Quelques Contes (Machado de Assis)/Dona Paula

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 269-288).
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Dona Paula


On n’arrive pas plus à point !

Dona Paula entra dans le salon, au moment où sa nièce essuyait ses yeux gonflés par les larmes. On comprend la stupéfaction de la tante. Celui de la nièce ne fut pas moindre. Dona Paula habite les hauteurs de la Tijuca, et en descend rarement. Depuis Noël dernier, elle ne s’était plus risquée en ville, et nous sommes en mai 1882. Elle est arrivée hier dans l’après-midi, et s’est rendue chez sa sœur, rue do Lavradio. Aujourd’hui, au sortir de table, elle s’est habillée, et elle est accourue chez sa nièce. La première esclave qu’elle a rencontrée a voulu aviser sa maîtresse, mais Dona Paula lui a ordonné de n’en rien faire ; et sur la pointe des pieds, très doucement, pour éviter le frou-frou des jupes, elle est arrivée devant le salon, en a ouvert la porte, et est entrée.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écrie-t-elle.

Venancinha se jeta dans ses bras, et ses larmes recommencèrent à couler. Sa tante la couvrait de caresses, lui disait de tendres paroles de réconfort, et finit par lui demander de lui conter ses peines.

— Es-tu malade ? ou…

— Plût au ciel que je fusse malade ! plût au ciel que je fusse morte ! interrompit la jeune femme.

— Ne dis donc pas de bêtises. Mais enfin, de quoi s’agit-il ? allons ! que t’est-il arrivé ?

Venancinha essuya ses pleurs et essaya de parler ; mais à peine avait-elle proféré cinq ou six paroles que les larmes reparurent, si abondantes et si impétueuses que dona Paula trouva bon de les laisser couler tout d’abord. Elle mit le temps à profit, en retirant sa mante de dentelle noire et ses gants. C’était une agréable vieille, élégante, et dont les larges prunelles avaient sans doute eu naguère des profondeurs infinies. Pour laisser à sa nièce le temps d’épuiser ses larmes, elle alla soigneusement verrouiller la porte du salon, et revint s’asseoir sur le canapé. Au bout de quelques minutes, Venancinha cessa de pleurer, et se laissa aller aux confidences.

Il ne s’agissait rien moins que d’une brouille avec son mari ; mais d’une brouille si violente qu’ils en étaient arrivés à parler de séparation. Affaire de jalousies. Il y avait déjà longtemps que son mari avait pris quelqu’un en grippe à cause d’elle. La veille au soir, en la voyant danser deux fois et causer durant quelques minutes avec cette personne, il en avait conclu que tous deux s’aimaient. Il se montra boudeur au retour, puis, ce matin même, après le déjeuner, il lui avait fait une scène, lui avait dit des choses dures et cruelles auxquelles elle avait répondu par d’autres du même genre.

— Où est-il, ton mari ? lui demanda sa tante.

— Il est sorti ; il doit être allé à son bureau.

Dona Paula lui demanda encore s’il avait toujours son cabinet au même endroit, et lui dit d’avoir confiance, que ce ne serait rien. « D’ici deux heures, tout sera arrangé. » Et elle enfilait ses gants à la hâte.

— Vous allez le voir, ma tante ?

— Naturellement. Ton mari est un brave homme. Il a comme tout le monde ses moments de mauvaise humeur. 104 ? j’y cours ; attends-moi, et prends garde que les esclaves te voient.

Tout cela était dit avec volubilité, conviction et douceur. Quand elle eut remis ses gants, sa nièce l’aida à attacher sa mante sans qu’elle cessât un instant de parler, jurant que, malgré tout, elle adorait Conrado. Conrado était le mari, avocat depuis 1874. Dona Paula partit, emportant nombre de baisers de la jeune femme. Réellement, on n’arrive pas plus à point ! Chemin faisant, elle considéra l’incident je ne dirai pas avec défiance, mais avec curiosité, un peu inquiète tout de même de ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela. En tout cas, elle était résolue à rétablir la paix de ce foyer.

