnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, la Marsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon ; vous n’aurez plus Marignan avec François ier ; vous n’aurez plus Bouvines avec Philippe Auguste faisant prisonnier, d’une main, Renaud, comte de Boulogne, et, de l’autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurez Azincourt, mais vous n’aurez plus pour s’y faire tuer, enveloppé de son drapeau, le sieur de Bacqueville, le grand porte-oriflamme ! Allez ! allez ! faites ! Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits !

Le marquis fit un moment silence, et repartit :

— Mais laissez-nous grands. Tuez les rois, tuez les nobles, tuez les prêtres, abattez, ruinez, massacrez, foulez tout aux pieds, mettez les maximes antiques sous le talon de vos bottes, piétinez le trône, trépignez l’autel, écrasez Dieu, dansez dessus ! c’est votre affaire. Vous êtes des traîtres et des lâches, incapables de dévouement et de sacrifice. J’ai dit. Maintenant faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte. J’ai l’honneur d’être votre très humble.

Et il ajouta :

— Ah ! je vous dis vos vérités ! Qu’est-ce que cela me fait ? je suis mort.

— Vous êtes libre, dit Gauvain.

Et Gauvain s’avança vers le marquis, défit son manteau de commandant, le lui jeta sur les épaules, et lui rabattit le capuchon sur les yeux. Tous deux étaient de même taille.

— Eh bien, qu’est-ce que tu fais ? dit le marquis.

Gauvain éleva la voix et cria :

— Lieutenant, ouvrez-moi.

La porte s’ouvrit.

Gauvain cria :

— Vous aurez soin de refermer la porte derrière moi.

Et il poussa dehors le marquis stupéfait.

La salle basse, transformée en corps de garde, avait, on s’en souvient, pour tout éclairage, une lanterne de corne qui faisait tout voir trouble, et donnait plus de nuit que de jour. Dans cette lueur confuse, ceux des soldats qui ne dormaient pas virent marcher au milieu d’eux, se dirigeant vers la sortie, un homme de haute stature ayant le manteau et le capuchon galonné de commandant en chef ; ils firent le salut militaire, et l’homme passa.

Le marquis, lentement, traversa le corps de garde, traversa la brèche, non sans s’y heurter la tête plus d’une fois, et sortit.

La sentinelle, croyant voir Gauvain, lui présenta les armes.

Quand il fut dehors, ayant sous ses pieds l’herbe des champs, à deux cents pas la forêt, et devant lui l’espace, la nuit, la liberté, la vie, il s’arrêta et demeura un moment immobile comme un homme qui s’est laissé faire, qui a cédé à la surprise, et qui, ayant profité d’une porte ouverte, cherche s’il a bien ou mal agi, hésite avant d’aller plus loin, et donne audience à une dernière pensée. Après quelques secondes de rêverie attentive, il leva sa main droite, fit claquer son médius contre son pouce et dit : Ma foi !

Et il s’en alla.

La porte du cachot s’était refermée. Gauvain était dedans.

II

LA COUR MARTIALE.

Tout alors dans les cours martiales était à peu près discrétionnaire. Dumas, à l’Assemblée législative, avait esquissé une ébauche de législation militaire, retravaillée plus tard par Talot au conseil des Cinq-Cents, mais le code définitif des conseils de guerre n’a été rédigé que sous l’empire. C’est de l’empire que date, par parenthèse, l’obligation imposée aux tribunaux militaires de ne recueillir les votes qu’en commençant par le grade inférieur. Sous la révolution, cette loi n’existait pas.

En 1793, le président d’un tribunal militaire était presque à lui seul tout le tribunal ; il choisissait les membres, classait l’ordre des grades, réglait le mode du vote ; il était le maître en même temps que le juge.

Cimourdain avait désigné, pour prétoire de la cour martiale, cette salle même du rez-de-chaussée où avait été la retirade et où était maintenant le corps de garde. Il tenait à tout abréger, le chemin de la prison au tribunal et le trajet du tribunal à l’échafaud.

À midi, conformément à ses ordres, la cour était en séance avec l’apparat que voici : trois chaises de paille, une table de sapin, deux chandelles allumées, un tabouret devant la table.

Les chaises étaient pour les juges et le tabouret pour l’accusé. Aux deux bouts de la table il y avait deux autres tabourets, l’un pour le commissaire-auditeur qui était un fourrier, l’autre pour le greffier qui était un caporal.

Il y avait sur la table un bâton de cire rouge, le sceau de la république en cuivre, deux écritoires, des dossiers de papier blanc, et deux affiches imprimées, étalées toutes grandes ouvertes, contenant, l’une, la mise hors la loi, l’autre, le décret de la Convention.

La chaise du milieu était adossée à un faisceau de drapeaux tricolores ; dans ces temps de rude simplicité, un décor était vite posé, et il fallait peu de temps pour changer un corps de garde en cour de justice.

La chaise du milieu, destinée au président, faisait face à la porte du cachot.

Pour public, les soldats.

Deux gendarmes gardaient la sellette.

Cimourdain était assis sur la chaise du milieu, ayant à sa droite le capitaine Guéchamp, premier juge, et à sa gauche le sergent Radoub, deuxième juge.

