Quel amour d’enfant !/VIII

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Hachette (p. 91-108).




VIII

leçon de mademoiselle tomme


À peine Giselle s’était-elle mise au travail, que M. Tocambel et la tante Monclair vinrent voir Léontine.

madame de monclair.

Bonjour, Léontine. Bonjour, petite ; tu travailles

? que je ne vous dérange pas. Mademoiselle 

Tomme, continuez comme si je n’y étais pas. Et vous, père Toc, allez causer avec Léontine ; je vous rejoindrai tout à l’heure.

léontine.

Mais, ma tante,… j’aurais peur…

madame de monclair.

Quoi ? De quoi as-tu peur ? Ce n’est pas de mon grand savoir ; Giselle est persuadée que je suis une vraie cruche d’ignorance. Va-t’en, va-t’en ; laisse-nous travailler. Commencez, Mademoiselle Tomme, ne les écoutez pas. Et vous autres, allez-vous-en. »

M. Tocambel et Léontine sortirent ; Mlle Tomme commença.

« Mademoiselle Giselle, nous allons faire une petite répétition de la semaine passée. Prenons l’histoire de France, et puis l’histoire sainte.

« Comment appelez-vous le premier roi de France ?

giselle.

Ce n’est pas difficile. C’est Pharaon.

madame de monclair.

Comment, Pharaon ? Tu veux dire Pharamond.

giselle, avec assurance.

Non, ma tante ; Mlle Tomme m’a dit que c’était Pharaon.

mademoiselle tomme.

Oh ! Mademoiselle Giselle ! vous savez que c’est Pharamond. Dites-moi qui était Pharaon.

giselle.

Pharaon premier était roi de France et de Navarre ; il est vrai qu’il y a eu un autre Pharaon qui péchait des poissons rouges dans un grand étang où il s’est noyé en se penchant par la fenêtre.

mademoiselle tomme, indignée.

Oh ! oh ! Mademoiselle Giselle ! Devant votre tante !

giselle, d’un air innocent.

Je dis ce que vous m’avez appris ! Quoi ? Que faut-il dire ? Je ne sais pas, moi.

madame de monclair.

Ha, ha, ha ! C’est très joli ! Je vois que tu es encore plus forte que moi, comme ignorance. Laissons la France, Mademoiselle Tomme, et passons à l’histoire sainte.

mademoiselle tomme, très mortifiée.

Je ne sais pas ce qui prend à Mlle Giselle ; elle savait tout cela sur le bout des doigts jusqu’à Charles IX.

giselle.

Ah oui ! Je sais très bien ! Le Charles qui a passé devant la barrière de grand-père quand il s’est en allé en Angleterre ; M. Tocambel y était, je crois. Et vous aussi, ma tante, n’est-ce pas ?

madame de monclair

Ha, ha, ha ! Passe à Adam et Ève, ma fille. Je vais t’interroger, moi ! Comment s’appelait le fils d’Abraham ?

giselle

Le fils d’Abraham !… Ah oui ; je sais. C’était Noé.

madame de monclair, riant de plus en plus fort.

De mieux en mieux. Et qui était Isaac ?

giselle.

Isaac ! C’était un vieux juif qui achetait et vendait toutes sortes de choses.

madame de monclair.

Bravo ! Laissez donc, Mademoiselle Tomme. Cela va très bien. Qu’est devenu Joseph, le fils de Jacob ?

giselle.

Joseph ? Je crois qu’il a été tué par les Juifs parce qu’il a donné un tombeau pour ensevelir Notre-Seigneur Jésus-Christ.

madame de monclair, se levant.

Très bien, ma fille, très bien. Tu es forte sur l’histoire sainte. Mademoiselle Tomme, vous avez une élève qui vous fait honneur ; si vous en avez plusieurs de cette force, elles vous feront une réputation dans le monde savant. Ha, ha, ha ! très joli ! très amusant ! »

Mme de Monclair quitta Giselle et entra au salon riant de toutes ses forces, tandis que Mlle Tomme, interdite et désolée, se mit à pleurer en face de Giselle, radieuse du tour qu’elle avait joué à la pauvre maîtresse, dont les leçons l’ennuyaient.

m. tocambel.

