Quelle étrange histoire/2

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Editions et Librairie (p. 107-189).



DEUXIÈME PARTIE




XLI


Une odeur poignante de rose et de musc sort de la boue remuée par le piétinement des hommes.

Le contremaître bourru donne des ordres.

— Hardi, fainéants, hardi, les gars…

Le tronc de bois de rose, lourd de trois tonnes, halé par vingt forçats, est enfoui dans le marais et glisse sous dix centimètres de vase.

Arc-boutés à la cordelle, les bagnards geignent et tirent, nus et gluants.

L’arbre odorant, blessé par les crochets qui l’entourent, saigne un abominable parfum de tubéreuse.

Voici la crique et les canots plats qui attendent le chargement. Les nègres saramacas accroupis, écoutent.

Un ara hurle dans le ciel.

Le soir est proche ; on le voit venir à la pointe de la rivière. Des écharpes de brume flottent sur la haute futaie de la brousse. Et, tout à coup, comme un rideau de théâtre qui tombe, la nuit s’abat sur la forêt.

Le vieux Saramaca qui commande la flottille de pirogues commence un récit. Il s’arrête ; les nègres approuvent par de courtes exclamations.

Assises en cercle autour du feu, les femmes surveillent le poisson salé qui cuit. Elles peignent leurs négrillons ventrus et endormis.

— On a tué un hoco ; le chat-tigre est venu la nuit dernière ; il reviendra, sans doute, à cause des chiens ; l’eau a été forte au saut…

Le vieux chef récite, indifférent et précis, les événements du jour.

— Il faudra changer cette nuit la cachette du tafia à cause des évadés…

Un peu de vent traîne encore sur la rivière. Des bruits viennent du nord : rumeurs d’oiseaux, grondements du marais où s’agitent les reptiles, soupirs de l’eau, soupirs qui précèdent le silence…

Soudain, dans un vacarme de ferraille, avec des craquements de tonnerre, un arbre géant s’abat sur la rivière entraînant dans sa chute le rideau d’arbres liés à lui par les lianes.

Les arbres de la brousse ne meurent pas : ils s’effondrent et se couchent en ouvrant dans la brousse la trouée sans laquelle les jeunes arbres ne vivraient pas.

— Une pirogue nous a dépassés, une pirogue avec des Indiens et une femme blanche.

— …

— Les Indiens sont les maîtres de la rivière ; ils ne s’arrêtent jamais ; ils pagayent plus vite que nous…

Les négresses, le geste suspendu, ont tourné la tête vers le vieux Saramaca ; les hommes, immobiles regardent le sol… car voici le point attendu du récit du chef :

— Une femme blanche… dans une pirogue d’Indiens… Cela ne s’est jamais vu…

De l’ombre de la brousse sortent des formes étranges. Un fourmilier au museau allongé s’approche du feu. Puis un pack et une tortue géante viennent à leur tour dans la pénombre rouge du brasier.

— Une femme blanche… une femme blanche…


XLII


Quelle étrange vie… Des crocodiles dans la boue fétide, des serpents qui glissent sur les lianes, des fleurs aux larges corolles tordues, enroulées sur elles-mêmes, collées à l’écorce des arbres… Des pampres et des chevelures emmêlées de mousses géantes…

Des singes glissent brusquement sur un fil de liane, tombent des hauteurs prodigieuses du toit de la forêt et remontent d’un trait comme des balles élastiques.

Un bourdonnement grave comme une voix humaine… Le bouillonnement de la sève ardente… Les souffles de la vie animale.

On entend battre le cœur de la forêt.

Une vie frémissante est là, étrange et invisible comme la vie du monde intérieur de la mer.

La mer est proche… Son souffle ardent passe sur ce pullulement d’êtres.

La jungle appartient à la mer qui lui impose sa loi. La mer, en découvrant cette terre, n’a rien perdu de ses droits. C’est elle qui la gouverne et la féconde.


XLIII


Sur le fleuve Maroni… Notre convoi de pirogues suit les méandres du fleuve. L’eau boueuse sent le marais.

La rive basse est un désert de verdure. Les moucous-moucous, chargés d’oiseaux-mouches, font une barrière de roseaux à la brousse. Des lianes pendent, chargées d’orchidées. Quelques « pois sucrés » en fleurs font des taches blanches sur le rideau impénétrable qui cache la forêt voisine. Des aras écarlates traversent en hurlant la rivière.

Les nègres saramacas, trapus et silencieux, pagayent à grand effort contre le courant. La caravane flottante glisse lentement.

Au détour lointain, à l’horizon de l’allée ardente que trace le fleuve, le village hollandais d’Albina se tasse tout blanc, blotti dans une étroite clairière.

Et là, au tournant, Saint-Laurent-du-Maroni, le bagne, avec ses appontements, ses cages grillagées, ses magasins et de grands cocotiers penchés sur le fleuve.

Saint-Laurent-du-Maroni… des maisons blanches couvertes de tôle éclatante sous le soleil comme des miroirs d’argent… Un sol de sable blanc, de la neige sous du feu, une orgie de lumière sur une oasis de verre mat… Les yeux éblouis cherchent pour s’y reposer les massifs verts des jardins épars et les lignes de la brousse noire qui encadre à l’horizon cette fournaise blanche.

En face, Albina, la bien nommée, si blanche dans la verdure du grand bois…

La brousse, le long du fleuve, est une muraille tapissée de lianes, haute de cinquante mètres, impénétrable à la lumière… et derrière laquelle commence la cathédrale de la jungle. Parfois, la muraille s’abaisse, quand le sol cède à la poussée de l’eau, pour laisser voir le marais où les palétuviers enfoncent leurs racines géantes posées sur la boue comme des pilotis.

Le fleuve coupé d’îles, se divise en plusieurs bras. Nous suivons des couloirs étroits entre les murs énormes de la brousse. Le courant charrie des arbres morts. L’eau, jaunie par les boues déplacées et les matières végétales en décomposition, a une odeur de pourriture.

Cependant le soleil s’abat sur ces choses et les couvre de flammes. L’eau, la brousse, et les hommes, immobiles sous la vapeur de fonte en ébullition qui tombe du ciel, attendent la divinité bienfaisante de la nuit, qui seule donne la vie et le sommeil.

Des pirogues passent chargées d’Indiens graves, dorés, orgueilleux, des pirogues qui, seules, connaissent les chemins par où s’ouvre la brousse.

Nous allons au fil de l’eau, très lentement car nos barques sont lourdement chargées.

Une jeune Indienne gouverne ma pirogue. Assise à l’arrière, les jarrets tendus sur le banc qui soutient son effort, elle tire des deux mains sur la pagaie verticale dont elle a fait son gouvernail. Elle est nue, les seins dressés, la peau cuivrée et luisante, et des yeux admirables dans un visage dont l’effort ne durcit pas les lignes délicates.

C’est Lily, l’enfant Peau-Rouge, qui s’est donnée à notre caravane.


XLIV


— Quel est ce présage ? dit le vieux chef saramaca… Une femme blanche sur la rivière…

— …

— Crois-tu qu’elle vienne de la côte ? C’est la mer qui apporte les esprits, le vent et la pluie… tout vient de la mer.

Accroupi au bord de l’eau le vieux Saramaca monologue et radote dans la nuit. Du fleuve, ouvert devant nous, on ne voit rien qu’une ombre large et mouvante. Le silence humide du soir endort les choses. Puis, soudain, la nuit profonde…

Et cet homme qui s’agite et trouble le merveilleux mystère de l’ombre… Comme autrefois la voix du Bateau, une voix monte qui récite dans la nuit…

Le vieux Saramaca connaît tous les hommes, toutes les bêtes, toutes les plantes de la forêt.

— Aucune trace dans la brousse, aucun sillage de pirogue sur la rivière ne peut expliquer cela… Jamais aucune femme blanche n’est venue dans la jungle…

— …

— Le Vent qui porte son odeur et la Terre qui a marqué la trace de ses pas ne savent rien… Mais la Mer, de qui viennent tous les hommes et toutes les choses, la Mer à qui la Forêt obéit connaît ce prodige…

La pluie s’abat soudain sur nous, comme si la voûte du Ciel s’ouvrait.

La voix du vieux nègre se perd dans le brouhaha du torrent déchaîné.



XLV


Un jardin clos. Des roses, des allées, des roses et de longs canaux étroits où dorment des nénuphars.

