Quelques Contes (Machado de Assis)/Vivre

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 291-306).


Vivre


Voici venue la fin des temps. Ahasvérus, assis sur un rocher, regarde longuement le vol de deux aigles à l’horizon. Il médite, puis s’assoupit dans un songe : Le jour est à son déclin.


Ahasvérus. — Les temps sont révolus. Voici le seuil de l’éternité. La terre est déserte. Aucun homme, si ce n’est moi, ne respire plus l’air vivifiant. Je suis le dernier ; je puis mourir. Mourir ! Ah ! — délicieuse pensée ! Humilié, lassé, marchant sans cesse, j’ai traversé les siècles ; mais voici qu’ils s’achèvent, et je vais m’éteindre avec eux. Adieu ! vieille Nature, cieux azurés, nuages renaissants, roses d’un jour et de tous les jours, eaux vives, terre ennemie, qui n’as point dévoré ma dépouille, adieu ! L’éternel marcheur s’arrête. Que Dieu me pardonne donne s’il lui plaît ; la mort me console. Cette montagne est rude comme ma douleur ; ces aigles, qui passent, doivent être affamés comme mon désespoir. Mourrez-vous aussi, aigles divins ?

Prométhée. — Il n’y a plus de doute ; tous les hommes sont morts. La terre est nette de leur race.

Ahasvérus. — J’entends encore une voix : une voix humaine ? Cieux implacables, ne suis-je donc pas encore le dernier des humains ? Le voici… il s’approche. Qui es-tu ? J’aperçois dans tes grands yeux quelque chose qui ressemble à la lueur mystérieuse des archanges d’Israël. Ne serais-tu pas un homme ?

Prométhée. — Non.

Ahasvérus. — Tu es donc d’une race divine ?

Prométhée. — Tu l’as dit.

Ahasvérus. — Je ne te connais pas. Et qu’importe que je te connaisse ou non ? Tu n’es pas un homme : donc, je puis mourir. Je suis le dernier ; je ferme les portes de la vie.

Prométhée. — Comme l’antique Thèbes, la vie a cent portes : tu en fermes une ; les autres s’ouvriront. Tu es le dernier de ton espèce : une autre viendra, meilleure, faite non plus de boue, mais de la lumière elle-même. Homme ! le dernier de tous, la plèbe des esprits périra pour jamais ; l’élite seule reviendra sur la terre pour régir ses destinées. Les temps sont épurés. Le mal va finir ; les vents ne transporteront plus les germes mortels, ni les clameurs des opprimés, mais seulement les cantiques de l’éternel amour, et la bénédiction de l’universelle justice.

Ahasvérus. — Que peut faire à l’espèce qui va mourir avec moi tout ce délice posthume ? Crois-m’en, toi qui es immortel, la pourpre de Sidon vaut bien peu de chose pour les ossements qui se pulvérisent dans la terre. Ta fantaisie surpasse le rêve de Campanella. Sa cité idéale comportait encore des maladies et des crimes ; la tienne exclut toutes les infirmités physiques et morales. Dieu t’entende ; mais permets que j’aille mourir.

Prométhée. — Va, va. Mais d’où te vient cette hâte d’en finir avec la vie ?

Ahasvérus. — C’est celle d’un homme qui a vécu des milliers d’années. Oui, des milliers d’années. Des êtres qui n’ont respiré que pendant quelques lustres ont inventé un sentiment d’ennui, tedium vitæ, qu’il leur était impossible de connaître, au moins dans sa rigoureuse et implacable réalité : il faut avoir, comme moi, foulé toutes les générations et toutes les ruines pour ressentir ce profond dégoût de l’existence.

Prométhée. — Des milliers d’années ?

Ahasvérus. — Mon nom est Ahasvérus. Je vivais à Jérusalem, au temps où l’on crucifia le Christ. Quand il passa devant ma porte, il tomba sous le poids de la poutre qu’il portait sur les épaules ; et moi je le repoussai, je lui criai de ne point s’arrêter, de ne point se reposer qu’il n’eût atteint le sommet de la colline où il devait être crucifié. Alors, du haut du ciel, une voix me cria que, moi aussi, il me faudrait marcher, continuellement, jusqu’à la fin des temps. Telle fut ma faute ; je n’eus point pitié de celui qui allait mourir. Et je ne sais même pourquoi j’agis ainsi. Les pharisiens disaient que le fils de Marie venait détruire la loi, qu’il était nécessaire de le tuer. Pauvre ignorant que j’étais, je voulus montrer mon zèle, et je commis cette lâche action. Que de fois j’ai vu procéder de même, depuis, dans ma longue pérégrination à travers les cités et les âges. Dans toute âme subalterne, le zèle se fait ridicule ou cruel. Tel fut mon irrémissible péché.