Pourquoi riez-vous donc si fort, baronne ? Qu’avez-vous entendu de si drôle ?

madame de monclair.

Ha, ha, ha ! Si vous saviez ! Ha, ha, ha ! Quel dommage que vous n’ayez pas été là ! Une répétition, ha, ha, ha ! comme vous n’en avez jamais entendu, mon bon père Toc.

léontine.

Est-ce que Giselle n’a pas bien répondu ?

madame de monclair.

Parfaitement ! Admirablement ! Pharaon premier roi de France ! Charles IX qui a passé il y a trente-six ans devant la barrière de ton père ! Abraham, père de Noé ! Isaac, vieux juif revendeur d’occasion ! Joseph qui a donné un tombeau pour ensevelir Notre-Seigneur ! Ha, ha, ha ! je n’avais jamais entendu chose pareille ! Bon Dieu ! quelle instruction ! quelle élève ! »

Mme de Monclair se leva.

« Il faut que je te quitte, Léontine : ma fille m’attend.

léontine.

De grâce, ma tante, ne dites rien, ne racontez rien de ce que vous a dit Giselle ; vous feriez un tort sérieux à Giselle et à la pauvre Mlle Tomme.

madame de monclair.

Ah ! cette pauvre Tomme ! Était-elle vexée ! C’est sa faute aussi ; pourquoi n’apprend-elle rien à Giselle ! Ha, ha, ha ! Une fille de dix ans qui répond tout ce qu’elle a répondu. Mais sois tranquille, je n’en parlerai pas ; elle perdrait ses moyens d’existence. La méthode doit être fameuse ! Ah bien ! ce n’est pas moi qui recommanderai la pauvre Tomme !

m. tocambel.

Attendez, baronne, attendez. Laissez-moi entrer là dedans pour éclaircir ce mystère. Cette pauvre Tomme, comme vous l’appelez, est une personne fort instruite ; je le sais, j’en suis certain. Il y a quelque chose là-dessous. »

M. Tocambel entra dans la chambre de Léontine, où travaillait Giselle, et en ferma la porte. Mme de Monclair se mit à la porte et y colla son oreille, riant encore et espérant entendre quelque chose d’amusant. Léontine resta dans son fauteuil, pensive et triste ; elle craignait de trop bien deviner la cause de la gaieté de sa tante et de la prétendue ignorance de Giselle. La peur de voir ses craintes vérifiées l’attristait profondément.

« Mon Dieu ! se disait-elle, Giselle serait-elle réellement méchante ? Ou bien n’est-ce qu’un enfantillage, une plaisanterie dont elle n’a pas prévu les conséquences pour Mlle Tomme ? »

Mme de Monclair ne riait plus ; elle écoutait encore ; enfin elle quitta son poste et revint s’asseoir près de sa nièce ; sa gaieté avait disparu.

« Léontine, dit-elle très sérieusement, prépare-toi à gronder Giselle ; elle a répondu tout de travers pour jouer un tour à sa maîtresse, dont les leçons l’ennuient. La pauvre Tomme pleure ; Giselle rit ; le père Toc gronde. Tu es faible, toi ; mais pour le coup, il faut que tu grondes ; c’est méchant ce qu’a fait ta fille. Pas de grâce pour les méchancetés.

léontine, agitée.

Giselle est si jeune, ma bonne tante ! elle n’a pas réfléchi que cette plaisanterie pouvait faire tort à sa maîtresse. Vous savez que les enfants aiment à rire et à faire rire. Elle aura voulu vous amuser.

madame de monclair.

Léontine, prends garde ! Ne te laisse pas aller à ta trop grande indulgence ! Gronde et punis quand il le faut. Les voici qui viennent. Je veux voir comment tu t’en tireras. »

M. Tocambel ouvrit la porte.

« Passez, Mademoiselle Tomme. Parlez à Mme de Gerville.

mademoiselle tomme.

Madame, permettez-moi d’expliquer devant Mme votre tante ce qui s’est passé.

madame de monclair.

Ce n’est pas nécessaire, ma pauvre demoiselle ; je comprends à présent, et ma nièce comprend aussi. Giselle vous a fait une malice que j’appelle une méchanceté, et vous avez peur que je ne dise partout que vous êtes une ignorante. C’est cela, n’est-il pas vrai ?

mademoiselle tomme.

