Quelques Contes (Machado de Assis)/Entre saints

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 25-42).


Entre Saints


À l’époque où j’étais chanoine de Saint-François-de-Paule (racontait un vieux prêtre), il m’advint une aventure extraordinaire.

J’habitais à côté de l’église, et, un soir, il m’arriva de rentrer tard. Jamais je ne revenais tard sans aller voir si les portes du temple étaient bien fermées. Elles l’étaient, en effet, mais j’aperçus, au ras du sol, une raie de lumière. Épeuré, je courus chercher la garde, et, ne la trouvant pas, je revins sur mes pas et demeurai sur le parvis, sans savoir à quel parti m’arrêter. La lumière, sans être très intense, l’était encore trop pour qu’on pût croire à la présence de voleurs. Je notai, en outre, qu’elle était fixe et égale, qu’elle ne vacillait pas, comme le ferait la flamme de bougies ou de lanternes, entre les mains de gens s’occupant à voler. Le mystère m’attira. J’allai à la maison chercher les clefs de la sacristie (le sacristain était allé passer la nuit à Nytherohy), je fis le signe de la croix, j’ouvris la porte, et j’entrai.

Le corridor était obscur. J’avais emporté une lanterne, et je cheminais lentement, étouffant le plus possible la rumeur de mes pas. La première et la seconde porte qui communiquent avec l’église étaient fermées ; mais on apercevait la même lumière, peut-être plus intense que du côté de la rue. Je continuai d’avancer, jusqu’au moment où je trouvai la troisième porte ouverte. Je mis la lanterne dans un coin, avec mon mouchoir par-dessus pour qu’on ne l’aperçût pas du dedans, et je m’approchai pour voir de quoi il s’agissait.

Je m’arrêtai presque aussitôt. En effet, à cet instant seulement, je m’avisai que j’étais venu désarmé, et que j’allais courir un grand risque, en apparaissant dans l’église, sans autre défense que mes deux mains. Quelques minutes s’écoulèrent. La lumière restait la même, égale et diffuse, et d’une couleur laiteuse, différente de celle des bougies. J’entendis aussi des voix qui achevèrent de me troubler. Elles n’étaient point basses et confuses, mais régulières, claires et tranquilles, et donnaient l’idée d’une conversation. Je ne pus entendre tout d’abord ce que l’on disait. Soudain, une pensée me fit frémir. Comme, dans ce temps-là, les cadavres étaient enterrés dans les églises, je m’imaginai que ce pouvaient être des défunts qui causaient entre eux. Je reculai plein d’effroi, et ce ne fut qu’au bout de quelque temps que je pus réagir et revenir vers la porte, en me disant qu’une semblable supposition était une folie. La réalité allait me faire assister à quelque chose de plus ahurissant qu’un dialogue de morts. Je me recommandai à Dieu, fis un second signe de croix, et m’avançai doucement, collé à la muraille, jusqu’à l’entrée. Je vis alors une chose stupéfiante.

Deux des trois saints de l’autre côté, saint Joseph et saint Michel (qui se trouvent à droite de qui entre dans l’église par la porte de face), étaient descendus de leurs niches, et s’étaient assis sur les autels. Leurs dimensions n’étaient pas celles des propres images ; ils étaient de stature humaine. Ils parlaient dans la direction opposée, où se trouvent les autels de saint Jean-Baptiste et de saint François de Sales. Je ne puis décrire ce que je ressentis. Pendant quelques instants, que je ne saurais calculer, je demeurai sans avancer ni reculer, tremblant, et les cheveux hérissés. Sans aucun doute je côtoyai alors l’abîme de la folie ; et si je n’y tombai point, ce fut par la protection divine. Que je perdis la conscience de moi-même et de tout ce qui n’était pas la réalité présente, si nouvelle et inattendue, cela, je puis l’affirmer. Ce n’est qu’ainsi que je puis expliquer la témérité qui me poussa un moment après à entrer plus avant dans l’église, afin de regarder aussi de l’autre côté. J’y contemplai un spectacle identique : saint François de Sales et saint Jean descendus de leurs niches, assis sur leurs autels, et conversant avec les autres saints.

