Quelle est ma foi/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 83-130).
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VI

Quand j’eus compris la loi du Christ comme loi du Christ et non pas comme loi de Moïse et du Christ, quand j’eus compris le commandement de cette loi qui abroge nettement la loi de Moïse, alors, au lieu de l’obscurité, de la diffusion, de la contradiction que présentaient pour moi les Évangiles, ils se fondirent en un tout homogène, et, de cet ensemble, se détacha la substance de toute la doctrine formulée dans cinq commandements simples, clairs, accessibles à tous (Matth., v, 21-48), dont, jusque-là, j’ignorais l’existence. Dans tous les Évangiles il est question des commandements de Christ et de leur pratique.

Tous les théologiens parlent des commandements de Christ, mais quels étaient ces commandements, je l’ignorais auparavant. Il me semblait que le commandement de Christ était d’aimer Dieu et le prochain comme soi-même. Et je ne voyais pas que cela ne pouvait pas être le nouveau commandement de Christ parce que c’était celui des Anciens (Deutéronome et Lévitique). Les paroles (Matthieu, v, 19) : — Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements, et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux, — se rapportaient, me semblait-il, aux lois de Moïse. Mais que Christ eût formulé d’une manière claire et précise de nouvelles lois, dans le chapitre v de Matthieu, versets 21-48, cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Je ne voyais pas que dans le passage où Christ dit : « Vous avez entendu… et moi je vous dis… », Christ formule de nouveaux commandements très précis, et, d’après le nombre des références à l’ancienne loi (en réunissant en une seule les deux références à l’adultère), cinq nouveaux commandements parfaitement clairs sont donnés par Christ.

J’avais entendu parler des béatitudes et de leur nombre ; j’avais rencontré leur énumération et leur explication dans mes leçons de religion ; mais je n’avais jamais entendu rien dire des commandements du Christ. À mon grand étonnement je dus les découvrir.

Et voici comment je les découvris. Matthieu (v, 21-26) écrit : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point ; celui qui tuera sera punissable par le jugement (Exode, xx, 13). Mais moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sans cause sera puni par le jugement ; et celui qui dira à son frère : Raca, sera puni par le conseil ; et celui qui lui dira fou sera puni par la géhenne du feu (23). Si donc tu apportes ton offrande à l’autel et que tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel et va-t’en premièrement te réconcilier avec ton frère, et après cela viens, et offre ton offrande. Accorde-toi au plus tôt avec ta partie adverse, pendant que tu es en chemin avec elle, de peur que ta partie adverse ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au sergent, et que tu ne sois mis en prison. Je te dis en vérité que tu ne sortiras pas de là jusqu’à ce que tu aies payé le dernier quadrin. »

Quand j’eus compris le commandement de la non-résistance au méchant, il me parut que ces versets sur la colère devaient avoir un sens aussi clair et aussi applicable à la vie que le commandement de la non-résistance. Le sens que j’attribuais auparavant à ces paroles était que nous devons toujours éviter de nous mettre en colère contre les hommes, de prononcer des paroles injurieuses, que nous devons vivre en paix avec tous sans exception ; mais il y avait dans le texte un mot qui détruisait ce sens. Il y était dit : Quiconque se met en colère sans cause, si bien que de ces paroles ne découlait pas l’exhortation à la paix absolue. Ces mots me troublaient. Pour éclaircir mes doutes, je m’adressai aux commentaires des théologiens ; à mon grand étonnement, je constatai que les commentaires des Pères s’appliquaient à préciser dans quels cas la colère est permise ou non. Tous les commentateurs de l’Église s’attachent surtout à l’expression sans cause et l’expliquent dans le sens qu’il ne faut pas offenser quelqu’un sans raison, qu’il ne faut pas injurier, mais que la colère n’est pas toujours injuste, et, à l’appui de leur explication, ils citent des exemples de la colère des Apôtres et des Saints.

Force m’était de reconnaître que leur explication que la colère à la gloire de Dieu, comme ils disent, n’est pas répréhensible quoique contraire à tout l’esprit de l’Évangile, était logique et fondée sur les mots sans cause, du verset 22. Ces mots changeaient complètement le sens du passage.

Ne te mets pas en colère sans cause. Christ ordonne de pardonner à chacun, de pardonner sans limite ; lui-même pardonne et interdit à Pierre de se mettre en colère contre Malchus, quand Pierre défend son maître mené au supplice, ce qui semble une cause assez légitime. Et voilà que ce même Christ enseigne à tous les hommes de ne pas se mettre en colère sans cause, admettant ainsi la colère pour une raison, pour une cause. Christ enseigne la paix à tout le peuple et, tout à coup, comme s’il voulait apporter un amendement et dire que cela ne se rapporte pas à tous les cas, qu’il en est dans lesquels on peut se mettre en colère contre son frère — il ajoute les mots « sans cause ». Alors les commentateurs expliquent que la colère peut être légitime ! Mais qui sera juge des cas où la colère est légitime ? Il ne m’est pas encore arrivé de rencontrer des gens fâchés qui ne croient pas leur colère légitime. Chacun juge sa colère légitime et opportune. Cette parole détruit évidemment tout le sens du verset. Pourtant elle était là, dans le livre sacré, et je ne pouvais l’effacer. Cette parole produit le même effet que si à l’expression : Aime ton prochain, on ajoutait : Aime le prochain qui est bon, ou bien : aime le prochain qui te convient.

Tout le sens du passage était changé pour moi par les mots sans cause. Les versets qui disent qu’avant de prier, tu dois faire la paix avec celui qui a quelque chose contre toi, ces versets qui auraient un sens direct et impératif sans les mots « sans cause », acquéraient également un sens conditionnel.

Il me paraissait que Christ devait avoir défendu toute colère, tout mauvais sentiment, et pour en effacer toute trace, il exhorte chacun qui va offrir son sacrifice, c’est-à-dire se mettre en communion avec Dieu, à se rappeler auparavant, s’il n’y a pas quelqu’un qui soit en colère contre lui. Dans ce cas, que ce soit pour cause ou sans cause, il ordonne d’aller se réconcilier avec lui et après seulement d’offrir son sacrifice ou de faire sa prière. Voilà ce qui me semblait, mais d’après les commentaires, il résultait que ce passage devait être interprété conditionnellement.

Tous les commentaires expliquent qu’il faut tâcher d’être en paix avec tout le monde, mais que si cela est impossible, vu la corruption des hommes qui sont en hostilité contre toi, il faut te réconcilier en ton âme — en pensée ; et alors l’hostilité des autres contre toi ne sera pas un obstacle à ta prière. En outre, les mots : Celui qui dira raca ou insensé est punissable, me paraissaient toujours étranges et absurdes. S’il est défendu d’injurier pourquoi choisit-on comme exemple ces mots, à peine injurieux ? Pourquoi de si terribles menaces envers ceux qui prononceraient une injure aussi anodine que raca, qui veut dire un rien du tout ? Tout cela était obscur.

