Quelques Contes (Machado de Assis)/Marianna

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 219-238).


Marianna


I


« Qu’est devenue Marianna ? » se demandait Évariste sur la place de la Carioca, en prenant congé d’un vieil ami qui lui faisait penser à cette vieille amie.

C’était en 1890 ; Évariste était revenu d’Europe depuis quelques jours seulement. Il avait quitté Rio en 1872, et comptait demeurer absent jusqu’en 1874 ou 1875, le temps de visiter quelques villes célèbres ou curieuses. Mais le voyageur propose, et Paris dispose. Une fois entré dans ce milieu, vers 1873, Évariste s’y complut au delà du délai fixé. Il retarda son retour un an, puis une autre année, et finit par n’y plus penser. Il se désintéressa de nos affaires ; les derniers temps, il ne lisait même plus les journaux d’ici ; un étudiant pauvre de Bahia allait les lui emprunter, et lui redisait ensuite les nouvelles les plus importantes. En novembre 1889, voilà qu’un reporter parisien entre chez lui, parle de la révolution de Rio-Janeiro, lui demande des informations politiques, sociales, biographiques. Évariste réfléchit.

— Mon cher Monsieur, dit-il au reporter, il vaut mieux que j’aille les chercher moi-même.

Comme il n’avait ni opinion, ni parti, ni proches parents, ni intérêts au Brésil (tous ses biens étaient en Europe), on s’explique mal la résolution d’Évariste, dictée par la simple curiosité. Elle n’eut cependant pas d’autre motif. Il voulut contempler le Brésil sous un nouvel aspect. Une comédie d’un de ses amis venait d’être reçue à l’Odéon. Il s’informa de la date de la première représentation, calcula qu’en partant par le premier vapeur et en revenant par le troisième paquebot il aurait le temps d’être de retour pour acheter des billets et s’asseoir au parterre. Il fit ses malles, partit pour Bordeaux et s’embarqua.

— Qu’est devenue Marianna ? répétait-il encore, en descendant la rue da Assemblea. Elle est peut-être morte… Si elle vit encore, elle doit être bien changée ; elle a dans les quarante-cinq ans… et même quarante-huit ; elle est plus jeune que moi de quelque cinq ans… La belle femme ! la superbe femme ! grandes et belles amours !

Il eut envie de la voir. Il s’informa discrètement. Il sut qu’elle demeurait toujours dans la même maison, rue d’Engenho Velho, où il l’avait laissée. Mais depuis plusieurs mois, elle ne sortait plus, ne quittait plus son mari, qui était malade, et, disait-on même, à l’extrémité.

— Elle aussi doit être l’ombre d’elle-même, dit Évariste à l’ami qui lui donnait ces informations.

— Mon Dieu ! non. La dernière fois que je l’ai vue, je l’ai trouvée bien disposée. On ne lui aurait pas donné plus de quarante ans. Et puis voulez-vous savoir ? on trouve aujourd’hui des roses magnifiques ; mais quant à nos cèdres de 1860 et de 1865, l’espèce en est éteinte.

— Que non !… si vous ne les voyez pas, c’est que déjà vous ne faites plus l’ascension du Liban, repartit Évariste.

Son désir de se rencontrer avec Marianna augmentait. De quels yeux se reverraient-ils l’un l’autre ? Quelles visions du passé transformeraient en un mirage la réalité présente ? Le voyage d’Évariste, il est bon qu’on le sache, n’avait pas été un voyage d’agrément, mais bien une cure. Maintenant que le temps avait fait son œuvre, quel effet produirait sur eux le spectre de 1872, triste année de leur séparation qui faillit le rendre fou et la tuer ?


II


Quelques jours après, il descendait de voiture à la porte de Marianna, et donnait sa carte au domestique qui lui ouvrit la porte.

Tandis qu’il attendait, il promena autour de lui un regard circulaire, et demeura saisi. Les meubles n’avaient pas changé depuis dix-huit ans. Sa mémoire, qui n’aurait pu les reconstituer dans l’absence, les reconnut tous et les retrouva tous, immuables. Ils avaient un aspect de vétusté. Les fleurs même d’un grand vase, qui se trouvait sur une console, avaient déteint avec le temps. C’était comme des os dispersés, que l’imagination pouvait réunir pour restaurer une figure, à laquelle il ne manquerait que l’âme.