Le soir humide met de la brume à fleur de terre sur les pelouses. Un homme presque nu, tatoué et sale, courbé sous une charge d’herbe de Para, s’appuie pour prendre haleine au mur où grimpent des roses, et repart geignant, traînant au ras du sol sa faucille.

Puis, encore un homme, puis encore des hommes pliés sous le faix, et laissant derrière eux de lourdes senteurs de fleurs et d’herbes vertes. Puis, le surveillant militaire, traînard et les yeux las.

Les forçats doublent l’allée de bambous. Leur passage n’a pas troublé le silence, leur pas lent n’a pas laissé de traces sur le sable blanc.

Entre les tapis au vert ardent des pelouses, le sable garde son éclat d’argent, sous le soir qui descend. Tout l’estuaire du Maroni est fait de ce quartz broyé qui met des chemins de sucre autour du bagne.

Mais une voix d’enfant chante. Et c’est la nuit, immobile, odorante, lourde, la Nuit des tropiques qui s’abat sur la Terre…

Une sonnerie de clairon annonce que l’on ferme les cages de fer et de ciment où sont parqués les forçats, là, derrière ce mur tapissé de roses rouges de la France.


XLVI


— Tu as un fusil et tu ne tues rien… as-tu peur du gibier ?…

Il faut baisser la tête pour descendre, sous la voûte de la brousse, la rampe glissante qui conduit au degrad. Il fait frais. Des perroquets hurlent dans le ciel invisible.

Lily est nue. Ses jeunes seins ont la couleur dorée des fruits de son pays.

Elle s’assoit à l’avant de la pirogue. À coups réguliers et vigoureux, la pagaie frappe l’eau et nous pousse dans le courant si vite que les arbres courent le long de la rive.

Elle chante. C’est un chant monotone et ridicule qu’elle compose et qui célèbre le matin, moi-même, et le retour prochain contre le courant.

Nous doublons des radeaux de bois de rose qui descendent conduits par des noirs.

Elle salue à grands cris ces hommes qu’elle ne connaît pas et qui nous souhaitent bon voyage quand nous sommes déjà hors de portée de la voix.

Nous échouons sur un banc de sable. L’heure est torride. Lily se baigne. Elle s’étend dans la pénombre sur le sable pour se sécher. Puis, elle dresse notre repas au bord de l’eau, à l’ombre des feuilles géantes qui sont la marquise de la maison impénétrable de la forêt.

Écœurante comme l’odeur des jasmins, l’odeur des bois de rose abattus sur le chantier voisin nous vient à chaque poussée de vent.

La terre en travail sous le soleil de midi, crisse et gronde dans la profondeur de la brousse.

Pour dormir, Lily a mis ses bras à mon cou. Mais les effluves de brasier qui remplissent l’air, et peut être aussi ce jeune corps qui est lourd à mes bras, m’empêchent de dormir.

Par delà la frondaison, dans le clair-obscur de la forêt vierge, des images passent qui me serrent le cœur.

L’image du Bateau et d’une Mer lointaine…

Les Saramacas arment les pirogues et s’agitent pour le départ. Les barques du convoi glissent d’affilée. Le vieux Saramaca, notre chef, passe à son tour, donnant des conseils sur la route et monologuant :

— Avant la nuit, nous atteindrons le village Galibi où se sont arrêtés les Indiens… Ainsi, nous verrons peut-être la barque de la femme blanche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Lily, enfant nue, Lily indolente, éveille-toi, il est temps de partir, la route est longue, nous serons au degrad à la nuit.


XLVII


Au bord de la crique, sur le sable ardent, un cadavre déchiqueté fume sous le feu du soleil.

Les Saramacas, à genoux sur le sol, suivent la trace du tigre.

Le forçat évadé a été surpris agenouillé buvant à la crique. Il a été attaqué de dos. Le corps semble avoir été écartelé. Il n’y a pourtant qu’une seule trace… Un seul tigre est passé.

Les pirogues du convoi repartent sans qu’une parole soit échangée. Ce soir, seulement, autour du feu, le chef fera le récit et les hommes commenteront le monologue du vieillard.

Les pluies ont grossi la rivière. Les corps se tendent sous l’effort des pagaies plates ; les barques avancent lentement, longeant la berge où le courant est moins violent, sous l’arc des lianes dont les filaments baignent dans l’eau.

Dans la vase, à portée de la main, les crabes rouges courent de travers par bandes, se chevauchent et grouillent à reculons sur la proie rencontrée.

La route est longue et monotone.

Les chercheurs d’or qui descendent nous donnent des nouvelles du « fonds ». On s’est battu au placer… des forçats évadés ont pillé le magasin d’hiver.


XLVIII


Les palétuviers se dressent sur leurs énormes racines enfoncées en faisceaux dans la vase. Les colonnes des arbres sont supportées par de monstrueux arc-boutants entre lesquels nous avons accroché nos hamacs.

Accroupies sur des bancs étroits, les négresses lissent sans hâte leurs cheveux et attendent l’heure où le chef reprendra le récit nocturne.

Le vieux Saramaca excite l’émulation des canotiers.

— Est-il possible que nous ne puissions pas rejoindre la pirogue qui fuit devant nous ? Ces Indiens sont de rudes ouvriers du fleuve, mais ils ne tiennent pas un effort soutenu pendant plusieurs jours et nous les rejoindrons s’ils n’emploient pas quelque ruse.

Les Saramacas sont habitués à la chasse à l’homme, car les pirogues rencontrées sur la route des placers sont souvent chargées de forçats évadés. Les pénitenciers paient une forte prime pour les bagnards capturés en rivière.

Mais ce n’est pas l’appât du gain qui trouble les pagayeurs noirs… Pour la première fois, la science du chef saramaca est en défaut.

Comme il tremble et s’agite… et quelle angoisse dans ses yeux…


XLIX


— Le maté est la liqueur des Indiens, c’est la nourriture de l’esprit… Qu’est-ce que l’esprit ?…

Elle est là accroupie, l’Indienne aux yeux glauques, les seins penchés vers le feu.

La lumière du soir passe entre les feuilles en wara et met des lames d’or dans l’ombre du carbet.

— Qu’est-ce que l’esprit ?… Tu chasses et tu sais trouver l’or sous la terre… Tu sais déjouer les embûches des autres Blancs et même les embûches des hommes de ma tribu… mais sans le maté, que serais-tu ?… un homme secoué par la fièvre… Quand l’heure du maté est venue, l’esprit tremble et rit, l’esprit parle et la forêt lui répond.

L’Indienne a versé à nouveau l’eau brûlante, et, prenant à deux mains la tasse en terre cuite, elle boit et se grise. Sa peau dorée est moite, ses narines battent sur la tasse odorante.

— L’esprit…je ne sais pas ce que c’est… Qu’importe…

Accroupie, nue, les genoux rougis par la flamme, l’Indienne médite et regarde mes yeux.

Ses lèvres fines tremblent. Lily est tourmentée du désir de savoir. Comme les siens n’ont pas de dieux, elle ne sait rien du monde. Elle ne discerne ni le bien, ni le mal, ni la peur.

Lily se couche dans le hamac qui se balance dans la lumière rouge du feu. Je ne vois plus que sa tête attentive et penchée.

Quelques colonnes d’arbres géants apparaissent encore autour du carbet. Des souffles courent sur la trouée de la rivière. Et, du fond mystérieux de la Forêt, du lointain où jamais l’homme n’est allé, le Silence vient et couvre de sommeil le toit peuplé de la forêt.

Encore quelques cris, un vautour stupide hurle à quelque branche morte qui tombe. Le monbin, monstre de soixante mètres qui nous abrite, frémit au dernier vent et s’endort tout à coup accablé par la nuit.

— Tes yeux brillent… tu ne parles pas, mais moi je suis comme un ara qui s’agite et qui crie… Les hommes de ma tribu s’irritent et se battent, ils palabrent… et toi, pourquoi restes-tu immobile et silencieux ? Pourtant, quand il y a des pas dans le tracé, tu armes ton fusil et tu es prêt à tuer. Les hommes blancs tuent sans parler…

— …

— Je chante… mais tu n’entends pas… C’est un chant qui est au fond de mon cœur… Écoute…

Les deux bras à mon cou, Lily a mis sa joue ardente sur mon épaule et pleure.