Mon sentiment était qu’il se produisait ici la même erreur qu’avec les mots : ne jugez point. Je sentais qu’en l’un et l’autre cas le sens simple et grand, précis et pratique avait été masqué. Je sentais que Christ ne pouvait pas comprendre les paroles : « Va et réconcilie toi avec lui », comme elles sont interprétées. Que veut dire d’ailleurs : réconcilie-toi en pensée ? Je pensais que Christ dit ce qu’il veut dire en se servant des paroles du prophète : Je veux la miséricorde, non pas les sacrifices, c’est-à-dire, je veux l’amour des hommes entre eux. Par conséquent, si tu veux être agréable à Dieu, avant de prier, matin et soir, à la messe ou aux vêpres, interroge ta conscience, et, si quelqu’un est en colère contre toi, va et fais en sorte qu’il ne le soit plus ; alors seulement, après cela, prie si tu veux. Mais alors : « en pensée » ? Je sentais que l’interprétation qui détruisait pour moi le sens vrai et direct provenait des mots : « sans cause ». Si on pouvait les supprimer, le sens devenait limpide ; mais tous les commentateurs étaient unanimes contre mon interprétation, et surtout j’avais contre moi l’Évangile canonique qui renferme les mots « sans cause ». Que je m’écarte du texte de ce passage, me disais-je, je pourrai m’en écarter ailleurs arbitrairement ; d’autres pourront en faire autant. Tout est dans cette expression. Sans ces mots, tout serait clair. Et j’ai essayé de trouver une explication philologique aux mots « sans cause », de façon qu’ils ne détruisent pas le sens de tout le passage. Je consulte le dictionnaire, le dictionnaire ordinaire, et je vois que le mot grec εἰϰῆ veut dire : sans but, inconsidérément. J’essaye alors de lui donner une signification qui ne détruise pas le sens, mais l’adjonction de ce terme a évidemment le sens qui lui est attribué. Je prends un autre dictionnaire — la signification du mot est encore la même. Je consulte les concordances — ces mots ne se rencontrent dans l’Évangile qu’une fois, précisément dans ce passage. Dans les épîtres, ils sont employés plusieurs fois. Dans la première épître aux Corinthiens (xv, 2), ils sont employés juste dans le même sens. Il n’est donc pas possible de les interpréter autrement et il faut admettre que Christ dit : Ne vous mettez pas en colère sans cause. Admettre que Christ puisse dans ce passage prononcer des paroles si obscures, en laissant la possibilité de les comprendre de telle façon qu’il n’en reste rien, pour moi, je l’avoue, c’était renoncer à tout l’Évangile. Un dernier espoir restait : Ces mots se trouvent-ils dans toutes les copies ? Je consulte les variantes. Je cherche dans Grisbach, chez lequel toutes les variantes sont notées, c’est-à-dire où est noté dans quel manuscrit et chez quel saint Père l’expression est employée. Je consulte et j’éprouve la joie de voir qu’à cet endroit il y a, en effet, des variantes et que toutes se rapportent aux mots sans cause. Dans la majorité des textes évangéliques et des citations des Pères les mots sans cause n’existent pas. Ainsi, la majorité comprenait comme moi. Je cherche dans Tischendorf — le texte le plus ancien, — ces mots ne s’y trouvent pas. Je consulte la traduction de Luther, ces mots ne s’y trouvent pas davantage.

Ainsi, ces mots qui détruisent tout le sens de la doctrine de Christ sont une addition introduite au ve siècle et qui n’est pas rentrée dans les meilleures copies de l’évangile.

Il s’est trouvé un homme qui a ajouté ces mots ; d’autres les ont approuvés et se sont chargés de les expliquer.

Christ ne pouvait pas dire et n’a pas dit cette terrible parole, et le premier sens de ce passage, le sens simple et direct, qui me frappe et frappe chacun, est le vrai.

Mais c’est peu. Aussitôt que j’eus compris que Christ défend la colère, quelle qu’elle soit et contre qui que ce soit, l’interdiction de dire à qui que ce soit le mot raca et fou, qui me dérangeait auparavant, prit un tout autre sens que celui d’interdire des paroles injurieuses. L’étrange mot hébreu raca, qui n’est pas traduit, me révéla ce sens. Raca veut dire foulé aux pieds, anéanti, inexistant ; le mot raca, très employé chez les Hébreux, exprime l’exclusion. Raca veut dire un homme qui ne compte plus comme homme. Au pluriel, le mot rekhim est employé dans le livre des Juges (ix, 4) dans le sens d’homme de rien. Et voilà, Christ défend de dire ce mot à qui que ce soit. Il défend également de dire le mot insensé qui, comme raca, nous dispense de toute obligation humaine envers notre prochain. Nous nous mettons en colère, nous faisons du mal aux hommes et, pour nous disculper, nous disons que celui qui a excité notre colère est le rebut des hommes, un insensé. Eh bien, ce sont précisément ces deux mots que Christ défend aux hommes de dire des hommes. Christ exhorte à ne se mettre en colère contre personne et à ne point excuser sa colère sous prétexte que l’on a affaire au rebut des hommes ou à un insensé.

Et voilà, au lieu des formules insignifiantes, vagues, incertaines et sujettes à des interprétations arbitraires, des versets 21 à 28, je découvrais, clair, simple, le commandement de Christ : Vis en paix avec tous les hommes, ne considère jamais ta colère comme légitime. N’appelle jamais un être humain homme de rien ou insensé (v. 22). Ne le considère jamais comme tel, et non seulement ne considère pas ta colère comme légitime, mais ne considère pas la colère des autres contre toi comme vaine. Si donc il y a un homme qui est en colère contre toi, même sans raison, avant de faire ta prière, va le trouver et efface ce sentiment hostile (v. 23, 24). Efforce-toi de détruire sans délai toute hostilité avec les hommes de peur que l’animosité ne te gagne tout entier et ne te perde (v. 25, 26).

Le premier commandement étant ainsi éclairci, je compris tout aussi clairement le deuxième qui commence également par une référence à l’ancienne loi. Matth., v. 27-30 : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point adultère (Exode, xx, 14) (28). Mais moi je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, il a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur (29). Que si ton œil droit te fait tomber dans le péché, arrache-le et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu’un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne (30). Et si ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la et jette-la loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu’un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne. »

Matthieu, v, 31, 32. « Il a été dit aussi : Si quelqu’un répudie sa femme qu’il lui donne la lettre de divorce (Deut., xxiv, 1) (32). Mais moi je vous dis que quiconque répudiera sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, il l’expose à devenir adultère ; et que quiconque se mariera à la femme qui aura été répudiée, commet un adultère. »

Voici quel était pour moi le sens de ces paroles : l’homme ne doit pas admettre, même en pensée, qu’il puisse s’approcher d’une autre femme que celle avec laquelle il s’est une fois uni, et il ne peut jamais plus l’abandonner pour en prendre une autre, comme il est dit dans la loi de Moïse.

Comme dans le premier commandement, qui engage d’étouffer la colère dans son germe et explique ce conseil par la comparaison avec un homme que l’on mène devant les juges, ici Christ déclare que la débauche provient de ce que les femmes et les hommes se considèrent mutuellement comme des instruments de volupté. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faut écarter tout ce qui peut exciter la volupté. Il faut éviter de donner éveil à la volupté, et, une fois uni avec une femme, il ne faut jamais l’abandonner, sous aucun prétexte, car cet abandon produit la débauche. Les femmes abandonnées séduisent d’autres hommes et répandent la débauche dans le monde.

La sagesse de ce commandement me frappa. Il supprime tout le mal qui, dans le monde, est la conséquence des rapports sexuels. Les hommes, sachant que la licence des rapports sexuels aboutit aux querelles, éviteront tout ce qui peut éveiller la volupté, et, sachant que la loi humaine est de vivre par couples, ils s’uniront en couples sans jamais enfreindre cette union, et tout le mal provenant des dissensions à cause de l’attrait sexuel cessera d’exister, parce qu’il n’y aura plus ni hommes ni femmes célibataires privés de rapports sexuels.

Mais les paroles qui me frappaient toujours quand je lisais le Sermon sur la Montagne : sauf pour cause d’infidélité, ces paroles, d’après lesquelles un homme pourrait répudier sa femme en cas d’infidélité de sa part, me frappèrent encore davantage.

Sans parler de ce que je trouvais d’indigne dans la forme même de l’expression de la pensée à côté des vérités si profondes de ce Sermon sur la Montagne, cette étrange exception à la règle, placée comme une remarque dans un code criminel, contredisait l’idée fondamentale.

Je consulte les commentaires : tous, Jean Chrysostome (p. 365 et suivantes) et les autres, même de savants théologiens exégètes, comme Reuss, reconnaissent que ces paroles signifient que Jésus permet la répudiation en cas d’infidélité de la femme et que dans le chapitre xix, dans l’exhortation du Christ interdisant le divorce, les mots : sauf pour infidélité, signifient la même chose. Je lis et relis le verset 32, il me semble que cela ne peut pas signifier la permission de répudier. Pour contrôler mes doutes, je consulte les contextes et je trouve dans les Évangiles de Matthieu, xix, de Marc, x, de Luc, xvi, et dans la première épître de Paul aux Corinthiens, l’affirmation de la doctrine de l’indissolubilité du mariage sans aucune exception.