En arrivant dans le cabinet de son neveu, elle ne le trouva pas. Mais il arriva presque aussitôt, et, après le premier mouvement de surprise, il n’eut pas besoin que dona Paula lui expliquât le motif de sa visite. Il devina tout. Il avoua qu’il avait peut-être été excessif dans ses reproches, et déclara qu’il ne jugeait sa femme ni perverse ni vicieuse. Quant au reste, Venancinha était une tête légère, elle adorait les galanteries, les paroles tendres, elle aimait qu’on lui fît les yeux doux ; et de la légèreté à la chute, il n’y a qu’un pas. Quant à la personne en question, il ne doutait pas qu’entre elle et Venancinha, il n’y eût un commencement d’intrigue. Elle vous a conté l’aventure d’hier : mais c’est la quatrième ou la cinquième fois que cela se renouvelle ; et l’avant-dernière, au théâtre, son altitude a frisé le scandale. « Je ne suis nullement disposé à couvrir de ma responsabilité les coquetteries de ma femme. Si elle veut avoir des amants, que ce soit pour son compte propre. »

Dona Paula écoutait en silence. À son tour, elle parla. Sa nièce était peut-être légère. Mais à l’âge qu’elle a, quelle est la jeune femme qui peut faire un pas sans attirer les regards et sans être enivrée de l’admiration générale ? Les manifestations de cette griserie prennent naturellement, pour les autres, et surtout pour le mari, des apparences d’amourettes. Il n’y a pas besoin d’autre explication que la fatuité des uns, et la jalousie de l’autre. Quant à elle, elle venait de voir la jeune femme verser des larmes sincères ; elle l’avait laissée consternée, parlant de mourir, toute meurtrie des dures paroles qu’il lui avait dites. Et puisque, après tout, il ne l’accusait que de légèreté, pourquoi ne point procéder avec douceur et prudence, par des conseils et des observations, en lui évitant les tentations, en lui montrant le tort que portent à la réputation d’une femme mariée les apparences d’excessive sympathie envers les hommes ?

Elle mit vingt minutes au moins, la bonne dame, pour dire toutes ces choses sensées, avec tant de tact que son neveu sentit son cœur s’amollir. Il résistait encore pour la forme ; deux ou trois fois, ne voulant pas glisser à l’indulgence, il déclara qu’entre Venancinha et lui tout était fini. Et pour s’endurcir dans sa résolution, il évoquait les griefs qu’il avait contre elle. La tante baissait la tête, laissait passer l’orage, et se redressait en fixant l’avocat de ses grands yeux sagaces et obstinés. Conrado perdait du terrain. Alors dona Paula proposa un moyen terme :

— Vous allez lui pardonner. La paix une fois faite, je l’emmène avec moi à la Tijuca. Durant un ou deux mois, elle y subira une sorte d’exil. Et pendant ce temps, je me charge de remettre de l’ordre dans ses idées. Ça va ?

Conrado accepta. À peine dona Paula eut-elle sa parole qu’elle se leva et prit congé pour porter la bonne nouvelle à sa nièce. Conrado l’accompagna jusqu’à l’escalier. Ils se serrèrent la main ; et tout en retenant dans la sienne celle de l’avocat, dona Paula lui répétait ses conseils de douceur et de prudence. Après quoi, elle fit cette réflexion naturelle :

— Je parie que l’individu dont il s’agit ne mérite pas une minute d’attention.

— C’est un nommé Vasco Mario Portella.

Dona Paula pâlit. « Vasco Mario Portella ? un vieux, un ancien diplomate, qui… » Non, celui-là vivait en Europe depuis quelques années, et venait de recevoir le titre de baron. C’était un fils à lui, arrivé depuis peu, un fat… Dona Paula lâcha la main de l’avocat, et descendit rapidement. Dans le corridor, et durant quelques minutes, elle demeura tout émue, la main tremblante, rajustant sa mante sans que cela fût nullement nécessaire. Elle resta même à contempler le plancher, pensive. Elle sortit, elle retourna chez sa nièce à qui elle fit part des préliminaires de la réconciliation. Venancinha accepta tout ce qu’on exigeait d’elle.

Deux jours après, le départ eut lieu. Venancinha montrait peu d’enthousiasme : était-ce l’idée de l’exil, était-ce un peu de nostalgie ? En tout cas, le nom de Vasco fit le voyage de la Tijuca, sinon dans les deux cerveaux, au moins dans celui de la tante, où il formait comme l’écho d’un son doux et lointain, qui se répercutait du temps de la Stoltz et du ministère Parana. La cantatrice et le ministre, choses fragiles, ne l’étaient pas moins que le délice d’être jeune. Où étaient passées ces trois éternités ? Elles gisaient dans les ruines de trente années. Voilà tout ce que dona Paula avait en elle et devant elle.

