Quelques Contes (Machado de Assis)/Préface du traducteur

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. v-xxix).


Préface


Machado de Assis eut le rare bonheur d’être connu jeune et de mourir vieux. La consécration de son nom était un de ces faits contre lesquelles les jeunes générations ne se rebellent plus. On prend le pli de la vénération tout comme un autre : Irène même servit au triomphe de Voltaire.

Ce fut un précurseur, ou plutôt un écrivain d’exception. En plein échevellement romantique, il se maintenait à l’écart, et, jusqu’à son dernier jour, il a conservé une place à part entre les auteurs brésiliens.

Longues périodes redondantes, phrases de contexture un peu molle, dont le rythme et l’harmonie sont souvent la qualité dominante, vision grandiose, mais parfois diffuse de la Nature et des événements, propension à l’enthousiasme et à l’emphase, voilà certes des tendances péninsulaires que les peuples de formation nouvelle conservèrent sur le Nouveau Continent. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait que cela, mais il y a certainement de cela dans les poésies de Campoamor et dans celles de Gonçalves Dias, dans les discours de Castellar et dans ceux de Silveira Martins.

Or, si quelqu’un fut concis dans la forme, indifférent au style pompeux, et rebelle à la grandiloquence, ce fut incontestablement l’écrivain dont nous nous occupons.

D’où lui vint donc sa notoriété, qui le place à un si haut rang parmi les intellectuels de son pays ?

Peut-être de ce contraste même.

Dans l’exercice de tout art, il faut distinguer l’instinct des tendances acquises. L’un est fatal et physiologique, les autres peuvent être le résultat d’un idéal d’occasion. L’éducation modifie, mais ne refait pas un tempérament. Pourquoi l’évolution de l’intellectualité latine va-t-elle aujourd’hui de préférence vers l’ironie et la concision du style, c’est ce qu’on ne peut réduire à une loi. La réaction contre le romantisme, l’imitation de quelques coryphées, un certain goût pour la littérature scientifique et précise, y ont sans doute contribué. Mais rien ne permet d’affirmer qu’une réaction ne se produira pas demain. Il y a toujours eu des va et des vient. À l’éparpillement et à la prolixité du xvie siècle a succédé la pondération classique ; à l’enthousiasme et au délaiement du romantisme, le sourire et le raccourci de notre temps. Encore reste-t-il à expliquer, si l’on admet que notre époque n’est pas du tout lyrique, pourquoi les pièces à panache de M. Edmond Rostand ont une si fulgurante carrière.

Machado de Assis possédait naturellement le don de condenser beaucoup d’idées en peu de phrases, et de découvrir les traits saillants des visages et des caractères. Ces qualités, beaucoup en reconnaissaient le mérite, qui ont continué de s’approvisionner au bazar de la rhétorique d’oripeaux de moins bon aloi. La sobriété, les teintes douces, l’ironie bienveillante de Machado de Assis n’offusquaient personne. Les délicats s’y complurent ; les truculents n’y virent point un péril pour leur gloire. On lui pardonna d’abord, on acclama plus tard son talent.

De là à être un auteur populaire, il y a loin. Machado de Assis n’a rien de ce qui plaît au grand public. S’il se trouve souvent des situations fortes dans ses contes, il dédaigna d’en tirer parti, et répugna toujours aux sentiments outrés et aux ficelles banales.

La masse ne s’intéresse guère qu’aux situations, tandis qu’elles ne sont qu’un prétexte pour l’artiste. On peut faire presque mécaniquement du feuilleton industriel et du roman commercial, en dosant l’impression à produire sur les nerfs des gens peu cultivés et sensibles ; c’est une question de pression et d’engrenages, comme pour les automobiles. L’art véritable demeure toujours supérieur à l’expérience et aux formules.

Il y a toujours chez un auteur populaire, fût-il même un grand poète comme cela se voit, un fond de philosophie courante et banale. Le gros public conserve de préférence dans sa mémoire les tirades poncives et les refrains d’orgue de barbarie. La foule n’aime que ce qui est tombé dans son domaine, qui est le domaine commun. Les idées vierges et les images neuves ne la séduisent pas. Elles ne lui plaisent qu’après avoir longtemps traîné sur le trottoir. Chez un poète de génie, ce qui agrée aux lettrés n’est généralement pas ce qui séduit la foule ; tout au moins les motifs d’admiration sont-ils différents.