Chez Luc, xvi, 18, il est dit : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère ; et quiconque épouse celle que son mari a répudiée, commet adultère. »

Chez Marc, x, 4-12, il est dit également sans aucune exception : « Il vous a laissé cette loi par écrit, à cause de la dureté de votre cœur. Mais au commencement de la création, Dieu ne fit qu’un homme et qu’une femme. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme ; et les deux seront une seule chair ; ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme ne sépare donc point ce que Dieu a uni. Et les disciples l’interrogèrent encore sur ce sujet, dans la maison. Il leur dit : « Quiconque quittera sa femme et en épousera une autre commet adultère à l’égard d’elle ; et si la femme quitte son mari, et en épouse un autre, elle commet adultère. »

Les mêmes paroles se trouvent dans Matthieu, xix, 4-9.

Paul, dans sa première épître aux Corinthiens, vii, 1-12, développe systématiquement la pensée que le seul moyen de prévenir la débauche est que chaque couple uni par le mariage ne se sépare plus et satisfasse mutuellement ses instincts sexuels : il dit expressément qu’aucun des deux époux ne peut se séparer de l’autre dans aucun cas pour contracter une nouvelle union.

Selon Marc, selon Luc et selon l’épître de Paul, le divorce est défendu. Il l’est dans ces paroles que mari et femme sont une seule chair unie par Dieu, paroles répétées dans deux Évangiles. Il l’est d’après tout le sens de la doctrine du Christ, qui exhorte à pardonner à tout le monde sans excepter la femme adultère. Il l’est d’après le sens du passage entier qui explique que l’abandon d’une femme engendre la débauche, et c’est pourquoi n’est pas permis.

Sur quoi donc est basé le commentaire que le divorce est permis en cas d’adultère de la femme ? Sur ces mots du verset 32, chapitre v, qui m’avaient frappé si singulièrement. Ces paroles sont interprétées par tout le monde dans le sens que Christ permet le divorce en cas d’adultère de la femme, et ces mêmes paroles, dans le chapitre xix, sont répétées dans un grand nombre de copies des Évangiles et chez plusieurs Pères de l’Église au lieu des mots : si ce n’est pour cause d’adultère.

Et je me mis à relire de nouveau ces paroles, mais de longtemps je ne pus les comprendre. Je voyais qu’il devait y avoir une erreur dans la traduction et les commentaires, mais de longtemps je ne pus trouver où était la faute. L’erreur était évidente. Opposant son commandement à la loi de Moïse, d’après laquelle chaque homme qui prend en aversion sa femme peut la chasser de sa demeure après lui avoir écrit une lettre de divorce, Christ dit : Mais moi je vous dis que quiconque répudie sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, l’expose à devenir adultère. Dans ces paroles il n’y a aucune contradiction et même aucune défense, rien qui permette d’affirmer qu’il soit permis ou défendu de divorcer. Il dit seulement que quiconque répudie sa femme l’expose à devenir adultère. Mais, subitement, on fait une exception pour la femme coupable d’infidélité. Cette exception qui se rapporte à la femme coupable d’infidélité, quand il est question de l’homme, est, en général, étrange et inattendue, et, dans ce passage, elle est tout simplement absurde, parce qu’elle détruit même le sens plutôt douteux qu’on pouvait attribuer à ces paroles. Il est dit que répudier sa femme l’expose à commettre adultère, puis qu’il est permis de répudier une femme coupable d’adultère, comme si une femme coupable d’adultère ne commettra plus l’adultère après avoir été répudiée.

C’est peu ; quand j’eus examiné plus attentivement ce passage, j’y remarquai le manque de sens grammatical. Il est dit : Quiconque répudie sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, l’expose à commettre adultère, et la proposition est finie. Il est question du mari, du fait qu’en répudiant sa femme il l’expose à commettre l’adultère. Que vient donc faire là : si ce n’est pour cause d’adultère de la femme ? S’il était dit qu’un mari qui répudie sa femme est coupable d’adultère sauf dans le cas où sa femmé lui aurait été infidèle, la proposition serait correcte. Mais ici le sujet : le mari qui répudie, n’a pas d’autre attribut que le mot expose. Comment donc peut-on rapporter à cet attribut : si ce n’est pour cause d’adultère ? Si même aux paroles : si ce n’est pour cause d’adultère, on ajoute de la femme ou d’elle, ce qu’il n’y a pas, même dans ce cas ces paroles ne peuvent pas se rapporter à l’attribut : expose. Ces paroles, selon l’explication admise, se rapportent à l’attribut : Quiconque répudie ; mais quiconque répudie n’est pas l’attribut principal ; l’attribut principal est : expose. À quoi donc se rapporte : si ce n’est pour cause d’adultère ? Et avec la faute d’adultère ou sans la faute d’adultère, l’époux, en divorçant, expose. Cette phrase est analogue à celle-ci : Quiconque refuse la nourriture à son fils, si ce n’est la faute de méchanceté, l’expose à devenir cruel. Cette phrase ne peut évidemment pas signifier qu’un père peut refuser la nourriture à son fils si celui-ci est méchant. Le seul sens qu’elle puisse avoir, si elle en a un, c’est qu’un père qui refuse la nourriture à son fils, outre qu’il est méchant envers son fils, l’expose à devenir cruel. De même la phrase évangélique aurait un sens si au lieu de « pour cause d’adultère » se trouvait par libertinage, débauche ou autre chose de semblable n’exprimant point un acte, mais une qualité.

Et je me suis demandé : mais n’a-t-on pas voulu dire ceci, tout simplement, que quiconque répudie sa femme, outre qu’il est lui-même coupable de libertinage (puisqu’un homme ne répudie sa femme que pour en prendre une autre), expose sa femme à commettre adultère ? Si le mot du texte original traduit par adultère peut signifier libertinage, le sens du passage est clair.

Et il arriva ce qui m’était arrivé fréquemment en de semblables cas. Le texte vint confirmer mes suppositions, de sorte qu’il ne pouvait plus y avoir de doutes.

La première chose qui me saute aux yeux à la lecture du texte c’est que le mot πορνεία est traduit par adultère comme μοιχᾶσθαι, qui est un mot bien différent. Mais peut-être ces deux mots sont-ils synonymes et s’emploient-ils dans les Évangiles l’un pour l’autre ? Je consulte tous les dictionnaires — dictionnaire général et dictionnaire spécial évangélique —, et je vois que le mot πορνεία qui correspond en hébreu à זנות, en latin, fornicatio, en allemand, Hurerei, en russe raspoustvo, a un sens très précis et n’a jamais signifié, d’après aucun dictionnaire, et ne peut pas signifier l’acte d’adultère, Ehebruch, comme on l’a traduit. Il signifie un état de dépravation, une qualité, non pas un acte, et ne peut être traduit par adultère. En outre, le mot adultère est exprimé partout, — dans les Évangiles et même dans ces versets — par μοιχέω. Et je n’eus qu’à corriger cette traduction inexacte, faite évidemment intentionnellement, pour que le sens attribué par les commentateurs à ce passage et au contexte du chapitre xix devint absolument inadmissible et pour que le sens d’après lequel le mot πορνεία doit être rapporté au mari devint indiscutable.

Toute personne connaissant la langue grecque traduira de la manière suivante : παρεϰτός — excepté, λόγου — la faute, πορνείας — de débauche, ποιεῖ — oblige, αὐτήν — elle, μοιχασθαι — à être adultère, ce qui donne mot à mot : Quiconque répudie sa femme, outre la faute de libertinage, l’oblige à être adultère.