Il avait sur la tête son chapeau à panache tricolore, à son côté son sabre, dans sa ceinture ses deux pistolets. Sa balafre, qui était d’un rouge vif, ajoutait à son air farouche.

Radoub avait fini par se faire panser. Il avait autour de la tête un mouchoir sur lequel s’élargissait lentement une plaque de sang.

À midi, l’audience n’était pas encore ouverte, une estafette, dont on entendait dehors piaffer le cheval, était debout près de la table du tribunal.

Cimourdain écrivait. Il écrivait ceci :

« Citoyens, membres du comité de salut public,

« Lantenac est pris. Il sera exécuté demain. »

Il data et signa, plia et cacheta la dépêche, et la remit à l’estafette, qui partit.

Cela fait, Cimourdain dit d’une voix haute :

— Ouvrez le cachot.

Les deux gendarmes tirèrent les verrous, ouvrirent le cachot, et y entrèrent.

Cimourdain leva la tête, croisa les bras, regarda la porte, et cria :

— Amenez le prisonnier.

Un homme apparut entre les deux gendarmes, sous le cintre de la porte ouverte.

C’était Gauvain.

Cimourdain eut un tressaillement.

— Gauvain ! s’écria-t-il.

Et il reprit :

— Je demande le prisonnier.

— C’est moi, dit Gauvain.

— Toi ?

— Moi.

— Et Lantenac ?

— Il est libre.

— Libre !

— Oui.

— Évadé ?

— Évadé.

Cimourdain balbutia avec un tremblement :

— En effet, ce château est à lui, il en connaît toutes les issues, l’oubliette communique peut-être à quelque sortie, j’aurais dû y songer, il aura trouvé moyen de s’enfuir, il n’aura eu besoin pour cela de l’aide de personne.

— Il a été aidé, dit Gauvain.

— À s’évader ?

— À s’évader.

— Qui l’a aidé ?

— Moi.

— Toi !

— Moi.

— Tu rêves !

— Je suis entré dans le cachot, j’étais seul avec le prisonnier, j’ai ôté mon manteau, je le lui ai mis sur le dos, je lui ai rabattu le capuchon sur le visage, il est sorti à ma place, et je suis resté à la sienne. Me voici.

— Tu n’as pas fait cela !

— Je l’ai fait.

— C’est impossible.

— C’est réel.

— Amenez-moi Lantenac !

— Il n’est plus ici. Les soldats, lui voyant le manteau de commandant, l’ont pris pour moi et l’ont laissé passer. Il faisait encore nuit.

— Tu es fou.

— Je dis ce qui est.

Il y eut un silence. Cimourdain bégaya :

— Alors tu mérites…

— La mort, dit Gauvain.

Cimourdain était pâle comme une tête coupée. Il était immobile comme un homme sur qui vient de tomber la foudre. Il semblait ne plus respirer. Une grosse goutte de sueur perla sur son front.

Il raffermit sa voix et dit :

— Gendarmes, faites asseoir l’accusé.

Gauvain se plaça sur le tabouret.

Cimourdain reprit :

— Gendarmes, tirez vos sabres.

C’était la formule usitée quand l’accusé était sous le poids d’une sentence capitale.

Les gendarmes tirèrent leurs sabres.

La voix de Cimourdain avait repris son accent ordinaire.

— Accusé, dit-il, levez-vous.

Il ne tutoyait plus Gauvain.

III

LES VOTES.

Gauvain se leva.

— Comment vous nommez-vous ? demanda Cimourdain.

Gauvain répondit :

— Gauvain.

Cimourdain continua l’interrogatoire.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis commandant en chef de la colonne expéditionnaire des Côtes-du-Nord.

— Êtes-vous parent ou allié de l’homme évadé ?

— Je suis son petit-neveu.

— Vous connaissez le décret de la Convention ?

— J’en vois l’affiche sur votre table.

— Qu’avez-vous à dire sur ce décret ?

— Que je l’ai contresigné, que j’en ai ordonné l’exécution, et que c’est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de laquelle est mon nom.

— Faites choix d’un défenseur.

— Je me défendrai moi-même.

— Vous avez la parole.

Cimourdain était redevenu impassible. Seulement son impassibilité ressemblait moins au calme d’un homme qu’à la tranquillité d’un rocher.

Gauvain demeura un moment silencieux et comme recueilli.

Cimourdain reprit :

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Gauvain leva lentement la tête, ne regarda personne, et répondit :

— Ceci : une chose m’a empêché d’en voir une autre ; une bonne action, vue de trop près, m’a caché cent actions criminelles ; d’un côté un vieillard, de l’autre des enfants, tout cela s’est mis entre moi et le devoir. J’ai oublié les villages incendiés, les champs ravagés, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées, j’ai oublié la France livrée à l’Angleterre ; j’ai mis en liberté le meurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, je semble parler contre moi ; c’est une erreur. Je parle pour moi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chose qui vaille la peine d’être sauvée, l’honneur.

— Est-ce là, repartit Cimourdain, tout ce que vous avez à dire pour votre défense ?