Il est clair que l’autre Vasco avait été jeune et amoureux. Oh ! oui, ils s’étaient aimés, à satiété, l’un et l’autre, sous l’ombre protectrice du mariage, et durant plusieurs années. Mais comme le vent qui passe ne conserve point les bavardages des hommes, il est impossible de reproduire les racontages d’un autre temps. L’aventure eut une fin, après une succession d’heures douces ou tristes, remplies de larmes, de colères et d’extases, drogues variées que la femme amoureuse but jusqu’à la lie dans la coupe des passions. Quand elle l’eut vidée, elle la brisa pour n’y plus revenir. La satiété engendra l’abstinence, et, avec le temps, ce dernier avatar s’imposa à l’opinion publique. Le mari mourut, les années passèrent, dona Paula devint une personne austère et pieuse, entourée de prestige et comblée de considération.

Il fallait que sa nièce ravivât en elle les réminiscences du passé. L’analogie des situations, l’identité du sang et de la race réveillèrent en elle de vieux souvenirs. Et il ne faut pas oublier qu’elles étaient isolées à la Tijuca, qu’elles allaient passer plusieurs semaines ensemble, et que l’une obéissait à l’autre. C’était vraiment tenter et défier la mémoire.

— Alors, c’est sérieux ? nous ne retournerons pas en ville de sitôt ? demanda Venancinha, en riant, au cours de la matinée du lendemain.

— Tu t’ennuies déjà ?

— Jamais de la vie !… je m’informe…

Dona Paula, souriant aussi, lui fit, du doigt, un signe négatif. Ensuite, elle lui demanda si elle ne pensait pas un peu à ce qui se passait là-bas, au pied de la montagne. Venancinha répondit que non, — pas du tout, — et pour souligner sa réponse, elle l’accompagna d’une moue tombante des lèvres, saturée d’indifférence et de dédain. C’était vraiment vouloir trop prouver. Dona Paula avait l’habitude de ne point s’arrêter aux apparences, mais d’aller lentement en besogne. Elle savait lire entre les lignes : elle épelait syllabe par syllabe ; elle pénétrait jusqu’au fond des choses. — Et elle trouva le geste de sa nièce excessif.

— Ils s’aiment, pensa-t-elle.

Cette découverte fit revivre encore davantage l’âme du passé. Dona Paula s’efforça de secouer ces réminiscences importunes ; mais elles revenaient sans cesse, insidieusement ou par surprise, idées féminines, qui chantaient, riaient, faisaient les cent coups. Dona Paula revécut ses bals d’antan, ses interminables tours de valse devant lesquels on s’extasiait naguère, et les mazurkas, et les soirées de théâtre, et les billets doux, et vaguement aussi les baisers. Elle revêtait de ses oripeaux du passé les formes gracieuses de sa nièce, comme étant les plus propres à les porter. Mais tout cela, — et ce détail est une peinture d’âme, — tout cela ressemblait à de froides chroniques, squelettes sans âme de l’histoire. Le drame était dans la tête. C’est bien inutilement que dona Paula tentait de mettre le cœur à l’unisson, et s’efforçait d’éprouver autre chose que de pures répétitions mentales. En vain évoquait-elle les émotions éteintes, aucune ne renaissait de ses cendres. — Des tronçons, et rien de plus !

Si elle avait pu pénétrer dans le cœur de sa nièce, peut-être alors y eût-elle retrouvé sa propre image, et alors… Cette idée, en s’emparant de l’esprit de dona Paula, lui rendit un peu plus difficile son rôle d’infirmière. Elle était sincère ; elle soignait ce cœur qu’elle voulait voir revenir entièrement guéri à l’époux. Pécheur, on désire voir les autres pécher, pour ne pas aller seul au purgatoire. Mais ici, le péché n’existait déjà plus. Dona Paula démontrait à sa nièce la supériorité de son mari, lui dépeignait ses qualités, ses passions aussi, qui pouvaient les entraîner jusqu’à la rupture du mariage, jusqu’à la répudiation, pire que le drame.

La visite de Conrado, neuf jours après, confirma les craintes de la tante. Il fut glacial, du commencement à la fin. Venancinha en fut atterrée. Elle espérait que neuf jours de séparation adouciraient son mari. Il s’était radouci, en effet, mais il se couvrait d’un masque, et se contenait pour ne point capituler. Et cette attitude fut plus salutaire que tout le reste. La terreur de perdre son mari fut pour Venancinha le meilleur des remèdes. L’exil même n’était rien auprès.

Et voilà que, deux jours après cette visite, tandis que les deux femmes se tenaient au portail, prêtes à sortir pour la promenade journalière, elles aperçurent un cavalier qui venaient à elles. Venancinha étouffa un cri, et courut se cacher derrière le mur. Dona Paula devina tout. Elle voulut voir le cavalier de plus près. Au bout de deux ou trois minutes, il passa devant elle. C’était un beau garçon, élégant, bien campé sur sa selle, qu’il pressait de ses fines bottes vernies. Il avait les traits de cet autre Vasco dont il était fils : la même pose un peu penchée du visage au-dessus de larges épaules, les mêmes yeux ronds et profonds.