On obtient le même sens dans le chapitre xix. Il suffit de corriger la traduction inexacte des mots πορνεία et du mot ἐπί, traduit : pour ; au lieu d’« adultère » mettre « libertinage » et il devient clair que les mots : εἰ μὴ ἐπί πορνεία ne peuvent pas se rapporter à la femme. Et de même que les mots παρεϰτός λόγου πορνειας ne peuvent signifier que : « outre la faute de libertinage du mari », les mots εἰ μὴ ἐπί πορνεία, qu’on lit dans le chapitre xix, ne peuvent être rapportés à rien d’autre qu’au libertinage du mari. Il est dit mot pour mot, εἰ μὴ ἐπί πορνεία : si ce n’est par débauche, pour se débaucher. Et alors le sens sera celui-ci : que Christ, visant dans ce passage cette idée des pharisiens qu’un homme qui abandonne sa femme pour en épouser une autre, sans intention de s’adonner au libertinage, ne commet pas l’adultère, leur répond que l’abandon d’une femme, c’est-à-dire la cessation des rapports avec elle, si même ce n’est pas pour s’adonner au libertinage mais pour en épouser une autre, n’est pas moins un adultère.

Ainsi se dégage le sens simple de ce commandement concordant avec toute la doctrine, avec les paroles qui en sont le complément, avec la grammaire et la logique.

C’est cette signification simple et claire, découlant des mots mêmes et de toute la doctrine, que je dus découvrir avec la plus grande peine. En effet, lisez ces mots en allemand, en français, vous lisez directement : pour cause d’infidélité, ou : à moins que cela ne soit pour cause d’infidélité, et essayez de vous figurer que cela veut dire tout autre chose. Le mot παρεϰτός, qui, d’après tous les dictionnaires, signifie excepté, ausgenommen, est traduit par toute une phrase : à moins que cela ne soit. Le mot πορνείας est traduit infidélité, Ehebruch, prelubodeiannie. Et voilà que sur cette altération voulue du texte, on base des commentaires qui détruisent le sens moral, religieux, grammatical et logique des paroles du Christ.

Une fois de plus se confirmait pour moi cette terrible et joyeuse vérité que le sens de la doctrine de Christ est simple et clair, que ses affirmations sont importantes et précises, mais que les commentateurs de cette doctrine, guidés par le désir de justifier le mal existant, l’ont tellement obscurcie, qu’on ne peut le découvrir qu’avec peine. Il devenait clair pour moi que si les Évangiles avaient été découverts à moitié brûlés ou effacés, il eût été plus facile de retrouver le vrai sens du texte que maintenant après tant de commentaires tendancieux dont la plupart n’ont eu d’autre but que de déformer la doctrine et d’en cacher le vrai sens. Dans ce cas, on voit encore plus clairement que dans les précédents comment, en vue de justifier le divorce d’un Ivan le Terrible quelconque, on s’ingénie à trouver un prétexte pour obscurcir toute la doctrine sur le mariage. Il suffit de rejeter les commentaires pour sortir du vague et de l’incertain et pour que le second commandement de Christ devienne clair et précis.

Ne te fais pas un divertissement de la convoitise sexuelle ; que chaque homme, s’il n’est pas eunuque, c’est-à-dire s’il ne peut pas se passer de rapports sexuels, ait une femme, et que chaque femme ait un époux ; que le mari n’ait qu’une femme, et la femme qu’un mari, et que, sous aucun prétexte, l’union sexuelle ne soit violée par aucun des deux.

Après le second commandement vient immédiatement une nouvelle référence à la loi ancienne, suivie du troisième commandement (Matth., v. 33-37) : « Vous avez encore entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de ce que tu auras promis avec serment (Levit., xix, 12 ; Deut., xxiii, 21). Mais moi je vous dis : Ne jurez point du tout : ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu ; ni par la terre, car c’est son marchepied ; ni par Jérusalem, car c’est la ville du grand roi. Ne jure pas non plus par ta tête ; car tu ne peux faire devenir un seul cheveu blanc ou noir. Mais que votre parole soit : Oui, oui, non, non ; ce qu’on dit de plus vient du Malin ».

Jadis, quand je le lisais, ce passage me troublait toujours. Il ne me troublait pas par son obscurité, comme le passage sur le divorce, ni par son sens contradictoire avec d’autres passages, comme l’autorisation de la colère motivée, ni par la difficulté de la pratique, comme le passage qui exhorte à tendre la joue ; il me troublait, au contraire, par sa clarté, sa simplicité et sa facilité. À côté des prescriptions dont la profondeur et l’importance m’effrayaient et m’émouvaient, je trouvais tout à coup une règle qui me semblait superflue, puérile, facile et sans conséquence pour moi et pour les autres. Naturellement je ne jurais ni par Jérusalem, ni par Dieu, ni par qui que ce soit, et cela ne me coûtait aucun effort ; en outre, je ne voyais pas l’importance pour les autres de ce que je jure ou ne jure point. Et, désirant trouver l’explication de cette règle qui me troublait par sa facilité, je consultai les commentateurs. Dans ce cas ils m’aidèrent à découvrir le vrai sens.

Tous les commentateurs voient dans ces paroles la confirmation du troisième commandement de Moïse — de ne pas jurer par le nom de Dieu. Les commentateurs voient par ces paroles que Christ, ainsi que Moïse, défend de prononcer en vain le nom de Dieu. En outre, les commentateurs expliquent que cette règle du Christ de ne pas jurer n’est pas toujours obligatoire et ne se rapporte nullement au serment que tout citoyen prête à l’autorité compétente. Et l’on rapproche les citations des Écritures non pour appuyer le sens direct des commandements de Christ, mais pour prouver qu’on peut et qu’on doit ne point l’observer.

On dit que Christ sanctionna lui-même le serment devant les tribunaux quand aux paroles du grand prêtre : « Je t’adjure par le Dieu vivant », il répondit : « Tu l’as dit » ; que l’apôtre Paul invoqua Dieu en témoignage de la vérité de ses paroles, ce qui est évidemment le même serment ; on dit que la loi de Moïse prescrivant le serment n’a pas été abrogée par le Seigneur ; on dit aussi que seuls sont défendus les faux serments, les serments hypocrites, pharisiens.

Ayant saisi le sens et le but de ces explications, je compris que le commandement de Christ concernant le serment est loin d’être insignifiant, facile à pratiquer et superficiel, comme cela m’avait semblé quand j’exceptais du serment défendu par Christ le serment de fidélité à l’État.

Et je me demandai : N’est-ce pas là qu’on interdit aussi ce serment que les commentateurs de l’Église mettent tant d’acharnement à justifier ? N’y a-t-il pas ici la défense de prêter serment, ce serment sans lequel serait impossible la division des hommes en États, sans lequel serait impossible la caste militaire ? Le soldat c’est l’homme qui commet toutes les violences, et qu’on appelle même « Le serment ». Si j’avais causé avec un grenadier pour savoir comment il résolvait la contradiction entre l’Évangile et le règlement militaire, il m’aurait répondu qu’il avait prêté serment, c’est-à-dire qu’il avait juré sur l’Évangile. C’est la réponse que m’ont faite tous les militaires. Ce serment est jusqu’à tel point indispensable pour l’existence de ce terrible fléau que produisent les violences et la guerre qu’en France, où l’on nie le christianisme, le serment est cependant en vigueur. Si Christ n’avait pas dit de ne prêter serment à personne, il aurait dû l’avoir dit. Il est venu supprimer le mal, et s’il n’avait pas supprimé le serment quel terrible mal il aurait laissé dans le monde. On dira peut-être qu’à l’époque de Christ ce mal passait inaperçu. Mais cela n’est pas vrai : Épictète, Sénèque déclarent qu’il ne faut prêter serment à personne ; cette règle est inscrite dans les lois de Manou. Pourquoi donc dirai-je que Christ n’a pas vu ce mal quand il l’a exposé clairement, nettement, et en détail.

Il a dit : Ne jurez point du tout. Cette expression est aussi simple, claire et absolue que cette parole : ne jurez point et ne condamnez point ; elle n’a pas davantage besoin de commentaires, d’autant plus qu’à la fin, il est ajouté : tout ce qu’on exigera de toi, de plus que oui ou non, tout cela vient du Malin.