— J’ajoute qu’étant le chef, je devais l’exemple, et qu’à votre tour, étant les juges, vous le devez.

— Quel exemple demandez-vous ?

— Ma mort.

— Vous la trouvez juste ?

— Et nécessaire.

— Asseyez-vous.

Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva et donna lecture, premièrement, de l’arrêté qui mettait hors la loi le ci-devant marquis de Lantenac ; deuxièmement, du décret de la Convention édictant la peine capitale contre quiconque favoriserait l’évasion d’un rebelle prisonnier. Il termina par les quelques lignes imprimées au bas de l’affiche du décret, intimant défense « de porter aide et secours » au rebelle susnommé « sous peine de mort », et signées : Le commandant en chef de la colonne expéditionnaire, Gauvain.

Ces lectures faites, le commissaire-auditeur se rassit.

Cimourdain croisa les bras et dit :

— Accusé, soyez attentif. Public, écoutez, regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va être procédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple. Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence de l’accusé, la justice n’ayant rien à cacher.

Cimourdain continua :

— La parole est au premier juge. Parlez, capitaine Guéchamp.

Le capitaine Guéchamp ne semblait voir ni Cimourdain, ni Gauvain. Ses paupières abaissées cachaient ses yeux immobiles fixés sur l’affiche du décret et la considérant comme on considérerait un gouffre. Il dit :

— La loi est formelle. Un juge est plus et moins qu’un homme ; il est moins qu’un homme, car il n’a pas de cœur ; il est plus qu’un homme, car il a le glaive. L’an 414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d’avoir vaincu sans son ordre. La discipline violée voulait une expiation. Ici, c’est la loi qui a été violée, et la loi est plus haute encore que la discipline. Par suite d’un accès de pitié, la patrie est remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d’un crime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac. Gauvain est coupable. Je vote la mort.

— Écrivez, greffier, dit Cimourdain.

Le greffier écrivit : « Capitaine Guéchamp : la mort. »

Gauvain éleva la voix :

— Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et je vous remercie.

Cimourdain reprit :

— La parole est au deuxième juge. Parlez, sergent Radoub,

Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fit à l’accusé le salut militaire. Puis il s’écria :

— Si c’est ça, alors, guillotinez-moi. Car j’en donne ici ma nom de Dieu de parole d’honneur la plus sacrée, je voudrais avoir fait, d’abord ce qu’a fait le vieux, et ensuite ce qu’a fait mon commandant. Quand j’ai vu cet individu de quatrevingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j’ai dit : Bonhomme, tu es un brave homme ! et quand j’apprends que c’est mon commandant qui a sauvé ce vieux de votre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis : Mon commandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vrai homme, et moi, tonnerre ! je vous donnerais la croix de Saint-Louis, s’il y avait encore des croix, s’il y avait encore des saints, et s’il y avait encore des louis ! Ah çà ! est-ce qu’on va être des imbéciles à présent ? Si c’est pour des choses comme ça qu’on a gagné la bataille de Jemmapes, la bataille de Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies, alors il faut le dire. Comment ! voilà le commandant Gauvain qui depuis quatre mois mène toutes ces bourriques de royalistes tambour battant, et qui sauve la république à coups de sabre, et qui a fait la chose de Dol où il fallait joliment de l’esprit, et, quand vous avez cet homme-là, vous tâchez de ne plus l’avoir ! et, au lieu d’en faire votre général, vous voulez lui couper le cou ! je dis que c’est à se jeter la tête la première par-dessus le parapet du Pont-Neuf, et que vous-même, citoyen Gauvain, mon commandant, si, au lieu d’être mon général, vous étiez mon caporal, je vous dirais que vous avez dit de fichues bêtises tout à l’heure. Le vieux a bien fait de sauver les enfants, vous avez bien fait de sauver le vieux, et si l’on guillotine les gens parce qu’ils ont fait de bonnes actions, alors va-t’en à tous les diables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. Il n’y a plus de raison pour qu’on s’arrête. C’est pas vrai, n’est-ce pas, tout ça ? Je me pince pour savoir si je suis éveillé. Je ne comprends pas. Il fallait donc que le vieux laisse brûler les mômes tout vifs, il fallait donc que mon commandant laisse couper le cou au vieux. Tenez, oui, guillotinez-moi. J’aime autant ça. Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c’est ça qu’on voulait ? Alors mangeons-nous les uns les autres. Je me connais en politique aussi bien que vous qui êtes là, j’étais du club de la section des Piques. Sapristi ! nous nous abrutissons à la fin ! Je résume ma façon de voir. Je n’aime pas les choses qui ont l’inconvénient de faire qu’on ne sait plus du tout où on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer ? Pour qu’on nous tue notre chef ! Pas de ça, Lisette. Je veux mon chef ! Il me faut mon chef ! Je l’aime encore mieux aujourd’hui qu’hier. L’envoyer à la guillotine, mais vous me faites rire ! Tout ça, tout ça, nous n’en voulons pas. J’ai écouté. On dira tout ce qu’on voudra. D’abord, pas possible.