Ce soir-là, Venancinha défila son chapelet, dès que sa tante lui eut arraché la première confidence. Elle l’avait rencontré aux courses, peu de jours après qu’il était revenu d’Europe. Quinze jours après, on le lui avait présenté au bal, et elle l’avait trouvé si bien, l’air si parisien, que le lendemain matin, elle avait parlé de lui à son mari. Conrado fronça le sourcil, et ce geste fut pour elle une révélation. Elle revit Vasco, avec plaisir d’abord, et bientôt avec trouble. Il lui parlait respectueusement, lui disait d’aimables choses : qu’elle était la plus jolie femme de Rio, la plus élégante, qu’à Paris même, il avait entendu faire son éloge, chez les Alvarenga. Il était mordant et satirique, et trouvait comme personne le mot qui porte. Il ne lui parlait pas d’amour, mais il la poursuivait de ses regards, et malgré tous ses efforts elle ne pouvait lui dérober complètement les siens. Elle se prit à penser à lui souvent, avec intérêt ; quand ils se rencontraient, le cœur lui battait. Il se peut bien qu’il ait lu alors sur son visage l’impression qu’il lui causait.

Dona Paula, penchée vers elle, écoutait cette narration, qui est ici simplement résumée et coordonnée. Sa vie était concentrée dans ses regards. La bouche mi-ouverte, elle semblait boire les paroles de sa nièce, avidement, comme un cordial. Et elle insistait pour que celle-ci lui contât tout, mais tout. Venancinha se laissait aller aux confidences. La tante avait l’air si jeune, ses exhortations étaient si tendres, si pleines d’un pardon anticipé, que Venancinha éprouvait pour elle la confiance qu’inspire une amie, malgré certaines phrases sévères qui se mêlaient aux autres, et n’étaient que le reflet d’une inconsciente hypocrisie : je ne dirai pas d’un calcul, car dona Paula se leurrait elle-même. Elle ressemblait à un général invalide qui s’efforce de retrouver un peu de sa juvénile ardeur aux récits d’autres campagnes.

— Tu vois bien que ton mari avait raison, disait-elle. Quelle imprudence ! tu as été bien imprudente.

Venancinha confessa que oui, mais jura que c’était bien fini.

— J’ai peur que non. Car enfin, tu l’as aimé.

— Ma tante !..

— Et tu l’aimes encore !

— Non : je le jure. Mais que je l’aie aimé : ça, je l’avoue… Allons ! pardonnez-moi, et ne dites rien à Conrado ; je me repens si sincèrement. Oui, au début, j’ai été un peu fascinée… Que voulez-vous !…

— Il t’a fait des déclarations.

— Il m’en a fait : au théâtre, un soir, au sortir de l’opéra. Il avait pris l’habitude de venir nous chercher dans notre loge, et il m’accompagnait jusqu’à la voiture. En sortant, il m’a dit deux mots… Dona Paula n’osa point demander, par pudeur, quelles avaient été les propres paroles de l’amoureux, mais elle évoqua les circonstances, le couloir, les couples qui défilaient, les lumières, la multitude, les rumeurs des voix. Il lui fut enfin possible de se représenter, comme en un tableau, ses propres sensations. Et elle continuait son interrogatoire avec curiosité et astuce.

— Je ne sais plus ce que j’éprouvai, continua la jeune femme, dont l’émotion croissante déliait la langue ; je ne me rappelle rien des cinq premières minutes. Je pris un air sérieux, je crois. Je demeurai en tout cas silencieuse ; il me sembla que tous les regards étaient fixés sur nous, qu’on avait entendu ce qu’il m’avait dit, et lorsque quelqu’un me saluait en souriant, je me figurais qu’il se moquait de moi. Je descendis les escaliers, je ne sais trop comment ; j’entrai dans la voiture, étrangère à ce que je faisais. Je tendis une main qui s’amollissait volontairement. Je vous jure que j’aurais voulu n’avoir rien entendu. Conrado me dit qu’il avait sommeil, et s’enfonça dans une encoignure du coupé ; et ce fut une vraie chance, car je ne sais trop ce que je lui aurais dit, s’il m’avait fallu causer. Je m’adossai à mon tour aux coussins, pendant un instant tout au plus. Je ne pouvais tenir en place. Je regardais dehors, à travers les glaces ; je ne distinguais que la clarté des réverbères, qui finit même par s’effacer à mes regards. Et je revis soudain le théâtre, les escaliers, la foule et Lui, debout à mon côté, murmurant deux mots seulement, et je ne saurais dire ce que je pensai durant tout ce temps. Mes idées s’enchevêtraient, s’obscurcissaient, une révolution s’opérait en moi.