Telle avait été ma stupeur qu’ils continuèrent à parler, je crois, sans que j’entendisse même le bruit de leurs voix. Peu à peu, la faculté de percevoir me revint, et je compris qu’ils n’avaient pas interrompu leur conversation. Je l’entendais ; je distinguais clairement les paroles, sans pourtant en deviner immédiatement le sens. Un des saints parlait du côté du maître-autel ; je tournai la tête, et je vis alors que saint François de Paule, patron de l’église, avait fait comme les autres, et s’adressait à eux comme ils s’adressaient à lui. Les voix ne s’élevaient pas au-dessus du médium, et cependant demeuraient distinctes, comme si les ondes sonores eussent reçu un pouvoir supérieur de transmission. Mais si tout cela était extraordinaire, la lumière ne l’était pas moins, qui, ne venant de nulle part, car les lustres et les chandeliers étaient tous éteints, semblait un clair de lune qui aurait pénétré par là, sans qu’on aperçût le satellite : comparaison d’autant plus juste que, s’il se fût agi de la lune, elle aurait laissé certaines places dans l’ombre ; or cela se produisait en effet, et ce fut dans un de ces recoins que je me réfugiai.

J’agissais alors automatiquement. L’existence que je vécus durant tout ce temps ne ressemble à rien de ma vie antérieure ou postérieure. Il suffit de dire que, devant un si étrange spectacle, je demeurai absolument sans terreur. Je perdis la réflexion ; c’est à peine si je savais contempler et entendre.

Je compris, au bout de quelques instants, qu’ils inventoriaient et commentaient les oraisons et les prières de cette journée. Chacun faisait sa remarque. Et tous, cruels psychologues, avaient pénétré dans l’âme et la vie des fidèles, et disséquaient les sentiments de chacun comme un anatomiste défibre un cadavre. Saint Jean-Baptiste et saint François de Paule, durs ascètes, se montraient parfois revêches et absolus. Il n’en était pas ainsi de saint François de Sales, qui écoutait et parlait avec la même indulgence dont est empreint son fameux livre de l’Introduction à la vie dévote.

C’est ainsi que, suivant le tempérament de chacun d’eux, ils allaient narrant et commentant. Ils avaient déjà compté des cas de foi sincère et sans mélange, d’autres d’indifférence, de dissimulation et de versatilité. Les deux ascètes étaient plus ou moins irrités, mais saint François de Sales leur rappelait le texte des écritures : « Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus », voulant sans doute dire par là que tous ceux qui vont à l’église n’y apportent pas un cœur pur. Saint Jean branlait la tête.

— François de Sales, je t’affirme qu’il est en train de poindre en moi un sentiment étrange chez un saint : je commence à désespérer des hommes.

— Tu exagères toujours, Jean-Baptiste, répondit le saint évêque. N’exagérons pas. Écoute : aujourd’hui encore, il m’est arrivé une chose qui m’a fait sourire et qui peut-être t’aurait indigné. Les hommes ne sont point pires qu’ils n’étaient dans les autres siècles. Faisons abstraction de ce qu’il y a de mauvais en eux, et il restera encore beaucoup de bon. Crois-m’en, et tu souriras en écoutant mon histoire.

— Moi ?

— Toi-même, Jean-Baptiste, et toi aussi, François de Paule, et vous tous, vous sourirez avec moi. Pour ma part, je puis le faire, puisque, ayant intercédé auprès du Seigneur, j’ai obtenu de lui ce que me demandait cette personne.

— Quelle personne ?

— Une personne plus intéressante que ton notaire, Joseph, et que ton marchand, Michel.