Je crois que oui, Madame ; seulement je me permettrai d’ajouter que je demande de cesser mes leçons à Mlle Giselle ; je les crois inutiles pour elle et fâcheuses pour moi.

madame de monclair.

Vous avez raison, ma chère demoiselle ; Giselle n’apprendra jamais rien, et vous ne gagnerez jamais rien avec cette petite. Parle donc, Léontine. Tiens, regarde dans la glace la figure que tu fais. Pâle et triste comme une condamnée à mort ! Voyons, courage ! Approche, Giselle.

léontine.

Mademoiselle, pardonnez, je vous prie, une espièglerie que Giselle ne recommencera pas, je vous assure. Giselle, viens faire des excuses à Mlle Tomme qui est toujours si bonne pour toi, et promets-lui d’être à l’avenir bien sage et bien appliquée à tes leçons. »


« Mlle Tomme pleure ; Giselle rit ; le père Toc gronde. »

Giselle s’approcha.

giselle, avec une feinte humilité.

Mademoiselle, je vous promets d’être à l’avenir bien sage et bien appliquée à mes leçons.

mademoiselle tomme.

C’est possible, Mademoiselle Giselle, mais ce ne seront pas les miennes, car je répète que je ne vous les continuerai pas.

madame de monclair.

Vous avez bien raison, ma pauvre Tomme ; à votre place j’en ferais autant. Allez, allez, ma pauvre enfant ; je vous aurai d’autres élèves, soyez tranquille. »

Mlle Tomme remercia, salua et sortit.

Léontine sentit qu’elle avait eu tort de diminuer la faute de sa fille devant elle.

« Giselle, dit-elle sévèrement devant Mlle Tomme, j’ai cherché à t’excuser, mais devant ma tante et notre ami je te dis que je suis très mécontente de toi ; je vois parfaitement que tu as mis de la malice dans les réponses que tu as faites devant ta tante, car je venais de te dire que ton ignorance ferait tort à Mlle Tomme. Tu mérites une punition sévère et tu l’auras. Nous devions tous dîner chez ton oncle Pierre pour la fête de ta tante : tu resteras à la maison, seule avec ta bonne. Va dans ta chambre ; tu m’as fait beaucoup de peine, j’espère que tu y réfléchiras quand tu seras seule, et que tu le regretteras. »

Giselle n’osa pas résister devant sa tante et devant M. Tocambel ; elle comprit que la soumission était le seul moyen de diminuer sa faute à leurs yeux, et elle obéit à sa mère sans hésiter.

Léontine se jeta dans son fauteuil et pleura.

madame de monclair, l’embrassant.

Allons, allons, ma fille, ne t’afflige pas ; c’est très bien. Tu avais mal commencé, tu as bien fini. Elle a bien parlé, n’est-ce pas, mon ami ? ajouta-t-elle en s’adressant à M. Tocambel. Dites-le-lui donc ; vous êtes là comme une statue. Encouragez-la ; faites comme moi.

m. tocambel.

Ma bonne amie, si je ne parle pas, c’est que vous avez tout dit et très bien dit. Le chagrin de Léontine me fait peine à voir. Mais, ma pauvre enfant, consolez-vous ; vous avez bien agi dans l’intérêt de votre enfant. En continuant ainsi, vous la corrigerez de ses défauts, et vous serez heureuse de la voir devenir aussi bonne qu’elle est jolie.

léontine.

Merci, mon ami ; vos dernières paroles me vont au cœur.

madame de monclair.

Allons, ma petite, je m’en vais pour le coup. Au revoir chez Pierre à dîner. Ne nous apporte pas une figure d’enterrement. Père Toc, consolez-la. Entendez-vous bien ? si vous nous l’amenez triste et les yeux bouffis, je m’en prendrai à vous et à votre gazon. Et toi, Léontine, sois sage, ma petite ; et pense que ta fille sera un amour si tu le veux. Adieu. »

Mme de Monclair disparut ; M. Tocambel resta, causa avec Léontine et fit si bien qu’il la laissa faire sa toilette entièrement consolée.

