Quel amour d’enfant !/XX

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XX

lutte et victoire de giselle


Une seconde année se passa comme la précédente ; la première communion sembla amener dans Giselle un changement marqué, même vis-à-vis de ses parents. Léontine ne pleurait plus sur l’indifférence de sa fille ; sans être tendre, Giselle était polie, aimable ; elle ne repoussait aucune des caresses, quelquefois excessives, de sa mère. Le père la trouvait froide, mais convenable ; elle ne le recherchait pas, mais elle n’évitait pas non plus les promenades qu’il lui proposait, les visites qu’il désirait faire avec elle. Aux vacances, il y eut bien quelques révoltes, quelques retours d’impertinence mais la faute était toujours suivie de repentir. Elle faisait des excuses, et cherchait visiblement à réparer le mal qu’elle avait fait.

Une lutte formidable s’engagea vers la fin des vacances, quand Giselle parla du départ prochain et que M. de Gerville lui déclara qu’il n’y aurait pas de départ cette année, qu’elle resterait avec eux, que le temps du couvent était fini.

Giselle était nonchalamment étendue dans un fauteuil ; elle bondit sur ses pieds et regarda son père avec une surprise mêlée d’indignation.

giselle.

Vous ne voulez pas me laisser rentrer au couvent ? Est-ce une plaisanterie, ou parlez-vous sérieusement, papa ?

m. de gerville.

Très sérieusement, chère enfant ; je ne veux plus vivre séparé de toi. J’ai besoin de te voir tous les jours, de t’embrasser, de te savoir près de moi.

giselle.

Et moi, papa, j’ai plus besoin encore de vivre avec mes maîtresses, qui sont bonnes, fermes et douces. Si vous me reprenez, je redeviendrai méchante, insupportable ; vous me rendrez détestable, et ce sera votre faute, pourtant, et pas la mienne.

m. de gerville.

Ma chère enfant, tout ce que tu dis ne me fait aucune impression. Je veux te garder. Tu es ma fille unique ; la vie nous est trop pénible sans toi : ta pauvre mère le trouve comme moi. Elle…

giselle, s’animant.

Ce n’est pas possible. Maman est beaucoup plus courageuse que vous ; elle m’aime plus sagement que vous. Elle cherche mon véritable bien, et je suis sûre que si maman était seule, sans vous, elle me laisserait rentrer au couvent.

m. de gerville.

Tu as, en effet, joliment gagné au couvent. Tu me dis autant d’impertinences que de mots. Tu témoignes une crainte de vivre avec nous qui prouve non seulement une indifférence complète, mais une aversion inexplicable, à laquelle je ne veux pas céder et que je veux vaincre par la force.

giselle, se contenant.

Je n’ai pas d’aversion ni d’indifférence pour vous, papa, au contraire ; mais je vous crains. Je crains votre faiblesse, je crains la mienne ; je sens le mal que vous me faites, et je veux prendre des forces contre vous. Je sens que je suis encore trop jeune pour vivre sans direction. Je n’ai pas d’amis, je n’ai que des esclaves. Là-bas, j’ai des maîtresses qui savent me diriger, des compagnes qui ne craignent pas de me contrarier et de me faire céder. J’ai la conscience tranquille, je suis heureuse ; je m’amuse. Ici, je suis troublée, mécontente ; je m’ennuie. On m’adore, et… et… Enfin, je veux retourner au couvent et y rester encore pendant quelques années. »

M de Gerville était comme pétrifié. Cette sortie vigoureuse de sa fille l’avait pris par surprise. Ses raisonnements au-dessus de son âge, l’audace de ses réflexions, la fermeté de son langage, la sagesse de ses motifs, le remplissaient d’étonnement et d’incertitude ; il n’avait aucun raisonnement à opposer aux siens ; les faits donnaient gain de cause à Giselle, et pourtant il ne voulait pas rester plus longtemps séparé d’elle. Après quelques instants de silence, il lui dit :

« Je réfléchirai, je verrai, j’en parlerai à ta mère.

giselle.

Et si maman vous conseille de me laisser retourner au couvent ?

m. de gerville.

Tu y retourneras. Mais, ne t’en flatte pas : elle n’y consentira pas. »

Giselle sourit d’un air incrédule et courut chez sa mère.

giselle.

Maman, ma bonne maman, n’est-ce pas que j’ai raison quand je dis que vous m’aimez beaucoup et sagement ?

léontine.

Tu as cent fois raison, ma Giselle chérie. Je t’aime beaucoup et j’espère t’aimer sagement.

giselle.

Alors, maman, vous m’accorderez ce que je vais vous demander ?

léontine.

Certainement, si tu demandes une chose raisonnable.

giselle.

C’est non seulement raisonnable, mais très bien.

léontine.

Alors, je te l’accorde volontiers.

giselle.

Vous le jurez ?

léontine, riant.

Non ; avant de prêter serment, je veux savoir ce que je promets.

giselle.

C’est… Je crains que vous ne vouliez pas ; et cela me ferait tant de chagrin !

léontine.

Raison de plus pour que je ne te refuse pas, ma pauvre enfant. Que désires-tu ? Dis-le ; tu sais que je t’accorde tout ce que je puis t’accorder sans trop de déraison.

giselle.