Prométhée. — Il fut grave, en vérité ; et la sentence fut douce. Les autres hommes ne lurent de la vie qu’un chapitre ; tu as parcouru le livre tout entier. Un chapitre ignore l’autre chapitre. Toi, qui les as lus tous, tu peux les coordonner et conclure. Il y a des pages mélancoliques, il y en a d’autres joviales et heureuses. La convulsion tragique précède le rire, la vie naît de la mort, les hirondelles et les cigognes reviennent sous les climats qu’elles avaient fuis. Tout recommence ; tu as pu t’en apercevoir, non pas dix fois, ni mille, mais incessamment et toujours. Tu as vu la splendeur des aspects terrestres guérir l’affliction de l’âme, et l’allégresse du cœur revêtir de beauté la désolation des choses. Telle est la danse alternée de la Nature, qui donne la main gauche à Job, et la droite à Sardanapale.

Ahasvérus. — Que sais-tu de ma vie ? rien. Tu ignores la vie humaine.

Prométhée. — J’ignore la vie humaine ? moi… c’est à mourir de rire. Allons ! homme perpétuel, explique-toi. Conte-moi tout. Tu partis donc de Jérusalem…

Ahasvérus. — Oui, je partis de Jérusalem. Je commençai mon voyage à travers les temps. J’allais partout, quelle que fût la race, le culte ou la langue. Sous le soleil ou sous la neige, chez les civilisés et les barbares, sur les îles et les continents, partout où l’homme respira, j’ai respiré. Jamais plus je ne travaillai. Le travail est un refuge. Je n’ai plus connu ce refuge. Chaque matin je trouvais sur moi le viatique journalier… Tiens ! voici la dernière pièce. Va-t’en, qu’ai-je maintenant besoin de toi. (Il rejette loin de lui la monnaie.) Je ne travaillais pas ; je marchais seulement, toujours, toujours, journée sur journée, an sur an, et pendant toutes les années, et durant tous les siècles. L’éternelle justice a su ce qu’elle faisait : elle a superposé l’oisiveté à l’éternité. J’ai passé d’une génération à l’autre. Les langues en s’éteignant conservaient mon nom encastré dans leur squelette. La mémoire des faits se perdait au détour des siècles ; les héros s’estompaient dans la pénombre et l’éloignement, se dissolvaient dans le mythe ; et l’histoire tombait par lambeaux, ne conservant plus que des contours vagues et lointains, qui m’apparaissaient sous des aspects divers. Vous parlez de chapitres : ceux qui s’en sont allés à la naissance des empires ont emporté l’impression de leur perpétuité ; ceux qui ont accompagné leur chute descendirent dans le sépulcre avec l’espoir de leur restauration. Mais sais-tu ce que peut bien être la même incessante contemplation d’événements identiques, des mêmes alternatives de prospérité et de désolation, de désolation et de prospérité, éternelles obsèques, éternels alléluias, aurores sur aurores, crépuscules sur crépuscules ?

Prométhée. — Au moins n’as-tu pas souffert, je crois ; c’est quelque chose, de ne point souffrir.

Ahasvérus. — Oui, mais j’ai tellement vu souffrir les autres hommes, qu’à la fin, leur allégresse me donnait la même sensation que les discours d’un fou. Fatalités de sang et de chair, conflits sans fin, j’ai vu passer tout cela devant mes yeux, à tel point que la nuit m’a fait perdre la volupté du jour, et que je ne distingue plus les fleurs des chardons. Tout cela se confond sur ma rétine lassée de spectacles.

Prométhée. — Mais, enfin, tu n’as rien souffert personnellement. Que dirais-je, moi qui depuis des temps immémorables suis victime de la colère divine.

Ahasvérus. — Toi ?

Prométhée. — Mon nom est Prométhée.

Ahasvérus. — Toi ! Prométhée ?

Prométhée. — Et pour quel délit ? D’un peu de limon je fis les premiers hommes, et par pitié je dérobai à leur intention le feu du ciel. Tel fut mon crime. Jupiter qui, alors, gouvernait l’Olympe, m’a condamné au plus cruel supplice. Viens, monte avec moi sur ce rocher.

Ahasvérus. — C’est une fable que tu me racontes ; je connais cette légende hellénique.

Prométhée. — Vieil incrédule ! viens voir les chaînes qui me retenaient. Le châtiment fut excessif pour une faute, qui n’en était pas une. Mais la divinité orgueilleuse et cruelle… Nous arrivons ; regarde… les voici…

Ahasvérus. — Le temps qui ronge tout n’a donc point voulu d’elles.