« Je vous attendrai chez Victor, lui dit-il ; je le mettrai au courant et je l’empêcherai de défaire votre ouvrage. »

Quand Léontine eut achevé sa toilette, elle voulut aller voir Giselle ; mais elle ne la trouva pas dans sa chambre.

la bonne.

Mademoiselle est chez Monsieur, qui est venu la chercher il y a un quart d’heure, Madame.

léontine.

A-t-elle beaucoup pleuré, la pauvre enfant ?

la bonne.

Pas du tout, Madame ; elle m’a demandé de faire un savonnage pour sa poupée ; elle paraissait fort gaie. Est-ce que Madame l’a grondée ?

léontine.

Je l’ai grondée et punie ; elle dînera ici, au lieu d’aller dîner avec moi chez mon frère.

la bonne.

C’est donc pour cela qu’elle me disait de commander son dîner au cuisinier parce qu’elle s’ennuyait chez son oncle, qu’elle préférait dîner ici et jouer avec sa poupée ; elle m’a demandé de faire à la poupée une casaque d’été ; je vais la finir tout à l’heure.

léontine.

Je vous remercie pour elle, Émilie ; vous êtes toujours très complaisante pour ma pauvre Giselle. Et à propos de casaque d’été, voici vingt francs pour en acheter une pour vous-même.

la bonne.

Je remercie bien Madame de toutes ses bontés. Madame peut compter que je ferai toujours pour Mlle Giselle tout ce que je pourrai pour la contenter. »

Léontine alla chercher Giselle chez son mari ; elle la trouva sur les genoux de son père.

M. Tocambel feuilletait un livre.

« Je vous attends, ma chère enfant, pour vous mener chez Pierre, dit-il en se levant.

léontine.

Et vous, Victor, est-ce que vous ne venez pas ? Vous n’êtes pas encore habillé !

m. de gerville, avec embarras.

Non, je reste à la maison ; j’ai mal à la tête, je suis fatigué. Excusez-moi auprès de Noémi et de Pierre.

léontine.

Mais, Victor, ce ne sera pas aimable pour Pierre, qui nous réunit tous pour la fête de Noémi.

m. de gerville, avec humeur.

Pas tous, puisque Giselle n’y va pas.

léontine.

M. Tocambel a dû vous dire que Giselle avait mérité d’être punie…

m. de gerville.

Oui, oui, il me l’a dit ; mais comme je ne veux pas que Giselle soit à l’abandon avec les domestiques, je reste avec elle.

léontine.

Victor, je vous assure que Giselle…

m. de gerville.

C’est bien ; je sais ce que vous allez dire. Mais je considère comme un devoir de ne pas négliger à ce point son enfant, et je veux rester à la maison afin de veiller sur elle.

giselle.

Merci, mon bon cher papa ; avec vous je suis toujours sage et heureuse, et avec les autres, je ne sais pas pourquoi, je m’ennuie et je fais des bêtises ; et on croit que ce sont des méchancetés, comme tantôt avec Mlle Tomme, que j’aime beaucoup, pourtant.

m. tocambel, d’un air moqueur.

Vous aimez beaucoup de monde, ma belle enfant ; vous m’aimez beaucoup, vous aimez votre oncle Pierre, vos trois tantes, votre grand’tante de Monclair, et pourtant il n’y paraît pas. »

Giselle rougit, hésita un instant, embrassa son père et dit :

« Je ne peux pas aimer tout le monde autant que j’aime papa, qui est si bon pour moi ; alors vous êtes tous jaloux de lui. N’est-il pas vrai, papa, ils sont jaloux ?

m. de gerville, riant et embrassant Giselle.

Cela se pourrait bien, mon cher amour, et ils peuvent bien aussi être jaloux de toi, car je t’aime plus que tout au monde.

giselle.

Même plus que maman ? »

M. de Gerville hésita ; mais, cédant aux caresses de sa fille et à ses instances, il répondit :

« Eh bien, oui, même plus que maman. »

Giselle sourit d’un air triomphant à sa mère, qui ne répondit que par un regard douloureux qu’elle jeta sur son mari et sur Giselle.

léontine.

Adieu, Victor ; adieu, pauvre et chère enfant. Venez, mon ami, je suis prête, ajouta-t-elle en prenant le bras de M. Tocambel.