— C’est possible, repartit saint Joseph ; mais non pas plus intéressante que la femme adultère qui est venue aujourd’hui se prosterner à mes pieds. Elle venait me demander de purifier son cœur de la lèpre de la luxure. Elle s’est disputée hier avec son amoureux qui l’a injuriée ignoblement, et elle avait passé la nuit en larmes. Ce matin, elle s’est résolue à rompre, et elle est venue puiser ici la force nécessaire pour sortir des griffes du démon. Elle a commencé par bien prier, de tout cœur. Mais, peu à peu, j’ai vu que sa pensée déviait pour se reporter vers les premières délices. Parallèlement, les paroles tombaient, sans vie. Son oraison devint tiède, puis froide, puis inconsciente. Les lèvres, habituées aux oraisons, priaient. Mais l’âme que j’épiais, de là-haut, cette âme avait fui pour rejoindre l’autre. Enfin, elle s’est signée, s’est levée, et elle est partie sans rien demander.

— J’ai mieux que cela à t’offrir.

— Mieux que cela ? demanda saint Joseph, curieux.

— Beaucoup mieux, répondit saint François de Sales ; et mon histoire est moins triste que celle de cette pauvre âme, blessée du mal de la terre, et que la grâce céleste peut encore sauver. Et pourquoi ne sauverait-elle pas l’autre encore ? Enfin, voici de quoi il s’agit.

Tous se turent, inclinant leurs bustes, attentifs et curieux. Ici j’eus peur. Je pensai que, puisqu’ils voyaient tout ce qui se passait à l’intérieur des gens, comme si ceux-ci fussent de verre, pensées cachées, intentions ourdies, haines secrètes, ils pouvaient bien avoir découvert en moi quelque péché ou quelque germe de péché. Mais je n’eus guère le temps de réfléchir ; saint François de Sales commençait son récit.

— Mon bonhomme a cinquante ans, dit-il. Sa femme est alitée, malade d’un érysipèle à la jambe gauche. Il y a cinq jours qu’il vit dans l’affliction, car le mal s’aggrave, et la science ne répond plus de sauver la patiente. Voyez pourtant jusqu’où peut aller le préjugé public. Nul ne donne crédit à la douleur de Sales (il porte mon nom), personne ne croit qu’il aime autre chose que l’argent ; et, dès que la nouvelle de son affliction courut dans le quartier, ce fut une pluie de railleries et de quolibets. Il s’est même trouvé des gens pour dire qu’il gémissait par anticipation sur les dépenses de la sépulture.

— Et c’est bien possible, remarqua saint Jean.

— Eh bien, non. Qu’il soit usurier et avare, nul ne le nie : usurier comme la vie ; avare comme la mort. Jamais personne n’a plus implacablement extorqué de la bourse d’autrui l’or, l’argent, le papier et le billon. Personne ne s’en est emparé avec plus d’âpreté et de zèle. Une monnaie qui lui tombe dans la main en sort difficilement ; et le surplus de ce qu’il a converti en immeubles gît dans une armoire de fer à sept clefs. Il l’ouvre de temps à autre, aux heures de repos, contemple l’argent pendant quelques minutes, et le renferme ensuite à la hâte. Et les nuits suivantes, il ne dort pas, ou dort mal. Il n’a pas d’enfants. Sa vie est sordide. Il mange peu et mal, seulement pour entretenir l’existence. Sa famille se compose d’une femme et d’une esclave noire, achetée avec une autre, il y a bien des années, et en cachette, car il s’agissait de contrebande. On dit même qu’il ne les a pas payées, attendu que le vendeur mourut peu après, sans laisser de document. Une des négresses ne tarda pas à en faire autant ; et ici vous allez voir si cet homme a ou non le génie de l’économie. Sales libéra le cadavre.

— Le cadavre !

— Oui, le cadavre. Il fit enterrer l’esclave comme une personne libre et misérable, pour ne pas subvenir aux frais de l’enterrement. C’était peu, mais c’était quelque chose. Et pour lui, le mot peu n’a pas de sens. C’est avec des gouttes d’eau qu’on arrose les rues. Aucun désir de paraître, aucun goût nobiliaire. Tout cela coûte de l’argent, et l’argent, comme il dit, ne lui tombe pas des nues. Il voit peu de monde et ne donne aucune réception familiale. Il écoute et raconte des cancans sur la vie d’autrui, ce qui constitue un plaisir gratuit.

— On conçoit l’incrédulité publique, remarqua saint Michel.