Prométhée. — Elles étaient l’œuvre d’une main divine : Vulcain les forgea. Deux émissaires du ciel vinrent m’attacher sur mon rocher, et un aigle, semblable à celui qui se détache sur l’horizon, me dévorait un foie sans cesse renaissant. Et je n’ai pu compter la durée d’un supplice dont tu ne saurais imaginer l’horreur.

Ahasvérus. — Dis-tu vrai ? toi Prométhée… Tu n’étais donc pas un songe de l’imagination antique ?

Prométhée. — Regarde-moi, touche mes mains ; vois si j’existe.

Ahasvérus. — Moïse a donc menti, si tu fus le créateur des premiers hommes.

Prométhée. — Tel fut mon crime, en effet.

Ahasvérus. — Oh oui, ton crime, artifice de l’enfer ; ce fut ton crime inexpiable. Tu devrais être encore attaché et dévoré durant l’éternité, toi le fauteur des maux qui m’affligèrent. J’ai manqué de pitié, c’est vrai, mais toi qui me donnas l’existence, divinité perverse, tu fus la cause originelle de tout.

Prométhée. — L’approche de la mort obscurcit-elle ta raison ?

Ahasvérus. — Oui, c’est bien toi ; je reconnais, à ce front olympique, le fort et beau Titan ; c’est toi-même ; et voici tes chaînes. Mais j’y cherche en vain la rouillure de tes larmes.

Prométhée. — Je les ai versées par ta race.

Ahasvérus. — Et combien elle a pleuré par ta faute !

Prométhée. — Écoute, ô le dernier des hommes et le dernier des ingrats.

Ahasvérus. — Je n’ai que faire de tes paroles. Ce qu’il me faut, divinité perverse, ce sont tes gémissements. Regarde les chaînes ; vois comme je les soulève de mes mains ; écoute le tintement du métal… Qui donc t’a libéré naguère ?

Prométhée. — Hercule.

Ahasvérus. — Hercule. Nous verrons s’il te rendra deux fois le même service, quand de nouveau tu seras enchaîné.

Prométhée. — Es-tu fou ?

Ahasvérus. — Le ciel t’a donné ton premier châtiment ; la terre va t’imposer le second, qui sera aussi le dernier. Hercule même ne pourra plus rompre tes liens. Vois comme je les agite ; ce sont des plumes dans mes mains. C’est que je représente la puissance des désespoirs millénaires. Je concentre en moi l’Humanité tout entière. Avant de m’effondrer dans l’abîme, j’écrirai sur cette pierre l’épitaphe d’un Monde, J’appellerai l’aigle et il viendra. Je lui dirai que le dernier homme, en quittant la terre, lui laisse un dieu à dévorer.

Prométhée. — Pauvre ignorant qui refuse un trône. Mais non, tu ne peux le refuser.

Ahasvérus. — C’est toi qui délires à présent. Allons, courbe-toi ; que j’attache tes bras. Voilà qui est fait : tu ne résisteras plus. Tu peux haleter à loisir. Bon ! les jambes, à présent…

Prométhée. — Achève, achève. Les passions terrestres se retournent contre moi. Mais moi, qui ne suis pas un homme, j’ignore l’ingratitude. Tu n’enlèveras pas une seule lettre au mot de ta destinée : elle s’accomplira tout entière. C’est toi qui seras le nouvel Hercule. Et moi, qui prophétisai la gloire de l’autre, j’annoncerai aussi la tienne. Et tu ne seras pas moins généreux que lui.

Ahasvérus. — Folie !…

Prométhée. — La vérité inconnue des hommes est traitée de folie chez les précurseurs. Allons, achève.

Ahasvérus. — La gloire ne paie rien, et elle s’éteint.

Prométhée. — Celle-ci sera immortelle. Achève, achève : montre au bec crochu de l’aigle comment il doit me dévorer les entrailles. Mais écoute… ou plutôt non, n’écoute rien : tu ne peux me comprendre,

Ahasvérus. — Parle, parle.

Prométhée. — Le monde transitoire ne peut entendre le monde éternel. Tu serviras de trait d’union entre les deux.

Ahasvérus. — Poursuis.

Prométhée. — Non. Allons !… serre-moi davantage aux poignets, pour que je ne fuie pas, pour que tu me retrouves encore au retour. Tu veux que je parle ; ne t’ai-je pas dit qu’une race nouvelle peuplera la terre, et qu’elle sera composée de l’élite des esprits de la race éteinte ? La multitude des autres périra. Noble famille ! lucide et forte : elle unira parfaitement le divin et l’humain. Les temps seront autres, mais entre le passé et l’avenir, il faut un chaînon qui les relie ; tu seras ce chaînon.

Ahasvérus. — Moi !