— Et quand tu te trouvas seule ?

— Chez moi, tout en me dévêtant, je pus méditer un peu, mais pas beaucoup. Je dormis tard et mal. Le matin, je me réveillai la tête lourde. Je ne puis dire si j’étais triste ou gaie. Je me rappelle qu’il occupait beaucoup ma pensée ; et pour l’en chasser, je me promis à moi-même de tout révéler à Conrado. Mais de nouveau son image se représentait à moi. De temps à autre, je croyais entendre sa voix, et je tressaillais. Je me souvins qu’en le quittant j’avais évité de correspondre à sa pression de main, et il me venait, comment dire… une sorte de regret, une crainte de l’avoir contrarié… et voilà que j’éprouvai le désir de le revoir. Pardonnez-moi, bonne tante, c’est vous qui voulez que je vous dise tout.

Pour unique réponse, dona Paula lui serra fortement la main, en faisant oui de la tête. Enfin elle ressentait les commotions d’un autre temps, au contact de ces sensations ingénument décrites. Ses yeux, parfois demi-fermés, dans la somnolence du souvenir, s’allumaient par moments d’une chaude curiosité. Elle écouta tout, jour par jour, rencontre par rencontre, jusqu’à la scène du théâtre, que sa nièce lui avait d’abord cachée. Insatiable, elle voulut être mise au courant des moindres détails : des heures d’angoisse, de désirs, de crainte, d’espérance, de découragement, de dissimulation, pénétrant dans les élans impétueux dont une créature est bouleversée en semblables circonstances. Ce n’était pas un livre qu’elle feuilletait, ni même un chapitre d’adultère, mais un prologue, intéressant et violent.

Venancinha se tut. De son côté, la tante gardait le silence, repliée sur elle-même, jusqu’au moment où, sortant de sa rêverie, elle attira sa nièce vers elle, regardant toujours sans parler, et de tout près, cette jeunesse inquiète et palpitante, cette bouche fraîche, ces yeux encore ouverts sur l’infini des illusions ; et elle ne se reprit complètement qu’en entendant la jeune femme lui demander pardon. Dona Paula lui dit tout ce que la tendresse et l’austérité d’une mère peuvent trouver à dire en semblable occurrence : elle lui parla de chasteté, d’amour conjugal, de respect de l’opinion. Elle fut si éloquente que Venancinha ne put se contenir et pleura.

On servit le thé ; mais il n’y a pas de thé possible après de certaines confidences. Venancinha se retira dans sa chambre, et, sous la clarté des lumières, elle baissa les regards pour que le valet de chambre ne remarquât point son émotion. Dona Paula demeura seule en face de la table et du domestique qui la servait. Elle mit près de vingt minutes à boire une tasse de thé et à grignoter un biscuit. Dès qu’elle se trouva seule, elle alla s’accouder à la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Il ventait doucement, et les feuilles qui s’agitaient, murmurantes, ces feuilles qui n’étaient plus celles d’antan, se montraient cependant questionneuses. « Dona Paula, disaient-elles, vous rappelez-vous les jours lointains ? » — Car c’est une originalité chez les feuilles : les générations qui vont disparaître racontent à celles qui viennent de naître tous les événements auxquels elles ont assisté, de sorte qu’elles savent tout, qu’elles interrogent sur tout : « Vous souvenez-vous des jours lointains ? »

Se souvenir… oui, elle se souvenait. Mais la sensation, réflexe tout au plus, qu’elle avait ressentie, ne persistait plus en elle. C’est en vain qu’elle se répétait les paroles de sa nièce, qu’elle humait la brise agreste de la nuit. C’est du cerveau seulement que surgissaient quelques vestiges, quelques réminiscences du passé, des tronçons et rien de plus. De nouveau le cœur se montrait rétif, et ne poussait pas plus vite que de coutume le sang dans les artères. Il manquait à la rêveuse le contact de l’autre. Et elle demeurait pourtant en face de la nuit, semblable à toutes les autres nuits, et qui n’avait plus rien de commun avec celles du temps de la Stoltz et du marquis de Parana. Et pendant ce temps-là, les négresses, qui racontaient des histoires pour échapper au sommeil, se disaient l’une à l’autre avec impatience :

— Mon Dieu ! comme la vieille dame se couche tard, ce soir.