Mais l’âme était présente. Pendant du mur, au-dessus du canapé, voici le portrait de Marianna, peint quand elle avait vingt-cinq ans. Le cadre, jamais redoré, s’écaillait par places, et contrastait avec la figure souriante et fraîche. Le temps n’avait pas altéré la beauté de l’image. Marianna était là, vêtue à la mode de 1865, avec ses jolis yeux ronds et amoureux. C’était l’unique souffle vivant de la salle ; mais à lui seul il redonnait à l’ambiance décrépite une fugitive jeunesse. L’émotion d’Évariste fut profonde. Il y avait une chaise en face du portrait. Il s’y assit, et contempla la jeune femme dans le lointain passé. Les yeux peints se fixaient aussi sur les yeux vivants, peut-être étonnés de la rencontre et du changement observé, attendu que les yeux vivants n’avaient point la chaleur et la grâce de la peinture. Mais la différence dura peu. La vie antérieure de l’homme lui rendit sa verdeur, et les regards se pénétrèrent, dans l’attirance des anciens péchés.

Ensuite, lentement, Marianna descendit de sa toile et de son cadre, et vint s’asseoir en face d’Évariste. Elle s’inclina, tendit ses bras sur ses genoux, et ouvrit les mains. Évariste lui donna les siennes, et elles se serrèrent cordialement. Ni l’un ni l’autre ne demanda quoi que ce soit qui eût trait au passé, attendu qu’il n’y avait pas encore de passé ; tous deux se retrouvaient dans le présent ; les heures s’étaient arrêtées, si instantanées et si fixes qu’elles paraissaient avoir répété la veille pour cette représentation unique et interminable. Toutes les horloges de la ville et du monde avaient brisé discrètement leurs ressorts, et tous les horlogers avaient changé de métier. Adieu, vieux lac de Lamartine ! Évariste et Marianna avaient jeté l’ancre sur l’océan des temps. Et voici venir les paroles les plus douces que prononcèrent jamais lèvres d’homme ou de femme, et les plus ardentes, paroles muettes affolées ou expirantes, mots de jalousie et de pardon.

— Tu vas bien ?

— Bien et toi ?

— Je mourais d’envie de te voir. Il y a une heure que je t’attends, anxieuse, pleurant presque ; mais maintenant, tu vois que je suis contente et souriante, parce que le plus charmant des hommes vient d’entrer dans cette pièce. Pourquoi t’attarder ainsi ?

— J’ai dû m’arrêter deux fois en chemin, et la seconde fois, plus longtemps que la première.

— Si tu m’aimais vraiment, tu ne te serais pas arrêté plus de deux minutes chaque fois, et tu serais ici depuis trois quarts d’heure. Pourquoi ris-tu ?

— La seconde fois, c’est ton mari que j’ai rencontré.

Marianna frissonna.

— Tout près d’ici, continua Évariste ; nous avons parlé de toi ; lui d’abord à propos de je ne sais quoi ; et il a trouvé des mots aimables, presque tendres. J’en étais arrivé à croire qu’il me tendait un piège, qu’il voulait capter ma confiance. Enfin, nous nous sommes quittés ; mais je suis resté à épier s’il revenait. Je n’ai vu personne, et voici la cause de mon retard ; voici la cause de mon éternel tourment.

— Te voilà encore avec tes soupçons, interrompit Marianna en souriant, comme elle souriait sur la toile, un instant auparavant. Que veux-tu que je fasse ? Xavier est mon mari ; je ne vais pas le renvoyer, ni le punir, ni le tuer, tout simplement parce que nous nous aimons.

— Je ne te dis pas de le tuer ; mais tu l’aimes, Marianna.

— Je n’aime que toi seul, répondit-elle, évitant ainsi la réponse négative, qui lui paraissait trop brutale.

Évariste le crut du moins ; mais il ne se contenta de la forme indirecte et délicate. La négative rude et simple pouvait seule le satisfaire.

— Tu l’aimes, insista-t-il.