Prométhée. — Toi-même, toi, l’élu, toi, le roi. Le vagabond se reposera ; celui que méprisaient les hommes les gouvernera.

Ahasvérus. — Titan artificieux ! tu me trompes… roi, moi ?

Prométhée. — Toi-même. Et qui serait-ce, sinon toi. Le monde nouveau doit être relié par une tradition au monde ancien, et personne ne saurait parler de l’un à l’autre comme toi. Il n’y aura donc point d’interruption entre les deux humanités. Le parfait procédera de l’imparfait, et la bouche lui contera ses origines. Oui, tu narreras devant les nouveaux hommes tout ce que les temps révolus ont connu de mauvais et de bon. Tu revivras comme l’arbre dont on a coupé les branches sèches, pour ne laisser subsister que les vertes ; mais ici, la verdeur sera éternelle.

Ahasvérus. — Vision lumineuse ! moi-même ?…

Prométhée. — Toi-même.

Ahasvérus. — Ces yeux, ces mains… vie nouvelle et meilleure… Vision de splendeur et de justice. Car enfin, si la peine fut méritée, la rémission glorieuse de mon péché ne l’est pas moins. Je vivrai… moi-même, d’une vie nouvelle et meilleure ? Mais non, tu te moques de moi.

Prométhée. — Abandonne-moi donc. Tu reviendras un jour, quand ce ciel immense s’ouvrira pour en laisser descendre les âmes de la nouvelle vie. Et tu me retrouveras tranquille ici. Va.

Ahasvérus. — Je saluerai de nouveau le soleil ?

Prométhée. — Celui-là même qui se couche : soleil ami, œil des temps, qui jamais plus n’abaissera sa paupière. Fixe-le donc si tu le peux.

Ahasvérus. — Je ne puis.

Prométhée. — Tu le pourras un jour, quand les conditions de la vie auront changé. Alors ta rétine bravera l’astre sans péril, parce que tout ce qu’il y a de meilleur dans la nature se concentrera dans l’homme futur : énergie et délicatesse, scintillance et pureté.

Ahasvérus. — Jure-moi que tu ne mens pas.

Prométhée. — Tu verras bien si je mens.

Ahasvérus. — Parle, mais parle donc… dis-moi tout.

Prométhée. — La description de la vie ne vaut pas la sensation de la vie. Cette sensation s’imposera prodigieusement à toi. Le sein d’Abraham de tes vieilles écritures n’est autre que ce monde ultérieur et parfait. Là tu retrouveras David et les prophètes. Là tu peindras devant un auditoire stupéfait, non seulement les grandes actions du monde défunt, mais aussi les maux que les nouveaux venus ne pourront connaître, maladies ou vieillesse, dol, égoïsme, hypocrisie, la vanité ridicule, la surprenante bêtise, et le reste. L’âme aura, comme la terre, une tunique incorruptible.

Ahasvérus. — Je reverrai encore cet immense ciel bleu.

Prométhée. — Regarde… Comme il est beau.

Ahasvérus. — Beau et serein comme l’éternelle justice. Ciel magnifique, plus beau que la tente de César, je te verrai encore et toujours. Je t’adresserai mes pensées comme naguère. Tu me donneras des jours clairs et des nuits favorables…

Prométhée. — Aurores sur aurores.

Ahasvérus. — Parle, parle encore. Dis-moi tout. Et d’abord laisse-moi te délivrer de ces chaînes

Prométhée. — Qu’elles tombent sous ta main, Hercule nouveau, homme, le dernier d’un monde, et le premier d’un autre monde. Tel est ton destin, que ni toi, ni moi, ni personne ne pourrons changer. Tu es supérieur à Moïse : du haut du Nebo, il vit, au moment de mourir, toute la terre de Jéricho, apanage de sa postérité ; et le Seigneur lui dit : « Tu l’as vue de tes yeux, mais tu n’en franchiras pas les limites. » Toi, Ahasvérus, tu en passeras les bornes, et tu habiteras Jéricho.

Ahasvérus. — Mets la main sur ma tête, et que tes regards, fixés sur les miens, me pénètrent de la réalité de ta prédiction. Que je respire un peu de cette vie nouvelle et pleine… Roi, dis-tu ?

Prométhée. — Roi élu d’une race privilégiée.

Ahasvérus. — il n’en faut pas moins pour racheter le mépris où j’ai vécu. Là où une vie a craché de la boue, une autre vie mettra une auréole. Parle toujours, parle encore….. (Son rêve continue. Les deux aigles s’approchent.)

Un aigle. — Hélas ! le dernier homme se meurt, et il songe encore à la vie.

L’autre aigle. — Et il ne l’a tant haïe que par l’attachement qu’il y portait.