Machado de Assis restera l’auteur favori d’une élite, ce qui est une garantie de survie. Il ne faut pas confondre célébrité et popularité : huit cent mille exemplaires d’un journal à grand tirage répandent en une matinée dans toutes les loges de concierges la bonne parole d’un feuilletoniste en vogue. Par contre, on n’a peut-être pas imprimé cinquante éditions de Kant en cent trente ans. Un auteur peut voir tirer ses livres à soixante mille exemplaires en six mois, ce n’est jamais qu’une élite qui maintiendra sa renommée. — En matière d’art, contrairement à la politique, on ne triomphe que par les minorités.

Machado de Assis était avant tout un curieux. Cet homme mince, effacé, qui se renfermait dans un cercle d’amis et n’avait point le don de la parole, étant né bègue, contemplait, à travers son lorgnon à minces cercles d’or, toutes les manifestations de l’âme humaine, avec une indicible satisfaction. Laideur ou beauté, infirmités morales ou saines manifestations d’équilibre, tout était pour lui matière à étude et à dilettantisme. Il s’enthousiasmait peu et ne s’indignait pas. Il avait sa place au parterre, et dans quel théâtre ! Employé supérieur du ministère de l’Industrie, ayant, je crois, suivi la filière, il vit grimacer dans son bureau et devant sa table les types les plus divers. Comme Molière chez son barbier, il contemplait le défilé. Depuis le ministre jusqu’au plus humble solliciteur, des gens de toutes conditions et de toutes mentalités se trémoussaient devant lui comme des marionnettes. La morgue des uns, la platitude des autres, le désir du lucre, les tripotages de toute sorte, l’écho des influences féminines et des secrets d’alcôve ; quelle série d’aspects pour un écrivain ! — Les ministres : il en connut au moins cinquante, dont les portraits jaunissent mélancoliquement dans l’antichambre du ministère. Parfois un de ses collègues devait se pencher vers lui pour lui dire : « Voici un tel… Savez-vous la nouvelle ?… » et les anecdotes réelles, les racontages, les médisances, et aussi les calomnies, moins laides souvent que la réalité toute crue, s’accumulaient dans sa mémoire, en un énorme dossier de documents humains.

Avec le temps, une lente élaboration se faisait en lui, dans les profondeurs de cet inconscient, qu’il allégorise pittoresquement au dernier chapitre de ce livre. Les personnages qui s’agitèrent un moment devant ses yeux, et qui se momifiaient dans le musée de ses souvenirs, revécurent ainsi de la vie idéalisée et symbolique de l’art. L’élaborateur curieux, le gourmet de psychologie se demandait : « Qu’y a-t-il derrière cette attitude ? Quelle est la situation qui, logiquement, étant donné un point de départ, doit résulter du choc de ces deux caractères ? » — Et la réponse prenait la forme d’une évocation, d’une scène, d’un roman ou d’une nouvelle.

Il écrivait, comme il le disait lui-même, pour passer le temps. Il ne paraît pas qu’il ait jamais éprouvé comme Mathurin Régnier, en prenant sa plume, l’impression du galérien qui saisit sa rame.

À le lire, il semble (je sais d’ailleurs combien ces impressions sont souvent fausses) qu’il ait toujours écrit d’un mouvement lent et méthodique, à petites journées, considérant les événements sous tous les aspects possibles, se délectant à vivre chacun de ses alinéas. Ensuite, au lieu de diluer ses pensées, il n’en donnait au lecteur que la quintessence. Quelques-uns de ses chapitres n’ont pas dix lignes. Cette façon de hacher son œuvre, qu’il a empruntée à Sterne, a le défaut de couper à chaque instant l’attention, et donne parfois au récit une allure d’essoufflement. Les contes qui vont suivre sont d’ailleurs exempts de ce travers : ils sont coulés d’un seul jet. Même dans ces nouvelles si courtes, où il a à peine le temps de dessiner l’esquisse d’un personnage, il y en a certains qu’on n’oublie pas. Ce compositeur de polkas, impuissant aux œuvres fortes, qui n’a pourtant d’autre ambition que d’écrire une page classique, et met au service de son rêve l’enthousiasme de l’amour et la douleur du veuvage ; cette Dona Paula, « austère et pieuse, entourée de prestige et de considération », qui, sous son apparent rigorisme, cherche à revivre, à travers les amourettes de sa nièce, ses propres aventures et son propre adultère, et dont les sens sont si définitivement rassis, dont l’imagination est si complètement amortie, qu’il lui est impossible, quelque effort qu’elle fasse, de vibrer une dernière fois d’un désir ou d’un regret : voilà certes des créations qui s’imposent à la mémoire.

