Quelques Odes de Hafiz/Avertissement

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Traduction par A.L.M. Nicolas.
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, LXXIIIp. i-xi).

AVERTISSEMENT


Traduire un poète persan est œuvre essentiellement épineuse, que je n’eusse pas tentée si je n’avais été séduit par la beauté et l’élégance des vers, la richesse des images, la profondeur de la pensée et la contradiction qui semble exister entre le texte même et la signification qu’il lui faut donner. Je n’ai cependant pas douté un instant que mes forces ne fussent au-dessous de la tâche que je m’étais assignée : cette conviction m’a longtemps fait hésiter à présenter ce modeste essai aux savants maîtres qui seront chargés de l’examiner, mais la bienveillance qu’ils ont témoignée à mon premier travail a levé mes derniers scrupules.

Il existe, en effet, deux méthodes à employer pour traduire une œuvre étrangère. L’une consiste à suivre l’auteur dans un mot à mot strict, qui rende le sens pour ainsi dire matériel du contexte en une langue cependant suffisamment claire pour ne pas laisser prise aux erreurs. L’autre méthode recommande non plus une interprétation servile, mais une paraphrase élégante, qui, tout en rendant les idées même du poète, les transcrive cependant avec des images nouvelles plus appropriées aux goûts des lecteurs nouveaux.

La première de ces deux méthodes est, je crois, celle que l’on s’accorde généralement à reconnaître comme la meilleure, et j’eusse bien voulu m’y soumettre si la chose ne m’eût pas paru impossible.

En effet, Hafiz, comme tous les poètes persans d’ailleurs, écrit avec une concision qui fait le désespoir des Européens qui veulent le lire. La grande élégance, chez les maîtres de l’Iran, ne consiste pas dans une description minutieuse des scènes qu’ils présentent ou dans une explication détaillée des sentiments qui les animent. Il est à remarquer qu’en général les deux distiques d’un vers forment un sens complet et qu’on pourrait, comme cela se fait dans tous les manuscrits, intervertir complètement l’ordre des vers dans une même ode sans rien leur retirer de leur valeur ou de leur signification. Enfermée dans ces bornes étroites, la pensée n’a plus, pour s’exprimer, qu’un petit nombre de mots à sa disposition. Il faut donc que ces mots fassent jaillir avec force du cerveau du lecteur l’idée ou l’image de la scène évoquée. Dans ces conditions, l’obscurité eût régné en souveraine maîtresse si le poète ne s’appuyait, pour nous guider, sur des jeux de mots ou sur des allusions constantes aux mœurs, aux idées, à la religion, à l’histoire de son pays. On concevra dès lors combien une traduction « fidèle » resterait au-dessous du texte primitif et présenterait peu d’agrément au lecteur européen.

Mais, d’un autre côté, une paraphrase, ou, comme dit Voltaire, « une traduction libre d’un texte souvent trop libre », ne donnerait aucune idée de l’originalité de l’œuvre et du mode de penser des Persans.

La difficulté est donc réelle et l’écueil inévitable. Je n’en citerai que deux exemples bien caractéristiques, l’un emprunté à Hafiz et l’autre à Sa’adi.

La douzième ode renferme le vers que j’ai traduit ainsi : Oui tes lèvres, tes jolies lèvres étaient en droit de déverser sur les blessures brûlantes de mon cœur tout le sel dont elles sont empreintes.

Le sel est, évidemment ici, les railleries ou le dédain qui accueillent les transports amoureux du poète. Ces railleries ou ce dédain augmentent en même temps et les douleurs et l’amour de notre auteur comme le sel appliqué sur une plaie vive exaspère la souffrance et empire le mal. L’interprétation est bien dans la note persane, et cependant j’ai trahi complètement la pensée de Hafiz. J’ai dénaturé le sens littéral et j’ai remplacé une image par une autre. Que j’aie eu tort, j’en demeure convaincu, mais, cependant, je doute que l’on accueille avec aisance la figure que je vais expliquer ici.

Il est d’usage courant de dire en Perse, pour exprimer une beauté qui séduit — « mon foie brûle », « mon foie est un rôti », — et encore, — j’en demande pardon au lecteur européen, — cela veut-il dire : « rôti à la broche ».