Si la doctrine du Christ consiste à observer toujours la volonté de Dieu, comment l’homme pourrait-il jurer d’observer la volonté d’un autre homme ou de plusieurs ? La volonté de Dieu ne peut pas coïncider avec la volonté humaine. C’est précisément ce que dit Christ dans ce passage. Il dit : Ne jure pas non plus sur ta tête ; car tu ne peux faire qu’un seul cheveu devienne blanc ou noir, si ce n’est la volonté de Dieu. Nous lisons la même chose dans l’épître de Jacques.

À la fin de son épître, comme conclusion, Jacques dit : (chap. v, 12) : Sur toutes choses, mes frères, ne jurez point, ni par le ciel, ni par la terre, ni par quelque autre serment ; mais que votre oui soit oui, et votre non, non, de peur que vous ne tombiez dans la condamnation. L’apôtre dit clairement pourquoi il ne faut pas jurer : le serment en lui-même paraît sans importance, mais il fait qu’on est condamné ; c’est pourquoi ne jurez aucunement. Comment exprimer avec plus de clarté ce que disait Christ à ses apôtres ?

Mais j’étais tellement embrouillé que, pendant longtemps, je me demandais avec étonnement : Se peut-il que cela veuille dire ce que cela veut dire ? Comment se fait-il donc que nous tous jurons sur l’Évangile ? Cela ne peut être.

Mais ayant relu les commentaires je vis que l’impossible était réalisé.

C’est la même chose que l’explication des paroles : ne jugez point, ne vous mettez en colère contre personne, ne rompez pas les liens conjugaux. La même chose ici. Nous avons établi notre organisation sociale, nous l’aimons et nous voulons la tenir pour quelque chose de sacré. Vient Christ, que nous reconnaissons Dieu, qui dit précisément que notre organisation sociale est mauvaise. Nous le reconnaissons Dieu, mais nous ne voulons pas renoncer à notre organisation. Que devons-nous donc faire ? Ajouter où l’on peut les mots sans cause, pour mettre à néant le commandement contre la colère ; là où c’est possible, interpréter le sens de la loi de telle façon qu’elle signifie tout le contraire ; au lieu de : ne se séparer jamais de sa femme, mettre : le divorce est permis ; et là où il n’est pas possible d’interpréter autrement, comme pour les commandements : Ne jugez point et ne condamnez point ; ne jurez aucunement, avec effronterie tourner la loi tout en affirmant qu’on l’observe. Et, en effet, ce qui empêche surtout de comprendre que l’Évangile interdit tout jurement et d’autant plus le serment, c’est que nos docteurs pseudo-chrétiens font prêter serment, avec une audace inouïe, sur ce même Évangile, c’est-à-dire font le contraire de ce qu’il est dit dans l’Évangile.

Comment un homme à qui l’on fait prêter serment sur l’Évangile pourrait-il penser que la croix est sacrée uniquement parce qu’on a crucifié celui qui défend de jurer, et qu’il baise comme une chose sainte peut-être cette même page où il est dit clairement et directement : ne jurez point du tout.

Mais cette audace ne me troublait plus. Je voyais clairement que dans les versets 33-37 était exprimé simplement le troisième commandement : Ne prêtez jamais serment à personne pour quoi que ce soit. Tout serment n’a d’autre but que le mal. Après le troisième commandement vient la quatrième référence à la loi ancienne et la formule du quatrième commandement. Matth., v, 38-42 ; Luc, vi, 29, 30 : Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal ; mais si quelqu’un te frappe à la joue droite présente-lui aussi l’autre ; et si quelqu’un veut plaider contre toi et t’ôter ta robe, laisse-lui l’habit ; et si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, vas-en deux. Donne à celui qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter de toi.

J’ai déjà parlé du sens direct et précis de ces mots ; j’ai déjà dit qu’il n’y a aucune raison de les expliquer allégoriquement. Les commentaires de ces paroles, depuis Jean Chrysostome jusqu’à nos jours, sont vraiment surprenants. Ces mots plaisent à tout le monde et suggèrent à chacun maintes réflexions profondes, excepté une : que ces mots expriment exactement le sens qu’ils ont. Les commentateurs ecclésiastiques, nullement gênés par l’autorité de celui qu’ils reconnaissent Dieu, dénaturent hardiment le sens de ses paroles. Ils disent : « Il va de soi que les divers commandements de supporter les offenses, de renoncer à la vengeance, qui visent le caractère vindicatif des Juifs, non seulement n’excluent pas les mesures sociales pour circonscrire le mal et punir les méchants, mais ils exhortent chacun à des efforts individuels et personnels pour soutenir la justice, pour arrêter les agresseurs et empêcher les méchants de faire le mal aux autres ; en effet, autrement ces commandements spirituels du Sauveur deviendraient comme chez les Juifs lettre morte et pourraient engendrer la propagation du mal et la destruction de la vertu. L’amour du chrétien doit être semblable à l’amour de Dieu, mais l’amour divin circonscrit et punit le mal autant seulement qu’il est nécessaire pour la gloire de Dieu et le salut du prochain ; dans le cas contraire, il faut mettre des bornes au mal et le punir, et c’est là le rôle des autorités. » (Commentaires des Évangiles par l’archevêque Mikhaïl, ouvrage basé sur les écrits des Pères de l’Église.) Les chrétiens savants et libres penseurs ne s’embarrassent pas davantage du sens de ces paroles de Christ et ne se gênent pas pour le corriger. Ils disent que ce sont des sentences sublimes mais inapplicables à la vie, car si l’on pratiquait à la lettre le commandement de la non-résistance au méchant, l’ordre de choses que nous avons si bien organisé serait détruit. Ainsi disent Renan, Strauss et tous les commentateurs libres penseurs.

Mais il suffit de traiter les paroles de Christ comme nous traitons celles du premier venu qui nous parle, c’est-à-dire admettre qu’il dit exactement ce qu’il dit, pour que disparaisse aussitôt la nécessité de toutes ces combinaisons profondes. Christ dit : Je trouve que votre vie sociale est absurde et mauvaise. Je vous en propose une autre, celle-ci. Et il prononce les paroles des versets 38-42. Il semblerait qu’avant de corriger ces paroles il faudrait les avoir comprises. Or c’est ce que personne ne veut faire, décidant d’avance que l’ordre social dans lequel nous vivons, et qui est aboli par ces paroles, est la loi sacrée de l’humanité.

Ne considérant notre vie ni comme bonne ni comme sainte, il advint que je compris ce commandement avant les autres. Aussitôt que j’eus compris ces paroles telles qu’elles sont dites, je fus frappé de leur vérité, de leur précision, de leur clarté. Christ dit : Vous voulez supprimer le mal par le mal. Cela n’est pas raisonnable. Pour que le mal ne soit pas, ne faites pas le mal. Puis Christ énumère tous les cas où nous sommes habitués à rendre le mal, et il dit que, dans ces cas-là, il ne faut pas le faire.

Ce quatrième commandement de Christ fut le premier que je compris et qui me révéla le sens de tous les autres. Ce quatrième commandement simple, clair et pratique, dit : N’opposez jamais la force au mal ; ne répondez pas à la violence par la violence : si on te frappe, — supporte ; si on te prend, — donne ; si on te force à travailler, — travaille ; si l’on veut t’enlever ce que tu considères comme ta propriété, — abandonne-le.

Après ce quatrième commandement vient la cinquième référence puis le cinquième commandement. Matth., v, 43-48 : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi (Lévit., xix, 17-18.). Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous outragent et qui vous persécutent, 45. Afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46. Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment quelle récompense en aurez-vous ? Les péagers mêmes n’en font-ils pas autant ? 47. Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les péagers mêmes n’en font-ils pas autant ? 48. Soyez donc parfaits comme votre Père qui est dans les cieux est parfait. »

Ces versets me semblaient auparavant une explication, un complément et un éclaircissement, même une exagération des paroles sur la non résistance au méchant. Mais, ayant trouvé un sens simple, pratique, précis à chacun des passages qui commencent par une référence à l’ancienne loi, je pressentais qu’il en serait de même ici. Après chaque référence suivait le commandement, et chaque verset du commandement avait son importance et ne pouvait être retranché. La même chose devait se reproduire ici. Les derniers mots, répétés par Luc, qui disent que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes, prodiguant ses dons à tous, et que, nous aussi, nous devons être comme Dieu, — ne pas faire de différence entre les hommes, ne pas faire comme les païens, mais aimer chacun et faire le bien à tous également, — ces mots étaient clairs ; j’y voyais une confirmation, une explication de quelque règle très claire, mais de longtemps je ne pus comprendre quelle était cette règle.