Et Radoub se rassit. Sa blessure s’était rouverte. Un filet de sang qui sortait du bandeau coulait le long de son cou, de l’endroit où avait été son oreille.

Cimourdain se tourna vers Radoub.

— Vous votez pour que l’accusé soit absous ?

— Je vote, dit Radoub, pour qu’on le fasse général.

— Je vous demande si vous votez pour qu’il soit acquitté.

— Je vote pour qu’on le fasse le premier de la république.

— Sergent Radoub, votez-vous pour que le commandant Gauvain soit acquitté, oui ou non ?

— Je vote pour qu’on me coupe la tête à sa place.

— Acquittement, dit Cimourdain. Écrivez, greffier.

Le greffier écrivit : « Sergent Radoub : acquittement. »

Puis le greffier dit :

— Une voix pour la mort. Une voix pour l’acquittement. Partage.

C’était à Cimourdain de voter.

Il se leva. Il ôta son chapeau et le posa sur la table.

Il n’était plus ni pâle ni livide. Sa face était couleur de terre.

Tous ceux qui étaient là eussent été couchés dans des suaires que le silence n’eût pas été plus profond.

Cimourdain dit d’une voix grave, lente et ferme :

— Accusé Gauvain, la cause est entendue. Au nom de la république, la cour martiale, à la majorité de deux voix contre une…

Il s’interrompit, il eut comme un temps d’arrêt ; hésitait-il devant la mort ? hésitait-il devant la vie ? toutes les poitrines étaient haletantes. Cimourdain continua :

— … Vous condamne à la peine de mort.

Son visage exprimait la torture du triomphe sinistre. Quand Jacob dans les ténèbres se fit bénir par l’ange qu’il avait terrassé, il devait avoir ce sourire effrayant.

Ce ne fut qu’une lueur, et cela passa. Cimourdain redevint de marbre, se rassit, remit son chapeau sur sa tête, et ajouta :

— Gauvain, vous serez exécuté demain, au lever du soleil.

Gauvain se leva, salua et dit :

— Je remercie la cour.

— Emmenez le condamné, dit Cimourdain.

Cimourdain fit un signe, la porte du cachot se rouvrit, Gauvain y rentra, le cachot se referma. Les deux gendarmes restèrent en faction des deux côtés de la porte, le sabre nu.

On emporta Radoub, qui venait de tomber sans connaissance.

IV

APRÈS CIMOURDAIN JUGE, CIMOURDAIN MAÎTRE.

Un camp, c’est un guêpier. En temps de révolution surtout. L’aiguillon civique, qui est dans le soldat, sort volontiers et vite, et ne se gêne pas pour piquer le chef après avoir chassé l’ennemi. La vaillante troupe qui avait pris la Tourgue eut des bourdonnements variés ; d’abord contre le commandant Gauvain quand on apprit l’évasion de Lantenac. Lorsqu’on vit Gauvain sortir du cachot où l’on croyait tenir Lantenac, ce fut comme une commotion électrique, et en moins d’une minute tout le camp fut informé. Un murmure éclata dans la petite armée. Ce premier murmure fut : — Ils sont en train de juger Gauvain. Mais c’est pour la frime. Fiez-vous donc aux ci-devant et aux calotins ! Nous venons de voir un vicomte qui sauve un marquis, et nous allons voir un prêtre qui absout un noble ! — Quand on sut la condamnation de Gauvain, il y eut un deuxième murmure : — Voilà qui est fort ! notre chef, notre brave chef, notre jeune commandant, un héros ! C’est un vicomte, eh bien, il n’en a que plus de mérite à être républicain ! Comment ! lui, le libérateur de Pontorson, de Villedieu, de Pont-au-Beau ! le vainqueur de Dol et de la Tourgue ! celui par qui nous sommes invincibles ! celui qui est l’épée de la république dans la Vendée ! l’homme qui depuis cinq mois tient tête aux chouans et répare toutes les sottises de Léchelle et des autres ! ce Cimourdain ose le condamner à mort ! pourquoi ? parce qu’il a sauvé un vieillard qui avait sauvé trois enfants ! un prêtre tuer un soldat ! —

Ainsi grondait le camp victorieux et mécontent. Une sombre colère entourait Cimourdain. Quatre mille hommes contre un seul, il semble que ce soit une force ; ce n’en est pas une. Ces quatre mille hommes étaient une foule, et Cimourdain était une volonté. On savait que Cimourdain fronçait aisément le sourcil, et il n’en fallait pas davantage pour tenir l’armée en respect. Dans ces temps sévères, il suffisait que l’ombre du comité de salut public fût derrière un homme pour faire cet homme redoutable et pour faire aboutir l’imprécation au chuchotement et le chuchotement au silence. Avant comme après les murmures, Cimourdain restait l’arbitre du sort de Gauvain comme du sort de tous. On savait qu’il n’y avait rien à lui demander et qu’il n’obéirait qu’à sa conscience, voix surhumaine entendue de lui seul. Tout dépendait de lui. Ce qu’il avait fait comme juge martial, seul il pouvait le défaire comme délégué civil. Seul il pouvait faire grâce. Il avait pleins pouvoirs ; d’un signe il pouvait mettre Gauvain en liberté ; il était le maître de la vie et de la mort ; il commandait à la guillotine. En ce moment tragique, il était l’homme suprême.