— À quoi bon fouiller dans mon âme et dans mon passé ? Pour nous, le monde date d’il y a quatre mois, et ne finira plus, ou finira quand tu te lasseras de moi, car je ne changerai jamais…

Évariste s’agenouilla, l’obligea à étendre les bras, lui baisa les mains, et s’en couvrit le visage. Enfin, il laissa tomber sa tête sur les genoux de Marianna. Ils demeurèrent ainsi durant quelques instants, puis elle sentit une humidité sur ses doigts, lui releva le visage, et vit ses yeux pleins de larmes. Pourquoi ?

— Rien, dit-il ; adieu.

— Mais qu’as-tu ?

— Tu l’aimes, répondit Évariste, et cette idée m’effraie, en même temps qu’elle m’afflige, car je serais capable de le tuer, si j’étais certain de cet amour.

— Quel homme singulier, repartit Marianna, après avoir essuyé les larmes d’Évariste avec ses cheveux, qu’elle avait dénoués en hâte, pour s’en servir en guise de mouchoir. Si je l’aime ? Non, je ne l’aime plus, voilà ma réponse. Mais maintenant tu vas me permettre d’aller jusqu’au bout, car mon caractère n’admet pas de demi-confidences.

Cette fois, ce fut au tour d’Évariste de tressaillir. Mais la curiosité le torturait de telle sorte que son émotion fit place à l’attente et à l’attention. Appuyé sur le genou de la jeune femme, il écouta la narration, qui fut courte. Marianna raconta son mariage, la résistance de son père, la douleur de sa mère, la persévérance de Xavier et la sienne. Ils attendirent dix mois, elle avec plus d’impatience que lui, parce que la passion dont elle fut possédée avait la violence nécessaire pour la porter aux décisions violentes. Que de larmes versées ! que de malédictions s’élevèrent de son cœur et furent réprimées par elle, car elle craignait Dieu, et ne voulait pas que ses paroles, comme des armes de parricide, la condamnassent à une peine pire que l’enfer, à une séparation éternelle de l’homme qu’elle aimait. Son obstination triompha ; le temps apaisa ses parents, et depuis sept ans, elle était mariée. La passion des fiancés s’était prolongée pendant les premiers temps de la vie conjugale. Quand le temps eut fait son œuvre d’apaisement, il leur apporta une mutuelle estime. Leurs cœurs étaient harmoniques, les souvenirs de la lutte poignants et doux. La félicité sereine s’assit à leurs portes comme une sentinelle. Mais la sentinelle se retira bientôt. Elle ne laissa après elle ni le malheur ni l’ennui, mais une figure pâle, sans mouvement, qui souriait à peine et ne rappelait rien.

Ce fut alors qu’Évariste apparut à ses regards et fit sa conquête. Il ne l’enleva à l’amour de personne ; mais pour ce motif même il n’avait rien à voir avec le passé, qui était un mystère d’où pouvaient surgir des remords…

— Des remords ! interrompit-il.

— Tu pourrais supposer que j’en ai. Mais je n’en ai pas et n’en aurai jamais.

— Merci, dit Évariste, après quelques instants de silence. Merci de la confession. Je ne reviendrai plus sur ce chapitre. Tu ne l’aimes pas, c’est l’essentiel. Que tu es jolie quand tu fais ainsi des serments, quand tu parles de l’avenir. Oui, c’est fini. Me voici ; aime-moi.

— Toi, rien que toi, mon amour.

— Rien que moi, jure encore.

— Par ces yeux, dit-elle en les baisant, par ces lèvres, continua-t-elle en y collant ses lèvres, par ma vie et par la tienne !

Évariste répéta les mêmes formules avec un cérémonial identique. Ensuite, il reprit sa pose première, en face de Marianna. Elle se leva, et à son tour alla s’asseoir à ses pieds, les mains posées sur ses genoux. Ses cheveux en gerbe encadraient si bien son visage qu’il regretta de ne pas être un génie pour léguer au monde le souvenir de ses traits. Il eut beau le lui dire, elle demeura silencieuse, les yeux fixés sur les siens, en suppliante. Et s’inclinant, il plongea ses regards dans ceux de la jeune femme, et ils s’éternisèrent ainsi visage à visage, une, deux, trois heures, jusqu’au moment où quelqu’un vint les tirer de leur extase.

— Veuillez prendre la peine d’entrer.