Chose étrange, cet observateur, qui conservait si bien le souvenir des états d’âme entrevus au delà des physionomies, des poses et des attitudes, était frappé d’une sorte d’aveuglement devant les paysages qui s’offraient à sa vue. Il vivait au Cosme Velho, dans un de ces recoins d’ombre odorante, où la magnificence de la végétation tropicale atteint à l’apogée. Le jour, la vue se repose sur les frondaisons durables et denses ; dans le silence du soir, sous le rayonnement pâle des nuits lumineuses où l’on distingue mal les étoiles filantes du vol des mouches phosphorescentes qui transforment les recoins obscurs en autant de firmaments mouvants, la voix de la forêt au feuillage d’argent, où la vie bruit de mille manières, où la musique de l’ombre se marie à la clarté des cieux, emporte l’âme dans un vol de beauté vers d’ineffables extases panthéistiques. Aucun de ces aspects n’a jamais distrait Machado de Assis de sa curiosité des caractères et des passions. Si, de temps à autre, il daigne regarder la nature par les yeux d’un de ses personnages, c’est toujours d’une façon sommaire, et seulement pour mieux achever la peinture d’un état d’esprit. Ce n’est pas un descriptif, et il n’est même un visuel que dans un sens restreint du terme, car il n’allie presque jamais des images fortes. Il dira simplement dans la Cartomancienne : « En passant à la Gloria, Camille regarda la mer, promena ses regards au loin, jusqu’à la ligne où l’onde et les cieux se donnent un baiser infini, et il eut l’impression d’un avenir long, long, interminable. » Cette courte évocation n’a d’autre but que de former contraste avec le dénouement. Dans l’Infirmier, il écrira : « Les alentours de la bourgade prenaient un aspect tragique, et l’ombre du Colonel me semblait surgir de tous côtés. » Cela pourrait se passer aussi bien en Sibérie qu’au Brésil. Ce sont les observations d’un psychologue et non d’un peintre.

Une seule fois, au cours de ces récits, il fait intervenir la nature, en trouvant, d’ailleurs sans l’avoir cherchée, une touche vive de couleur locale.

« Il ventait doucement, et les feuilles qui s’agitaient, murmurantes, ces feuilles qui n’étaient plus celles d’antan, se montraient cependant questionneuses. « Dona Paulina, disaient-elles, vous rappelez-vous les jours lointains ? » Car c’est une originalité chez les feuilles : les générations qui vont disparaître racontent à celles qui viennent de naître tous les événements auxquels elles ont assisté, en sorte qu’elles savent tout, qu’elles interrogent sur tout : — « Vous souvenez-vous des jours lointains ? »

Sous la plume d’un écrivain des pays tempérés, ce passage serait absurde ; seul un auteur des pays chauds, où les arbres ne se dépouillent jamais entièrement de leur feuillage, pouvait écrire cette prosopopée, qui ne sort pas d’ailleurs des limites d’une observation générale, sous la plume d’un romancier brésilien.

Rendons-lui cette justice : n’étant point né paysagiste, il eut le bon esprit de s’abstenir, et de ne pas donner comme repoussoir à ses personnages des palmiers en zinc et des montagnes en carton. Il demeura systématiquement peintre de portraits. Or, comme c’est surtout dans notre façon de regarder la nature que se révèlent les nuances de notre subjectivité, Machado de Assis semble assez impersonnel, bien qu’il ne le soit en réalité qu’à demi. Car s’il dissimulait soigneusement sa participation aux joies et aux peines de ses héros, il ne cachait ni sa curiosité, ni le plaisir qu’il éprouvait à les regarder faire : il consulte le lecteur ; il l’interpelle ; il le tire volontiers par la manche, pour attirer son attention.