C’est que… ce que je désire tant vous fâchera.

léontine.

Jamais je ne me fâcherai de ce qui peut te satisfaire, cher trésor. Mon bonheur est de te voir heureuse.

giselle.

Eh bien, maman, je viens vous demander, vous supplier de me laisser retourner au couvent.

léontine.

Au couvent ! tu aimes mieux vivre au couvent que vivre chez nous, avec nous ?

giselle, embarrassée.

Oui, maman.

léontine, avec tristesse.

Pourquoi, ma Giselle ? Tu ne nous aimes donc pas ?

giselle.

Si fait, maman ; mais… vous allez être mécontente si je vous dis pourquoi.

léontine.

Non, non, mon enfant ; parle franchement.

giselle.

C’est que je m’ennuie ici. Je n’ai pas d’amis ; je ne vois presque personne que des oncles, des tantes ou des petits qui m’ennuient, comme Georges et Isabelle.

léontine.

Mais, Giselle, pense donc que tu n’as que treize ans. Si je vois peu de monde à la campagne, c’est pour ne pas déranger ta vie calme et tes études. Tu avais de jeunes amies ; tu les as toutes repoussées ; et c’est toi-même qui refuses d’y aller, c’est toi qui m’empêches de les inviter.

giselle.

C’est parce qu’elles sont toutes ennuyeuses et contrariantes. Au couvent, il y en a tant, que je peux choisir celles qui me plaisent. On joue toutes ensemble, on travaille ensemble ; c’est tout autre chose.

léontine.

Écoute, Giselle, je ne veux pas te refuser avant d’en avoir causé avec ton père ; il désire vivement te ravoir à la maison, et je crois qu’il ne voudra pas te laisser partir.

giselle.

Il m’a dit qu’il le voulait bien, si vous y consentiez.

léontine.

Demain je te dirai ce que nous avons décidé.

giselle.

Non, pas demain, tout de suite. Je vous en prie, maman chérie, tout de suite. »

Giselle embrassa, câlina, supplia tant sa mère, qu’elle consentit à en parler tout de suite à son mari.

giselle.

Allez, allez vite, maman ; je vous attends. »

Léontine, quoique peinée de l’empressement de Giselle, alla chez son mari, qu’elle trouva préoccupé de la scène qu’il venait d’avoir avec sa fille.

Quand il eut entendu ce que Léontine avait à lui dire, il lui raconta à son tour la conversation qu’il avait eue avec Giselle, et il demanda à Léontine quel était son avis.

léontine.

Je pense, Victor, que nous devons faire le sacrifice de Giselle pour un an encore, quelque pénible qu’il nous soit. Si nous la retenons de force, elle sera très mécontente ; elle nous le fera rudement sentir. Tandis qu’en lui faisant la concession d’une année, elle en sera peut-être reconnaissante.

m. de gerville.

Peut-être, comme tu le dis, Léontine. Essayons cette fois encore. Je crains, en vérité, que Giselle… n’ait pas beaucoup de cœur.

léontine.

Son cœur se développera, Victor, et le couvent finira par l’ennuyer. Seulement, aux vacances


« Je vous en prie, maman chérie. »

prochaines, tâchons de l’amuser, d’avoir du monde,

des dîners, de petites soirées dansantes. Elle aura quatorze ans ; elle comprendra qu’on peut vivre gaiement chez ses parents.

m. de gerville.

Très bien ; je ne demande pas mieux. Réglons notre vie sur les goûts et l’âge de notre fille ; en la rendant heureuse, en lui faisant aimer notre intérieur, nous aurons atteint notre but. »

Ils allèrent tous deux annoncer à Giselle qu’elle aurait encore un an de couvent. Elle fut contente, mais pas autant que l’annonçait son désir si fortement exprimé. C’est que la porte mal fermée de la chambre de son père lui avait donné l’idée de s’en approcher ; elle avait entendu la conversation et les projets de ses parents pour les vacances prochaines, et elle regrettait de ne pouvoir les faire mettre à exécution cette année ; mais un changement de volonté n’était plus possible après l’insistance qu’elle avait mise à retourner au couvent. Elle résolut donc d’attendre le terme fixé par ses parents.

En les remerciant de leur complaisance à céder à ses vœux, elle leur promit de ne plus rien demander pour l’année suivante.

« Je serai même très contente de ne plus vous quitter, ajouta-t-elle. Je n’aurai plus besoin du couvent, et je serai très heureuse avec vous. »

Cette assurance causa une agréable surprise à Léontine et à M. de Gerville ; ils l’embrassèrent au point de la fatiguer. Quand le jour du départ arriva, elle témoigna du déplaisir de s’en aller. Ce regret, exprimé pour la première fois depuis trois ans, fut un vrai bonheur pour son père et pour sa mère, qui la ramenèrent pour la dernière fois à son couvent si désiré.

L’année ne se passa pas sans orages. Les notes de Giselle furent de moins en moins favorables ; on se plaignait de son caractère, de son indocilité ; elle fut en retenue plus d’une fois. Ses amies, ou plutôt ses compagnes, la trouvaient exigeante et volontaire. L’amour-propre excessif de Giselle empêchait le relâchement dans le travail et retenait seul les violences auxquelles elle se serait livrée sans la crainte de notes humiliantes et d’un renvoi probable.