Aimer ses ennemis ? C’était quelque chose d’impossible. C’était une de ces phrases sublimes dans lesquelles on ne peut voir que l’expression d’un idéal moral inaccessible. C’était trop ou rien. On peut ne pas nuire à son ennemi, mais l’aimer c’est impossible. Or Christ n’a pu prescrire l’impossible. En outre, dans les tout premiers mots de la référence à la loi ancienne : « Vous avez entendu : vous haïrez votre ennemi », il y avait quelque chose de douteux. Dans les passages antérieurs, Christ cite les paroles textuelles de la loi de Moïse ; ici, il cite des mots qui n’ont jamais été dits. On dirait qu’il calomnie la loi.

Cette fois, comme pour mes doutes antérieurs, les commentaires ne purent rien m’expliquer. Dans tous les commentaires, on reconnaît que les mots : « Vous avez entendu : Vous haïrez votre ennemi », ne se trouvent pas dans la loi de Moïse, mais nulle part on ne donne l’explication de ce passage inexactement traduit. On y parle de la difficulté d’aimer ses ennemis, les hommes méchants, et dans la plupart, on apporte des corrections aux paroles de Christ ; on dit qu’il est impossible d’aimer ses ennemis, mais qu’on peut ne pas leur vouloir de mal et ne point leur en faire. Entre autre, on inspire qu’on peut et doit convaincre ses ennemis, c’est-à-dire leur résister ; on parle des différents degrés à atteindre dans cette voie, de sorte que, d’après les explications de l’Église, la conclusion qui s’impose est que Christ, on ne sait pourquoi, a cité inexactement les paroles de la loi de Moïse et a prononcé quelques paroles très belles, mais, en réalité, vides de sens et inapplicables.

Il me paraissait qu’il n’en pouvait être ainsi. Ce commandement, comme les quatre premiers, devait avoir un sens clair et précis. Et, pour comprendre ce sens, je m’efforçai tout d’abord de comprendre la signification des paroles de la référence inexacte à la loi : Vous avez entendu : Vous haïrez votre ennemi. Ce n’est pas sans raison que Christ, avant chacun de ses commandements, cite les paroles de l’ancienne loi : vous ne tuerez point ; vous ne commettrez point l’adultère, etc., et à ces paroles oppose sa doctrine. Si l’on n’a pas compris ce qu’il entendait par les mots cités de l’ancienne loi, il est impossible de comprendre ce qu’il prescrit. Dans les commentaires on dit expressément (et il est impossible de ne pas le dire) qu’il cite des mots qui ne se trouvent pas dans la loi, mais sans expliquer pourquoi il le fait et ce que signifie cette inexactitude de références. Il me semblait qu’avant tout il fallait expliquer quelle pouvait être l’idée de Christ lorsqu’il citait des paroles qui ne se trouvent pas dans la loi. Je me suis donc demandé ce que pouvaient signifier ces paroles inexactement citées par Christ dans la loi ? Dans toutes les autres références de Christ à la loi ancienne, il ne cite qu’une seule prescription : vous ne tuerez point, vous ne commettrez point l’adultère, vous ne vous parjurerez point, œil pour œil… et, en regard de chacune de ces prescriptions, est formulée la doctrine correspondante. Ici, on cite deux prescriptions qui s’opposent : Vous avez entendu qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi ; il est donc évident que cette opposition entre les deux prescriptions de l’ancienne loi relativement au prochain et à l’ennemi doit être la base de la nouvelle loi. Afin de comprendre plus clairement en quoi consistait cette différence, je me demandai : que signifient dans le langage évangélique les mots « prochain » et « ennemi » ? Après avoir consulté les dictionnaires et les contextes de la Bible, je me suis convaincu que toujours le mot « prochain », dans le langage des Hébreux, désigne un Hébreu. L’Évangile, dans la parabole du Samaritain, donne la même définition du mot prochain. D’après la conception d’un Juif légiste, qui demande : qui est mon prochain ? le Samaritain ne pouvait être le prochain. La même définition du prochain se trouve dans les Actes (vii, 27). Prochain, dans le langage évangélique, veut dire compatriote, homme de la même nationalité. C’est pourquoi, en supposant que l’antithèse dont Christ se sert dans ce passage en citant les paroles de la loi : Vous avez entendu : Vous aimerez votre prochain et haïrez votre ennemi, consiste dans l’opposition des mots compatriote et étranger, je me demande ce qu’est un ennemi d’après les idées juives, et je trouve la confirmation de ma supposition. Le mot « ennemi » s’emploie dans les Évangiles presque toujours dans le sens non pas d’ennemi personnel, mais d’ennemi du peuple (Luc, i, 71-74 ; Matth., xxii, 44 ; Marc, xii, 36 ; Luc, xx, 43 et suivants). Le singulier, auquel est employé le mot « ennemi », dans ce verset : Vous haïrez votre ennemi — m’incite à penser qu’il s’agit ici de peuple ennemi. Le singulier signifie qu’il est question de la totalité du peuple ennemi. Dans l’Ancien Testament, la conception de peuple ennemi s’exprime toujours par le singulier.

Aussitôt que j’eus compris cela, aussitôt s’évanouit la difficulté : pourquoi et comment Christ, qui citait chaque fois les paroles authentiques de la loi, ici, tout d’un coup, cite-t-il des paroles qui n’ont pas été dites. Il suffit seulement de comprendre le mot ennemi dans le sens de peuple ennemi et prochain dans le sens de compatriote pour que cette difficulté disparaisse. Christ dit de quelle manière, d’après la loi de Moïse, il est prescrit aux Hébreux de se comporter avec les peuples ennemis. Tous ces passages dispersés dans les divers livres des Écritures, où il est prescrit d’opprimer, de tuer, d’exterminer les autres peuples, Christ les résume d’un mot : haïr — faire du mal à l’ennemi. Il dit : Vous avez entendu qu’il faut aimer les siens et haïr les peuples ennemis : et moi je vous dis : Aimez tous les hommes, à quelque nationalité qu’ils appartiennent. Et aussitôt que j’eus compris ainsi ces paroles, aussitôt disparut la difficulté principale, la manière dont il faut comprendre les paroles : aimez vos ennemis. On ne peut aimer ses ennemis personnels. Mais on peut aimer les hommes d’une nation ennemie, à l’égal de ses compatriotes. Pour moi il devenait évident que Christ a dit que les hommes sont tous habitués à considérer leurs compatriotes comme le prochain et les étrangers comme des ennemis, et qu’il réprouve cela. Il dit : La loi de Moïse établit une différence entre l’Hébreu et le non Hébreu — qui est l’ennemi, et moi je vous dis : ne faites pas cette différence. Et, en effet, d’après Matthieu et Luc, aussitôt après ce commandement, il est dit que pour Dieu tous les hommes sont égaux, que tous sont réchauffés par le même soleil, et profitent de la même pluie ; que Dieu ne fait pas de différence entre les peuples et prodigue le même bien à tous les hommes ; que les hommes doivent agir entre eux sans distinction de nationalité et non comme les païens, qui se divisent en nationalités distinctes.

Ainsi, de tous côtés, se confirmait pour moi le sens simple, important, clair, pratique, des paroles de Christ. Bien plus, au lieu d’une règle obscure et vague, je trouvais une règle claire, précise, importante et facile à pratiquer : ne pas faire de différence entre son peuple et l’étranger, et s’abstenir de tout ce qui résulte de cette différence, de l’hostilité envers les étrangers, des guerres, de la participation à la guerre, de tous préparatifs de guerre ; mais établir avec tous, quelle que soit leur nationalité, les mêmes rapports qu’avec ses compatriotes.

Tout cela était si simple et si clair que je me demandais avec étonnement comment je ne l’avais pas compris du premier abord.