— Je ne dis pas le contraire, attendu que le monde ne voit pas au delà de la superficie des choses. Il ignore que la femme de Sales, maîtresse de maison éminente, stylée par lui, est en outre sa confidente de vingt années, et qu’il l’aime sincèrement. Que cela ne te surprenne pas, Michel. Sur ce cœur plein d’aspérités, il a poussé une fleur ; fleur décolorée, sans parfum, mais fleur tout de même. La botanique sentimentale a de ces anomalies. Sales aime son épouse ; il est abattu et affolé par l’idée de la perdre. Aujourd’hui, de bon matin, ayant dormi deux heures à peine, il s’est pris à méditer sur le prochain désastre. Désespérant de la terre, il s’est tourné vers Dieu. Il a pensé à nous, et spécialement à moi, qui suis son saint patronymique. Seul un miracle pourrait sauver sa femme. Il s’est résolu à venir ici. Il demeure tout près, et il est arrivé en courant. Quand il est entré, ses yeux brillaient d’espérance. Ç’aurait pu être la lumière de la foi : mais il s’agissait de quelque chose de très particulier, que je vais vous expliquer. Ici, je vous demande un redoublement d’attention.

Je vis les bustes s’incliner davantage ; moi-même je ne pus résister à l’entraînement, et je fis un pas en avant. La narration du saint fut si longue et si détaillée, son analyse si complexe, que je ne la reproduis pas intégralement, mais seulement en substance.

— Quand il pensa à venir me demander d’intercéder pour la vie de son épouse, Sales eut une idée spécifique d’usurier, celle de me promettre une jambe en cire. Ce ne fut pas le croyant qui symbolisa de cette manière le souvenir du bienfait ; ce fut l’usurier qui imagina de forcer la grâce divine par la perspective du lucre. Et ce ne fut pas seulement l’usure qui parla, mais encore l’avarice. Car, en vérité, s’il se décidait à faire un vœu, il montrait qu’il désirait sincèrement conserver l’existence à sa femme. Par une intuition d’avare, il voulait dépenser et se documenter. On ne désire vraiment du fond du cœur que ce que l’on paie argent comptant. Sa conscience lui disait tout cela de sa bouche obscure. Vous savez que de semblables pensées ne se formulent pas comme les autres ; elles naissent dans les profondeurs de l’âme, et demeurent dans la pénombre de la conscience. Mais je lus tout cela en lui, au moment même où il entra, tout ému, le regard brillant d’espérance. Je lus tout cela, et j’attendis qu’il eût fini de se signer et de prier.

— Au moins, il a quelque religion, fit observer saint Joseph.

— Sans doute, mais vague et économique. Jamais il n’est entré dans aucune confrérie, dans aucun tiers ordre, parce que l’on y vole ce qui appartient au Seigneur ; c’est du moins son excuse pour concilier sa dévotion avec les intérêts de sa bourse. Mais on ne saurait tout avoir ; et, certes, il craint Dieu et croit en sa doctrine.

— Bon. Il s’agenouilla et pria.

Il pria. Pendant son oraison, je vis la pauvre âme, qui souffrait vraiment, bien que l’espérance commençât déjà à se transformer en certitude intuitive. Dieu sauverait la malade forcément, grâce à mon intervention, et j’allais intercéder. C’est ce qu’il pensait tandis que ses lèvres répétaient les paroles jaculatoires. Après avoir achevé l’oraison, Sales demeura quelque temps en contemplation, conservant toujours les mains jointes. Enfin sa bouche parla ; elle parla pour confesser sa douleur, pour jurer qu’aucune main, si ce n’était la main divine, ne pouvait parer le coup. Sa femme allait mourir… mourir… elle allait mourir… Et il répétait les mêmes mots, sans en sortir. Sa femme allait mourir. Il n’allait pas plus avant. Au moment de formuler la demande et la promesse, il ne trouvait pas les paroles convenables, ni approximatives, ni même douteuses, il ne trouvait rien, tant il était peu accoutumé à donner quelque chose. Enfin, la demande sortit. Sa femme allait mourir ; il me suppliait de la sauver, de demander cette grâce au Seigneur. Quant à la promesse, elle ne pouvait passer. Au moment où la bouche allait articuler la première parole, la griffe de l’avarice le prenait à la gorge, et rien ne sortait : « Sauvez-la… Intercédez pour elle. »