III


Évariste fit un sursaut, et vit en face de lui le domestique auquel il avait remis sa carte. Il se leva en hâte ; Marianna se réfugia dans son cadre, qui pendait du mur, et où il la vit de nouveau, vêtue à la mode de 1865, tranquille sous sa coiffure d’apparat. Comme il arrive dans les rêves, la pensée, les gestes et les actes n’avaient point été mesurés à l’étalon habituel du temps. La vision avait peut-être duré cinq ou six minutes, le temps nécessaire pour que le domestique portât la carte et revînt avec l’invitation d’entrer. Pourtant Évariste conservait l’impression des caresses de la jeune femme, et, par une heureuse concession du temps, il avait réellement revécu trois heures de sa vie, surgies des années 1869 à 1872. Toute son aventure s’était levée de l’abîme des ans, avec ses anciennes jalousies de Xavier et les mots de pardon et de tendresse réciproques. Il ne manquait que la crise finale, l’intervention courageuse de la mère de Marianna qui, mise au courant de leur idylle, s’était interposée entre eux et les avait séparés. Marianna voulut mourir, prit même une dose de poison, et seul le désespoir de sa mère la rendit à la vie. Xavier se trouvait alors dans la province de Rio. On lui dit que sa femme s’était trompée de médicament et avait failli être victime de cette erreur. Ce fut en vain qu’Évariste essaya de la voir avant de s’embarquer.

— Allons, dit-il au domestique qui l’attendait.

Xavier se trouvait dans la chambre voisine, étendu sur un canapé. Sa femme et quelques visiteurs se tenaient auprès de lui. Quelle ne fut pas, en entrant, l’émotion d’Évariste ! Le silence régnait dans la demi-clarté. Marianna tenait dans ses mains les mains du malade ; elle l’observait, craignant la mort subite, ou tout au moins une crise. Ce fut à peine si elle leva les yeux sur le visiteur et lui tendit la main. Elle reporta ses regards sur son mari, dont le visage portait l’empreinte de longues souffrances, et dont la respiration semblait l’ouverture du grand opéra de l’Infini. Évariste avait à peine entrevu le visage de Marianna. Il se retira dans un coin, sans oser regarder son visage ni suivre des yeux ses mouvements. Le médecin survint, examina le malade, recommanda l’observation des ordonnances, et se retira en promettant de revenir vers le soir. Marianna l’accompagna jusqu’à la porte, l’interrogeant à voix basse, et cherchant à lire sur le visage du praticien ce que sa bouche se refusait à dire. Alors, seulement, Évariste put l’examiner à loisir. La douleur semblait l’avoir abattue, bien plus que les années. Il reconnut ses gestes familiers. Elle ne descendait plus de la toile, comme l’autre, mais du temps. Avant qu’elle n’eût repris sa place auprès de son mari, Évariste résolut de partir et marcha vers la porte.

— Vous m’excuserez… Je regrette de ne pouvoir parler à votre mari.

— Vous voyez que c’est impossible en ce moment ; le médecin lui a recommandé le repos et le silence. Ce sera pour une autre fois.

— Vous ne m’avez pas vu plus tôt parce que je suis revenu depuis peu de voyage, et j’ignorais…

— Merci.

Évariste lui tendit la main, et sortit à pas de loup, tandis qu’elle revenait prendre sa place auprès du malade. Ni ses yeux ni sa main n’avaient traduit la moindre émotion, et ils s’étaient séparés comme des gens indifférents l’un à l’autre. L’amour de vieille date s’était éteint ; le cœur avait vieilli avec le temps, et le mari de la pauvre femme allait mourir. Pourtant, se disait Évariste, comment se peut-il que, même après dix-huit ans, Marianna, en face d’un homme qui a pris une part si active dans sa vie, n’éprouve ni une secousse ni le moindre choc, et ne manifeste pas même un peu de contrainte ? Quel mystère ! Oui, c’était pour lui un mystère. N’avait-il pas senti, quant à lui, au moment des adieux, un serrement de cœur, quelque chose qui l’avait pris à la gorge, et l’avait empêché de bien exprimer ses idées et de prononcer nettement les formules banales d’espérance et de condoléance. Et cependant, elle n’avait point paru le moindrement émue. Et Évariste, en se rappelant le portrait du salon, conclut que l’art est supérieur à la réalité ; la toile avait gardé le corps et l’âme… Et il éprouvait au fond du cœur un peu d’âcre dépit.