M. Oliveira Lima, qui a beaucoup fréquenté Machado de Assis, a écrit à son sujet une étude très substantielle, dans laquelle il a tiré de cette demi-impersonnalité des conséquences qu’il n’est pas hors de propos de citer.

« De vouloir être impersonnel, c’est-à-dire de ne pas vouloir apparemment river sa subjectivité à son œuvre, en la composant d’éléments objectifs, il en était arrivé à être, en quelque sorte, indéfini dans le temps. En effet, ses personnages n’appartenaient pas exclusivement à une époque déterminée, ils n’en étaient pas le produit direct et circonscrit. Généralement, la liaison intime manque entre le monde des acteurs de la petite comédie humaine créée par son imagination, et le temps choisi pour leur action. Parmi ses personnages, il en est quelques-uns tout en demi-teintes, comme nous en connaissons tous, qui traversent la vie d’une manière vague, qui sont comme effacés et presque inaperçus ; d’autres cependant sont des personnages qui décèlent tout simplement la psychologie humaine sans avoir recours à la modalité d’une époque[1]. »

Tout cela est-il bien vrai ? — Et d’abord, Machado de Assis avait la préoccupation de situer ses personnages tout au moins dans le temps. C’est chez lui une manie. Même quand il n’a aucun intérêt à donner des dates, il tient à vous faire savoir que son récit commence telle année et tel mois. Les lieux mêmes ne lui sont pas indifférents, et, s’il est incapable de donner une impression pittoresque d’une rue ou d’un endroit quelconque, il vous le cite tout de même, en vous laissant le soin d’y aller voir. Mais ne l’eût-il pas fait que ses personnages porteraient encore l’empreinte de leur temps et du milieu où ils ont vécu ; et si, brisant le cadre, ils s’amplifient dans l’espace et dans la durée, s’ils deviennent non pas généraux mais représentatifs, non pas universellement mais collectivement humains, c’est d’abord parce que l’auteur les a vus évoluer dans une très stricte réalité.

« Est-ce que par hasard », continue M. Oliveira Lima, « Harpagon, Alceste, M. Jourdain, Célimène, dans la littérature française, sont des caractères du xviie siècle ? La préoccupation du synchronisme dominait-elle Molière ? Ne sont-ce pas plutôt les types de son théâtre immortel qui, pour figurer sur les planches, se parent des habits brodés, des jabots à dentelles et des perruques frisées du grand siècle, tout comme ils auraient pu endosser la redingote noire et se couvrir du chapeau haut de forme de notre temps ?… »

Si Alceste et Célimène sont du xviie siècle ?… certes oui ! Le public du temps, bourgeois ou marquis, se reconnaissait si bien sous les affiquets de ses personnages qu’à propos du fameux « Tarte à la crème » le duc de la Feuillade, « ayant vu passer Molière par un appartement où il était, l’aborda avec des démonstrations d’un homme qui voulait lui faire caresse. Molière s’étant incliné, il lui prit la tête, et en lui disant : « Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème », il lui frotta le visage contre ses boutons, qui étant fort durs lui mirent le visage en sang[2] ».