On ne pouvait qu’attendre.

La nuit vint.

V

LE CACHOT.

La salle de justice était redevenue corps de garde ; le poste était doublé comme la veille ; deux factionnaires gardaient la porte du cachot fermé.

Vers minuit, un homme, qui tenait une lanterne à la main, traversa le corps de garde, se fit reconnaître, et se fit ouvrir le cachot.

C’était Cimourdain.

Il entra, et la porte resta entr’ouverte derrière lui.

Le cachot était ténébreux et silencieux. Cimourdain fit un pas dans cette obscurité, posa la lanterne à terre, et s’arrêta. On entendait dans l’ombre la respiration égale d’un homme endormi. Cimourdain écouta, pensif, ce bruit paisible.

Gauvain était au fond du cachot, sur la botte de paille. C’était son souffle qu’on entendait. Il dormait profondément.

Cimourdain s’avança avec le moins de bruit possible, vint tout près et se mit à regarder Gauvain ; une mère regardant son nourrisson dormir n’aurait pas un plus tendre et plus inexprimable regard. Ce regard était plus fort peut-être que Cimourdain ; Cimourdain appuya, comme font quelquefois les enfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un moment immobile. Puis il s’agenouilla, souleva doucement la main de Gauvain, et posa ses lèvres dessus.

Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux avec le vague étonnement du réveil en sursaut. La lanterne éclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain.

— Tiens, dit-il, c’est vous, mon maître.

Et il ajouta :

— Je rêvais que la mort me baisait la main.

Cimourdain eut cette secousse que nous donne parfois la brusque invasion d’un flot de pensées ; quelquefois ce flot est si haut et si orageux qu’il semble qu’il va éteindre l’âme. Rien ne sortit du profond cœur de Cimourdain. Il ne put dire que : — Gauvain !

Et tous deux se regardèrent ; Cimourdain avec des yeux pleins de ces flammes qui brûlent les larmes, Gauvain avec son plus doux sourire.

Gauvain se souleva sur son coude et dit :

— Cette balafre que je vois sur votre visage, c’est le coup de sabre que vous avez reçu pour moi. Hier encore vous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. Si la providence ne vous avait pas mis près de mon berceau, où serais-je aujourd’hui ? dans les ténèbres. Si j’ai la notion du devoir, c’est de vous qu’elle me vient. J’étais né noué. Les préjugés sont des ligatures, vous m’avez ôté ces bandelettes, vous avez remis ma croissance en liberté, et de ce qui n’était déjà plus qu’une momie, vous avez refait un enfant. Dans l’avorton probable vous avez mis une conscience. Sans vous j’aurais grandi petit. J’existe par vous. Je n’étais qu’un seigneur, vous avez fait de moi un citoyen ; je n’étais qu’un citoyen, vous avez fait de moi un esprit ; vous m’avez fait propre, comme homme, à la vie terrestre, et, comme âme, à la vie céleste. Vous m’avez donné, pour aller dans la réalité humaine, la clef de vérité, et, pour aller au delà, la clef de lumière. Ô mon maître, je vous remercie. C’est vous qui m’avez créé.

Cimourdain s’assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit :

— Je viens souper avec toi.

Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d’eau.

— Bois le premier, dit Cimourdain.

Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n’avait bu qu’une gorgée ; Cimourdain but à longs traits.

Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait. Signe du calme de l’un et de la fièvre de l’autre.

On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.

Gauvain disait :

— Les grandes choses s’ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l’œuvre visible il y a l’œuvre invisible. L’une cache l’autre. L’œuvre visible est farouche, l’œuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C’est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.

— Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c’est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l’impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l’absolu.

— Je préfère, dit Gauvain, la république de l’idéal.

Il s’interrompit, puis continua :

— Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l’abnégation, l’entrelacement magnanime des bienveillances, l’amour ? Mettre tout en équilibre, c’est bien ; mettre tout en harmonie, c’est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l’homme ; la mienne l’emporte en plein azur. C’est la différence qu’il y a entre un théorème et un aigle.

— Tu te perds dans le nuage.

— Et vous dans le calcul.

— Il y a du rêve dans l’harmonie.

— Il y en a aussi dans l’algèbre.

— Je voudrais l’homme fait par Euclide.

— Et moi, dit Gauvain, je l’aimerais mieux fait par Homère.

Le sourire sévère de Cimourdain s’arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.

— Poésie. Défie-toi des poëtes.

— Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.

— Rien de tout cela ne donne à manger.

— Qu’en savez-vous ? L’idée aussi est nourriture. Penser, c’est manger.

— Pas d’abstractions. La république c’est deux et deux font quatre. Quand j’ai donné à chacun ce qui lui revient…

— Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.

— Qu’entends-tu par là ?

— J’entends l’immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.

— Hors du droit strict, il n’y a rien.

— Il y a tout.

— Je ne vois que la justice.

— Moi, je regarde plus haut.