Dans l’air, devant ses yeux, la jambe de cire apparaissait, et aussitôt après la pièce de monnaie qu’elle devait coûter. La jambe disparut, mais la monnaie demeura, ronde, luisante, jaune, d’or pur, complètement en or, bien supérieure aux chandeliers de mon autel qui sont simplement dorés. De quelque côté qu’il tournât les yeux, il apercevait la monnaie qui tournait, tournait. Et ses regards la palpaient de loin, et lui donnaient la sensation froide du métal, et même de la frappe en relief. C’était elle-même, la vieille amie de longues années, compagne diurne et nocturne, c’était elle qui était là, dans l’air, tournant follement. C’était elle qui descendait du toit ; qui s’élevait du sol ; qui roulait sur l’autel, de l’épître à l’évangile ; ou tintait sur les bobèches du lustre.

La supplication de ses regards et leur abattement s’accentuaient de propos délibéré. Je les vis s’allonger vers moi, pleins de contrition, d’humiliation, de désespoir. Et la bouche répétait des paroles décousues : « Dieu, — Les anges du Seigneur, — Les plaies bénies », — paroles larmoyantes et tremblantes, qui cherchaient à peindre la sincérité de la foi, et l’immensité de la douleur. Mais la promesse de la jambe ne sortait toujours pas. Quelquefois, son âme, comme une personne qui concentre ses forces afin de sauter un fossé, considérait longuement la mort de l’épouse, et se contorsionnait dans la douleur que cette mort allait lui causer. Mais sur le bord du fossé, au moment de l’élan, elle reculait. La monnaie émergeait d’elle, et la promesse demeurait dans le cœur de l’avare.

Le temps passait. L’hallucination croissait, car la monnaie, accélérant et redoublant ses pirouettes, se multipliait elle-même, et paraissait une infinité de pièces. Et le conflit devenait de plus en plus tragique. Soudain, la pensée que sa femme pouvait être en train d’expirer gela le sang du pauvre diable, et il voulut se précipiter. Elle se mourait, peut-être, il me demandait d’intercéder pour elle, de la sauver.

ici, le démon de l’avarice lui suggéra une transaction nouvelle, un changement de numéraire, en lui soufflant que la valeur de l’oraison était superfine, et bien plus précieuse que celle des œuvres terrestres ; et Sales, courbé, contrit, les mains jointes, le regard soumis, désemparé, résigné, me demandait de sauver sa femme. Si je la sauvais, il me promettait trois cents, — pas un de moins, — trois cents Pater Noster, et trois cents Ave Maria. Et il répétait emphatiquement : trois cents, trois cents, trois cents… Il renchérit, il atteignit mille Pater Noster, et mille Ave Maria. Il ne voyait pas cette somme écrite en lettres alphabétiques, mais en chiffres ; elle lui apparaissait ainsi plus nette et plus exacte, entraînant une obligation plus stricte, tout en augmentant la séduction. Et les paroles larmoyantes et tremblantes revinrent sur ses lèvres : « les plaies bénies, les anges du Seigneur »… mille, — mille, — mille. Les quatre chiffres prirent de telles proportions qu’ils remplirent l’église de haut en bas, et avec eux croissaient les efforts, et aussi la confiance de mon homme. Les mots sortaient plus rapides, plus impétueux, prononcés maintenant à haute voix, mille, mille, mille… Allons ! vous pouvez rire à satiété, conclut saint François de Sales. Et les autres saints rirent, en effet, non de ce grand rire débraillé des dieux d’Homère, quand ils virent le boiteux Vulcain servir à table, mais d’un rire modeste, tranquille, béat et catholique.

Ensuite je n’entendis plus rien. Je tombai rondement sur le sol. Quand je revins à moi, il faisait grand jour. Je courus ouvrir les portes et les fenêtres de l’église et de la sacristie, pour laisser entrer le soleil, ennemi des mauvais rêves.