Le Misanthrope est presque une autobiographie : Alceste y vit de l’existence sentimentale du propre Molière, et y souffre de ses misères d’époux ; et comme Molière est de son temps, Alceste aussi est de son temps. Sa critique du sonnet est d’un homme qui lisait les « Satires », comme son indignation, en entendant les mensonges conventionnels de Philinte, est d’un cousin germain des Arnaud et de ces autres messieurs de Port-Royal. La manie de versifier ne caractérise-t-elle pas aussi un ridicule de l’époque et d’une coterie qui fréquentait chez la grande Arthénice ? La coquette qui a lu l’Astrée ne saurait agir comme les héroïnes de M. Paul Bourget ni parler leur langage ; et Célimène, avant d’être la coquette de tous les temps, a d’abord été celle d’un cercle très caractérisé. Quand on connaît la vie de Molière, on voit fort bien comment il a transporté dans le milieu bourgeois les aspects, cruels pour lui, sous lesquels force lui avait été de considérer la Béjart dans les coulisses du théâtre, où les Oronte, les Acaste et les Clitandre lui faisaient la cour, pour un tout autre but que le mariage. — La bourgeoise provinciale, le marquis raffiné dont les fils seront fatalement les roués de la Régence, les Dandin, les Pourceaugnac ne sont pas plus du xixe siècle que les personnages de Machado de Assis ne sont des gens du xviie, et Procopio ne saurait être l’infirmier du Malade imaginaire, pas plus que M. Purgon le médecin du colonel Felisberto. Rien ne serait plus invraisemblable que de jouer les Précieuses avec des costumes de 1830, ou d’affubler d’une redingote l’homme aux rubans verts.

Dire qu’en littérature il y a des types généraux et des personnages particuliers, c’est user d’un vieux cliché, inventé par amour des classifications. Pour l’écrivain, conteur, dramaturge ou romancier, il n’y a que des cas. Le lecteur peut établir ensuite, si bon lui semble, des catégories. Harpagon et le père Grandet ont été d’abord (en dépit du titre de Molière), non pas l’Avare, mais des types d’avarice en harmonie avec le milieu où ils s’agitent. Est-ce que Flaubert, en écrivant Madame Bovary, a eu l’intention de faire une synthèse de la névropathie ? Il a vu une certaine femme, agissant dans un milieu donné ; et ce sont les qualités de l’œuvre, qui, en l’imposant à l’admiration universelle, ont rendu Emma représentative, parce que nous l’avons faite telle. S’il en était autrement, un écrivain de génie épuiserait un caractère, et tout au contraire un véritable cycle se forme autour d’un personnage, Don Juan, par exemple, qui ne se ressemble pas toujours à lui-même dans ses différents avatars. Montrer qu’un avare aime l’argent et un voluptueux les femmes, ce n’est pas une bien grande découverte ; il faut que nous voyions de quelle façon toute spéciale il garde l’un ou séduit les autres. Et la satisfaction artistique réside moins dans le plaisir de reconnaître un de nos semblables sous une étiquette générale, que dans les déductions qui nous permettent de conclure comment il agirait logiquement dans un cas déterminé.

Il n’y a pas de création sans vision directe, et il n’y a pas de vision directe sans cas particulier. Quiconque s’inspirerait de Molière ou de Balzac, pour refaire l’Avare, ne produirait qu’un plagiat ou une œuvre terne, à la façon des pseudo-classiques, qui s’étiolèrent dans l’abstraction. Mais qu’un trait, une parole, un geste, révèlent à un écrivain une modalité nouvelle de l’Avare, et si cet écrivain est un créateur, il donnera peut-être un pendant à Harpagon et à Grandet.

Substituez le mot représentatif au mot général, et le malentendu cesse, car ce sont les sentiments qui sont généraux, et nous ne pouvons les dépeindre que par leurs manifestations. Ces manifestations sont particularisables ; les sentiments eux-mêmes ne le sont que d’une façon tout à fait vague ; il n’y a pas de coefficient possible, il faut rester dans les termes indécis de plus ou de moins. Les créateurs, qui sont des visuels, sont aussi des émotifs. Mais si l’on peut voir sans être ému, on ne saurait être ému que par une représentation ; et cette représentation, chez l’homme qui n’est pas aveugle de naissance, se lie toujours à une vision intérieure plus ou moins nette.

Les héros de Machado de Assis sont non seulement des Brésiliens, mais des Brésiliens du temps de l’Empire, contemporains du marquis d’Abrantès et de Maranguape, Ses conseillers raisonneurs, son Pestaña amoureux d’une poitrinaire et qui cherche l’âme sœur, ses matrones en crinoline, l’intimité et l’hospitalité d’un autre temps, tout cela marquerait une époque, s’il ne s’était donné la peine de nous fournir scrupuleusement des dates. Comme il était indifférent à la nature, ses paysages sont quelconques ; soucieux des caractères, il a su les particulariser par les actes de ses personnages.