— Qu’y a-t-il donc au-dessus de la justice ?

— L’équité.

Par moments ils s’arrêtaient comme si des lueurs passaient.

Cimourdain reprit :

— Précise, je t’en défie.

— Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d’autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l’impôt proportionnel. Je ne veux point d’impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.

— Qu’entends-tu par là ?

— Ceci : d’abord supprimez les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l’engrais à l’égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cents millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain, il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l’océan !

— Te voilà en plein songe.

— C’est-à-dire en pleine réalité.

Gauvain reprit :

— Et la femme ? qu’en faites-vous ?

Cimourdain répondit :

— Ce qu’elle est. La servante de l’homme.

— Oui. À une condition.

— Laquelle ?

— C’est que l’homme sera le serviteur de la femme.

— Y penses-tu ? s’écria Cimourdain, l’homme serviteur ! jamais. L’homme est maître. Je n’admets qu’une royauté, celle du foyer. L’homme chez lui est roi.

— Oui. À une condition.

— Laquelle ?

— C’est que la femme y sera reine.

— C’est-à-dire que tu veux pour l’homme et pour la femme…

— L’égalité.

— L’égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont divers.

— J’ai dit l’égalité. Je n’ai pas dit l’identité.

Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain la rompit.

— Et l’enfant ! à qui le donnes-tu ?

— D’abord au père qui l’engendre, puis à la mère qui l’enfante, puis au maître qui l’élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l’humanité qui est la grande aïeule.

— Tu ne parles pas de Dieu.

— Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l’échelle qui monte à Dieu.

Cimourdain se taisait. Gauvain poursuivit :

— Quand on est au bout de l’échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s’ouvre, on n’a plus qu’à entrer.

Cimourdain fit le geste d’un homme qui en rappelle un autre.

— Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.

— Commencez par ne pas le rendre impossible.

— Le possible se réalise toujours.

— Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf.

— Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu’elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce que j’appelle le possible.

— Le possible est plus que cela.

— Ah ! te revoilà dans le rêve.

— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l’homme.

— Il faut le prendre.

— Vivant.

Gauvain continua :

— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un œil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine. Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit pas pour n’être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c’est le salaire inné ; le salaire, c’est le droit acquis.

Gauvain parlait avec le recueillement d’un prophète. Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c’était l’élève qui était le maître.

Cimourdain murmura :

— Tu vas vite.

— C’est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.

Et il reprit :

— Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde…

Il s’interrompit.

— Je fonderais une république d’esprits.

Cimourdain regarda le pavé du cachot et dit :

— Et en attendant que veux-tu ?

— Ce qui est.

— Tu absous donc le moment présent ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d’un si rude balayage ! Devant l’horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.

Gauvain continua :

— D’ailleurs, que m’importe la tempête, si j’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai ma conscience !

Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle :

— Il y a quelqu’un qu’il faut toujours laisser faire.

— Qui ? demanda Cimourdain.

Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.

Ils se turent encore.

Cimourdain reprit :

— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.

— C’est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas la loi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! je veux que chacun des attributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalité devant le cœur, la fraternité devant l’âme. Non ! plus de joug ! l’homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Je veux…

Il s’arrêta. Son œil devint éclatant.

Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.

La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c’était probablement la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c’étaient les sentinelles qu’on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu’on en pouvait juger dans l’obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteaux.

Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n’entendait pas.

Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu’il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu’il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d’aurore qu’il avait dans la prunelle grandissait.

Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :

— À quoi penses-tu ?

— À l’avenir, dit Gauvain.

Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux. Gauvain ne s’en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu’à la porte et sortit. Le cachot se referma.

VI

CEPENDANT LE SOLEIL SE LÈVE.

Le jour ne tarda pas à poindre à l’horizon.

En même temps que le jour, une chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt de Fougères.

Cela avait été mis là dans la nuit. C’était dressé plutôt que bâti. De loin sur l’horizon c’était une silhouette faite de lignes droites et dures, ayant l’aspect d’une lettre hébraïque ou d’un de ces hiéroglyphes d’Égypte qui faisaient partie de l’alphabet de l’antique énigme.

Au premier abord, l’idée que cette chose éveillait était l’idée de l’inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C’était une sorte de tréteau ayant pour pieds quatre poteaux. À un bout du tréteau, deux hautes solives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse, élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l’azur du matin. À l’autre bout du tréteau, il y avait une échelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobiles qui, en s’ajustant l’une à l’autre, offraient au regard un trou rond à peu près de la dimension du cou d’un homme. La section supérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoir se hausser ou s’abaisser. Pour l’instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier étaient écartés. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charnières et ayant l’aspect d’une bascule. À côté de cette planche il y avait un panier long, et, entre les deux piliers, en avant, et à l’extrémité du tréteau, un panier carré. C’était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle qui était en fer. On sentait que cela avait été construit par des hommes, tant c’était laid, mesquin et petit ; et cela aurait mérité d’être apporté là par des génies, tant c’était formidable.

Cette bâtisse difforme, c’était la guillotine.