Xavier dura encore une semaine. Au cours d’une seconde visite, Évariste assista à la mort du malade, et ne put se dérober à l’émotion naturelle du lieu, des circonstances et du moment. Marianna échevelée se tenait au pied du lit, les yeux creusés par les veilles et les larmes. Lorsque Xavier expira, c’est à peine si l’on entendit, après cette lente agonie, les pleurs de quelques parents et de quelques amis. Un cri aigu de Marianna, l’évanouissement et la chute de la veuve occupèrent l’attention de tous. Elle demeura quelques instants sans connaissance ; puis, quand elle revint à elle, elle se précipita sur le cadavre, l’enlaça en sanglotant désespérément, lui prodiguant les noms les plus tendres et les plus doux. On avait oublié de fermer les yeux du mort ; et ce fut la cause d’une scène touchante et cruelle, car tout en embrassant le corps inanimé, elle fut prise d’une hallucination et s’écria que Xavier vivait encore et qu’il était sauvé. Elle repoussait ceux qui voulaient l’entraîner ; elle disait qu’on voulait lui enlever son mari. On profita d’un nouvel évanouissement pour l’emporter à la hâte dans une autre chambre.

L’enterrement eut lieu le lendemain. Marianna, malgré son désir, ne put assister à la levée du corps. Ses forces trahissaient sa volonté. Évariste suivit le cortège. Derrière le char funèbre, il se demandait où il était et ce qu’il faisait. Dans le cimetière, il s’entretint avec un parent de Xavier de la pitié que lui avait inspirée la vue de la malheureuse.

— On voit qu’ils s’aimaient vraiment, dit-il en terminant.

— Beaucoup, répondit le parent. Ils s’étaient mariés par amour. Je n’ai point assisté à leur mariage, n’étant venu à Rio que longtemps après, en 1874. Mais je les trouvai alors aussi unis que deux nouveaux mariés ; et depuis j’ai assisté à leur existence commune. Ils vivaient l’un pour l’autre. Je doute qu’elle lui survive longtemps.

— 1874, pensa Évariste ; deux ans après.

Marianna ne put assister à la messe, le septième jour. Un parent, celui qu’Évariste avait rencontré au cimetière, la représentait en cette occasion. Ce fut par lui qu’Évariste eut de ses nouvelles ; l’état de la veuve ne lui permettait pas de s’exposer aux émotions d’une telle commémoration. Il attendit quelques jours, et alla lui faire une visite de condoléances. Il fit passer sa carte ; on lui répondit qu’elle n’y était pour personne. Il fit un voyage à São-Paulo, y demeura cinq à six semaines, et se prépara au départ. Avant de partir il voulut encore tenter une démarche, moins par simple politesse que pour emporter avec lui l’image, même déformée, de cette passion de quatre années.

Elle n’était pas chez elle, et il s’en revenait fâché, vexé, s’accusant d’impertinente insistance et de mauvais goût. En face de l’église du Saint-Esprit, il aperçut une femme en deuil qui lui parut être Marianna. Elle passa devant sa voiture ; leurs yeux se rencontrèrent ; mais elle feignit de ne point le reconnaître, et s’éloigna, de telle sorte que le salut d’Évariste demeura sans réponse. Il hésita s’il ferait arrêter sa voiture pour prendre congé d’elle dans la rue, pendant une minute, le temps de lui dire deux mots. Mais il avait dépassé l’église, et Marianna se trouvait déjà loin. Il descendit néanmoins, et marcha sur ses traces ; puis, soit respect, soit dépit, il changea de résolution, remonta en voiture et suivit son chemin.

— Trois fois sincères.

Ce fut la conclusion qu’il tira des événements, au bout de quelques instants de réflexion.

En moins d’un mois, il était de retour à Paris Il n’avait pas oublié la comédie de son ami et la première à l’Odéon. Il s’informa ; la pièce avait fait four sur toute la ligne.

— C’est courant au théâtre, ces choses-là, dit Évariste à l’auteur, en manière de consolation. Il y a des pièces qui tombent, et d’autres qui restent au répertoire.