Les antithèses et les contrastes se présentent naturellement sous sa plume, comme dans la vie. Ils ne sont ni recherchés, ni forcés. Ils naissent souvent de l’éternel optimisme ancré au cœur de l’homme, en opposition aux rigueurs aveugles de l’existence, et d’une façon générale de l’instabilité de nos idées et de leur discordance des faits. Et puis, le hasard a ses ironies : dans un moment de rage, et aussi pour se défendre, un infirmier serre un peu trop à la gorge le malade atrabilaire qui lui est confié et qui meurt sous l’étreinte. On ouvre le testament, c’est le meurtrier qui hérite. Il a d’abord quelques scrupules : on en aurait à moins. Mais que de bonnes raisons il trouve pour se justifier ; le voilà jouissant de la considération publique et de l’argent du défunt. Et rien de cela n’est poussé trop au noir. La vie n’est-elle pas tout en demi-teintes ?

Pourtant, au milieu de ces contes si lucides, celui qui a pour titre « Vivre » se détache étrangement. Les écrits de Machado de Assis ne sont généralement pas de ceux sur lesquels pâlissent les commentateurs. Mais ici l’on hésite : Comment, de la rencontre de Prométhée et d’Ahasvérus, ce rêve nébuleux d’un spiritualisme si déconcertant, à la Swedenborg, a-t-il surgi ? Machado de Assis a-t-il simplement voulu peindre une fois de plus l’invincible attachement de l’homme à cette terre de lutte et de misère, comme le titre semble assez l’indiquer ? On s’égare, et l’on ne retrouve vraiment l’auteur que dans la réflexion ironique de la fin.

J’ai traduit Machado de Assis, c’est-à-dire que j’ai superposé à sa mentalité une autre mentalité bienveillante et aussi harmonique que possible avec la sienne. Et c’est le rôle fatal de tout traducteur, essayât-il de faire une traduction juxtalinéaire, en créant même des néologismes à tout bout de champ, comme Chateaubriand dans sa traduction du Paradis perdu. À travers Milton, on retrouve encore Chateaubriand. Plus d’une fois, essayant des mots comme un peintre des couleurs, pour trouver la nuance juste, je me suis souvenu de l’accès de mauvaise humeur de Paul Vence dans le Lys rouge :

« Il y a de belles traductions, peut-être, il n’y en a pas de fidèles… Chaque lecteur substitue ses visions aux nôtres… Que devient l’idée, la belle idée sous ces méchants hiéroglyphes à la fois communs et bizarres ? Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture ? Une suite de faux sens, de contresens et de non-sens[3]. »

Mais il faudrait d’abord se demander s’il y a des idées absolument concrètes et définies. Toute idée est le prolongement d’une autre, et le commencement non pas d’une série, mais de mille. Une métaphore n’éclaire pas seulement l’idée où on la projette, pas plus qu’un phare, le navire vers lequel on dirige ses rayons. Et, en présence des faits et des peintures, pouvons-nous ne pas réagir à notre façon ? Paul Vence paraissait croire que le plus grand plaisir d’un artiste est d’être deviné. C’en est un, réel, mais secondaire. Le principal est de créer pour soi-même, et de réaliser un idéal. Le médiocre se satisfait vite, l’homme de talent difficilement : c’est l’unique supériorité de la bêtise. Lorsqu’il est convaincu qu’il ne pourra faire mieux, l’artiste n’a plus que le souci de créer autre chose.

« Il faut écrire pour passer le temps » : c’est-à-dire pour le passer d’une façon supérieure, pour faire trêve aux tristesses et aux banalités de la vie. C’est l’épicurisme dans l’art. Certains sont les martyrs de la phrase et du verbe. Admirons-les et plaignons-les. Et envions ceux qui, comme Machado de Assis, ont su limiter leur labeur et s’y complaire.

Adrien Delpech.

Rio-de-Janeiro, 6 février 1910.


  1. Machado de Assis, L. Michaud, éditeur, 1909, p. 29.
  2. Nouvelle vie de Molière, par Bruzen de la Martinière ; Amsterdam, 1725.
  3. Anatole France, le Lys rouge, p. 92.