En face, à quelques pas, dans le ravin, il y avait un autre monstre, la Tourgue. Un monstre de pierre faisant pendant au monstre de bois. Et, disons-le, quand l’homme a touché au bois et à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni bois ni pierre, et prennent quelque chose de l’homme. Un édifice est un dogme, une machine est une idée.

La Tourgue était cette résultante fatale du passé qui s’appelait la Bastille à Paris, la Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en Allemagne, l’Escurial en Espagne, le Kremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.

Dans la Tourgue étaient condensés quinze cents ans, le moyen-âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ; dans la guillotine une année, 93 ; et ces douze mois faisaient contrepoids à ces quinze siècles.

La Tourgue, c’était la monarchie ; la guillotine, c’était la révolution.

Confrontation tragique.

D’un côté, la dette ; de l’autre, l’échéance. D’un côté, l’inextricable complication gothique, le serf, le seigneur, l’esclave, le maître, la roture, la noblesse, le code multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés, les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés, les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, le trône, le bon plaisir, le droit divin ; de l’autre, cette chose simple, un couperet.

D’un côté, le nœud ; de l’autre, la hache.

La Tourgue avait été longtemps seule dans ce désert. Elle était là avec ses mâchicoulis d’où avaient ruisselé l’huile bouillante, la poix enflammée et le plomb fondu, avec ses oubliettes pavées d’ossements, avec sa chambre aux écartèlements, avec la tragédie énorme dont elle était remplie ; elle avait dominé de sa figure funeste cette forêt, elle avait eu dans cette ombre quinze siècles de tranquillité farouche, elle avait été dans ce pays l’unique puissance, l’unique respect et l’unique effroi ; elle avait régné ; elle avait été, sans partage, la barbarie ; et tout à coup elle voyait se dresser devant elle, et contre elle, quelque chose, — plus que quelque chose, — quelqu’un d’aussi horrible qu’elle, la guillotine.

La pierre semble quelquefois avoir des yeux étranges. Une statue observe, une tour guette, une façade d’édifice contemple. La Tourgue avait l’air d’examiner la guillotine.

Elle avait l’air de s’interroger.

Qu’était-ce que cela ?

Il semblait que cela était sorti de terre.

Et cela en était sorti en effet.

Dans la terre fatale avait germé l’arbre sinistre. De cette terre, arrosée de tant de sueurs, de tant de larmes, de tant de sang, de cette terre où avaient été creusées tant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d’embûches, de cette terre où avaient pourri toutes les espèces de morts faits par toutes les espèces de tyrannies, de cette terre superposée à tant d’abîmes, et où avaient été enfouis tant de forfaits, semences affreuses, de cette terre profonde, était sortie, au jour marqué, cette inconnue, cette vengeresse, cette féroce machine porte-glaive, et 93 avait dit au vieux monde : — Me voilà.

Et la guillotine avait le droit de dire au donjon : — Je suis ta fille.

Et en même temps le donjon, car ces choses fatales vivent d’une vie obscure, se sentait tué par elle.

La Tourgue, devant la redoutable apparition, avait on ne sait quoi d’effaré. On eût dit qu’elle avait peur. La monstrueuse masse de granit était majestueuse et infâme, cette planche avec son triangle était pire. La toute-puissante déchue avait l’horreur de la toute-puissante nouvelle. L’histoire criminelle considérait l’histoire justicière. La violence d’autrefois se comparait à la violence d’à présent ; l’antique forteresse, l’antique prison, l’antique seigneurie, où avaient hurlé les patients démembrés, la construction de guerre et de meurtre, hors de service et hors de combat, violée, démantelée, découronnée, tas de pierres valant un tas de cendres, hideuse, magnifique et morte, toute pleine du vertige des siècles effrayants, regardait passer la terrible heure vivante. Hier frémissait devant Aujourd’hui, la vieille férocité constatait et subissait la nouvelle épouvante, ce qui n’était plus que le néant ouvrait des yeux d’ombre devant ce qui était la terreur, et le fantôme regardait le spectre.

La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon, ni d’un chant d’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre.

Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort des sources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleine d’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l’aigue-marine à l’émeraude, les groupes d’arbres fraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Au milieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et de la minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites.

Tels sont les formidables usages que le soleil fait de sa lumière.

Ce spectacle avait des spectateurs.

Les quatre mille hommes de la petite armée expéditionnaire étaient rangés en ordre de combat sur le plateau. Ils entouraient la guillotine de trois côtés, de façon à tracer autour d’elle, en plan géométral, la figure d’un E ; la batterie placée au centre de la plus grande ligne faisait le cran de l’E. La machine rouge était comme enfermée dans ces trois fronts de bataille, sorte de muraille de soldats repliée des deux côtés jusqu’aux bords de l’escarpement du plateau ; le quatrième côté, le côté ouvert, était le ravin même, et regardait la Tourgue.

Cela faisait une place en carré long, au milieu de laquelle était l’échafaud. À mesure que le jour montait, l’ombre portée de la guillotine décroissait sur l’herbe.

Les artilleurs étaient à leurs pièces, mèches allumées.

Une douce fumée bleue s’élevait du ravin ; c’était l’incendie du pont qui achevait d’expirer.