La raison de mon incompréhension dans ce cas était la même que pour la proscription des tribunaux et du serment. Il est très difficile de comprendre que ces tribunaux inaugurés par des Te Deum chrétiens, bénits par ceux qui se considèrent les gardiens de la loi du Christ, que ces mêmes tribunaux soient incompatibles avec la religion de la doctrine du Christ, et soient diamétralement opposés à cette doctrine. Il est encore plus difficile de deviner que ce même serment, que nous font prêter les gardiens de la loi de Christ, est directement réprouvé par cette loi ; de même il est terriblement difficile de deviner que ce qui, dans notre vie, est considéré non seulement comme essentiel et naturel, mais comme ce qu’il y a de plus beau et de plus noble, l’amour de la patrie, sa défense, sa gloire, la lutte avec ses ennemis, etc., il est terriblement difficile de deviner que tout cela est non seulement un crime envers la loi du Christ, mais un désaveu complet de cette loi. Notre vie est si éloignée de la doctrine du Christ, qu’à cause de cet éloignement nous avons beaucoup de peine à la comprendre. Nous sommes restés si sourds à ce qu’il nous a recommandé comme règles de la vie, nous avons tellement oublié ses exhortations, non seulement de ne pas tuer, mais de ne pas se mettre en colère, de ne pas se défendre, de présenter la joue, d’aimer ses ennemis ; nous sommes maintenant tellement habitués à appeler les hommes qui consacrent toute leur vie au meurtre l’armée du Christ, à entendre des prières adressées au Christ pour s’assurer la victoire sur les ennemis, à mettre notre orgueil et notre gloire dans le meurtre, à ériger l’épée, symbole du meurtre, en une espèce d’objet sacré au point qu’un homme privé de ce symbole — de son épée, est un homme déshonoré, maintenant nous sommes arrivés à un tel point qu’il nous semble que Christ n’a pas interdit la guerre et que, s’il l’avait interdite, il l’aurait dit plus clairement.

Nous oublions que Christ ne pouvait pas se figurer que les hommes qui auraient foi dans sa doctrine d’humilité, d’amour, de fraternité universelle pourraient jamais, avec calme et sciemment, organiser le meurtre de leurs frères.

Christ ne pouvait se figurer cela, c’est pourquoi il ne pouvait défendre à un chrétien la guerre, de même qu’un père qui exhorte son fils à vivre en honnête homme, sans jamais faire de mal à personne et en donnant aux autres ce qu’il possède, ne peut pas défendre à son fils de tuer les gens sur la grand’route. Aucun des apôtres, aucun des disciples de Christ des premiers siècles du christianisme n’a pu se figurer la nécessité d’interdire à un chrétien ce genre de meurtre qu’on appelle la guerre. Voici par exemple ce que dit Origène dans sa réponse à Celse, chapitre lxiii.

Il dit : « Celse nous exhorte d’aider de toutes nos forces l’empereur, de prendre part à ses travaux législatifs, de prendre les armes pour lui, de servir sous ses drapeaux et, en cas de besoin, de mener ses troupes au combat. Il convient de répondre à cela qu’à l’occasion nous prêtons notre assistance aux souverains ; mais une assistance pour ainsi dire divine, parce que nous sommes revêtus d’une armure divine. Par cette ligne de conduite nous obéissons ainsi à la voix de l’apôtre : « Je vous conjure avant tout, dit-il, de prier ; d’implorer et de rendre grâce pour tous les hommes, pour les souverains et les dignitaires ». Ainsi, plus un homme est pieux, plus il est utile aux souverains, et son utilité est plus efficace que l’utilité d’un soldat qui, s’étant enrôlé sous les drapeaux, tue autant d’ennemis qu’il le peut. Outre cela, nous pouvons répondre aux gens qui, ne connaissant pas notre religion, exigent de nous que nous exterminions des hommes : Vos sacrificateurs ne souillent pas non plus leurs mains pour que votre Dieu agrée leurs sacrifices. De même pour nous. »

Et, ayant expliqué que les chrétiens rendent de plus grands services que les soldats par leur vie paisible, Origène dit, en terminant le chapitre : « Ainsi nous luttons mieux que qui que ce soit pour le salut de l’empereur. Il est vrai que nous ne servons pas sous ses drapeaux. Et nous ne servirons pas quand bien même il nous y forcerait. »

C’est ainsi que les chrétiens des premiers siècles envisageaient la guerre, et c’était ainsi que leurs maîtres parlaient aux puissants du monde, à une époque où les martyrs périssaient par centaines et par milliers pour avoir confessé la religion du Christ.

Et maintenant ? Maintenant il n’est même pas question de savoir si un chrétien peut aller à la guerre. Tous les jeunes gens élevés d’après la doctrine de l’Église dite chrétienne, se rendent chaque automne, à dates fixes, dans les bureaux de recrutement et, sous la direction de leurs prêtres, renoncent à la loi de Dieu. Ce n’est que récemment qu’un paysan refusa de s’enrôler au nom de l’Évangile. Les docteurs de l’Église expliquèrent au paysan son erreur ; mais celui-ci n’ayant pas ajouté foi à leurs paroles, et s’en tenant à celles du Christ, on le jeta en prison et on l’y garda jusqu’à ce qu’il eût renoncé à Christ. Et tout cela se passe après que nous, chrétiens, avons reçu de notre Dieu, il y a dix-huit cents ans, un commandement clair et précis : « Ne considérez pas les hommes de nationalités différentes de la vôtre comme des ennemis, mais considérez tous les hommes comme des frères et entretenez avec eux les mêmes rapports qu’avec ceux de votre nation ; c’est pourquoi non seulement ne tuez pas ceux qu’on appelle les ennemis, mais aimez-les et faites-leur du bien. »