— Et toi, tu ne parles pas…

Un pack, caparaçonné d’écailles et hideux, est venu, attiré par le feu. Il rôde à pas menus, flairant la braise, fait le tour du brasier et s’enfuit.

Un chat-tigre passe en tempête. Au loin son hurlement de chasse a troublé la nuit divine.


L


— Quelle est cette ruse ? dit le vieux Saramaca. Nous avons perdu la trace de la pirogue. Les Indiens n’ont pas carbété ici…

Les yeux des négresses et des canotiers saramacas se sont remplis de mystère.

Inaccoutumés aux efforts de l’esprit, les pagayeurs entourent le chef et, avec vivacité, le questionnent.

Qui pourrait être surpris de ce prodige ? Les Indiens entendent le langage des bêtes… Le vent et le fleuve leur obéissent… Le propre des Indiens est de disparaître tout à coup comme des fantômes de brume au tournant de la rivière.

— …

— Nous avons perdu leur trace… Ils sont peut-être cachés derrière des lianes… Et cette femme blanche n’est peut-être qu’une ombit, venue de la mer, qui les cache et les protège.

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LI


La voix de la Mer… Des souffles chauds venus du large couvrent le pullulement bruyant de la forêt.

Avec la marée monte l’âme puissante de la Mer. La jungle attentive se tait.

Des hérons rouges, tristes et graves se tiennent huchés sur une patte au bord de l’eau. Le marais chargé de magnolias s’étend, plaine immense, vers les gradins où s’étagent les cocotiers chevelus et les bambous géants.

La brousse ondule et crisse comme les vagues vertes de l’Atlantique.

Lily, couchée sur la berge, a cueilli pour boire une feuille de lotus :

— La feuille du lotus est chargée d’oubli… L’eau qu’on boit avec elle emporte le passé.

Le vent est humide et salé. Il porte vers les hauteurs de la forêt les voix de la mer qui sont la loi et l’âme même de la jungle.

Ainsi, la Mer, qui porte la mousson et l’eau bienfaisante, régit les saisons, crée la vie et la mort.

— L’oubli… Pourquoi restes-tu silencieux et triste, comme un héron stupide ?

Lily a mis ses yeux dorés si près de mes yeux que je ferme les paupières pour ne pas crier.

— Lily, enfant sauvage, crois-tu que tu liras en moi l’image obscure ?… Tu n’es pour moi qu’un jouet fragile et passager comme le nénuphar piqué dans tes cheveux… Lily, ne trouble pas la voix du Vent… La Mer est là qui nous parle…

Mais Lily, déjà indifférente, secoue ses cheveux lisses sur ses épaules et part d’un trait à la poursuite des colibris.


LII


Encore un soir humide chargé de brume… la brume froide qui pénètre et enveloppe le corps comme un linge mouillé.

Les Saramacas en cercle, accroupis sur de petits bancs, attendent le repas qui cuit… L’humidité gluante nous apporte la fièvre… Peut-être aussi cette rencontre… cette pirogue d’Indiens… et cette femme, seule dans cette barque…

— Les ombits n’ont pas de corps, ils marchent sur l’eau. Ce sont des esprits et des dieux…

Le brasier s’éteint. Les femmes, attentives aux paroles du vieux nègre, frissonnent aux bruissements des lianes.

— Les ombits prennent des formes humaines… Les Indiens seuls comprennent leur langage…

— …

— La pirogue n’est qu’à deux pointes d’ici… Les Indiens ont carbété au camp des forçats… demain nous verrons leurs traces.

Une dernière branche s’allume au brasier défaillant. La lueur n’a point dissipé l’ombre. Des hommes accroupis on ne distingue que les dents découvertes par le mouvement des lèvres et les yeux peureux, points blancs, dans l’ombre tragique.

Les douleurs de la fièvre… le froid qui serre les articulations à crier… une migraine aiguë… puis les hallucinations et les cris dans la nuit…

— Les Indiens, les Indiens… Et cette femme seule dans la pirogue…


LIII


Entre les bardeaux à claires-voies, chargés de glycines passent des lames de lumière.

Dans la pénombre dorée, Lily est couchée, à plat ventre, soutenant sur ses coudes dressés sa tête de jeune sphinx.

— Ces nègres sont des chasseurs stupides. Ils sont plus bruyants que des loutres dans la rivière… Ils sont plus lourds que des pakiras dans la brousse… Ils gémissent et crient… Ils brouillent les traces…

— …

— Et toi tu restes là… Crois-tu que pour chasser cette femme blanche, les nègres sauront suivre la trace des Indiens ? Ils ne connaissent pas les odeurs que porte le vent. Ils ne savent pas lire l’écriture des pas sur la terre humide… Ils se perdent sous la voûte obscure de la forêt comme les chiens…Lève-toi, prends ton fusil… Suis-moi…

— …

— Pourquoi restes-tu silencieux ? Quelle peur te retient ?

Quel orgueil et quelle souplesse dans ce corps dressé soudain… Mimant sa prière, onduleuse et féline, Lily tend les bras, se plie, bande les reins… La passion de la chasse met des lueurs fauves dans ses prunelles.

Elle connaît les secrets des chemins compliqués que suivent les Indiens sur la rivière. Elle sait que pour se terrer à l’affût il faut se mettre sous le vent. Elle sait qu’il faut mêler ses traces et son odeur à celle des fauves…

— Deux jours et deux nuits de chasse… Tu tiendras à la portée de ton fusil la pirogue que ces nègres poursuivent.

Sur le seuil de la porte, elle se retourne encore, regarde longuement, hésitante. Et, cueillant au passage une poignée de glycines, elle part, d’un trait, dans le soleil.


LIV


L’ouragan secoue la toiture de la forêt. De la charpente de la jungle tombent des branches plus lourdes que des chênes. Un géant déraciné entraîne dans sa chute des centaines d’arbres liés à lui par les lianes.

Une bande de pécaris s’enfuit affolée brisant au passage les sluices de la crique. Les mineurs tirent sur le troupeau en désordre. À bout de munitions, les noirs abattent au sabre les porcs sauvages. La rivière est rouge de sang.

Indifférents au vacarme de la forêt, les créoles grillent et boucanent les quartiers de viande sur des grils de bois improvisés.

— Qu’est-ce que le Vent ? dit Lily.

Lily, terrorisée, est blottie en boule dans son hamac.

Le Vent, si rare dans la Forêt, est une divinité mystérieuse.

— Toi qui commandes aux hommes, toi qui armes les pirogues, toi qui tues, commande au Vent ? Dis-lui de ne pas nous combattre.

Le Vent souffle et siffle, hurle, crie et grince dans les arbres.

Et cela dure des heures et toute la nuit et encore un jour et encore une nuit.


LV


Les pirogues sont restées ce matin amarrées aux palétuviers.

Les Saramacas dorment dans des hamacs. Le vieux chef est venu me dire sa volonté d’interrompre le voyage.

Je connais le motif de cet arrêt.

Les Saramacas ne veulent plus voyager avec Lily.

Peut-on s’aventurer plus avant dans la brousse avec cette fille qui connaît les secrets des Indiens ?

Lily assiste, indifférente et orgueilleuse, à la grève des pagayeurs.

— Qu’importe, dit-elle, je conduirai ta pirogue… Mais tu peux t’en aller avec ces hommes… Je redescendrai seule le fleuve. Choisis, tu es le maître.

Cependant j’ai décidé le chef saramaca à partir pour le pénitencier qui n’est plus qu’à une journée. Nous nous y reposerons quelques jours et, si telle est la volonté du vieux chef, nous y laisserons Lily jusqu’au retour.


LVI


Le camp des forçats est une ancienne habitation abandonnée par les colons au temps de l’affranchissement des esclaves.

Les cacaoyers ont résisté à l’envahissement de la brousse. Voici un verger de sapotillers, et, sur le coteau qui descend à la rivière, un champ d’orangers.

Les ramiers importés de France, qui piaillent et volent par bandes en cercle au-dessus des vergers, sont les seuls êtres qui rappellent les premiers habitants de cette terre.

C’est le camp des Incorrigibles. Il garde les plus dangereux forçats.

Comme nous arrivons, exténués par la lutte contre le courant, le soir nous surprend trop vite pour que nous puissions faire nos préparatifs pour la nuit. Nous coucherons dans les canots, sur les bâches qui couvrent nos vivres.

Le clair de lune illumine le toit de la forêt, coupé à angle vif par le tournant de la rivière.

Le ciel, le ciel des tropiques, est sur nos têtes à une hauteur de vertige.

Le ciel de France, semé d’étoiles familières et proches, est, ici, rejeté à de prodigieux lointains.

Les pirogues, au clair de lune, ressemblent à des bêtes attachées, accroupies et qui dorment.

La jungle bruit et s’agite… des bêtes en amour et des fauves qui chassent… Des parfums d’orangers en fleurs courent sur le fleuve, dans les soupirs lents et réguliers du vent.

L’air est lourd et chaud.

Soudain, le vent, qui descend la rivière, passe chargé d’une musique lointaine.

C’est un chant de Noël ancien ; on ne distingue que les paroles du refrain repris en chœur.

Les forçats, dans leurs cages au grillage de fer, chantent Noël… Ainsi, autrefois, les colons libres et heureux chantaient par des soirs semblables la Noël torride.

C’est Noël…

La lune descend sur la forêt qui s’assoupit. La lumière livide de cette nuit tropicale s’éteint. Les ombres des lianes s’allongent démesurément sur l’eau chatoyante où la lune trace ses derniers chemins d’argent.

Le vent trouble seul le silence. Il vient à pas lents et larges et onduleux, chassant devant lui les vapeurs du soir.

Le vent est frais, il traîne dans sa chevelure de brume de nouveaux parfums qu’il n’a point pris dans les champs d’orangers et qui sont les parfums de la forêt équatoriale… des parfums de santal, de bois de rose et de cèdre.

Seul sur mon canot, j’attends, sous les étoiles, le sommeil qui descend. La pirogue, comme un berceau, se balance.

Les hallucinations de la nuit flottent sur la rivière… Le bagne… des hommes nus, attelés à la cordelle, tirent dans la boue les bois monstrueux.

Des cris me réveillent… ce sont des appels aigus… des hurlements de loutres qui bondissent sur l’eau… des sifflements de chats-tigres.

Le sommeil me berce en vain. Voici que le vent s’arrête et m’enveloppe à nouveau des parfums de la jungle… Mais ce sont des parfums de femme et la Forêt et le Vent me rappellent qu’ELLE est passée.

— Forêt, tabernacle qui contient toute la vie, forêt qui connais le Secret, Elle est passée… et je sais que ta robe a gardé son odeur.


LVII


Des cloches et du vent dans les palmiers. Le soir accablé vient si lentement que la nuit le gagne déjà. La nuit tombe sur la lumière rouge du soleil couchant comme un rideau de théâtre.

Le brasier du jour s’éteint. Enfin nous nous levons, las d’être restés tant d’heures couchés dans l’air brûlant et humide de la moustiquaire.

Les palmiers géants balancent leur panache à des hauteurs de vertige ; les vautours, par bandes, s’engouffrent sous les feuilles.

Un peu de lumière flotte encore entre les troncs droits et lisses des palmiers qui montent dans la nuit comme des piliers de cathédrale.

Des cloches et des voix de femmes, très loin… comme les soirs d’été, quand l’angélus sonne le retour des moissonneurs.

Nous partons dans le chemin bordé de bambous qui craquent. Puis le canal caché par les nénuphars, et une forêt de « pois sucrés » aux grappes de fleurs dont l’odeur angoissante de tubéreuse soulève le cœur.

Puis la nuit, et des cases de noirs, des cases menues, branlantes, basses et sales, où les pauvres gens n’entrent que pour dormir.

La marmaille nue joue en piaillant sur le chemin… Une vieille négresse aux jambes énormes nous salue au passage.

Le chemin se perd dans les bambous qui l’envahissent et qui maintenant, en se frottant, craquent et crient à nous étourdir.


LVIII


Sous les palétuviers, les caïmans dorment. Entassés en pyramides, par centaines, ils forment un tas monstrueux dont l’équilibre chancelle.

Voici de nouveau le soir humide.

Des loutres s’ébattent dans la rivière.

Sur la vérandah en pilotis qui domine le camp, nous attendons la nuit.

Le vent mouillé nous apporte les relents du marais.

Pourquoi parlerions-nous ? L’anémie et la fièvre nous accablent. L’ennui, mal suprême, nous torture.

Un vol d’aigrettes empanachées vient se percher sur les bambous.

Le désert empesté du marécage n’a d’autre vie que les reptiles silencieux.

En bas, les cages où dorment les forçats sont perdues dans la brume.

Que faire ? Le silence et la solitude… et la nostalgie, douleur lente, qui nous serre le front.

Un Indien est apparu soudain sur la vérandah sans qu’aucun bruit ait fait pressentir sa présence.

— Maître, nous partirons cette nuit.

L’Indien, immobile, explique que la pirogue est amarrée sur l’autre rive et qu’il a droit à son laissez-passer de nuit puisqu’il n’a pas touché le terrain pénitentiaire.

Le vieux garde-chiourme questionne :

— As-tu de l’or ?

— Non.

— Des vivres ?

— Pour trois jours, de quoi atteindre Saint-Laurent-du-Maroni en naviguant nuit et jour.

— Des passagers ?

— Une femme.

L’Indien a déjà disparu, anéanti par la nuit.

Un forçat, dont la casaque est faite d’un vieux sac de farine, entre portant des photophores.

— Quels hommes… Quelle attitude orgueilleuse… Ces Indiens nous méprisent comme ils nous haïssent…

Le vieux garde-chiourme connaît toutes les tribus d’Indiens de la forêt : Les Indiens Caraïbes, les Indiens Galibis, les Indiens Longues-Oreilles.

Des moustiques sifflent autour des lampes. Des papillons géants s’abattent sur les verres et tombent aveuglés. Ils ont des ailes bleues, des ailes opales, des ailes rouges et violettes et blanches et mordorées.

— Une femme…

Le vieux garde-chiourme hésite, puis passant à l’épaule son fusil de chasse, il descend.

— Quelle histoire… Les Indiens ne mentent jamais… Je rapporterai peut-être une aigrette ou un héron…

Soudain, sortant du tapis de brume étalé sur l’horizon, la voix d’un violoncelle, monte lointaine, pleine de larmes… la Sonate pathétique de Beethoven… une voix humaine qui tremble.

Puis, le Silence. Un papillon aux ailes dorées frappe la lampe, tournoie et disparaît.

Derrière le mur d’ombre humide, la voix du violoncelle a repris sa phrase douloureuse.

La forêt s’émeut, des lambeaux de vent se détachent du ciel, l’air troublé s’agite et tremble.

La voix grave s’élève et s’étend comme un appel. C’est un appel… Une autre voix répond que je n’entends pas et que nul ne perçoit…

— On ne peut plus chasser, dit le vieux garde-chiourme en raccrochant son fusil, ces oiseaux flairent l’homme d’aussi loin que les Indiens…

— …

— La pirogue était déjà partie. Croyez-vous à cette histoire ? Une femme seule dans un canot de Peaux-Rouges…


LIX


La vie sauvage de la forêt…

Des cases de mineurs au bord de la crique, des sluices haut perchés sur pilotis… des chantiers sommaires de chercheurs d’or.

Les noirs se partagent, le soir venu, la récolte d’or. Ils dansent et chantent tard dans la nuit, quand la cueillette est abondante. Parfois une brève querelle… Quelques lames de couteau ou un coup de feu. La vie d’un homme est sans valeur dans la brousse.

Les bêtes familières viennent le soir rôder autour de nous. Lily connaît toutes les bêtes de la forêt ; le maïpouri, traînard, monstrueux, et paisible comme un bœuf ; le cariacou, gracieux comme un chevreuil ; les pécaris qui passent en troupeaux comme des sangliers turbulents ; l’agouti apprivoisé, peureux comme un lièvre ; l’agouchi qui est son frère, stupide et domestique comme le lapin ; les tatous à carapaces grises semblables à des tortues et qui promènent une odeur de musc ; les couachis aux longs museaux, la queue empanachée, qui grimpent sur les arbres à la façon des écureuils… et toute la bande des singes de nuit, tous les singes de Kipling qui farandolent autour de nous et qui sont doux, grimaçants et curieux.

Lily connaît tous les oiseaux de la forêt. Au bord de l’eau les flamants, les ibis rouges, les ibis noirs et les aigrettes fuient à notre approche. Lily seule sait les conduire au seuil de son carbet.

Lily connaît le langage des aras. Les perroquets rouges et bleus, verts et noirs, parlent des langues différentes que Lily entend et répète.

Et Lily connaît les lézards, les iguanes amphibies qui vivent au bord de la rivière, grimpent sur les arbres et se laissent tomber à l’eau au moindre bruit.

La faune de la jungle répond à l’appel de Lily. Pour appeler l’agouti, le hocco et les singes, Lily siffle en plaçant sur ses lèvres une large feuille tendre pliée à sa façon. Parfois, à l’appel de Lily, un jaguar, un puma ou un aigle accourt croyant avoir affaire à une proie. Alors Lily affolée pousse des hurlements et s’abrite sous sa moustiquaire.

Lily a horreur de la chasse et du sang. Lorsque notre créole cuisinier vient lui demander :

— Qui çà, Mouché, oulé mangé joud’hui la ?

Lily va cacher son fusil et déclare qu’on ne tuera pas de gibier.

Ainsi s’écoulent les heures de la brousse.

Rien de ce qui touche à la vie des hommes blancs ne saurait nous intéresser. Nous vivons, parmi des bêtes et des arbres familiers, la vie végétative des hommes d’autrefois.


LX


Massout, nègre géant, garde les pirogues et nous raconte des histoires de son pays.

C’est un forçat.

Il est venu du Sénégal sur un convoi de transportés. Sa vie est confortable et tranquille. Il a oublié sa tribu d’Afrique. Il connaît maintenant la jungle de la Guyane comme il connaissait la brousse du Sénégal.

Les souvenirs de son passé sont assez confus. Un jour, il a été pris par des chasseurs d’hommes et conduit à Saint-Louis. Les juges blancs ont décidé qu’il serait condamné aux travaux forcés à perpétuité.

J’essaie, en vain, de lui exposer qu’il s’agit là d’un châtiment. Le sens de la justice lui échappe.

Il devient menaçant et réplique avec violence : il est au bagne parce que le destin et les blancs du Sénégal en ont décidé ainsi. C’est un sort heureux. La forêt est giboyeuse… la nourriture est abondante.

Il est gardien. Et quelle probité dans l’exécution de sa tâche… Si un forçat égaré approche des pirogues dont il a la garde, il le tue.

Massout est mon ami parce que ma cantine contient du tafia.

— Cette femme blanche… dit-il. Qu’importe ? Elle est passée avec les Indiens… Les Indiens sont des chiens… Ils volent le poisson fumé…

Soudain, Massout a mis ses doigts écartés sur sa bouche. Ses yeux fixent quelque remous de la rivière.

En rampant, il s’est glissé au bord de l’eau et le voilà qui jette à un banc de poissons qui passe une nourriture mystérieuse. Ce sont des « lianes enivrantes », les lianes au parfum subtil qui grisent le poisson.

En un instant, des ventres blancs de poissons apparaissent à fleur d’eau. Massout s’engage à mi-corps dans la rivière et pêche d’étranges poissons aux yeux énormes, dont la tête est plus grosse que le corps.

Puis Massout chante, insolent et tranquille, indifférent à mes questions, absorbé désormais par le seul souci de la nourriture qu’il grille à même sur la braise.


LXI


Les Saramacas ont campé sur l’autre rive du fleuve.

La notion du temps leur échappe. J’essaie en vain de les décider au départ. Ils chassent…

Les surveillants militaires ont donné à Lily une case qui emplit son cœur d’orgueil… Des tentures d’indienne, un lit, des fauteuils d’osier…

Lily restera au pénitencier jusqu’à mon retour.

Quelle fête de rester là de longs mois, oisive et quelle joie dans ses adieux !…

— Lily ingrate, enfant agile, ne m’abandonne pas au vieux garde-chiourme, chasseur d’homme qui fait la chasse à l’Inconnue…

— …

— Lily, Indienne aux yeux en amande, le cœur du vieux garde-chiourme s’est troublé… Comme le Bateau, comme la Mer, comme le Silence, comme le Chef samaraca, le vieux garde-chiourme est désemparé parce qu’Elle est passée… Tu ne sais pas, que la Forêt s’agite, tremble et pleure parce que la femme au secret est passée…

J’ai trouvé un matin sur ma table des orchidées éparses.

Maintenant, le silence est plus profond, la brousse plus obscure… La nostalgie, douleur aiguë, passe ainsi qu’une migraine.

Je broie entre mes mains les orchidées grasses et sans parfum.

Derrière la brume qui cache la rive opposée, on entend les chants très lents et monotones des Saramacas répétant de vieilles mélopées d’Afrique, transmises par la tradition.


LXII


— Il faut donner la chasse à ces Indiens, a dit le vieux garde-chiourme.

Nous traversons un champ de cannes à sucre où des forçats nus grattent le sol.

Les champs de cannes à sucre étalent de longues pelouses qui descendent vers le fleuve. Çà et là un cocotier jaillit, le panache accroché dans la brume du matin. Les lianes qui bordent la route sont comme les chevelures des arbres de la brousse. Elles descendent en éventails du ciel qui repose sur la voûte immense de la forêt ; elles baignent dans l’eau et s’y continuent, reflétées à des profondeurs inouïes.

La chaloupe à vapeur glisse rapide entre ces murailles de verdure, sur quoi des orchidées font des taches mauves.

À l’avant de la chaloupe, un forçat nu se tient debout ; il annonce les obstacles de la route : troncs d’arbres flottants, bancs de roche, lentes pirogues luttant contre le courant.

Devant le brasier de la chaudière, un gardien surveille les chauffeurs et obéit aux ordres du pilote qui règle la vitesse.

— Stoppez.

Le vieux garde-chiourme a déposé ses jumelles et pris le gouvernail.

Nous piquons droit vers la berge.

— Ils sont là à une portée de fusil… La chasse à l’homme va commencer. C’est une rude partie, dit le vieux garde-chiourme.

La chaloupe amarrée à la berge, les forçats détachent la pirogue que les remous de l’hélice ont à moitié remplie d’eau.

La pirogue est maintenant camouflée. Avec son épaisse bâche grise et ses rameurs accouplés, tirant sur les pagaies, coiffés de chapeaux de mineurs, elle ressemble à une barque de placériens.

La pirogue glisse silencieuse sous les palétuviers et gagne de vitesse les Indiens. Le soleil emplit la trouée de la rivière de souffles ardents qui courent sur l’eau comme les flammes d’un brasier.

La forêt voisine respire à longs traits, bruyante d’une vie obscure.


LXIII


Les forçats pagayent le plus près possible de la rive pour éviter la force du courant. Ils pagayent à la façon des Indiens, sans arrondir les coudes, avec une forte poussée des épaules après chaque coup de pagaie.

Le vieux garde-chiourme, assis à l’arrière, les jambes écartées, le torse cambré, gouverne la barque.

Des senteurs tièdes viennent de la forêt. Chaque coup de pagaie résonne dans l’air calme.

De temps en temps, le vieux garde-chiourme abandonne le gouvernail ; il écoute, nerveux, les narines palpitantes, comme un être sauvage qui flaire le danger.

Le battement des pagaies a donné l’alarme aux Indiens. Il faut les gagner de vitesse, il faut aussi se méfier de leurs ruses.

Soudain, au tournant du fleuve, un sourd et long mugissement annonce les rapides voisins.

L’eau devient basse et les hommes ont laissé les pagaies pour prendre les tacaris, longues perches de bois souple, robustes et flexibles comme des bois d’arbalète. La pirogue avance sous les cascades du rapide. D’un seul effort, la pirogue s’élance, se dresse et franchit le barrage.

Au-dessus du rapide, le fleuve s’élargit comme un lac. Les forçats secouent l’eau qui dégoutte des tacaris. Ils les couchent le long de la pirogue et le bruit monotone des pagaies recommence.

Plus loin, à l’approche d’un nouveau rapide, les hommes se jettent à l’eau et tirent la pirogue à la cordelle. S’accrochant aux rochers, s’aidant des pieds et des mains, ils tirent la corde enroulée aux épaules.

La pointe d’une pirogue descendant le courant apparaît, sur la ligne du rapide. Elle pique sur la cascade, disparaît dans le remous d’écume de la cuvette et fuit comme une flèche.

— Les Indiens !… crie le vieux garde-chiourme.

On n’aperçoit plus, au tournant du fleuve, que des silhouettes encapuchonnées.

Mais une autre pirogue apparaît à son tour, tombe avec un bruit sec dans le remous et file à toute allure.

À intervalles réguliers, de nouvelles pirogues descendent le rapide. C’est un convoi d’Indiens venu des placers.

À midi, les hommes épuisés amarrent la pirogue sur une pointe de rochers.

Leurs corps trempés fument. Le vieux garde-chiourme scrute les ombres mouvantes de la berge. Parmi les piétinements mystérieux, les cris aigus et lointains, faibles et rapprochés, les sifflements, les soupirs et les craquements de la forêt et de la rivière, il discerne les bruits familiers et cherche à reconnaître les traces du passage des hommes.

Un forçat a relevé sur un rocher l’empreinte d’un pied humide.

— Les Indiens tirant à la cordelle, dit le vieux garde-chiourme, sont passés ici il y a moins d’une heure. Le soleil n’a pas encore séché la trace. Il faut repartir.

Des brouillards en spirales glissent le long de la berge. Des arbres morts flottent.

Le vieux garde-chiourme se sent mal à l’aise sans pouvoir définir son trouble. Dans le silence de la solitude, il perçoit une mystérieuse influence qui ne vient ni de son cerveau, ni de ses sens. Vingt ans de brousse lui ont donné la merveilleuse adaptation à la forêt qui est le sixième sens des Indiens et des oiseaux migrateurs.

Écoutant avec intensité, il surveille l’horizon… Quelque chose est là qu’il ne peut percevoir et dont il attend le témoignage.

Jusqu’à la nuit, les hommes restent allongés sur le sol. Après avoir mangé, ils fument, puis, ayant recouvert le feu de bois vert pour que la fumée chasse les moustiques, ils se roulent dans des couvertures et dorment.


LXIV


Assis en cercle autour du feu à la façon des Indiens, les forçats de l’escorte fument en silence.

La nuit est lourde et chaude. Des ombres errent dans la pénombre. Les bêtes de la jungle attirées par le feu, fixent sur le foyer des yeux phosphorescents.

La brise du fleuve bruit sous les ramures comme une foule qui passe. La forêt, peuplée de forces mystérieuses révèle la Présence inconnue.

Des singes, assis dans les branches regardent le feu, leurs yeux clignotent à la lueur de la flamme.

— Nous les avons devancés, dit le vieux garde-chiourme… Les Indiens sont à quelques pointes en aval. Ils ont caché leur pirogue à l’entrée d’une crique…

Les hommes repus parlent et rient à voix basse.

Autour des cendres et des braises, les singes sont descendus et rôdent, peureux.

— Il faudra veiller à tour de rôle. Ces Indiens se savent poursuivis. Nous aurons leur visite cette nuit… Nous n’en saurons rien… La trace des Indiens est comme une trace écrite sur l’eau.

De temps en temps, le vieux garde-chiourme présente à la flamme ses mains noueuses. Sous son chapeau à larges bords, ses tranquilles yeux gris regardent, sans cligner, la lueur du feu.

La lune sort tout à coup à travers les branches entrelacées qui lui font un rideau de dentelle. Elle monte sur la rivière assez vite pour que les yeux puissent suivre son ascension. La silhouette d’un singe noir se dessine sur elle.

Dans l’hallucination du sommeil qui me gagne, je ne vois plus que le vieil homme des bois, assis en face de moi, calme, immobile comme une statue de la patience.


LXV


Nous partons maintenant à la file, sous la brousse.

Les hommes portent sur la tête les pagaras chargés de vivres.

Nous suivons la berge du fleuve pour rejoindre la crique où campent les Indiens.

Fermant la marche, le vieux garde-chiourme surveille les traces de la piste ; il interroge les branches cassées et les entailles marquées au tronc des arbres.

Vers midi, nous campons au bord de la crique. Nous sommes à deux heures de l’embouchure. Le vent nous est favorable. Si les Indiens n’ont pas dépisté ce détour, nous les prendrons à revers sur le fleuve.

La forêt, cathédrale de la Solitude, est pleine des bruits d’une foule invisible.

Nous marchons sur un sol élastique. La vie intense, qui s’agite sous la haute ramure, ne trouble pas le recueillement religieux du temple.

Départs monotones du matin dans la buée froide qui monte du sol… campements la nuit sous les abris de palmes et de lianes… les jours se suivent monotones.

Parfois, pour ne pas perdre la trace humide que la pluie menace de noyer, nous marchons sans arrêt du lever du jour à la nuit.

Les Indiens fuient devant nous…

… Soudain, à travers les ombres du crépuscule, le vieux garde-chiourme a perçu une ombre mouvante. Ce n’est point l’ombre d’une bête familière de la forêt.

Sur un geste du chef, la colonne s’est jetée sur le sol. Le vieux garde-chiourme reste seul debout et disparaît dans la nuit naissante.

Quelques instants après, la terre nous transmet des bruits de pas ; les branches mortes craquent ; des formes humaines apparaissent.

Le vieux garde-chiourme est là près de nous, tenant par la main le prisonnier qu’il ramène.

C’est Lily, l’Indienne.


LXVI


— Pourquoi es-tu venue ? D’où viens-tu ? Comment feras-tu la longue route ? Qu’est-ce que nous ferons de toi à présent ?

Le vieux garde-chiourme tient la jeune Indienne par les poignets.

— Pourquoi nous as-tu suivis ?

L’Indienne reste debout, la tête basse, patiente, les yeux brillants, attendant sans répondre la fin de la colère du vieil homme des bois.

Une femme, même une sauvage, accoutumée à la jungle, est un obstacle à une marche rapide. Elle ne pourrait pas voyager aussi vite que les hommes, ni aussi loin, ni porter les mêmes charges, ni endurer les mêmes privations.

— Il faut la renvoyer… Nous ne pouvons cependant pas l’emmener avec nous… Elle n’est utile à rien.

— …

— Où sont les Indiens ?… D’où viens-tu ? Étais-tu avec eux ?… Nous as-tu suivis sur le fleuve ?

Lily ne répond pas, indifférente et têtue.

Cependant, les hommes roulés dans leurs couvertures se sont endormis sur le sol.

La lune peuple la forêt de longues ombres.

Lily s’est endormie sur le lit de feuilles de wara qu’elle a dressé elle même.

Depuis son arrivée elle ne m’a point parlé ; ses yeux ne se sont point encore levés vers moi.


LXVII


Un Indien nu approche, s’assoit sur ses talons au bord de la crique, et prend dans ses mains un peu d’eau boueuse qu’il boit affectant l’indifférence.

Il est venu soudain on ne sait d’où. Il semble avoir surgi du sol sans que rien ait pu faire prévoir sa présence.

Le vieux garde-chiourme donne l’ordre de reprendre la marche. Nous passons auprès de l’Indien sans échanger un signe.

En aval, lorsque la silhouette de l’homme accroupi n’est plus qu’une forme immobile entre les bambous immobiles, le vieux garde-chiourme, sans retourner la tête, parle soudain comme s’il s’adressait à un interlocuteur placé tout près de lui.

— D’où viens-tu ? Étais-tu avec les Indiens de la pirogue ?… Et cette femme blanche où va-t-elle ?

L’Indien, sans changer d’attitude, répond :

— La pirogue est partie. La femme blanche va aux placers.

Nous n’avons pas arrêté notre marche. Nous suivons en silence la berge de la crique. Le tournant nous cache l’Indien laissé en amont. À mesure que la distance augmente le ton des voix s’élève.

— Pourquoi n’es-tu pas avec les autres Indiens ?

— Je n’étais pas avec eux, mon carbet est au bord du fleuve… L’abatis planté de maniocs à l’embouchure de la crique est à moi.

Le dialogue se poursuit suivant les usages de la brousse. Les hommes, dans le bois, ne se parlent jamais en face. Ils s’interpellent à longue distance et s’entendent au delà des limites ordinaires de l’ouïe des hommes.

— Cet homme, dit le vieux garde-chiourme, était avec la femme blanche. Il nous suit depuis le fleuve. Il communique avec les Indiens de la pirogue. Il nous suivra encore…


LXVIII


Semblables aux animaux de la forêt les hommes de la brousse songent d’abord à leur nourriture.

Les forçats, harassés par une journée de pirogue, grillent au bout de longues baguettes le porc salé. Des poissons empalés se dorent sur la braise.

La pluie, qui tombe depuis l’aurore, glisse sur les cheveux des hommes assis et sur leurs vêtements mouillés.

La forêt ruisselle ; le sol détrempé fume avec des relents de cloaque. Le vent humide qui semble s’élever de la terre elle-même, déverse l’eau accumulée sur les feuilles des arbres.

Le froid et l’obscurité envahissent le camp. La lueur du feu faiblit ; des formes apparaissent qui passent et vivent dans la nuit.

Un dernier crépitement de branches consumées, des craquements sourds de bambous, puis des souffles, comme des froissements d’étoffes de soie, l’haleine de la forêt endormie…


LXIX


La Solitude… Le silence est absolu. Le marais s’ouvre au bord de la forêt, étendue d’herbes vertes, habité par des êtres qui ont pris la même couleur et qui semblent former corps avec lui. La piste s’est arrêtée au bord de ce désert. Les hommes rampent péniblement dans la boue. Les Indiens ont entraîné notre caravane sur le marais qui efface toutes les traces.

Une lumière aveuglante, aiguë, tombe du ciel. L’horizon, perdu dans la brume, reflète les mirages d’étranges spectres qui disparaissent et reviennent dans la buée mouvante.

Le marais scintille et flamboie.

Lily guide la caravane. Elle lit sous les herbes de Para la trace des Indiens.

Nous sommes sur l’immense plaine comme des insectes noirs.

Les forçats épuisés s’arrêtent et demandent grâce. Nous n’avons plus de vivres.

Nous couchons, la nuit venue, roulés dans nos couvertures sur des lits d’herbes qui menacent de nous enliser dans la boue.

À l’aurore, les hommes exténués par la fièvre et la faim refusent de prendre la piste.

Comme nous revenons sur nos pas le vieux garde-chiourme vaincu, répète :

— Quelle folie de chasser ces Indiens… Ils marchent sur l’eau… Ils savent vivre sans manger… Mais cette femme blanche… comment peut-elle suivre une telle route ?

— …

— L’Indienne a disparu… Elle suit seule la trace. Ce soir elle sera au camp des Indiens… Nous ne la verrons plus.


LXX


Comme un piétinement de sauterelles, — la pluie bruit sur les feuilles. L’eau pénètre les choses, engourdit les êtres…

— Je sais qu’ils s’aimaient, dit le vieux surveillant. Je sais que jamais deux amants n’ont eu plus parfaite communion de goûts et de pensées. Ils étaient dans cette solitude l’image du bonheur. Et cependant quel étrange mystère… Elle a soudain tout quitté, tout perdu pour suivre le plus misérable des hommes qui ne pouvait la conduire qu’à la plus misérable vie… Comment a-t-elle pu faire cela ?… Que de luttes et que de souffrances cachées pour essayer d’oublier et pour abattre ce souvenir !… Et, lorsqu’elle croyait avoir triomphé, voici que l’homme est apparu.

Le vieux garde-chiourme raconte maintenant des histoires de la jungle. Il les récite lentement, avec passion, comme autrefois le vieux Navire racontait les histoires de la mer.

Il sait que l’âme des hommes est l’âme même de la jungle ; il sait que la loi suprême de la forêt est le souvenir… L’instinct de toutes les bêtes, l’instinct des plantes n’est que l’accumulation des souvenirs de la vie présente et des vies antérieures.

— Le premier amour laisse dans l’âme de la femme des images qui réapparaissent toute la vie, chaque fois que l’amour renaît en elle…

La pluie frappe le toit de wara de notre case de coups précipités, réguliers et monotones. Une buée que le soleil irise emplit la maison et voile les objets familiers qui nous environnent.

Dans l’ombre grise, qui a pénétré jusqu’au fond de mon cœur, flottent des images du passé. Ce sont des souvenirs du village que j’aime, la maison maternelle et de pauvres gens assis au bord du chemin. La nostalgie engourdit ma pensée. Un besoin douloureux de revenir vers ce coin de terre où je suis né et où sont accumulées toutes les traditions, tout le passé, toutes les pensées de ma race… Au bas du chemin, dans la vallée peuplée de saules, coule le ruisseau qui seul lave les souillures du présent, qui seul donne le merveilleux oubli.


LXXI


— Pourquoi tant d’agitation ? Cette femme est partie, qu’importe… Le village dort sous les cocotiers. C’est l’heure torride.

Le forçat libéré qui nous sert est brûlé par la fièvre. Le teint ocreux, les pommettes saillantes, voûté par la cachexie et le paludisme, il promène autour des tables une silhouette de squelette.

Des gardes-chiourmes en uniforme kaki, quelques flibustiers des mines d’or, des filles sans race accablées par la sieste… Sur la table, des pots de tafia, de la glace, des jeux de cartes et les revolvers des surveillants militaires.

Derrière un rideau de bananiers, on aperçoit le fleuve boueux et la chaloupe qui nous attend pour nous ramener vers l’intérieur.

Une corvée de forçats passe, en livrée de bure. Nu-pieds, ils défilent, silencieux, comme des ombres.

— Cet homme était fou. Quelle idée de venir avec une femme sur un pénitencier !…

— …

— Il était médecin à bord d’un transatlantique hollandais. Il a demandé à servir au bagne.

Le vieux garde-chiourme se perd dans une histoire confuse, je ne sais quel roman :

— Un homme étrange qui a couru le monde, qui connaît tous les pays… un fou qui se saoule d’éther et qui tombe du haut mal quand il est ivre… Que sait-on de lui ?

Le soleil descend. Les chercheurs d’or chargent les pagaras sur la chaloupe. L’auberge s’emplit des bruits du départ. Des libérés en veste bleue menacent de s’entr’égorger pour une discussion avec les filles qui leur vendent les pépites d’or reçues en salaire.

— Ils habitaient une case au bord du fleuve sous des glycines.

— …

— Un ménage d’amoureux… Il ne la quittait que pour son service à l’hôpital. Elle l’avait peu à peu guéri de son vice. Ils devaient partir pour la France à la saison des pluies. Pourtant, que de mystères… La présence des forçats la terrorisait… Les forçats, anémiés par la fièvre, sont des esclaves soumis et inoffensifs. Elle les redoutait cependant au point qu’aucun transporté n’a jamais franchi le jardin de la case et je crois qu’aucun d’eux n’a jamais vu son visage…

— …

— Elle est cependant partie… Qui peut savoir ?… Qui peut savoir pourquoi ?

Ce drame agite le vieux garde-chiourme. Dans la chaloupe qui monte avec la marée, il monologue :

— Peut-être l’a-t-il tuée… Que peut-on faire ? Il n’y a ici aucune justice…


LXXII


L’aumônier du pénitencier est un ancien sergent d’infanterie coloniale, barbu, crasseux, sceptique. Le souci de la partie de piquet engagée le préoccupe plus que cette histoire d’amour.

— Cette femme est partie… C’est une aventure… Nous n’y pouvons rien…

Cependant le vieux garde-chiourme n’en veut pas démordre :

— Je sais maintenant qu’un homme est venu le matin de son départ…

Un homme est venu qui lui a parlé et avec qui Elle s’est enfuie. Personne ne les a vus. Il n’y avait pas de barque sur le fleuve… Ils ont gagné la brousse. L’homme qui est venu est un forçat…

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LXXIII


La maison du docteur est une case en bardeaux à claire-voie. Elle est tapissée de glycines ; un jardin de roses rouges l’entoure qui communique, par une allée d’orangers, au parc de l’hôpital.

L’aumônier nous guide à travers les pièces meublées de bois des îles, lourds et grossièrement sculptés par les ouvriers du bagne.

Sur une table chargée de fruits desséchés et pourris, un livre est ouvert.

Une théière renversée… du thé noir dans une tasse… des biscuits secs à moitié rongés par les insectes.

Sur une chaise longue, un peignoir. Çà et là des objets dispersés dans le désordre familier de la vie du matin.

— L’homme est venu par l’allée, dit le garde-chiourme. Le docteur était à l’hôpital. Il y a, sur le parquet, les traces de ces espadrilles que portent les malades à l’hôpital.

— Quelque infirmier envoyé par le docteur pour rapporter un objet oublié, dit l’aumônier.

— Le docteur n’aurait pas envoyé chez lui un forçat… Je l’ai vue tremblante à crier au passage d’un bagnard.

La maison est vivante. Elle frémit à notre passage… Les choses qui l’habitent ont gardé l’image des maîtres, momentanément absents… Des livres ouverts, des vêtements étalés, des fleurs fanées… sur un secrétaire quelques lettres et des feuillets au vent… du papier à lettre portant en tête « Van Dyck ».

— Allons-nous-en, dit l’aumônier… le diable est passé par là.

— Le docteur est parti le jour même… Il était comme un fou… Je n’ai rien pu savoir de lui… Les douaniers prétendent qu’il est allé au poste hollandais d’Albina.

Dans la chambre du docteur, je trouve des paquets de notes couvertes d’une écriture régulière de femme. Ce sont des lettres d’amour.

Elle écrivait tous les jours au docteur. Pendant les heures qu’il passait à l’hôpital, elle continuait avec lui le dialogue amoureux.

Une âme tourmentée et heureuse est dans ces lignes. Comme ils s’aimaient !…

Chaque jour, jusqu’au matin de son départ, elle a écrit pour son amant d’ardentes paroles d’amour.


LXXIV


La Forêt monstrueuse dort, balancée par le vent. Les colonnes des arbres, noyées dans la brume du sol, sont comme les mâts pressés dans un port.

Semblable à un torrent au fond d’un précipice, le Maroni s’écoule entre les murailles des lianes.

La nuit humide descend…

Le bruissement de la vie obscure des arbres emplit le silence. Une vie intense est là, endormie : la vie puissante des choses que le soir engourdit.

Les hommes, accablés par la fièvre, dorment et gémissent. La nuit épaisse et lourde efface les dernières ombres.

Seul, près du feu qui chasse les moustiques, j’attends en vain le sommeil.

Et voilà que du fond du couloir de la rivière, des profondeurs de la nuit, voici que vient la voix de la Forêt, comme autrefois venait de l’horizon la voix solennelle de la Mer.

Des phrases de vent s’éparpillent dans les ramures ; le toit de la forêt craque. Une voix presque humaine récite :

— Il est venu par l’allée d’orangers. Un cri d’épouvante a salué l’arrivée de l’homme qu’Elle attendait… car Elle savait qu’il viendrait…

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— Il s’est arrêté sur le seuil, dans l’encadrement des glycines et il n’a prononcé qu’un mot : son nom. Il savait qu’Elle était là. N’était-ce pas lui qui avait préparé le voyage sur le Bateau inconnu ? C’était lui qui avait écrit : « Il faut venir. »

Il était là, debout, très pâle, l’homme pour lequel Elle avait tué, le Maître, la Force, le premier amour…

Quelle folie d’avoir pensé qu’Elle pouvait échapper à cette étreinte…

Tremblante, les deux mains crispées à la table, Elle le regardait affolée :

— Je ne veux pas, va-t-en, a-t-elle crié.

Et, cependant, ils sont partis… Je les ai vus passer, haletants, épuisés, traqués par la peur.


LXXV


— Quelle singulière histoire… Ils ont tué cette femme !

Le vieux garde-chiourme décroche son fusil et l’arme pour la nuit.

— Peut-on croire à cela ? Une femme venue d’Europe pour retrouver au bagne le forçat qui était son amant… Comment est-elle venue jusqu’ici ? Qui connaît la route de cet enfer ? Les Indiens disent qu’elle est partie d’Albina, sur la côte hollandaise.

Un chien hurle à la mort. Une branche de cocotier tombe au pied de la vérandah.

Le vieux garde-chiourme dresse l’oreille, se lève et se tient un instant aux écoutes sur le pas de la porte. On n’entend plus que la rumeur humaine des cages où dorment les forçats.

— Quelques gouttes de rhum et une tasse de verveine, très chaude… Vous n’aurez plus la fièvre demain… Nous irons de nouveau à l’affût des pakiras qui ravagent nos cannes à sucre.

— Cette femme… qui l’a vue ?

— Les deux surveillants corses qui l’ont tuée. Personne autre ne l’a vue. Mais puis-je croire à ces Corses qui s’enivrent ?

J’essaye en vain de boire la verveine et le rhum. L’angoisse qui m’étreint me donne le vertige. Et cet homme qui ne sait pas parler… Je voudrais savoir, et chacun de ses mots me torture.

Effondré sur sa chaise d’osier, le vieux garde-chiourme dort.


LXXVI


— Tu penses que je suis une bête fauve ? Un ivrogne…

Le vieux Saramaca, les yeux brillants et angoissés parle d’une voix contenue. La colère, la crainte et l’humiliation l’agitent :

— Que va-t-il arriver à présent ?… Je ne peux pas dire aux hommes de partir. Ils n’obéiraient pas…

La pluie fine et serrée de l’automne maussade, la pluie intermittente qui donne le spleen, couvre la rivière.

Les dents serrées, le vieux Saramaca reste accroupi, frémissant à mes prières et à mes injures.

La pluie bruit doucement sur les feuilles comme un murmure d’une fatigante monotonie.

— Que va-t-il arriver à présent ? Pourquoi as-tu pris cette fille qui a mêlé notre trace à celle des Indiens de sa tribu ?…

— …

— Elle est là, elle a raconté l’histoire de la femme blanche…

Invisibles sous les manguiers, les Saramacas chantent. Les voix dures s’attardent sur un récitatif monotone, puis se font gémissantes, puis s’élancent vibrantes et anxieuses comme des cris de détresse.

Le vieux chef absorbé par le chant, reste comme engourdi, se balance et répète à mi-voix les paroles qui expriment des idées et des sensations que je ne peux comprendre.

.  .  .  .  .  .  .  .  .

L’heure chargée de pluie s’écoule lentement. Une sourde irritation nous tient les yeux baissés…

— L’Indienne est revenue. Elle a parlé de la femme blanche. Tu vois bien qu’elle savait où étaient les Indiens puisqu’elle s’est enfuie auprès d’eux. Elle a quitté la case où elle devait attendre ton retour. Elle s’est enfuie auprès des hommes de sa tribu… Mais maintenant, elle est revenue. Elle est là avec un récit chargé de meurtre et de sang…

La pluie tiède nous fouette le visage. La tristesse poignante du soir, l’angoisse des choses nous enveloppe et nous serre le cœur…

Les Saramacas ivres de tafia ont arrêté leur chant.

— Un forçat évadé était avec la femme blanche. Comme les gardes-chiourmes arrivaient, la pirogue s’est enfuie. Les gardes ont donné l’ordre aux Indiens d’arrêter. Mais les pagayeurs ont poussé plus avant la barque dans le courant. Alors, les surveillants militaires ont commencé à tirer… La femme blanche s’est levée. Elle a découvert sa poitrine et, montrant le forçat couché dans la pirogue derrière elle, elle a crié aux gardes-chiourmes qu’ils la tueraient s’ils faisaient feu. Les gardes ont tiré. Elle est tombée sanglante sur le corps du forçat… L’Indienne est revenue… Elle est là… Que va-t-il arriver à présent ?


LXXVII


— C’est ici qu’ils l’ont enterrée, dit Lily.

La jungle descend vers la rivière en fourrés de bambous, d’acacias et de lotus roses réunis par les mailles d’un réseau de lianes. Une odeur étrange vient des grandes herbes.

— C’est ici, tout près de l’eau… Les Indiens ont creusé le sol. Le forçat s’est agenouillé près du corps de la femme blanche… Puis la pirogue est repartie vers la rive hollandaise. Le forçat a mis sur le sol des orchidées qui sont mortes et que voici…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’aurore naissante, le silence de la forêt est interrompu par le crissement des lianes secouées par le vent. La brume venue de la rivière roule à ras du sol et disparaît sous la futaie. Le soleil, énorme boule de feu, apparaît dans les lointains bleuâtres.

La forêt frémit… Les bêtes et les plantes réveillées par le jour s’agitent et bourdonnent. Des bandes de colibris rouges, des oiseaux-mouches, verts et blancs volent sur les magnolias et les lotus. Des singes passent en bonds élastiques.

— Ils l’ont enterrée très vite, la tête à ras de terre, à la façon des Indiens…



ACHEVÉ D’IMPRIMER
le dix juillet mil neuf cent dix-huit
par
E. ARRAULT ET Cie
à tours
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