Le rossignol de Chiraz est certainement, à notre point de vue, bien étrange, puisque le sens absolu de ce vers est :

« Tes lèvres de rubis ont raison de se moquer d’un amoureux comme moi, car l’éclat de ta radieuse beauté est au-dessus d’un mendiant de mon espèce ; c’est donc à juste titre que tu railles, et pour moi tes railleries ont l’amertume du sel. Cependant ton amour me brûle comme le feu cuit une pièce de viande à la broche mise en sa présence. Tu le sais, à ce mets ainsi préparé il faut du sel pour en relever le goût. Ton œuvre n’eut donc pas été complète si tu ne m’avais accablé de tes dédains : complètement cuit et brûlé par ton amour, il ne manquait que du sel au plat préparé par toi avec ma personne, eh bien, ce sel, tu l’as déversé sur moi avec tes railleries. »

Cette comparaison peut-elle être admise ? Je ne le pense pas, pas plus d’ailleurs que celle de Sa’adi qui s’écrie dans son Terdji Bend : « Je n’avais jamais vu la lune avec un chapeau, je n’avais jamais vu un cyprès habillé. »

Réduite à ces proportions la traduction n’évoque plus que l’idée d’une image grotesque indigne de la renommée de notre auteur. On sait que les Orientaux en général, et les Persans en particulier, sont fort amateurs de beautés plantureuses. Le critérium de leurs comparaisons réside justement dans la rondeur d’un visage trop bien portant rapprochée de celle de la lune à son quatorzième jour. Ton visage ressemble à celui de la lune, s’écrient à chaque instant nos poètes, et Sa’adi va plus loin : « Tu es la lune même descendue sur la terre, dit-il, et j’ai vu ce miracle, la lune couverte des ornements d’une femme. »

La taille est toujours comparée, pour l’élévation, la finesse et la flexibilité, à celle du cyprès, et, là encore, Sa’adi, transporté d’enthousiasme, dépasse l’exagération de ses confrères et trouve que son amoureuse est le cyprès lui-même fait femme et revêtue des habits de son sexe.

L’œuvre du poète donne donc lieu à une foule d’interprétations différentes. Le charme, pour les Persans, réside précisément dans cette rêverie qu’entraîne forcément la lecture d’une œuvre poétique. La scène à peine ébauchée, le sentiment à peine exprimé laissent une liberté d’allures excessive à l’imagination vagabonde. Le lecteur se laisse entraîner aux souvenirs, aux rêves, aux aspirations de son âme. Il est sans cesse ramené aux scènes de la vie qu’il a vécue et entre personnellement en jeu au milieu des larges mailles de ce filet, alors que, d’un autre côté, les allusions amoureuses à la Divinité s’adaptent pour lui à chaque instant de son existence. Les lisant dans un moment où ses sens parlent plus haut que son imagination, il se soucie fort peu du mysticisme qui les enveloppe et se laisse entraîner sur la pente rapide de l’amour charnel ; préoccupé au contraire de pensées élevées, rassasié pour un moment des excès ou des plaisirs de ce bas-monde, il s’exalte alors à l’idée de cet amour divin et trouve, en réalité, dans la même page, le poison et l’antidote[1].

Et maintenant quel moyen choisir pour rendre exactement la pensée des poètes de l’Iran ? Traduire mot à mot en rejetant en note, presque à chaque phrase, une explication longue et par suite pénible, serait imposer aux lecteurs une double fatigue à laquelle aucun d’entre eux ne voudrait se soumettre ; paraphraser d’une façon générale et continue serait s’attirer le qualificatif de traditore du proverbe italien ; j’ai pensé devoir user avec ménagement de l’une et de l’autre méthode ; j’ai employé ou j’ai cru employer le moins de mots possible pour rendre le sens complet ; mais je crains que mes forces ne m’aient trahi et que je m’attire par là les reproches des deux écoles que j’ai tenté de concilier dans cet humble essai.

A.-L.-M. NICOLAS.

  1. M. Anatole France exprime avec tant de précision les idées que je tâche d’indiquer ici, que je ne puis m’empêcher de citer ce passage du Jardin d’Épicure : « Quand on lit un livre, on le lit comme on veut, on en lit ou plutôt on y lit ce qu’on veut. Le livre laisse tout à faire à l’imagination. Aussi les esprits rudes et communs n’y prennent-ils, pour la plupart, qu’un pâle et froid plaisir. Le théâtre, au contraire, fait tout voir et dispense de rien imaginer. C’est pourquoi il contente le plus grand nombre. C’est aussi pourquoi il plaît médiocrement aux esprits rêveurs et méditatifs. Ceux-là n’aiment les idées que pour le prolongement qu’ils leur donnent et pour l’écho mélodieux qu’elles éveillent en eux-mêmes. Ils n’ont que faire dans un théâtre et préfèrent au plaisir passif du spectacle le plaisir actif de la lecture. Qu’est-ce qu’un livre ? Une suite de petits signes. Rien de plus. C’est au lecteur à tirer lui-même les formes, les couleurs et les sentiments auxquels ces signes correspondent. Il dépendra de lui que ce livre soit terne ou brillant, ardent ou glacé. Je dirai, si vous préférez, que chaque mot d’un livre est un doigt mystérieux, qui effleure une fibre de notre cerveau comme la corde d’une harpe éveille ainsi une note dans notre âme sonore. En vain, la main de l’artiste sera inspirée et savante. Le son qu’elle rendra dépend de la qualité de nos cordes intimes. »