Après que j’eus compris de cette façon ces commandements de Christ, si simples, si précis, ne nécessitant point de commentaires, je me suis demandé : Qu’arriverait-il si le monde chrétien avait foi dans ces commandements, non pas dans ce sens qu’il faut les chanter ou les lire pour s’attirer la faveur de Dieu, mais qu’il faut les mettre en pratique pour assurer le bonheur des hommes ? Qu’adviendrait-il si les hommes croyaient à la nécessité d’observer ces commandements au moins aussi sérieusement qu’ils croient qu’il faut prier tous les jours, aller à la messe le dimanche, jeûner chaque vendredi, et faire ses dévotions chaque année ? Qu’adviendrait-il si les hommes avaient foi dans ces commandements au moins autant qu’ils ont foi dans les prescriptions de l’Église ? Et je me représentais la société chrétienne qui vivrait et élèverait des générations d’après ces commandements. Je me figurais qu’on nous enseignait à nous tous et à nos enfants, dès le bas âge, par les paroles et les actes, non pas ce que l’on nous enseigne maintenant, c’est-à-dire que l’homme doit conserver sa dignité, défendre ses droits contre les autres (ce qu’on ne peut faire sans offenser et abaisser les autres), mais qu’on nous enseignait que nul homme n’a aucune espèce de droit et ne peut être ni au-dessus ni au-dessous de personne ; que celui qui veut dominer les autres s’abaisse et s’avilit ; qu’il n’y a pas d’état plus humiliant pour l’homme que l’état de colère contre son semblable ; que ce qui me paraît dans un autre méprisable et insensé ne peut excuser ni ma colère ni mon hostilité contre lui. Je me figurais qu’au lieu de l’organisation actuelle de notre vie, — depuis les vitrines des magasins jusqu’aux théâtres et les toilettes des femmes qui éveillent la convoitise des sens, — on nous inspirait à nous et à nos enfants, par la parole et l’exemple, la conviction que la lecture des livres lascifs, les théâtres et les bals, constituent une distraction des plus vulgaires, et que chaque acte dont le but est d’orner le corps ou de le montrer est des plus bas et des plus vilains. Au lieu de l’organisation de notre vie, d’après laquelle on considère comme nécessaire et bon qu’un jeune homme se débauche avant le mariage, et comme une chose toute naturelle que les époux se séparent, au lieu de donner patente légale au métier des femmes vouées à la dépravation, au lieu d’admettre et de sanctionner le divorce, au lieu de tout cela je me figurais que, par l’exemple et la parole, on nous inspirait la conviction que le célibat, l’existence solitaire d’un homme mûr pour les rapports sexuels et n’y ayant pas absolument renoncé est une monstruosité et une honte ; que l’abandon de celui ou de celle qu’on a choisi pour aller avec un autre, ou une autre, est non seulement un acte contre nature, comme l’inceste, mais un acte cruel et inhumain. Au lieu de trouver naturel que toute notre existence soit basée sur la violence, que chacune de nos joies nous soit fournie et garantie par la force, que chacun de nous soit tour à tour, de l’enfance à la vieillesse, victime ou bourreau, je me figurais qu’on nous inspirait à tous, par l’exemple et par la parole, la conviction que la vengeance est le sentiment le plus bas et le plus bestial, que la violence non seulement est l’acte le plus honteux, mais encore celui qui prive l’homme du vrai bonheur ; que les vraies joies de la vie sont celles qui n’ont pas besoin d’être garanties par la force ; que la plus grande considération appartient non pas à celui qui amasse le plus de richesses pour lui-même au détriment des autres et a le plus de serviteurs, mais à celui qui sert le plus les autres et qui donne le plus aux autres. Au lieu de considérer comme bon et légal de prêter serment et de mettre ce que nous avons de plus précieux, c’est-à-dire notre vie, à la disposition de n’importe qui, je me figurais qu’on nous enseignait que la volonté éclairée de l’homme est la chose la plus sainte, que l’homme ne peut la mettre à la disposition de personne, et que promettre par serment quoi que ce soit, c’est renoncer à son être raisonnable et outrager ce que nous possédons de plus sacré. Je me figurais qu’au lieu de ces haines nationales qu’on nous inspire sous forme de l’amour de la patrie, au lieu de cette glorification du meurtre — la guerre, qu’on nous représente dès l’enfance comme l’acte le plus noble, on nous enseignait au contraire la terreur et le mépris de toutes ces choses d’État, militaires et diplomatiques, qui servent à diviser les hommes ; qu’on nous apprenait à considérer comme un signe de barbarie la division des hommes en États politiques, la diversité des codes et des frontières ; que faire la guerre, c’est-à-dire massacrer des étrangers, des inconnus, sans le moindre motif, est le plus horrible forfait dont seul peut être capable un homme égaré et dépravé, tombé au degré de la bête. Je me figurais que tous les hommes en étaient arrivés à cette conviction et je me suis demandé : Qu’adviendrait-il alors ?

Auparavant je me demandais quelles pouvaient être les conséquences pratiques de la doctrine de Christ, telle que je la comprenais, et je me répondais involontairement : néant. Nous continuerons tous à prier, à jouir de la grâce des sacrements, à croire à la Rédemption, au salut individuel et à celui du monde par Christ, et cependant ce salut ne sera pas le fruit de nos efforts ; il se fera parce que la fin du monde sera arrivée. Le Christ viendra au jour fixé dans sa gloire, pour juger les vivants et les morts, et le règne de Dieu s’établira indépendamment de notre vie. Maintenant, la doctrine de Christ, telle qu’elle se révélait à moi, avait encore une autre signification : l’établissement du royaume de Dieu sur la terre dépendait aussi de nous. Et c’était la pratique de la doctrine du Christ, formulée dans les cinq commandements, qui établissait ce règne de Dieu. Le royaume de Dieu sur la terre, c’est la paix de tous les hommes entre eux. La paix entre les hommes est le plus grand bien sur la terre qui soit à la portée de tous. C’est ainsi que tous les prophètes hébreux concevaient le royaume de Dieu. C’est ainsi que le conçut toujours, invariablement, le cœur humain. Toutes les prophéties promettent la paix aux hommes.

Toute la doctrine de Christ n’a qu’un but, donner le royaume de Dieu — la paix, aux hommes. Dans le Sermon sur la Montagne, dans l’entretien avec Nicodème, dans l’instruction aux disciples, dans tous ses enseignements, il n’est question que de cela, de ce qui divise les hommes, de ce qui les empêche d’avoir la paix et d’entrer dans le royaume de Dieu.

Toutes les paraboles ne sont qu’une description de ce qu’est le royaume de Dieu et de la seule manière d’y entrer, qui est d’aimer ses frères et d’être en paix avec eux. Jean-Baptiste, précurseur du Christ, dit que le royaume de Dieu approche et que Jésus-Christ le donnera au monde.

Christ dit qu’il a apporté la paix en ce monde (Jean, xiv, 27) : « Je vous laisse la paix ; je vous donne ma paix : je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble point, et ne craignez point. »

Et voici que ses cinq commandements donnent en effet la paix au monde. Tous n’ont qu’un seul but : la paix parmi les hommes. Il suffit que les hommes aient foi en la doctrine du Christ et la pratiquent pour que la paix règne dans le monde, non pas cette paix partielle, incertaine, temporaire, qui est l’œuvre des hommes, mais la paix universelle, inviolable, éternelle.

Le premier commandement dit : Soyez en paix avec tous, ne vous permettez pas de considérer quelqu’un comme vil ou insensé (Matth., v, 22). Si la paix est violée, faites tout ce que vous pourrez pour la rétablir. Le culte de Dieu est tout entier à faire disparaître l’inimitié entre les hommes (Matth., v, 23-24). Réconciliez-vous à la moindre discussion pour ne pas perdre la paix intérieure qui est la vraie vie. Dans ce commandement tout est dit, mais Christ prévoit les tentations du monde qui troublent la paix parmi les hommes, et il donne le second commandement contre la tentation des rapports sexuels qui troublent la paix. Ne considérez pas la beauté du corps comme un appel à la volupté : gardez-vous de cette tentation (28-30) ; que chaque homme ait une femme, chaque femme un mari, et qu’on ne se quitte plus jamais sous aucun prétexte (32). La seconde tentation qui entraîne les hommes au péché, c’est le serment. Sachez d’avance que c’est un mal et ne vous liez jamais par aucune promesse (34-37). La troisième tentation c’est la vengeance, qui prend le nom de justice humaine ; renoncez à la vengeance, ne l’exercez pas sous prétexte que vous serez molestés. Supportez les offenses et ne rendez pas le mal pour le mal (38-42). La quatrième tentation, c’est la différence des nationalités — l’hostilité, entre les peuples et les États. Sachez que tous les hommes sont frères et fils du même Dieu ; ne rompez pas la paix avec qui que ce soit au nom de la nationalité (43-48). Si les hommes s’abstiennent de pratiquer un seul de ces commandements la paix sera violée. Si les hommes pratiquent tous ces commandements, le règne de la paix s’établira sur la terre. Ces commandements excluent tout le mal de la vie des hommes.

La pratique de ces commandements doit rendre la vie humaine telle que la cherche et la désire l’âme humaine. Tous les hommes seront frères, chacun sera en paix avec les autres et jouira de tous les biens de la terre jusqu’au terme qui lui est accordé par Dieu. Les hommes feront de leurs glaives des charrues et de leurs épées des faux. Alors viendra ce royaume de Dieu, ce règne de la paix qu’ont annoncé tous les prophètes, qui était proche du temps de Jean-Baptiste et que Christ proclama et annonça en citant les paroles d’Ésaïe : « L’esprit du Seigneur est sur moi, c’est pourquoi il m’a oint ; il m’a envoyé pour annoncer l’évangile aux pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour publier la liberté aux captifs et le recouvrement de la vue aux aveugles ; pour renvoyer libres ceux qui sont dans l’oppression, et pour publier l’année favorable du Seigneur (Luc, iv, 19 ; Ésaïe, lxi, l-2).

Les commandements de la paix donnés par Christ, simples, clairs, prévoyant tous les cas de discussion et les prévenant tous, découvrent le royaume de Dieu sur la terre. Donc Christ est bien réellement le Messie. Il a accompli ce qui a été promis. Nous seuls n’accomplissons pas ce que l’humanité désire éternellement, ce pourquoi nous avons prié et prions.