Cette fumée estompait sans la voiler la Tourgue dont la haute plate-forme dominait tout l’horizon. Entre cette plate-forme et la guillotine il n’y avait que l’intervalle du ravin. De l’une à l’autre on pouvait se parler.

Sur cette plate-forme avaient été transportées la table du tribunal et la chaise ombragée de drapeaux tricolores. Le jour se levait derrière la Tourgue et faisait saillir en noir la masse de la forteresse et, à son sommet, sur la chaise du tribunal et sous le faisceau de drapeaux, la figure d’un homme assis, immobile et les bras croisés.

Cet homme était Cimourdain. Il avait, comme la veille, son costume de délégué civil, sur la tête le chapeau à panache tricolore, le sabre au côté et les pistolets à la ceinture.

Il se taisait. Tous se taisaient. Les soldats avaient le fusil au pied et baissaient les yeux. Ils se touchaient du coude, mais ne se parlaient pas. Ils songeaient confusément à cette guerre, à tant de combats, aux fusillades des haies si vaillamment affrontées, aux nuées de paysans furieux chassés par leur souffle, aux citadelles prises, aux batailles gagnées, aux victoires, et il leur semblait maintenant que toute cette gloire leur tournait en honte. Une sombre attente serrait toutes les poitrines. On voyait sur l’estrade de la guillotine le bourreau qui allait et venait. La clarté grandissante du matin emplissait majestueusement le ciel.

Soudain on entendit ce bruit voilé que font les tambours couverts d’un crêpe. Ce roulement funèbre approcha ; les rangs s’ouvrirent, et un cortège entra dans le carré, et se dirigea vers l’échafaud.

D’abord les tambours noirs, puis une compagnie de grenadiers, l’arme basse, puis un peloton de gendarmes, le sabre nu, puis le condamné, — Gauvain.

Gauvain marchait librement. Il n’avait de cordes ni aux pieds ni aux mains. Il était en petit uniforme. Il avait son épée.

Derrière lui venait un autre peloton de gendarmes.

Gauvain avait encore sur le visage cette joie pensive qui l’avait illuminé au moment où il avait dit à Cimourdain : Je pense à l’avenir. Rien n’était ineffable et sublime comme ce sourire continué.

En arrivant sur le lieu triste, son premier regard fut pour le haut de la tour. Il dédaigna la guillotine.

Il savait que Cimourdain se ferait un devoir d’assister à l’exécution. Il le chercha des yeux sur la plate-forme. Il l’y trouva.

Cimourdain était blême et froid. Ceux qui étaient près de lui n’entendaient pas son souffle.

Quand il aperçut Gauvain, il n’eut pas un tressaillement.

Gauvain cependant s’avançait vers l’échafaud.

Tout en marchant, il regardait Cimourdain et Cimourdain le regardait. Il semblait que Cimourdain s’appuyât sur ce regard.

Gauvain arriva au pied de l’échafaud. Il y monta. L’officier qui commandait les grenadiers l’y suivit. Il défit son épée et la remit à l’officier ; il ôta sa cravate et la remit au bourreau.

Il ressemblait à une vision. Jamais il n’avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent ; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à une femme, et son œil héroïque et souverain faisait songer à un archange. Il était sur l’échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est un sommet. Gauvain y était debout, superbe et tranquille. Le soleil, l’enveloppant, le mettait comme dans une gloire.

Il fallait pourtant lier le patient. Le bourreau vint, une corde à la main.

En ce moment-là, quand ils virent leur jeune capitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n’y tinrent plus ; le cœur de ces gens de guerre éclata. On entendit cette chose énorme, le sanglot d’une armée. Une clameur s’éleva. Grâce ! grâce ! Quelques-uns tombèrent à genoux ; d’autres jetaient leurs fusils et levaient les bras vers la plate-forme où était Cimourdain. Un grenadier cria en montrant la guillotine : — Reçoit-on des remplaçants pour ça ? Me voici. — Tous répétaient frénétiquement : Grâce ! grâce ! et des lions qui auraient entendu cela eussent été émus ou effrayés, car les larmes des soldats sont terribles.

Le bourreau s’arrêta, ne sachant plus que faire.

Alors une voix brève et basse, et que tous pourtant entendirent, tant elle était sinistre, cria du haut de la tour :

— Force à la loi !

On reconnut l’accent inexorable. Cimourdain avait parlé. L’armée frissonna.

Le bourreau n’hésita plus. Il s’approcha tenant sa corde.

— Attendez, dit Gauvain.

Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa main droite encore libre, un geste d’adieu, puis se laissa lier.

Quand il fut lié, il dit au bourreau :

— Pardon. Un moment encore.

Et il cria :

— Vive la République !

On le coucha sur la bascule, cette tête charmante et fière s’emboîta dans l’infâme collier, le bourreau lui releva doucement les cheveux, puis pressa le ressort, le triangle se détacha et glissa, lentement d’abord, puis rapidement ; on entendit un coup hideux…

Au même instant on en entendit un autre. Au coup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu’il avait à sa ceinture, et, au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le cœur d’une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, il tomba mort.

Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre.