Quelques enseignemens de la guerre sud-africaine

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QUELQUES ENSEIGNEMENS
DE LA
GUERRE SUD-AFRICAINE
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La guerre sud-africaine comporte-t-elle des enseignemens dont les armées continentales peuvent tirer profit ?

Certains professeurs d’art militaire le nient, et particulièrement ceux qui, voyant dans l’histoire des campagnes napoléoniennes l’évangile de la science stratégique et même tactique, s’obstinent à vouloir appliquer avec les armes nouvelles les procédés d’autrefois. C’est ainsi que, dans la plupart des grandes manœuvres européennes, on voit encore, après une préparation par le feu plus ou moins longue, des attaques dites « décisives » exécutées par des infanteries en masses compactes, dirigées droit sur l’adversaire, au son des musiques et des tambours battant la charge. Décisives ? Certes : depuis le 18 août 1870, ces sortes d’attaques l’ont été pour les troupes qui les ont tentées. Sans exception, elles se sont terminées par de sanglans désastres.

Mais les desservans du culte impérial n’admettent pas les transformations. Ils préconisent la guerre de masses du commencement du siècle, et, soutenus par le particularisme des armes spéciales, qui tendent à chercher dans de lourds groupemens l’accroissement de leur puissance, ils méconnaissent de parti pris le principe posé par le maître : « Une armée doit changer de tactique tous les dix ans. »

Ce sentiment de résistance au progrès existe surtout dans les armées datant de plusieurs siècles. Les méthodes anciennes sont des legs sacrés que chacun se croit le devoir de transmettre intacts. La Prusse, à Iéna, en a subi les conséquences. Au début de la Révolution, l’art militaire se réduisait partout à une copie servile des procédés de Frédéric. Cependant la puissance du fusil manié par le tirailleur constituait un facteur qui venait d’apparaître. Frédéric ne l’avait pas utilisé, car, de son temps, le feu comptait pour peu de chose. L’arme blanche décidait. L’armée prussienne, comme l’armée française, voyait dans ses manœuvres le secret de la victoire et n’envisageait aucun changement.

Une élite d’officiers, tels que Bourcet et le baron du Theil, professeur de Bonaparte à Auxonne, préparaient cependant la tactique de la Révolution, qui remplaça celle de Guibert et de Gribeauval. Mais combien fut laborieuse l’évolution ! Les patientes recherches du XVIIIe siècle, faites pour déterminer les conséquences tactiques de l’emploi du feu, seraient probablement restées dans l’ombre longtemps encore sans Napoléon. Son génie en avait saisi l’importance. En face de l’école prussienne, figée dans sa doctrine, il se servit du feu pour aveugler l’adversaire et l’immobiliser pendant le temps nécessaire à la préparation de l’acte décisif : le choc.

Les batailles foudroyantes de l’Empereur ont amené les armées du XIXe siècle à prendre modèle sur ses méthodes, de même que celles de Frédéric avaient été imitées à la fin du XVIIIe siècle.

Mais l’engouement aveugle pour le passé peut conduire aux fautes qui ont précipité l’armée prussienne dans les désastres de 1806. Comme tout ce qui nous entoure, l’art de la guerre est en perpétuelle évolution. Ce n’est pas une science fixe, susceptible d’être complètement étudiée dans le passé. Un génie comme Annibal ou Napoléon donne son empreinte à la science militaire de son époque et la porte au plus haut degré de perfection qu’elle peut alors atteindre. Il montre des exemples admirables des dispositions qui conviennent aux institutions et aux moyens de son temps, rien de plus. Il est donc inutile de vouloir les imiter, aujourd’hui que nos instrumens de guerre diffèrent absolument des siens. L’art de la guerre est simple et tout d’application, a-t-il été dit : l’application ne doit-elle pas être conforme aux moyens dont on dispose et varier avec eux ?

L’histoire militaire montre que les évolutions de cet ordre se réalisent difficilement pendant les périodes de paix, à moins que des indications expérimentales ne viennent mettre en lumière des faits nouveaux. C’est alors une fortune heureuse pour les armées spectatrices du conflit.

La guerre sud-africaine contient à cet égard des enseignemens nombreux. Évidemment, les conditions où elle s’est déroulée sont trop spéciales pour permettre d’en déduire des solutions définitives. Toutefois, elle montre nettement l’insuffisance des moyens employés jusqu’à ce jour dans le combat.

Le but de ce travail ne sera donc pas d’en conclure la tactique de l’avenir, car, dans son ensemble, celle-ci dépendra plus encore de l’état moral de la nation au début de la guerre et de l’énergie individuelle du soldat, que de la puissance de l’armement. Ce dernier n’en est pas moins un facteur très important, dont il serait dangereux de ne pas avoir prévu les effets.

En analysant les conditions nouvelles du combat, il devient possible de se rendre compte de ses exigences et de donner dès lors à l’instruction des troupes une base expérimentale. Le feu des armes à tir rapide et sans fumée a forcé les Anglais à l’abandon total de leurs anciens procédés. Une tactique nouvelle, complètement différente de celle actuellement appliquée dans la plupart des armées européennes, s’est improvisée et par la suite s’est imposée. Mais au prix de quels sacrifices ?

L’armée qui saura profiter de l’expérience acquise par deux années de sanglantes leçons en évitera de semblables.

N’insistons pas davantage. Ne cherchons pas à copier, et réfléchissons sur l’évolution tactique de l’armée anglaise.

Mais, avant tout, il faut faire justice de critiques, parfois malveillantes, qui, sur le continent, ont été adressées au commandement anglais et à ses troupes.

Sans s’arrêter à l’examen des dispositions stratégiques, ce qui sortirait du cadre de cette étude, il y a lieu de remarquer qu’il est toujours aisé de trouver un côté faible à toute opération. Trop souvent d’ailleurs on oublie que la politique exerce une action parfois prépondérante et funeste sur les mouvemens des armées. Mais, dans le domaine tactique, le jugement s’établit sur des faits que chacun peut vérifier. Dès lors on est en droit d’affirmer que l’histoire de cette guerre s’écrira au grand honneur du corps d’officiers de l’armée régulière anglaise.

Dans toutes les affaires, il a prodigué son sang avec une générosité à laquelle il faut rendre hommage.

Quant aux troupes, celles qui ont fait la campagne de 1899 et de 1900 étaient excellentes. Elles ont montré un moral parfait. Il est presque partout admis et répété de confiance que les troupes anglaises ne sont capables d’efforts que si elles sont bien et copieusement nourries. Les remarquables opérations de lord Roberts ont donné la preuve que cette appréciation n’est pas justifiée. Commencées le 8 février 1900, elles ont amené, en quelques semaines, grâce à la résistance des troupes aux souffrances de la faim et de la fatigue, la levée des sièges de Kimberley (15 février) et de Ladysmith (1er mars), la reddition du général Kronje (27 février), des capitales Bloemfontein (13 mars), Johannesburg (31 mai), Pretoria (6 juin), ainsi que l’occupation du réseau ferré des deux Républiques. Ces opérations se sont déroulées sur un parcours de plus de 600 kilomètres, dans un pays dénué de ressources. Aussi les privations ont-elles été grandes. À peine entrée dans l’Orange, l’armée a été mise à demi-ration. Le 16 février 1900, à Watervaal Drift, au début des mouvemens, les Boers avaient enlevé un convoi de 200 voitures portant quatre jours de vivres. Cet événement était grave. Il ne restait à ce moment que deux jours de vivres sur les hommes et sur les voitures régimentaires. Le moindre arrêt permettait au général Kronje d’échapper. Or, l’armée s’avançait en pays désert, n’ayant plus de chemin de fer à sa portée immédiate. Malgré cette situation critique, lord Roberts n’arrêta pas son mouvement. Il se contenta de prescrire que les rations seraient dédoublées. Les 6e et 9e divisions, qui combattirent à Paardeberg le 18 février, consommèrent ce soir-là leur dernière demi-ration. La suite n’a-t-elle pas prouvé que le maréchal avait eu raison d’avoir pleine confiance dans l’énergie de ses troupes ?

Souvent ces privations durèrent longtemps. Pendant la marche sur Bloemfontein, le taux de la ration, réglé d’après les nécessités du mouvement, n’atteignit jamais les fixations réglementaires ; quelquefois même, il fut au-dessous de la moitié. Cependant, jamais aucune plainte ne s’éleva. Les soldats trouvèrent dans leur moral les réserves d’énergie nécessaires pour traverser cette situation critique.

Les officiers, vivant avec leurs hommes, ayant, dès le début, partagé avec eux les ressources de leurs mess, ont donné l’exemple, et ils ont trouvé chez eux le dévouement attendu.

Somme toute, les troupes du début de la campagne ont toujours donné ce que leurs chefs ont demandé. Elles se sont montrées endurantes, énergiques et braves, et si, dans bien des affaires, elles n’ont pas été plus heureuses, il faut en chercher la cause non pas dans un manque de valeur, mais bien dans l’emploi de procédés de combat surannés.

Ce fait fut reconnu trop tard. Il avait déjà causé la mort de leur élite, et celle-ci n’a pas pu se remplacer.

Pour se rendre compte de l’évolution tactique dès maintenant acquise, il est nécessaire d’indiquer d’abord les procédés de combat de l’adversaire.


I

Tout a été dit sur la nature, le caractère, le mode d’existence des Boers. La vie rurale sur de vastes espaces parcourus à cheval dès l’enfance la carabine à la main, la chasse, et surtout de nombreuses guerres contre les Cafres, les avaient particulièrement préparés. La manière dont ils ont utilisé leurs aptitudes est moins connue. Les renseignemens qui suivent résument les parties concordantes des rapports d’officiers de différentes nations ayant vécu et combattu avec les commandos.

Dans ces groupemens, dont le district territorial est la base, il n’existe pas d’autre discipline que celle qui résulte de la volonté de chacun. L’effectif des présens varie sans cesse. Ceux qui éprouvent le besoin de rentrer chez eux quittent le commando, quelquefois même sans prévenir le chef qu’ils se sont donné, sauf à revenir quelques jours après, sans autre formalité.

Mais, il faut d’abord rappeler que les Boers avaient déjà fait la guerre aux Anglais. Le Transvaal, annexé par l’Angleterre le 12 avril 1877, s’était révolté le 16 décembre 1880. L’indépendance de la République fut proclamée et l’insurrection devint générale. Les forces anglaises, très peu nombreuses, subirent une série d’échecs tels que celui du 20 décembre, à Bronkhorspruit, près de Middelbourg, où deux compagnies du 94e d’infanterie durent se rendre, laissant sur le terrain 56 tués et 83 blessés. Cinq cents Boers avaient pris part au combat ; leurs pertes étaient de 1 tué et 5 blessés.

L’Angleterre envoya des renforts pour sauver les garnisons investies. Le général sir Pommeroy Colley n’attendit pas l’arrivée de toutes ses troupes, et, le 26 janvier 1881, il se porta de New-Castle sur Laings-nek, où les Boers avaient pris position. Le 28, il attaquait, avec deux bataillons d’infanterie, un détachement de marins, 170 cavaliers et 6 pièces, d’après les méthodes tactiques en usage. Action préparatoire de l’artillerie, engagement de la cavalerie sur l’aile, attaque de front de l’infanterie, charge à la baïonnette : toutes les phases du règlement. Le résultat fut déplorable. En quelques secondes, la cavalerie, après avoir eu 17 hommes tués ou blessés, 32 chevaux atteints, avait dû s’éloigner. Le 58e, qui s’était conduit avec la plus grande bravoure, et était arrivé jusqu’à 30 mètres des Boers, avait dû se replier, ayant perdu 7 officiers et 76 hommes tués, 2 officiers et 111 hommes blessés.

Le 8 février 1881, à Schain-Hoogte, nouvel échec : le général Colley perd 5 officiers, 66 hommes tués et 136 blessés. Enfin, le 27 février, avait lieu l’affaire célèbre d’Amajuba-Hill, que les Anglais ont encore à cœur. Elle leur a, en effet, coûté le Transvaal, en mettant fin à cette première guerre.

Ce combat était très important par lui-même, car il révélait chez les Boers des procédés d’attaque spéciaux. Les Anglais, n’en ayant tenu aucun compte à cette époque, ont subi de ce fait, en 1899-1900, des échecs répétés. Quelques détails le feront ressortir.

Le col de Laings-nek, où passe le chemin de fer de New-Castle à Volkspruit, était gardé par les Boers, qui avaient négligé d’occuper la hauteur d’Amajuba-Hill, située à 3 ou 4 kilomètres dans l’Ouest et dominant le pays. Le général Colley, profitant de cette faute, portait, dans la nuit du 26 au 27 février, sur le petit plateau du sommet, trois compagnies du 58e, une du 60e, trois du 92e et 64 marins, gardant, comme repli, une compagnie du 92e et 140 hommes. Après de pénibles efforts, les troupes atteignirent le plateau, mais, au lieu d’en tenir les pentes, elles s’installèrent sur un piton qui dominait le camp des Boers, convaincues que ceux-ci abandonneraient leur position dès qu’ils verraient les hauteurs occupées.

Ce fut le contraire qui arriva. Les Boers, apercevant les Anglais sur le sommet, se résolurent aussitôt à les attaquer. 150 volontaires commencèrent à gravir les pentes par les côtés les plus raides, en se défilant au milieu des broussailles et des rochers. Un second détachement d’hommes plus âgés, tous excellens tireurs, suivait à une certaine distance, faisant feu sur tout ce qui se montrait sur le bord du plateau. Un troisième détachement en avait fait le tour et l’attaquait à revers. Pendant ce temps, les deux premiers s’avançaient par échelons, l’un appuyant de son feu le bond exécuté par l’autre.

Dès que les Anglais se découvraient sur la crête, ils étaient frappés. Alors, leur ligne fléchit, les hommes en réserve furent portés en avant ; ils durent reculer malgré les efforts de leurs officiers. Soudain, ils furent pris en flanc par le feu venant d’un piton rocheux qu’ils n’avaient pas occupé et qu’un détachement boer avait gravi. Un instant après, il en était de même sur l’autre flanc. À ce moment, les Boers tiraient dans le dos des hommes couchés. Le général Colley fut tué ainsi que 50 hommes. Le reste fut blessé ou pris. Les Boers, grâce à leur tactique, n’avaient eu qu’un tué et 6 blessés.

Ces résultats remarquables furent naturellement commentés, mais seulement au point de vue des fautes du commandement anglais. On ne voulut pas encore croire à une évolution dans les procédés de combat, et les troupes engagées en 1899-1900 firent usage de leur ancienne tactique. Elle leur coûta cher.

Un autre côté important de cette campagne de 1881 fut que les Boers prirent sur les Anglais une supériorité morale considérable. Leur tir précis, qu’un grand sang-froid rend toujours efficace, en faisait les adversaires redoutés pour des troupes exposées au feu dans des formations serrées réglementaires et qui n’utilisaient pas suffisamment le terrain pour dérober leur marche.

C’est dans ces dispositions morales que la déclaration de guerre, au 6 octobre 1899, trouva les deux partis.

Ce sont leurs qualités de chasseurs qui ont le mieux servi les Boers. Au point de vue européen, leur instruction militaire était à peu près nulle, sauf pour une partie de l’artillerie et quelques troupes de police, entretenues en tout temps. Mais, n’étant pas embarrassés par le lourd bagage des vieilles formules, sachant tenir la campagne et tirer juste, ils ont résolu les questions avec leur bon sens et, la plupart du temps, avec intelligence. Ainsi, en ce qui concerne la fortification de campagne, ils se sont servis de tracés et de profils nouveaux, abritant fort bien du tir fusant des obus à balles ainsi que des obus torpilles. Pendant de longs mois, ils en ont fait grand usage. Leur guerre, offensive au point de vue stratégique, a été tactiquement défensive. Dans les sièges, ils se sont contentés d’envelopper d’ouvrages les villes qu’ils attaquaient et de défendre des tranchées pour s’opposer aux tentatives de secours. Ce n’est qu’au bout d’un an que les commandos aguerris sont sortis de leur défensive passive, pour faire cette guerre de partisans, toute de mouvement. de surprises et d’attaques, qui durait hier encore et leur a valu des succès.

Dans l’attaque aussi bien que dans la défense, les Boers n’ont pas employé d’autre méthode que celle de l’affaire d’Amajuba-Hill, c’est-à-dire le déploiement d’une certaine quantité de groupes de fusils, sans soutiens ni réserves, occupant les saillans avec de larges intervalles. Lorsque, par exception, des renforts étaient envoyés, ils prolongeaient à droite et à gauche la ligne de feu déjà déployée. Pour parer aux attaques de flanc, ils dégarnissaient une partie du front, et des fractions se portaient rapidement à l’aile menacée. De tels mouvemens ne sont possibles que grâce aux chevaux maintenus par petits groupes près des tireurs.

Dans les arrêts prolongés, les chevaux sont entravés « à la rime, » mode spécial qui leur permet de se mouvoir lentement et de paître. La tête est réunie à un des membres antérieurs par une longe attachée assez court au-dessus du genou. Si, pour une raison quelconque, telle qu’une alerte, les chevaux doivent être rapidement réunis, un cavalier, monté sur le premier animal rencontré, les rassemble en galopant de plus en plus près autour d’eux et les amène ensuite où il faut en les poussant devant lui.

Pendant le combat, les Boers se contentent de laisser traîner la bride sur le sol, comme notre cavalerie arabe ; le cheval ne bouge plus, et son maître le retrouve où il l’a laissé.

Depuis le commencement des opérations jusqu’au 2 juin 1900, date à laquelle, dans un conseil tenu à Macnadodorp, le gouvernement des deux Républiques décida, par la voix de M. Reitz, secrétaire d’Etat, que la guerre devait prendre le caractère d’une guerre de partisans, les Boers se sont presque toujours bornés à défendre des positions. Quelques rares attaques, cependant heureuses, ne les avaient pas encore déterminés a l’offensive. Leur défensive se servait surtout de tranchées, creusées soit à flanc de coteau, soit au pied des pentes, et occupées par leurs meilleurs tireurs. Les crêtes, généralement parsemées de blocs de rochers donnant de bons abris, n’étaient tenues que par quelques fusils tirant de la poudre noire produisant de la fumée afin d’attirer l’attention et le feu de l’adversaire. Lorsque les Anglais, marchant sur ce but bien visible, s’étaient suffisamment rapprochés des tranchées basses, celles-ci entraient brusquement en action et faisaient subir en quelques instans de lourdes pertes. Même à petite distance, ces tranchées étaient invisibles. Lorsque, à la nuit tombante, les coups de feu pouvaient se voir, la lueur, disent les témoins, semblait sortir de terre. Ces tranchées formaient souvent deux et même trois lignes se commandant entre elles. Dans ce cas, des communications défilées étaient ménagées de l’une à l’autre. Leur développement était beaucoup plus grand que ne le comportait l’effectif qui devait les occuper et différens tracés répondaient à plusieurs hypothèses d’attaques. Elles n’étaient pas occupées simultanément, mais partiellement, et d’après les besoins du moment. Ces travaux considérables, rapidement exécutés, ne s’expliquent que par la main-d’œuvre indigène. Les Boers n’aiment pas à fouiller le sol. Dans leurs camps (laagers), se trouvent de nombreux serviteurs et conducteurs noirs. Ils traitent les Cafres comme autrefois Israël les Amalécites. Ils les ont vaincus et attachés à leurs fermes. Le fouet, et au besoin le revolver, assurent les bonnes volontés.

De même que pour la mousqueterie, un grand nombre d’emplacemens de pièces étaient préparés. Les Boers, ayant peu d’artillerie, la faisaient ordinairement agir par unité. C’étaient quatre pièces de position du Creusot, du calibre de 155 millimètres, appelées Long-Toms, en raison de leur grande portée, et pour lesquelles les Boers avaient un engouement presque superstitieux, un petit nombre (18) de pièces de campagne de 75 millimètres de Krupp, du Creusot et autres types, enfin des engins nouveaux : les canons automatiques de 37 millimètres, vulgairement appelés « poms-poms, » qui leur avaient été vendus par la maison Wickers et Maxim de Londres.

Ce canon, employé pour la première fois, tire un petit obus percutant de 400 grammes (poids minimum fixé par la convention de Saint-Pétersbourg pour les projectiles explosibles). Les cartouches sont montées sur une lanière de toile qui s’engage dans la culasse. Le départ de chaque coup fait mouvoir un mécanisme qui éjecte l’étui vide, charge l'arme et fait partir le coup suivant à la volonté du pointeur. Cette arme peut envoyer plus de 100 obus en une minute. Les points de chute sont facilement observables jusqu’à 3000 mètres. Le réglage est rapide. Le pointeur, après un premier coup court, allonge son tir aussi sûrement qu’il le ferait avec la lance d’une pompe, si bien que les obus paraissent, sur le sol, courir les uns après les autres ; il suffit de les arrêter au but.

L’effet moral des canons automatiques a été considérable. Aussi les Anglais ont-ils dû s’en procurer à leur tour. Ils ont reçu les premiers le 26 février, la veille de la reddition du général Kronje à Paardeberg, et, depuis, ces canons font partie du matériel normal de l’artillerie.

À cette artillerie du Transvaal il faut ajouter celle de l’Etat d’Orange, comprenant 14 Krupp et quelques mitrailleuses.

Dans les plus grandes affaires, les Boers n’ont pu guère mettre en ligne que 8 à 10 pièces de ces différens modèles. Elles étaient généralement bien masquées et protégées, de sorte que, malgré une supériorité numérique écrasante, les batteries anglaises n’arrivaient que rarement à les dominer. La dispersion de cette artillerie était systématique. D’ailleurs, chaque commando tenait à avoir son canon. Les pièces se déplaçaient pour ouvrir le feu derrière un autre abri, dès que leur personnel voyait que l’adversaire avait trouvé la distance.

A peu d’exceptions près, les Boers n’ont pas employé de tranchées continues, mais bien des élémens de 10 à 20 mètres de longueur, sinueux et séparés par des intervalles de 5 à 6 mètres. Vus de haut, ils donnent l’impression de tronçons disjoints d’un long reptile. Ces morceaux de tranchées ne se ressemblent ni comme longueur ni comme organisation, ayant toutefois le caractère général de tranchées très profondes, étroites à l’ouverture, larges dans le fond. L’excavation a la forme de silo ou de jarre, les deux parois internes formant par leur obliquité un abri pour la tête contre les éclatemens des obus fusans. Les sinuosités, ainsi que la position en saillie ou en retrait des élémens les uns par rapport aux autres, empêchent le tir d’enfilade. Les coudes de certaines tranchées donnent en outre des flanquemens obliques sur la ligne générale.

Les tranchées du général Kronje à Paardeberg étaient garnies de créneaux ménagés dans l’épaisseur du parapet et formés de sacs à terre ou de feuilles de tôle ondulée qu’on trouve en quantité dans le Sud-Africain.

Outre ses armes et ses munitions, chaque tireur avait dans la tranchée les objets nécessaires à son existence : vivres, couchage, cuisine, moyens de pansement. Ces tranchées étaient sûres, mais il était difficile d’en sortir.

Souvent, à 100 ou 200 mètres en avant des tranchées, se trouvaient des réseaux de fils de fer barbelé. Les clôtures des parcs à bestiaux en fournissaient presque partout.

Pour éviter l’enveloppement, les Boers donnent au front de combat des dimensions extraordinaires par rapport aux effectifs. Ils ont montré dans la défense de ces fronts une grande ténacité, même lorsque des parties faiblement occupées étaient attaquées par des forces anglaises considérables. Ayant devant eux des champs de tir découverts, ils faisaient surtout usage du feu rapide ouvert à courte distance. Ils attachent une importance telle à ce procédé qu’il n’a pas été rare de les voir s’établir sur les contre-pentes, c’est-à-dire sur la pente du côté opposé à l’ennemi, pour s’assurer un glacis de 400 à 500 mètres.

Ce système a réussi tant que les Anglais n’ont pas manœuvré pour déborder les ailes. Mais, dès que l’un des flancs du déploiement était pris à revers, d’invraisemblables débâcles se produisaient. Sans ordres, sans prévenir, les commandos couraient à leurs chevaux et se sauvaient. Les débandades ne s’arrêtaient qu’au contact des convois laissés en arrière. Cependant, si les Anglais pressaient trop, quelques groupes de fusils, faisant arrière-garde, maintenaient l’adversaire à distance.

A partir du 29 juin 1900, la guerre de partisans, vigoureusement commencée par Dewel, amène un changement dans la tactique des Boers. Ils ont pris confiance et ils attaquent. Les commandos se déplacent rapidement pendant la nuit. Les chevaux marchent à une sorte d’amble (tribbler) qui permet de parcourir 8 kilomètres à l’heure, pendant plusieurs heures de suite. Les cavaliers ont sur leurs chevaux une couverture, un sac en toile plein d’eau, une petite provision de bell-tong (viande séchée) et, en bandoulière, les cartouches. Avant le jour, ils s’arrêtent dans un pli de terrain, se, couvrent avec des vedettes à pied placées à l’abri des vues et qui ne bougent pas de toute la journée, tandis que les chevaux broutent et que les hommes se reposent pour ne repartir que la nuit. Le pays paraît donc vide et les reconnaissances de l’adversaire peuvent passer près de forts rassemblemens sans les soupçonner.

Lorsque l’action est résolue, les commandos se partagent en groupes dont la force varie d’après le rôle qui leur est attribué. C’est ainsi que, le 16 juillet, 900 Boers se sont partagés en sept groupes pour attaquer, sur un front de près de 20 kilomètres, une série de postes tenus par 4 000 Australiens-Canadiens et autres coloniaux. Les groupes se portent d’abord derrière un abri, mettent pied à terre et y laissent leurs chevaux. Les tirailleurs vont, en rampant, occuper les positions d’approche. Les chevaux sont amenés derrière chacune d’elles, au fur et à mesure de leur occupation. En général, ils profitent de la nuit pour s’approcher jusqu’à la portée la plus efficace du fusil, c’est-à-dire jusqu’à 400 mètres et même 300 mètres de l’adversaire. De jour, ils n’avancent que sur les points où le terrain présente des cheminemens défilés. Dans les parties découvertes, on ne met personne, de sorte que les attaques sont souvent très écartées les unes des autres. Chacune d’elles se subdivise à sa guise pour éviter les espaces battus et utiliser les couverts. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à faire de grands détours pour éviter les zones dangereuses et aiment mieux s’entasser derrière les abris que de cheminer à découvert. Comme il est impossible d’éviter complètement les zones battues, celles-ci sont franchies par petites fractions de trois à six hommes, ou même homme par homme, au moyen de bonds très courts de 10 à 20 pas. Le feu des Anglais arrivait toujours trop tard pour s’opposer à ces bonds.

Tant que les Boers espèrent pouvoir avancer sans être vus, ils ne tirent pas. A partir de 600 à 700 mètres, lorsqu’ils sont signalés, ils appuient leur marche par un feu ininterrompu de tout petits groupes, qui, alternativement, tirent et rampent quelques pas. Moins il y a d’abris, plus on est près de l’ennemi, plus les groupes de tireurs sont réduits et plus l’amplitude de leurs mouvemens en rampant est restreinte. Les chefs ne dirigent rien. Chaque groupe avance ainsi, tant que le terrain le permet, ou reste couché quand les abris font défaut. De cette façon, les attaques se rapprochent très inégalement de l’adversaire. Dans les derniers momens, l’attaque des Boers prend donc, en terrain découvert, le caractère d’un combat de feux de pied ferme, tandis qu’en terrain couvert, les Boers arrivent en rampant jusqu’à 50 mètres de l’ennemi. Avec ces procédés, dans les circonstances où le terrain a favorisé leur marche, et quand ils ont pu attaquer de plusieurs côtés à la fois, les Boers ont eu des succès écrasans. Rampant de plus en plus près, en entretenant un tir continu et d’intensité progressive, ils obtiennent, malgré la disproportion énorme des effectifs en présence, une supériorité de plus en plus grande. Sur leur ligue de défense, les Anglais ne peuvent plus lever la tête, et les fractions en arrière sont accablées par ce feu, sans pouvoir se porter en avant.

Les fronts énormes sur lesquels les Boers mènent leurs at-taques ont essentiellement pour but l’utilisation du terrain pour les cheminemens à couvert et l’action concentrique du feu sur les points de la ligne de combat de l’adversaire où peut se présenter soit un saillant, soit une sinuosité. Ils en profitent alors pour assaillir un de ces points de plusieurs côtés à la fois et l’accabler. C’est au moyen de ces enveloppemens à grande distance, puis par ces rapprochemens continus et par des marches rampantes, que les Boers arrivent à mettre hors de combat et à faire capituler des troupes bien pourvues d’artillerie et d’un effectif très supérieur au leur.

En tant que cavalerie, les Boers agissent comme les dragons français sous Louis XIV. Dans les poursuites, ils se sont montrés des maîtres. Ils longent latéralement, au galop, les colonnes de l’adversaire, mettent pied à terre aux endroits favorables, les écrasent de leur feu, mais ne les chargent pas.

Souvent les Anglais ont été aussi démoralisés que s’ils avaient subi une charge heureuse. Ils font de grosses pertes, et les Boers aucune. Les tentatives des Anglais soit pour charger dans les poursuites, soit pour se dégager, ont toujours échoué. Non seulement les Boers ne se sont pas donné la peine de se grouper pour recevoir les charges en plein champ, mais ils ont attaqué la cavalerie anglaise en se portant au-devant d’elle à cheval jusqu’à 600 ou 500 mètres, sautant à terre et ouvrant le feu. La cavalerie anglaise a toujours été impuissante contre ce mode d’attaque.

Pour fouiller les endroits suspects, les Boers forment des groupes de 25 à 30 hommes, qui s’approchent dispersés et se cachent dès qu’ils arrivent à portée efficace du fusil. Les hommes, pied à terre, se glissent ensuite inaperçus de plusieurs côtés à la fois pour reconnaître.

La mobilité des Boers a souvent été invoquée par les Anglais pour expliquer certaines défaites. Elle a été exagérée. Depuis le commencement des opérations jusqu’au moment où la guerre de partisans est devenue un système, les Boers avaient des convois encore plus lourds que ceux des Anglais. Leurs wagons, traînés par des bœufs, contenaient parfois une partie de leur famille. Ils avaient, il est vrai, la précaution de les faire camper fort en arrière des lignes qu’ils voulaient défendre, mais, dans les retraites multipliées et les débâcles de 1900, on peut s’étonner que les Anglais n’aient pas tout pris. La cavalerie, l’infanterie montée, ne manquaient cependant pas pour les poursuites ; mais le fusil de quelques Boers restés avec les wagons suffisait à tenir éloignée toute cavalerie, quelque brave qu’elle fût. Les poursuites ne se firent jamais qu’avec des obus et ne produisirent guère d’effet.

Cependant quel n’était pas le désordre ! Il existait non seulement dans les camps des combattans, mais jusque parmi le personnel gouvernemental. Le 2 juin 1900, une fraction du gouvernement des deux Républiques s’était transportée à Machadodorp. Elle comprenait le président Krüger, le secrétaire d’État, M. Reitz, le sous-secrétaire d’État chargé des Affaires étrangères, M. Grobler, le sous-secrétaire d’Etat des Finances et celui de la Justice. Vu la difficulté que trouvaient ces personnages à se loger dans les quelques masures qui constituent Machadodorp, ils étaient restés dans leurs wagons. Le président Krüger avait son wagon particulier, assez confortable, encadré entre un car servant de cuisine, un autre aménagé en bureau télégraphique, et un truc portant une voiture spéciale destinée au voyage par terre. Son médecin, qui était en même temps son secrétaire et conseiller intime, ainsi que le chef de la police, habitait avec lui. Le secrétaire d’État et M. Grobler occupaient chacun un wagon de 1re classe, qu’ils partageaient avec certains fonctionnaires. Les autres avaient fait transformer des fourgons mis sur trucs. A côté de ces voitures, se trouvaient des wagons fermés, contenant 8 millions de livres en or, dont la plus grande partie en lingots, des munitions d’artillerie et d’infanterie, une imprimerie, enfin les cars des policiers veillant à la sûreté du gouvernement et de ses provisions. Le tout, d’ailleurs, entremêlé sur les voies de garage de la station, où ministres, munitions, boites de conserves, or et dynamite, se trouvaient pêle-mêle. Dans ce gouvernement sur rail, raconte un témoin, régnaient des façons marquant les mœurs démocratiques et très égalitaires du pays, et l’on voyait, par exemple, le secrétaire d’État faire queue à la porte de la salle à manger de l’auberge, entre un télégraphiste et un Boer quelconque.

On conçoit que des officiers étrangers, assistant à ce désordre et jugeant les événemens à ce point de vue, aient été convaincus du faible degré de résistance des deux républiques. La partie essentielle, l’âme des Boers, mélange extraordinaire de grands sentimens, d’inconscience et de bravoure, de générosité et d’insouciance, leur échappait. Aussi, dès la fin de 1900, la plupart des rapports ont-ils annoncé la fin prochaine de cette guerre. Elle s’est prolongée au-delà de toute prévision, justifiant ainsi la parole de Krüger : « La résistance des Boers étonnera le monde. »


II

En 1899, sous la direction de sir Mansfeld Clarke, actuellement quartier-maître général de l’armée, des grandes manœuvres avaient lieu au camp d’instruction de Salisbury-Plain. Elles précédaient seulement de quelques jours le départ de certaines troupes. Des généraux d’une valeur universellement reconnue assistaient à ces manœuvres.

On put y constater que les méthodes de combat étaient, à peu de chose près, celles en usage dans la plupart des armées européennes, avec un particularisme peut-être plus accentué de la cavalerie et de l’artillerie. Celle-ci avait une tendance à opérer en forts groupes soudés entre eux. La cavalerie manœuvrait en masses. Les attaques de nuit étaient en faveur. Les régimens avaient le plus bel aspect ; le matériel était d’une exceptionnelle qualité.

Quelques jours après, à Talana-Hill, le 20 octobre 1899, les procédés de combat en usage subissaient l’épreuve du champ de bataille. Le général Symons, disposant de quatre bataillons d’infanterie, trois batteries, un régiment de cavalerie et une partie de la police du Natal, 4 500 hommes environ, avait établi son camp à l’ouest et près de la petite ville de Dundee. A 4 500 mètres, à portée de canon au nord-est, se trouve une ligne de hauteurs, Talana-Hill, Impati-Mount, dont la ville est séparée par un ravin (donga) assez profond. Le général Symons se couvrait dans la direction de l’ennemi par des avant-postes placés sur ces hauteurs. Les mouvemens des Boers qui débouchaient dans le Natal étaient connus dès le 14. Glencoe avait été évacué le 18. Cependant, dans la nuit du 19 au 20, aucune disposition spéciale n’était prise, en vue de l’arrivée imminente de l’adversaire.

Les troupes campées, ainsi couvertes à près de 5 kilomètres, se croyaient en sûreté. Elles ne tenaient pas compte de ce fait qu’une ligne d’avant-postes, quoique bien placée, est surprise toutes les fois qu’elle est attaquée dans sa formation de sûreté. C’est pour ce motif que le maréchal Bugeaud organisait son système d’embuscades, qui permettait de transformer à temps la ligne d’avant-postes en ligne de combat.

Les avant-postes, attaqués en force à trois heures et demie du matin, furent naturellement refoulés par le général Lucas Meyer, qui disposait de 3 500 hommes et 5 canons de campagne à tir accéléré.

Les Boers établirent aussitôt leur artillerie et ouvrirent le feu sur le camp à 4 500 mètres. La surprise y fut complète. Lorsque les obus éclatèrent au milieu des tentes, les soldats venaient de passer la revue habituelle et s’occupaient aux corvées et à la préparation du repas du matin. Sous cette canonnade, les troupes firent preuve du plus grand sang-froid. Elles s’équipèrent, prirent les armes et se formèrent. L’artillerie se mit aussitôt en batterie.

Cet exemple ne suffit-il pas à prouver aux plus incrédules la remarquable solidité des troupes du début de la campagne ? La suite de l’affaire achève de la montrer.

L’action commença et se déroula d’après les principes réglementaires. Combat d’artillerie, 3 batteries groupées à droite contre les 5 pièces boers, action des 3 bataillons au centre, un bataillon en réserve. La cavalerie, à gauche, doit agir sur le flanc. Après une heure et demie de canonnade, le général Symons lance ses trois bataillons à l’attaque. Le 2e bataillon des Royal Dublin-fusiliers débouche le premier. Il a formé une forte chaîne de tirailleurs, suivie à 200 mètres par des soutiens et plus en arrière par une réserve. Les deux autres bataillons (un bataillon des Kings Royal-Rifles et un des Royal Irish-fusiliers) progressent dans le même ordre et se portent à hauteur des Dublin-fusiliers. L’artillerie ne tarde pas à appuyer l’infanterie et se porte en avant avec elle.

Les troupes se comportent avec la plus remarquable bravoure et chassent l’ennemi des hauteurs. Mais elles n’ont eu affaire qu’à un rideau. Les Boers sont toujours au contact, et un de leurs corps manœuvre pour contre-attaquer. Le général Symons vient d’être mortellement blessé. Le général Yule prend le commandement. Pendant ce temps, la cavalerie, l’infanterie montée et les mitrailleuses, sous les ordres du lieutenant-colonel Maller, qui devaient agir sur le flanc droit de l’ennemi, avaient été entourées par les tirailleurs Boers et prises ; sauf deux escadrons du 18e hussards. Lancés sur les derrières, ils purent rejoindre les troupes en retraite. 10 officiers, 31 hommes tués, 20 officiers, 105 hommes blessés ; 9 officiers et 21 hommes prisonniers ou disparus : tel est le résultat. Les pertes des Boers ne sont que de 10 tués et 20 blessés.

Le 30 octobre, nouvelle expérience ; le général sir George White, commandant à Ladysmith environ 10 000 hommes dont 7600 d’excellentes troupes vigoureusement encadrées et 36 pièces, avait devant lui environ 14 000 Boers manœuvrant pour l’envelopper. Il décide d’enlever Long-Hill pour s’opposer à l’investissement. Afin de couper la retraite des Boers, qu’il ne doute pas de battre, puisqu’il peut attaquer avec ses forces réunies un des trois secteurs tenus par l’adversaire, le général White a envoyé dans la nuit un détachement important avec des troupes montées au-delà des hauteurs de Nicholson’s-Nek, sur les derrières de l’ennemi. L’action se développe selon les règles. Après une vigoureuse action de l’artillerie, l’infanterie forme ses lignes de tirailleurs, soutiens et réserves, et attaque : la cavalerie tourne une aile. L’opération, commencée à la pointe du jour, finit vers onze heures et demie par la retraite des troupes sur Ladysmith. Les Boers, d’ailleurs, ne l’inquiètent pas. Quant au détachement du lieutenant-colonel Carleton, envoyé sur Nicholson’s-Nek pour couper la retraite, et composé de deux bataillons d’infanterie, il a été enveloppé par les tirailleurs boers et, après un combat qui a duré depuis l’aube jusqu’à midi et demi, il a dû capituler sans conditions.

À cette époque, pour expliquer ces revers, il fut souvent répété que les Anglais avaient ignoré les forces et l’armement des Boers. C’est une erreur. En juin 1899, le service des renseignemens (Intelligence Division) avait rédigé une étude intitulée « Notes militaires sur les Républiques hollandaises du Sud de l’Afrique (Military notes on the dutch Republics of South Africa). » On y trouve les renseignemens les plus circonstanciés sur l’organisation, les forces et l’armement des Républiques. Le chiffre des combattans est même remarquablement près de la vérité (33 500 hommes au lieu de 30 000). La tactique des Boers est exactement décrite : en un mot, le gouvernement et l’armée étaient complètement renseignés. Il n’y eut de méprise que sur la valeur militaire de l’adversaire et sur la résistance qu’allait rencontrer l’offensive anglaise.

Le 15 mars 1901, lord Wolseley disait à la Chambre des lords : « J’avoue en toute franchise que, d’accord avec tous ceux qui ont émis une opinion sur cette question, j’ai estimé au-dessous de leur véritable valeur les qualités militaires individuelles des Boers. »

Mais personne ne voulait se rendre compte que le nouveau fusil à répétition, à poudre sans fumée, manié par des tireurs de sang-froid, avait une puissance insoupçonnée jusqu’alors. Pour s’en convaincre, il fallut d’autres revers. Aussi voit-on les mêmes procédés amener les mêmes défaites. Elles se produisirent le 23 novembre à Belmont, le 25 novembre à Euslin, le 29 novembre sur la Modder-River, où la division de lord Methuen, en marche pour débloquer Kimberley procède par attaques directes. L’infanterie se fixe sur l’objectif qui est en face d’elle, s’immobilise dans ses formations, et se fait détruire.

Plus tard, ce sont les désastres de Maggersfontein, Stromberg et Colenso. Les troupes se heurtent à l’ennemi sans avoir éclairé leur situation par un combat de reconnaissance. Elles emploient des formations profondes, formées de panneaux successifs qui recueillent tout le plomb envoyé par l’adversaire. A Colenso (16 décembre 1899), dans l’attaque de l’Ouest, la brigade d’infanterie se porte en avant en colonnes de masses. L’artillerie ouvre le feu à 4 000 mètres. L’infanterie s’avance avec un bataillon en première ligne déployée, les trois autres bataillons en réserve. Les trois compagnies de la brigade de tête (Dublin fusiliers) ont chacune un peloton en tirailleurs, les trois autres sont en soutien.

Derrière, suivent les trois autres bataillons, Connaught-Rangers, Inniskillings et Borders. Les Boers ont envoyé quelques obus, mais réservent leur feu de mousqueterie. Sans tirer, ils laissent approcher jusqu’à 1 200 mètres. Alors, ensemble, ils ouvrent le feu. Les Connaught-Rangers ont ordre de se déployer à droite des Dublin. Naturellement, sous cette violente fusillade, ils ne peuvent pas appuyer et vont se fondre dans les Dublin. Les Inniskilling, qui devaient marcher à la droite des Connaught, sont saisis par le feu et cloués en arrière. Les Borders ne peuvent plus avancer. L’affaire, commencée à 5 h. 40, est finie à 10 heures. Les troupes se replient. De nombreuses fractions ne peuvent même pas se retirer des abris. Elles y restent couchées, et, à la fin du combat, sont forcées de se rendre.

Au centre, les 2e et 6e brigades se comportent de la même manière. Le 2e bataillon West-Surrey et le 2e Devonshire sont en première ligne. Les autres troupes forment des soutiens et des réserves. Le front de combat a 900 mètres et la profondeur est de 1 500 à 2 000. Cet espace est ainsi parsemé de groupes compacts, qui, tantôt visibles, tantôt cachés, attirent le feu dès qu’ils sont en vue.

Ces attaques avancent jusqu’à 900 mètres des Boers et ne peuvent aller plus loin. L’artillerie s’est portée en avant, pour appuyer de près l’infanterie. Deux batteries conduites par le colonel Long veulent s’établir à 900 ou 1000 mètres de l’ennemi. En peu de temps, elles sont détruites. Le colonel Long est tué ; les attelages et les servans sont frappés. Sur douze pièces, dix sont abandonnées. Sur six compagnies envoyées pour les sauver, quatre sont forcées de reculer ; deux, avec le colonel Bullock, ne peuvent que s’abriter dans un plissement de terrain, où se sont déjà réfugiés les servans. A la fin de la journée, n’ayant pas pu en sortir, en raison de la fusillade, elles se rendent. A onze heures du matin, la droite et le centre sont en retraite. L’aile gauche y était depuis dix heures. Les troupes, qui ont beaucoup souffert, l’exécutent dans un ordre parfait, par échelons, comme à la manœuvre, ce qui augmente encore leurs pertes. Les Irish et les Scots de la brigade Barton s’y distinguèrent. Les pertes dépassent 1 300 hommes et 10 pièces, et les Boers n’ont eu qu’une trentaine d’hommes atteints.

Le 15 décembre 1899, à Maggersfontein, c’est pis encore. Lord Methuen fait exécuter à ses troupes une opération de nuit. C’est l’élite de l’armée anglaise, la garde et les Écossais qui, cette fois, vont donner.

A la célèbre Black-Watch a été réservé l’honneur d’attaquer la première. Elle se forme en colonne par compagnies en ligne déployée à six pas, comme au camp de Salisbury-Plain, et c’est dans cet ordre qu’elle arrive à 800 mètres des Boers ; puis, trouvant plus loin des réseaux de fil de fer, elle les franchit sans modifier sa formation. Le jour va se lever. Elle s’avance encore de 200 mètres sur un terrain uni et découvert, sans prendre d’autres dispositions, pour mieux garder la troupe en main, comme le recommande le règlement. Les patrouilles boers avaient cependant éventé l’attaque et la côtoyaient en rampant. Il est 4 h. 30. Le général Vanchope, qui commande la tête, est arrivé avec ses troupes à 400 mètres de la ligne ennemie. Il donne l’ordre de déployer et d’attaquer. Le mouvement commence à peine, lorsqu’un coup de feu, tiré de près par une patrouille boer, donne le signal. Une grêle de balles s’abat sur les troupes, les prenant de front et d’écharpe. En quelques secondes, le cinquième de l’effectif jonche le soi. « Grâce à la célérité de tir des fusils à chargeurs, écrit un témoin anglais, le feu sans interruption continue écrasant. » Les survivans se replient en désordre. Les officiers, en voulant se maintenir sur le terrain, succombent. Le général Vanchope est tué, les débris de la brigade se reforment péniblement en arrière. L’affaire a duré six minutes : 650 hommes, sur 3 600 engagés, sont restés sur le terrain.

L’artillerie anglaise se met en batterie et, couverte par les débris des Écossais, prépare le renouvellement de l’attaque par la garde. Il est 7 h. 30. Celle-ci entre en ligne ainsi que les Gordon-Highlanders, primitivement laissés au convoi, et appelés en toute hâte.

L’artillerie appuie de près l’attaque de l’infanterie. Les dispositions réglementaires sont, on le voit, exactement observées. Après une violente préparation par l’artillerie de campagne, appuyée par de grosses pièces de marine, qui tirent des projectiles à lyddite, les Gordon-Highlanders sont lancés à l’attaque. Ils sont décimés et ramenés sur leurs positions premières, où ils restent couchés tout le reste du jour, sans pouvoir avancer ni reculer.

Au son des cornemuses, la brigade écossaise avait pu être ralliée par petits groupes et placée en avant de l’artillerie pour la couvrir ; mais, vers deux heures, les Boers, qui avaient presque cessé le feu, l’ayant repris soudainement, les Écossais se replient. Les quelques officiers survivans essaient de les maintenir et se sacrifient ; mais, vers cinq heures et demie, les canons boers étant entrés en action, les débris de cette malheureuse brigade doivent se replier encore. On avait perdu 971 officiers et soldats ; les Boers, 200 hommes à peine.

A partir du 15 janvier, dans les affaires sur la haute Tugela, les procédés de combat commencent à se modifier. La nuit est utilisée pour les marches d’approche. Les troupes sont éclairées à grande distance. L’artillerie agit en échelons. Les pièces de campagne se portent en avant quand les grosses pièces de marine ont ouvert le feu.

Bien mieux, lord Methuen va maintenant employer le procédé indiqué par les Allemands comme pouvant être une des formes du combat de l’avenir. Les troupes mises en marche pendant la nuit règlent leur mouvement de manière à se trouver à la pointe du jour à pied d’œuvre des positions de l’adversaire, en formation d’attaque. Elles doivent profiter de l’obscurité pour franchir la zone de feu, et, dès qu’elles voient clair, donner l’assaut.

C’est ce qui fut fait, le 23 novembre, à Belmont. Le général Methuen exécute une marche d’approche de nuit de 8 kilomètres, puis forme les sept bataillons de son infanterie sur deux lignes de bataillons en colonne double. Chaque compagnie est en bataille sur deux rangs. L’infanterie est ainsi disposée pour l’attaque décisive. La marche s’effectue dans un ordre parfait et dans un silence absolu. A quatre heures du matin, le jour commence à poindre. Les troupes ne sont plus qu’à 300 mètres de l’ennemi, chez qui rien n’apparaît ; on croit même qu’il a fui, ou qu’il va être surpris. Elles arrivent à 250 mètres. Tout à coup la fusillade éclate. Une grêle de balles s’abat sur ces formations compactes. Mais ce sont les meilleures troupes du Royaume-Uni. Malgré les plus lourdes perles, et, après deux assauts repoussés, elles atteignent la ligne de défense, mais la trouvent dégarnie. En face d’elle, une nouvelle ligne s’est démasquée. Tout est à recommencer. Elles recommencent : cette deuxième ligne est enlevée. Derrière, il y en a une troisième. A huit heures, elle est prise. Les Boers se replient encore pour aller occuper une position plus loin. Il n’y a rien de fait. Les troupes exténuées retournent à leur camp de Belmont et, somme toute, le sacrifice de 20 officiers et 296 hommes tués ou blessés n’a produit aucun résultat. Les Boers n’ont pas 30 hommes hors de combat.

Le 20 janvier, à Venters-Spruit, le changement de tactique se dessine. On voit deux bataillons de la brigade Woodgate (1er bataillon des South-Lancashire et 2e bataillon de Lancaster) se porter en avant entièrement déployés en tirailleurs, tandis qu’une masse de six bataillons vient se placer dans un angle mort pour y attendre le signal de l’attaque décisive.

A 11 heures, ce signal est donné. Profitant des leçons précédentes, les bataillons de tête se forment en longues lignes minces et progressent par bonds. Ils arrivent jusqu’au plateau, qui forme un glacis de 900 mètres environ, et essaient d’y pénétrer. Mais là, après des pertes considérables, ils échouent. Ces troupes ne savent pas encore comment se peuvent mener les attaques.

Lord Roberts va indiquer une autre voie. L’évolution tactique s’achève. Elle aura pour théâtre l’État d’Orange. L’armée a été concentrée vers Modder-River et manœuvre d’abord contre le général Kronje. Elle est forte de 32 000 hommes d’infanterie, avec 11 000 de cavalerie ou d’infanterie montée, 11 batteries de campagne, 2 batteries d’obusiers, 8 pièces de marine et 3 canons automatiques (poms poms) pareils à ceux des Boers.

Pour saisir ce qui va suivre, un aperçu de la région est nécessaire.

La partie où se déroulent les opérations est une immense plaine d’un parcours facile, couverte de cette herbe du Veld qui fournit à tous les animaux du pays, chevaux, bœufs ou moutons, leur unique et substantielle nourriture. Parfois des mamelons de 20 à 25 mètres, appelés kopjes, surgissent soit isolés, soit, plus souvent, groupés comme les îlots d’un archipel. Dans ce dernier cas, leur altitude étant uniforme, ils donnent de loin l’impression d’une arête rectiligne continue. Mais il n’en est rien. Des plissemens, des gorges, au même niveau que la plaine, forment entre eux des couloirs, au-delà desquels se prolonge de nouveau l’étendue plate. Ces kopjes sont donc d’une défense difficile pour des troupes qui ne savent pas manœuvrer, car, leurs flancs n’étant pas appuyés, il est aisé de les déborder. Pour éviter le renouvellement des sévères leçons reçues dans les précédentes attaques, lord Roberts s’est décidé à faire marcher de nombreuses colonnes sur un front très étendu. Alors, quand l’une d’elles vient au contact de l’adversaire, elle s’arrête et le maintient sans s’engager à fond. Celles qui ne trouvent pas de résistance débordent les flancs de l’ennemi et le forcent à la retraite sous peine d’enveloppement.

Ainsi fut attaqué, puis enveloppé, le général Kronje à Paardeberg-Drift, le 18 février 1900. Il y capitula le 27, avec 38 officiers et 4 010 hommes dont 151 blessés. Il y a lieu de faire remarquer que 500 ou 600 femmes et enfans, qu’il avait eu la faiblesse de laisser rejoindre leurs maris ou leurs pères, ont entravé ses mouvemens.

Ce combat de Paardeberg mérite quelques détails. Les Boers se sont établis dans le lit de la rivière pour avoir un champ de tir étendu, plat, et la disposition de l’eau. Les Anglais dominent leur camp. Le combat, commencé le 18, à la pointe du jour, par une surprise de l’infanterie montée anglaise au bivouac près du gué, dure jusqu’au soir. La 6e division (général Kelly-Kenny), la 9e division (général Colville) sont engagées. Elles exécutent une marche concentrique pour resserrer les Boers sur le gué. L’artillerie est en batterie à 2 500 mètres. Vers midi, grâce à un mouvement de l’infanterie montée, les Boers sont cernés. 20 000 Anglais enveloppent sur les deux rives les 4 500 hommes de Kronje. Il semble que dans cette étreinte les Boers vont être broyés. Rien cependant n’est fini.

La 13e brigade (Knox) et la 3e brigade Highlanders attaquent à une heure. Leurs deux généraux sont blessés. Elles ne peuvent pas s’approcher de la rivière, à moins de 1 000 mètres.

A deux heures et demie, la brigade Knox ayant à sa droite un bataillon des Yorks et à sa gauche six compagnies des Highlanders, attaque de nouveau. Elle arrive jusqu'à 350 mètres et ne peut aller plus loin.

A quatre heures, la 19e brigade, renforcée par les Cornwalls, se lance dans une attaque désespérée à la baïonnette. Elle est écrasée à 400 mètres. Cependant, Canadiens et Cornwalls ont rivalisé d’énergie. Sous la fusillade qui se déchaînait, dès qu’un homme était vu debout, leurs chefs étaient tombés. Les troupes durent attendre la nuit pour pouvoir se mettre en retraite. Elles avaient perdu environ 1 200 hommes tués ou blessés.

Le lendemain, 19, un attaché militaire avait rejoint lord Kitchener près de l’artillerie de la 5e division, qui, renforcée par celle de la 7e division et par six pièces de marine, canonnait à 2 500 mètres le laager de Kronje. L’effet de cette artillerie paraissait écrasant. Près des batteries se trouvait la 18e brigade d’infanterie en ligne de masse. C’était les Buffs, Essex, Yorkshire et Wellsch. Les hommes avaient une apparence superbe d’entrain et de résolution. Le redoublement de la canonnade semblait indiquer la préparation de l’assaut. L’attaché, militaire demande au général Kitchener s’il a l’intention d’attaquer. « Il y a mieux à faire, répondit-il. Si j’avais su hier ce que je sais aujourd’hui, je n’aurais pas attaqué les Boers dans le lit de la rivière. Pareille attaque est impossible contre le fusil. »

Cette sanglante affaire du 18 février est la dernière dans laquelle les Anglais aient cherché à forcer une position en employant les anciennes méthodes. Dans leur mouvement de Paar-deberg sur Bloemfontein, ils vont employer les nouvelles. Ils s’étendent en largeur. Le front dépasse souvent 20 kilomètres. Les seuls obstacles à cette marche en ordre demi-déployé en lignes de colonnes étaient les cours d’eau. Jusqu’à l’arrivée à Bloemfontein, les troupes ne trouvaient que de faibles ruisseaux tombant dans la Modder et faciles à franchir. Mais, ensuite, elles durent franchir des cours d’eau importans, Modder, Wett, Sand-Walsch, Rhenoster et Vaal, tous coulant vers l’Ouest perpendiculairement à la direction de marche. Souvent alors il y eut combat.

Même lorsque les passages furent disputés, l’armée ne modifia pas son dispositif de marche. Chaque colonne était composée de manière à avoir la supériorité numérique sur l’adversaire qu’elle pouvait rencontrer. Celles qui, favorisées par le terrain, gagnaient une certaine avance sur les autres, faisaient irruption sur les derrières de l’ennemi et favorisaient ainsi les progrès de leurs voisines. Avec un adversaire aussi peu entreprenant que les Boers, il y avait avantage à multiplier les colonnes. Toutefois, les fractionnemens étaient tels que chaque division pouvait en une heure concentrer tous ses élémens de combat.

Les divisions marchaient par brigades accolées ayant souvent entre elles des intervalles de 1000 à 1200 mètres, dans lesquels étaient disposés les élémens non embrigadés, artillerie, génie, ambulances, colonnes de munitions, convois divisionnaires, etc.

Le grand quartier général suivait l’axe de marche, marqué avec le câble télégraphique de campagne déroulé sur le sol par les sections de première ligne qui suivaient la cavalerie ou l’infanterie montée.

Dans les brigades d’infanterie, les quatre bataillons formaient les quatre élémens d’une sorte de colonne double très ouverte, à 250 ou 300 mètres de distance entre les bataillons. Dans chaque bataillon, les huit compagnies, formées chacune sur un rang, étaient à 100 ou 120 mètres les unes derrière les autres ; dans chaque compagnie, les hommes étaient à 2 ou 3 mètres d’intervalle.

Les troupes, se trouvant ainsi dans la formation même du début de l’engagement, n’avaient pas à passer de l’ordre de marche à l’ordre de combat. Il suffisait d’augmenter les distances entre les différens élémens. Cette disposition très clairsemée, désignée par l’expression awaiting shell (attendant l’obus) est devenue par la suite la formation préparatoire de combat.

Dans la cavalerie et dans l’infanterie montée, les hommes, toujours sur un rang, mais en général par pelotons ou demi-pelotons, se tenaient à 4 ou 5 mètres les uns des autres. Cet intervalle, tout en diminuant la vulnérabilité du groupe, permettait aux chevaux de brouter à l’aise sans perdre de temps dans tous les arrêts. Les groupes divisionnaires de l’artillerie marchaient avec leurs trois batteries en bataille, chacune d’elles suivie de trois caissons.

Pendant toute la marche, les différentes colonnes étaient reliées par la télégraphie optique. Les héliographes s’installaient rapidement sur les hauteurs, et le soir, dès l’arrêt, ils étaient remplacés par la télégraphie de campagne.

Le changement de tactique va découler de ce dispositif.

En suivant le développement du combat, depuis la prise de contact jusqu’à la fin de l’engagement, on va pouvoir en distinguer les modifications.

Dès cette époque, le haut commandement ne comptait plus guère sur les renseignemens que la cavalerie et l’infanterie montée pouvaient lui fournir, en dehors du combat lui-même. Ces troupes, qui marchaient à une demi-journée de l’armée avec de l’artillerie à cheval et des sections volantes de Wickers Maxims (poms poms), avaient un rôle de combat plutôt qu’une mission de découverte. Leur mobilité devait leur permettre de tourner les résistances, si elles ne parvenaient pas à les briser immédiatement. En un mot, elles reconnaissaient par le combat à pied. Souvent, l’action de quelques fractions à de grands intervalles suffisait pour dégager le terrain. Si elle n’était pas suffisante, le résultat s’obtenait par l’arrivée du gros des forces. C’était un sursis de douze ou dix-huit heures que les Boers utilisaient fréquemment pour battre en retraite.

Le tableau classique des préliminaires de la bataille, c’est-à-dire la prise de contact des patrouilles, l’engagement progressif des avant-gardes, etc., n’a jamais été vu.

La défense se présentait généralement sous la forme d’une ligne de tirailleurs plus ou moins sinueuse, tenue par des groupes de douze à vingt hommes largement espacés, et ayant entre eux des intervalles qui atteignaient parfois plusieurs centaines de mètres. Ces tirailleurs étaient absolument invisibles, et leur présence ne se révélait que par le claquement des projectiles. De ces coups de feu, on ne perçoit ni le point de départ, ni la direction. Leur détonation même n’arrive pas.

Du côté de l’attaque, et sur tout le front, des pelotons de 20 à 30 cavaliers, à 5 ou 6 mètres d’intervalle, sont dispersés et comme indépendans les uns des autres. Au bruit des balles, ces groupes s’abritent au mieux et observent. On ne saurait rien de l’ennemi si son artillerie n’ouvrait pas le feu, et souvent les Boers se réservent. Alors commence, sur le seuil de la zone efficace du fusil, une période d’observation, d’attente et de tâtonnemens, pendant laquelle tout le monde espère voir se produire, quelque part en dehors de lui, un événement favorable.

C’est ainsi qu’au lieu d’être marqué par un redoublement d’activité de tous les organes de la découverte, le début de l’action est souvent caractérisé par une accalmie.

L’invisibilité de l’adversaire, le sentiment de l’inconnu, pèsent sur l’esprit de tous.

Les Anglais caractérisent d’un mot cette ambiance particulière et déprimante. Ils l’appellent War cloud.

L’offensive en est réduite comme renseignement à ce que découvrent les lunettes à 2 000 ou 2 500 mètres. On se rend à peu près compte de la direction générale de la défense. Mais, quand elle utilise des hauteurs, on ne sait si la ligne de combat est à la crête, comme à Dreifontein, à flanc de coteau, comme à Belmont, ou au pied des pentes, comme à Maggersfontein. Si l’ennemi utilise la ligne d’un cours d’eau comme à Modder-river, à Wiet-river, ou à Rhenoster, ce n’est qu’après le combat qu’on saura s’il s’est établi sur l’une ou l’autre rive, ou sur les deux.

Les Boers, étant montés, modifient quelquefois leur position au cours de l’engagement. Ils changent aussi l'emplacement de leurs canons, dès qu’ils s’aperçoivent que l’adversaire a réglé son tir.

Les renseignemens qui pouvaient être fournis continuellement par des patrouilles entreprenantes et heureuses n’avaient donc qu’une bien fugitive valeur. Le renseignement utile n’était donné que par le combat.

L’artillerie de la défense, ayant ouvert le feu, oblige à des mouvemens en tiroir, dans lesquels des compagnies d’infanterie montée, des escadrons de cavalerie, quelquefois aussi des unités plus fortes, se reconstituent derrière des abris. Ce sont les dimensions de ces abris qui règlent les effectifs qui les occupent ; ce sont leurs emplacemens qui fixent les distances et les intervalles entre ces groupes.

Derrière ces positions abritées s’écoule dans l’inaction la phase du War cloud.

Le général commandant en profite pour examiner le terrain, il mande auprès de lui ses chefs de corps et donne ses ordres. Pendant ce temps, l’artillerie des troupes montées, restée à 1 000 ou 1 500 mètres en arrière d’elles, répond au tir ennemi. C’est un combat entre 2 500 et 3 500 mètres, en général sans résultat. Une partie des batteries va prendre position plus près des troupes, quelquefois sur leur ligne même, derrière l’une des crêtes qui lui sert d’abri. Ces batteries resteront généralement dans cette position pendant toute l’affaire, contrebattant les canons de la défense et essayant de réduire au silence ses canons automatiques.

Les autres batteries vont accompagner les troupes montées, qui ont reçu l’ordre d’attaquer, accompagnées par les sections volantes de Wickers Maxim et les sections de Galloping Maxim (mitrailleuses attelées à 4 chevaux). Elles se détachent vers l’aile où elles doivent agir, ouvrent le feu dès qu’elles se trouvent vers l’extrémité de la ligne.

C’est pendant le mouvement en avant du premier groupe, ou le mouvement latéral du second, que l’artillerie de la défense avait en général le plus d’efficacité. Plusieurs fois les chefs des batteries anglaises ont cru avoir réduit au silence les batteries boers, tandis que celles-ci ne faisaient que réserver leur tir. La réouverture de leur feu, avec un tir réglé dès le premier coup, alors que les batteries anglaises avaient parfois à parcourir de 1 000 à 1 500 mètres, était une épreuve critique. Néanmoins, cet espace dangereux était toujours franchi avec entrain. Les coups au but n’atteignaient qu’un point de la colonne et les fractions indemnes continuaient leur course, entraînant, dans la masse des chevaux et du matériel, tout ce qui pouvait hésiter.

Ces colonnes eussent été vraisemblablement arrêtées, si les Boers avaient disposé d’une véritable artillerie à tir rapide.

« L’artillerie anglaise, sur le champ de bataille, a écrit un officier français, témoin oculaire, était l’arme qui donnait le mieux l’illusion du terrain de manœuvres et l’impression du mépris du danger. Sous le feu des canons de position, des canons de campagne ou des mitrailleuses, j’ai vu les batteries servies avec le même calme qu’au polygone. On aurait pu se donner l’illusion d’assister à une manœuvre à double action. Cette illusion étant dissipée par la vue des hommes atteints, on éprouvait un véritable sentiment d’orgueil à voir ses semblables se conduire aussi bravement. »

Les projectiles de l’artillerie anglaise n’avaient qu’une efficacité insuffisante : « Nos shrapnels font peur aux Boers, mais ne les tuent pas, écrivait lord Methuen, leurs balles manquent de vitesse. »

Sous la protection du feu de leur artillerie, la cavalerie et l’infanterie montée prenaient alors leurs dispositions de combat. Une partie devait exécuter le combat de front et mettait pied à terre ; l’autre partie, restant à cheval, s’élevait sur les flancs, jusqu’au point où, la ligne de défense cessant d’être occupée, il devenait possible de la tourner et de la prendre à revers.

Le tableau que présentent les attaques anglaises est très clairement décrit par un témoin ; laissons-lui la parole.

« Généralement la tâche de mener le combat de front incombait à l’infanterie montée. Elle mettait pied à terre derrière les abris vers 2 000 mètres, y laissait les chevaux, puis, formant ses lignes de tirailleurs, elle s’efforçait de gagner du terrain. L’avance des combattans ne se faisait pas en général en dedans de la zone de 800 mètres, où le feu prend une précision extrême, grâce à l’absence de fumée et au caractère dénudé du terrain. Il semblait que, vers 800 mètres, on trouvait une barrière presque impossible à franchir.

« La formation adoptée pour traverser la zone de 2 000 à 600 mètres était une formation sur un rang à trois ou quatre pas d’intervalle, sans soutiens ni réserves. Tout le monde était en ligne. On ne cherchait pas d’ailleurs à produire sur cette portion du champ de bataille un effort violent. On comptait sur l’action des ailes, sur l’effet de l’artillerie, enfin sur l’arrivée des divisions. On cherchait surtout à gagner du temps et, le plus souvent, la chute du jour arrêtait l’attaque, de front, avant, qu’elle ait atteint le seuil de la zone de 800 mètres.

« La marche avait alterné avec le feu et s’était faite d’un abri à l’autre. Le terrain découvert était évité, non seulement pour y stationner, mais encore pour le traverser. Au début des opérations, les officiers donnaient par leur exemple le signal du mouvement. Ils profitaient d’une accalmie dans le tir et essayaient parfois de faire précéder le bond par un feu plus actif, qu’interrompait un coup de sifflet. Mais il fut reconnu que cette méthode ne pouvait pas se généraliser. Certains hommes, toujours les mêmes, tardaient à les suivre.

« Presque tous les officiers prirent alors l’habitude d’envoyer à l’abri suivant des gradés ou des hommes de bonne volonté, tandis qu’ils surveillaient le mouvement de leur groupe. La contagion de l’exemple a toujours été un plus puissant ressort pour mouvoir les hommes en avant qu’une poussée venue de l’arrière. Les nouveaux venus avaient une tendance à adhérer aux mêmes abris que leurs camarades.

« La ligne de tirailleurs, telle qu’elle était constituée au début, ne tardait pas à se briser sous l’influence du terrain. Par l’attirance qu’ils exerçaient sur tout ce qui les approchait, les abris régissaient les intervalles et fixaient la forme de la ligne de combat.

« Si, le lendemain d’une action, on parcourait le champ de bataille, les diverses densités de la ligne de combat étaient marquées par les quantités d’étuis vides ou pleins qui la jalonnaient. Dans les espaces découverts, on ne trouvait aucun étui.

« Le combat de prise de contact (contending line) a maintenant fixé l’ennemi sur son front. L’action de l’artillerie l’a occupé sur ses deux ailes. L’ennemi ne bougeant pas, l’attaque enveloppante va prendre une envergure considérable. Elle ne se préoccupe que de découvrir l’extrémité de la ligne et de la tourner (turning movment).

« Les élémens de l’attaque enveloppante sont restés à cheval. Ils débouchent de leurs abris par pelotons de 25 à 30 cavaliers, à 5 ou 6 mètres d’intervalle. Dans un même escadron, les 4 pelotons se tiennent à des intervalles de 100 à 150 mètres.

« Dans le mouvement, l’indépendance de manœuvre pour chacun des pelotons est complète. Ils ont une direction générale, mais pas d’objectifs fixes. Les groupes s’avancent d’abris en abris dans des directions obliques qui se traversent fréquemment les unes les autres. Cette marche en zigzags donne au spectateur placé en arrière des troupes l’impression qu’elles ne font qu’aller et venir et n’avancent pas. Les hommes et les chevaux atteints constituent les repères qui témoignent de la progression des groupes.

« Cette marche donne à l’ennemi l’impression de cavaliers tra-versant au galop son champ de tir, au lieu de s’avancer devant lui. Le même tireur voit ainsi des objectifs fugitifs se succéder à des distances et dans des directions variables, d’où complication du réglage de son tir. Chaque apparition du but est immédiatement suivie de son écoulement soit à droite, soit à gauche, puis de sa disparition. Le tireur a l’illusion que l’objectif s’éloigne.

« Cette façon de progresser n’était consacrée par aucun texte de règlement. Elle s’est improvisée par suite de la nécessité d’une tactique nouvelle. Ce cheminement en lacets permettait d’utiliser la vitesse des troupes montées, de faire de tous les accidens du sol des points d’arrêt et de rassemblement, et de laisser de l’indépendance de mouvement à de très faibles unités.

« Lorsque, en opérant ainsi, l’attaque enveloppante était arrivée à se loger sur les flancs de l’ennemi, les grosses unités se reconstituaient par l’arrivée successive de leurs fractions, ainsi que des batteries à cheval et des sections volantes de mitrailleuses.

« Les troupes montées mettaient pied à terre et procédaient alors au déploiement ; mais, en général, la journée touchait à sa fin. C’était pour les Boers, dont la ligne de défense se trouvait prise à revers, le commencement de la retraite ; le mouvement commencé par quelques cavaliers qui se portaient à la défense du convoi gagnait de proche en proche et devenait général dès que la nuit était arrivée.

« La poursuite se bornait à quelques obus lancés sur les convois. Pendant ce temps, l’attaque de front avait réglé ses progrès sur le recul des défenseurs, au lieu de précipiter leur retraite par une offensive décidée.

« Cette absence de poursuite, qui s’est déjà fait remarquer dans les dernières guerres, a été très caractéristique, aussi bien de la part des Anglais que de la part des Boers, surtout dans la première année de la guerre.

« Lorsque les Anglais se retirèrent après les échecs sanglans de Maggersfontein, Colenso, Spion-Kop, etc, les Boers demeurèrent dans leurs tranchées, sans essayer de transformer la retraite en désastre.

« Il en fut de même du côté anglais, notamment à Poplar-Crove, où le général French, qui avait débordé le flanc gauche ennemi, aurait pu s’emparer du président Krüger, s’il avait poussé plus vigoureusement vers la ligne de retraite.

« On a donné comme excuse à ce relâchement l’état de fatigue des hommes et des chevaux, ou l’approche de la nuit. En réalité, il est dû à l’épuisement nerveux ; la tension morale causée par le danger produit une fatigue physique telle que certains hommes, qui n’ont pas bougé de toute une journée, mais ont été soumis pendant de longues heures à la fusillade, sont hors d’état d’un effort quelconque. Avec les armes nouvelles, cette tension est plus grande qu’autrefois, et les dépressions sont aussi plus grandes.

« Cette action des troupes montées, formant de nombreuses avant-gardes, suffisait souvent pour frayer la route aux divisions d’infanterie. Il en fut ainsi à Sand-river, le 8 mai 1900, à Cronstadt le 12 mai, à Rhenoster-river le 21, à Vereeniging le 28. Mais il arriva parfois que cette action n’amenait pas le résultat attendu, soit que l’ennemi tînt bon, soit que sa ligne de défense eût un trop grand développement.

« Il fallait alors que l’infanterie intervînt. Son déploiement se faisait par un simple élargissement du front. Les colonnes des ailes avançaient dans l’oblique, tandis que les colonnes du centre ralentissaient leur mouvement, de manière à former un croissant.

« Les groupes d’artillerie divisionnaire entraient en action. Mais, si les Boers ouvraient le feu, avec des canons de gros calibre, les batteries de campagne anglaises se repliaient, tandis que les pièces de marine (canons de 4 pouces, 7) (10 c. 7) et de 12 livres à tir rapide, s’établissaient entre 3 500 et 4 000 mètres pour contrebattre l’artillerie boer.

« La marche des divisions s’exécutait par brigades accolées à 250 ou 300 mètres d’intervalle et de distance entre les bataillons. Pendant le tir des batteries de gros calibre, les têtes de colonne des forces placées au centre s’arrêtaient à hauteur des batteries. Alors se reproduisait le nouvel arrêt, War cloud, déjà indiqué.

« Sur toute l’étendue du champ de bataille, apparaissaient les signaux héliographiques reliant le commandant en chef aux quartiers généraux des divisions.

« L’artillerie continuait son tir. Puis, au bout de trois quarts d’heure ou d’une heure, les ordres de combat ayant été communiqués, les bataillons de tête des colonnes se mettaient en mouvement et constituaient la première ligne de combat. Les bataillons de queue laissaient prendre une avance de 2 000 mètres environ et formaient réserve hors de portée de l’ennemi.

« Dès que les bataillons entraient dans la zone d’action des canons de la défense, vers 4 000 ou 3 000 mètres, les premiers projectiles venaient s’abattre entre les lignes des compagnies. Leur bruit, perçu plusieurs secondes avant la chute, faisait détourner la tête aux soldats, par un mouvement de curiosité plutôt que de crainte. Beaucoup n’éclataient pas et, lorsqu’un éclatement se produisait, la formation linéaire des troupes atténuait les effets.

« Lorsque la première ligne avait ainsi gagné un millier de mètres, les batteries divisionnaires arrivaient aux allures vives, se plaçaient à hauteur des bataillons, soit sur les ailes, soit dans les intervalles, et ouvraient le feu. La plupart du temps, on pouvait se demander sur quel but. Car rien n’était visible du côté de l’ennemi. Le tir des batteries marquait un arrêt dans le mouvement de la première ligne. Instinctivement, l’infanterie attendait l’effet du tir de l’artillerie. Sur un ordre venu de l’arrière, la marche était reprise. C’est alors que se produisaient les premières pertes dues au feu de la mousqueterie. On était vers 2 000 mètres. Les blessés pouvaient encore être recueillis et transportés. Les officiers montés pouvaient s’approcher des troupes, les lignes pouvaient, après l’arrêt, reprendre leur mouvement, sans provoquer un redoublement du feu ennemi.

« Vers 1 500 mètres, l’attaque commençait le feu. Le tir s’exécutait individuellement dans la position du tireur couché, en utilisant le mécanisme à répétition. Pour faire moins de mouvemens, le tireur s’appliquait à charger en restant en joue. L’ouverture du feu marquait un ralentissement dans les progrès de l’attaque. Dès que la marche était reprise, tout devenait un prétexte pour s’arrêter de nouveau ou reprendre le feu : des hommes ou des officiers atteints, un abri favorable, un arrêt dans les compagnies voisines, etc.

« Dans les bataillons, le besoin de prendre part au tir et de ne pas continuer à subir des pertes sans essayer d’en infliger aussi amenait sur la ligne les compagnies de l’arrière. Ainsi se produisait, sans ordres spéciaux, le déploiement des colonnes. L’arrivée d’une nouvelle compagnie ne déterminait pas de poussée en avant, car les nouveaux venus, pressés de s’abriter et de tirer, s’arrêtaient aux obstacles qui retenaient aussi la première ligne. « Les quatre dernières compagnies de chaque bataillon étaient conservées à 500 mètres en arrière. Elles formaient une ligne déployée sur un rang, occupant un front égal à la ligne de combat.

« Les réserves se tenaient à 1 500 ou 2 000 mètres de ces compagnies, les bataillons qui les composaient gardaient leur formation de marche en colonnes formées de compagnies déployées sur un rang avec intervalle entre chaque homme. Mais les distances entre les compagnies variaient sans cesse, donnant l’impression du jeu du soufflet d’un accordéon réglé par les accidens du sol. En dirigeant leur tir sur cette formation, les pointeurs ennemis devaient être déconcertés par l’imprécision du but rendu plus insaisissable encore en raison de la teinte khaki des vêtemens exactement fondue avec celle du veld.

« Ce tapis humain à large trame présentait sur toute son étendue une densité vulnérable également faible. Aucun point n’attirait plus spécialement l’attention, et le fractionnement de l’objectif réduit à l’état de poussière humaine produisait la dispersion et réduisait ainsi l’efficacité du feu.

« Si la seconde ligne empruntait son immunité à sa formation, la ligne de combat la tirait surtout du terrain. Les abris désorganisaient toute symétrie sur la ligne, réglaient les intervalles entre les groupes et les densités des tireurs. Escouades, sections, compagnies entières venaient se pelotonner derrière eux suivant leurs dimensions. Ils exerçaient une irrésistible fascination sur les hommes. Une attraction du même genre se produisait du groupe sur l’homme isolé.

« Ce dispositif était conservé jusqu’à une zone que, par un empirisme instinctif, fondé sur quelques indices, on estimait à environ 1 000 ou 800 mètres de l’adversaire.

« Ces indices, qui, à défaut de l’ennemi toujours invisible, guidaient dans l’appréciation de la distance, étaient les suivans :

Tout mouvement collectif sur la ligne de feu provoquait un redoublement de la fusillade ennemie.

Les hommes couchés ne toléraient plus, sans faire d’objections, la présence d’un voisin debout près d’eux, et les officiers devaient prendre la même position que les hommes.

Il devenait très difficile de recueillir les blessés et impossible de les transporter sans attirer sur le groupe une grêle de balles. Les mitrailleuses de bataillon n’avançaient plus.

« Il n’était pas rare que les compagnies de première ligne eussent employé plusieurs heures pour franchir cette distance de 3 000 à 800 mètres.

« À partir de 800 mètres, commençait le dernier acte de la bataille. Les fractions qui avaient sur leur front un terrain découvert s’arrêtaient, entretenaient la fusillade et s’en remettaient à ce qui allait se passer sur leurs flancs (6e division Kelly-Kenny, à Paardeberg, le 18 février).

« Les élémens qui disposaient au contraire d’un terrain coupé ou couvert d’obstacles continuaient à se rapprocher. Tel fut, dans le même combat de Paardeberg, le rôle de la 9e division Colville. À cheval sur les deux rives de la Modder, elle put utiliser les sinuosités de la vallée et les terrains broussailleux des bords de la rivière.

« La marche en avant dans la zone inférieure à 800 mètres est le problème le plus ardu qu’on ait eu à résoudre. À partir du moment où l’on s’engageait dans cette zone, les obstacles favorisaient inégalement les différentes fractions. Quelques-unes pouvaient se trouver inopinément rapprochées de l’ennemi, tandis que d’autres en étaient encore à grandes distances. La ligne de combat affectait alors des sinuosités qui la mettaient à la fois à 400, 600, 800, 500 mètres, etc., de la ligne de défense. C’est à ces faibles distances que se trouvèrent engagées les premières lignes de la 9e division à Paardeberg, les têtes de colonne de la brigade écossaise à Maggersfontein et les 2e, 4e et 5e brigades à Colenso.

« Les divers officiers qui ont pris part à ces combats rapprochés affirment que la direction du combat est absolument hors de la main des généraux et des officiers supérieurs. Elle ne repose alors que sur l’initiative des sous-officiers et des soldats, accidentellement guidés par le geste ou par l’exemple d’un officier subalterne.

« Dans cette action violente, chaque homme engage sa vie et s’applique surtout à se couvrir. Il ne tire que lorsqu’il s’est assuré le couvert d’un abri. Lorsqu’il est assez près de l’adversaire pour l’entrevoir pendant l’éclair d’un bond à toute course, l’homme ne songe guère à ses chefs ni à ses voisins. Il ne désire l’arrivée d’aucun renfort qui attire un redoublement du feu ennemi. La qualité de l’abri importe plus que tout le reste ; il immobilise l’homme, mais le rend aussi moins accessible aux impressions qui pourraient l’inciter à battre en retraite. Il a, en effet, conscience que, dès qu’il le quitte pour se porter en avant ou pour fuir, le danger est le même. Cette adhérence à l’abri, surtout aux petites distances, a été un fait constant avec lequel le commandement avait à compter.

« À ce moment du combat, il fallait faire le plus pressant appel à toutes les qualités naturelles ou d’éducation du combattant : courage individuel et mépris de la mort, aptitude à utiliser le terrain pour progresser, décision, habileté dans le tir. C’est dans cette épreuve suprême, et là seulement, qu’il est possible de juger la valeur d’une troupe. »

Les qualités personnelles du soldat étaient alors le facteur décisif. L’officier, souvent séparé du gros de son essaim de tirailleurs et momentanément lié au sort de ses deux ou trois voisins immédiats, n’avait plus qu’une action restreinte.

En général, l’affaire ne se décidait que sur les portions du champ de bataille où l’engagement paraissait le plus vif, car, sur ces points, par le fait même que la lutte était meurtrière, elle gardait un certain caractère de prudence. Les Boers restaient rivés à leurs abris et les assaillans hésitaient à quitter les leurs pour affronter la rafale de plomb.

Cependant, des attaques violentes ont eu lieu dans quelques circonstances. Celle exécutée le 10 mars 1900 à Abraham’s-kraal par les bataillons Essex et Welsch de la division Kelly-Kenny contre les forces de la police régulière de Johannesburg est célèbre.

Repoussés deux fois par le feu des Boers, les Anglais réussissent à la troisième attaque. « Un cheminement fait en rampant par certains groupes avait amené des fusils sur le flanc des Boers, qui laissèrent derrière eux une centaine de tués ou blessés. Une autre attaque de front, menée le 28 août 1900 à Machadodorp, dans des conditions analogues, fut également couronnée de succès.

« Les Anglais, après avoir tâté la ligne ennemie, par des actions commencées les 26 et 27 août à la chute du jour, et dans des directions telles que les Boers avaient le soleil couchant dans les yeux, s’étaient résolus à percer le centre.

« Le 26, le feu d’une nombreuse artillerie, concentré sur une position restreinte et sans profondeur, fut si violent que les Boers n’osaient pas se découvrir et, empêchés de viser, n’utilisèrent pas leurs fusils comme d’habitude.

« L’infanterie anglaise put alors, presque sans être vue, se glisser dans une dépression marécageuse que les Boers croyaient impraticable ; les tirailleurs arrivèrent près de la ligne de défense, et, quelques groupes étant parvenus à s’établir sur le flanc, les Boers durent plier.

« Dans ces différens combats de front, ce fut toujours l’initiative de certains groupes de tirailleurs qui amena le succès.

« En aucun cas, il ne fut donné par une poussée venue de l’arrière.

« Il arrivait aussi quelquefois que l’intervention de troupes apparaissant inopinément sur une portion du champ de bataille, restée jusqu’alors plus ou moins en dehors de l’action, décidait du combat. Les flancs de l’adversaire servaient d’objectif et pouvaient ainsi se trouver entre deux feux.

« L’irruption se produisait parfois sur tout autre point. Il était surtout important que les troupes eussent pu s’avancer à l’abri des feux, gardant intacts leur élan et leur force d’action.

« Ce qui déterminait leur direction de marche et leur objectif était non pas telle particularité de la ligne de défense, mais simplement l’orientation et le débouché du couloir topographique qui avait favorisé leur approche. Ainsi, l’issue de la lutte était souvent le résultat d’un incident de la bataille, au lieu d’être amenée par une série d’efforts convergens et d’énergie croissante dirigée par le commandement supérieur.

« La combinaison d’un combat sur le front avec une intervention sur une aile, ou une irruption sur un autre point, ne saurait être considérée comme une garantie de succès dans l’offensive. Il a été remarqué, en effet, que, dès que la défense peut faire face à ces nouvelles directions d’attaque, elle les transforme aussitôt en attaques de front, qui se trouvent rapidement paralysées. »

Après n’avoir pratiqué, au début de la guerre, que des attaques de front, les Anglais en sont donc arrivés par les leçons de l’expérience à les éviter le plus possible. Le front étant dès lors considéré comme presque inviolable, c’était sur les flancs et les derrières qu’il fallait agir. Cette nouvelle tactique, exigeant une grande mobilité et une action à large envergure, a trouvé son instrument dans les armes à cheval, d’où le développement considérable et soudain donné à l’infanterie montée.

En février 1900, la cavalerie du général French comprenait deux brigades de cavalerie à quatre régimens, huit régimens d’infanterie montée et 1970 coloniaux, soit environ 9 500 hommes et chevaux. Ce fut bientôt trouvé insuffisant.

« Nous battrons les Boers avec leurs propres moyens, » fut-il dit. Un poète de grand talent, Rudyard Kipling, dont la verve satirique est appréciée dans tout le monde anglo-saxon, s’était écrié : « Sachons le reconnaître en gens pratiques que nous sommes… Nous avons dépensé un nombre considérable de millions de livres, pour prouver une fois de plus ce fait que les chevaux vont plus vite que les hommes à pied, depuis que 2 et 2 font 4, car les chevaux ont quatre jambes et les hommes en ont deux. La leçon n’est pas trop chère et tâchons d’en tirer parti. Nous avons quarante millions de raisons pour expliquer notre peu de réussite, mais pas une seule excuse. Et maintenant, moins, nous parlerons, plus nous agirons, mieux iront les choses. » Alors, dans le Royaume-Uni, comme dans ses colonies, les levées de troupes montées se multiplièrent et il fut presque partout admis qu’il leur appartenait de finir la guerre, tandis que les vieilles troupes d’infanterie de la Reine, solides et bien encadrées, ne pouvaient servir qu’à tenir les garnisons, les lignes de chemins, de fer et les blockhaus. L’appât d’une solde très élevée fit affluer les volontaires. Aussitôt rassemblés, ils furent envoyés en campagne, même avant d’avoir été transformés en soldats. De là bien des déboires.


III

L’expérience si chèrement acquise a déterminé dans l’armée anglaise un courant d’idées sur lesquelles la plupart de ses officiers sont d’accord.

Voici les principales :

La guerre de masses du commencement du XIXe siècle, actuellement en honneur dans la plupart des armées européennes, va se trouver remplacée par la guerre de rideaux et les opérations combinées de nombreuses colonnes mixtes.

La puissance du fusil et l’invisibilité des buts rendent les fronts difficilement abordables, par des attaques brusquées. La décision du combat doit être cherchée dans la combinaison des feux de front et d’écharpe. L’enveloppement à grande distance, suivi d’une action concentrique, réalise souvent cette condition par le fait de la forme de la manœuvre. Toutefois, cette manœuvre peut ne pas suffire pour chasser l’adversaire, surtout s’il porte des forces au-devant de celles qui le débordent. L’assaillant est alors ramené à chercher la décision dans le combat de front.

Dans ce combat, la supériorité numérique n’est plus le facteur décisif. Il réside essentiellement dans les marches d’approche, protégées par des feux combinés d’artillerie et de mousqueterie et soigneusement défilées. Alors, quand la zone des feux rapprochés est atteinte, la valeur individuelle du combattant, dont l’initiative et le courage s’exercent librement et sans contrôle possible, devient la condition du succès.

Il faut toutefois remarquer que, même dans ce cas, une attaque brusquée peut amener un échec. Il ne suffit pas que des troupes nombreuses et braves aient pu s’approcher à courte distance (à moins de 200 mètres par exemple) pour qu’elles puissent réussir dans un assaut. Le récit d’un officier de l’armée allemande, présent dans les rangs des Boers au combat de Thabanchu, le fait ressortir. Ce récit a été reproduit par le Militär Wochenblatt : « La cavalerie anglaise était venue presque sur nos derrières. L’artillerie canonnait notre flanc droit. Nous avions dû occuper plusieurs kopjes, contre l’attaque de flanc imminente de l’infanterie. Sur celui où j’étais, se trouvaient environ 30 fusils, à trois pas, cinq pas et davantage, derrière des pierres épaisses. Sous les shrapnels, nous pouvions à peine lever la tête. Avec cet appui, l’infanterie anglaise s’était approchée d’un buisson d’épines, à 200 mètres environ d’où partait un feu incessant.

« A diverses reprises, des petites fractions avaient cherché à s’élancer, mais avaient toujours été forcées de se recoucher.

« A la fin, la ligne entière, 300 à 400 hommes, se prépara à l’assaut. On entendit nettement la voix des chefs ordonnant de cesser le feu, le commandement de fix-bayonets et le cri de God save the Queen signal de l’assaut. Alors tout surgit.

« En marchant sur nous, ils me faisaient l’effet d’une épaisse ligne gris-jaune, presque coude à coude, lancée à la course avec deux ou trois hommes d’épaisseur, tout comme chez nous dans les assauts du temps de paix. Au même instant, nous commençâmes le feu.

« D’abord il fut désordonné, bientôt remis dans de justes limites, à la voix de quelques vieux Burghers : « Du calme, jeunes gens, il n’en arrivera pas un seul. » La ligne s’avance plus épaisse. Mais, arrivée à 80 pas environ, son élan se brise. Les uns se jettent à terre entre les pierres et tirent ; les autres font demi-tour et regagnent les couverts des buissons, d’où on ne pourra plus les faire sortir.

« Le bataillon était détruit en tant qu’unité de combat. Ses pertes, autant qu’on en peut juger, étaient grandes ; mais les hommes restés couchés empêchaient de compter les morts. »

C’est par la marche rampante de petites fractions qui progressent jusqu’à quelques mètres de l’adversaire que les Boers arrivent à forcer des positions défendues par un effectif supérieur au leur ; jamais avec des attaques de vive force.

Mais les actions de flanc sont plus sûres et d’un effet plus prompt.

La cavalerie et l’infanterie montée y trouvent leur emploi.

La cavalerie est restée l’arme des rapides mouvemens enveloppans, des poursuites et des arrière-gardes. Son importance n’a fait que grandir, mais son mode d’action s’est complètement transformé.

Le temps des grandes charges est passé. Il l’était déjà en 1870. Celles qui furent tentées à cette époque, aussi bien du côté allemand que du côté français, n’aboutirent qu’à d’inutiles hécatombes. Aucune troupe de cavalerie, même d’un faible effectif, ne peut plus paraître à rangs serrés dans la zone d’action du canon, et à plus forte raison du fusil. Le service de reconnaissance, arrêté à grande distance par la longue portée des armes et la rapidité d’un tir dont l’origine ne se voit pas, ne peut plus faire connaître que les points où l’ennemi n’a pas été rencontré à une heure donnée.

Ce fait évident ne fut pas admis tout d’abord. Au début de la campagne, de petits groupes de cavalerie furent lancés à la découverte. Les Boers les voyaient approcher de loin, les manœuvraient par une amorce volante de quelques hommes, les attiraient sous leur feu, et leur coupaient la retraite. Il fut aussi constaté que les renseignemens rapportés par les patrouilles n’étaient précis que lorsqu’elles n’avaient rien découvert. Lorsqu’elles avaient reçu des coups de feu, les rapports devenaient diffus, incohérens et ne servaient à rien.

Le 15 décembre, à Colenso, la cavalerie chargée de reconnaître le front de l’ennemi ne put pas le faire. Les patrouilles s’avançaient jusqu’à la limite de portée efficace du fusil boer, puis côtoyaient la zone dangereuse, sans pouvoir y pénétrer. L’attaque dut être entamée par l’infanterie, sans aucun renseignement préalable.

Cette faillite de la cavalerie aux espérances fondées sur elle pour le service d’exploration, fut si absolue que les troupes cessèrent de faire reposer leur sécurité sur cette arme.

Après les affaires de Elands-Laagte et Nicholson’s-Neck, le commandement supérieur s’abstint de détacher en avant du front des élémens de découverte.

La cavalerie est également impuissante à percer, par le combat à l’arme blanche, les rideaux dont s’entoure l’adversaire. Son mode essentiel d’action est devenu le combat à pied. Elle le mène avec ses carabines, ses mitrailleuses, et son canon, comme le ferait l’infanterie. La cavalerie anglaise est tellement convaincue de cette nécessité qu’elle a quitté ses carabines et ses lances pour prendre le fusil d’infanterie. Elle s’habille comme celle-ci et la seule différence réside dans le port de l’éperon à la chevalière sur le brodequin du fantassin.

L’artillerie tient à combiner les effets de pièces très puissantes avec ceux de l’artillerie légère à tir rapide. Elle cherche à établir ses batteries sur un grand front, tout en faisant converger leur tir sur un but unique, de manière à le battre en même temps de front et d’écharpe.

Les résultats obtenus avec les gros projectiles chargés de lyddite ont été faibles. Leurs effets sur des tirailleurs abrités derrière des rochers ou dans des tranchées profondes ont été nuls. On l’a constaté à Paardeberg, où, pendant huit jours et huit nuits, 98 pièces de calibres divers bombardèrent à moins de 2 500 mètres le camp de Kronje, quadrilatère qui n’avait pas 1 000 mètres de côté, et ne mirent hors de combat qu’environ 100 hommes sur un effectif total de 4140.

L’effet démoralisant produit par les détonations si violentes de la lyddite a vite disparu, en raison de la faible efficacité de ce tir. On a vu des Boers renversés par le souffle d’un projectile éclatant tout près d’eux, ayant même leurs vêtemens arrachés, se relever sans blessures. Au contraire, l’effet des shrapnels a toujours été redouté.

Le duel d’artillerie, qui était généralement, considéré comme le premier acte de la bataille, ne l’est plus. Les Boers ont montré l’intérêt qu’a souvent la défense à retarder l’ouverture de son feu et à ne révéler sa position que le plus tard possible. Ayant l’intuition des nécessités nouvelles, ils préféraient voir venir l’attaque, lui laisser prendre à bonne portée une forme mieux définie, pour l’écraser par un tir bien réglé.

Le morcellement des grosses masses d’artillerie est devenu la règle. Toute troupe d’infanterie, même faible, doit être en principe accompagnée de cavalerie pour l’éclairer et de canons pour protéger sa marche.

L’ancien axiome : « Le feu attire le feu » se trouve ainsi modifié : « La visibilité attire le feu. »

L’infanterie ne peut plus combattre que couchée. Aux courtes distances, elle ne progresse qu’en rampant. Pour remplir ces conditions et lui permettre les bonds rapides d’un abri à l’autre, elle est équipée sans sacs, avec une musette contenant ses vivres, un bonnet de police et quelques objets, puis, attachée sur les reins, une marmite individuelle et, par-dessus, la couverture de campement, roulée en cylindre. Une bandoulière, portée de gauche à droite, contient les cartouches dans leurs alvéoles. Ses vêtemens sont d’une couleur beige clair, appelée khaki. Sa coiffure est un large feutre mou, imperméable, couleur de terre, relevé à gauche, nommé slouch. Aucune pièce brillante dans la tenue. Les boutons sont en corne.

Les officiers, même les capitaines, sont habillés et équipés comme leurs hommes : ils ont la musette, la bandoulière et le fusil. Lorsque lord Roberts donna cet ordre et fit abandonner le sabre, aucune réclamation ne fut entendue. Sa nécessité avait été comprise.

Les armées empanachées ne sont plus de notre temps. Une coiffure voyante ne peut servir qu’à faire frapper la tête. Le feutre brun, qui abrite de la pluie et du soleil et facilite le tir couché, s’imposera partout, comme il s’est imposé aux Anglais. Les cartouchières portées à la ceinture ont été abandonnées pour adopter la bandoulière, qui est devenue d’un usage général pour l’infanterie comme pour les troupes montées. Dans le tir couché ainsi que dans les mouvemens rapides des tirailleurs, les cartouches se perdaient.

L’équipement du soldat continental a été fait en vue du combat debout ou à genou. Il ne répond plus aux nécessités actuelles du tir couché, des bonds à toute course d’un abri à l’autre, ou des marches rampantes.

Qu’on le veuille ou non, la guerre saura forcer les esthètes du costume militaire à renoncer à leurs fantaisies, et ce sera moins cher, tout en épargnant beaucoup de sang.

Se rapprocher de l’ennemi sans être vu est donc l’essentiel. Pour amener les hommes sur la ligne de feu, les officiers se servent de formations étroites, sinueuses et profondes. Souvent, ils font usage de la file indienne, parce que, disent-ils, l’homme suit plus facilement son chef de file qu’il ne se dirigerait lui-même.

L’invisibilité de l’ennemi est le facteur nouveau, dont l’instruction des combattans avait omis de s’occuper jusqu’alors. Aussi la difficulté d’utiliser son fusil a-t-elle dès le début déconcerté l’infanterie. L’instruction n’admet-elle pas, en effet, que la première condition pour atteindre le but est de le voir ?

Or, à partir de 1 000 mètres, les blessures provenant des coups de feu étaient fréquentes ; cependant on n’avait pas le plus faible indice pour découvrir d’où venaient les coups.

« L’observation des points de chute des balles, dit un témoin, qui aurait pu fournir quelque indication par la direction du sillon tracé sur le sol, ne servait à rien. Les coups se perdaient sur le sol herbeux du veld ou pénétraient dans la roche sans l’effriter. Le son ne renseignait pas mieux que la vue. La balle frappait l’air comme un coup de marteau, au lieu de produire un sifflement dont l’oreille aurait pu suivre le sillage. Lorsque le vent le portait au but, le bruit de la détonation ne dépassait pas 1 000 mètres ; enfin, si le vent était contraire, on cessait de le percevoir à moins de 200 mètres. »

Les règlemens anglais, ainsi d’ailleurs que les règlemens actuels des autres armées européennes, fondent sur l’observation de l’ennemi toutes les méthodes de combat et les règles d’emploi des feux. Que deviennent ces prescriptions devant un adversaire invisible ? L’ennemi est terré dans des tranchées à fleur de sol ou derrière des crêtes qui ne se profilent pas sur le ciel. Des points de chute de ses balles on ne voit rien.

Pendant des journées entières, comme à Modder-river, le 28 novembre, les troupes anglaises sont restées sous le feu sans rien apercevoir. À cette règle générale d’invisibilité, il y avait pourtant quelques exceptions passagères et rapides, telles que l’apparition d’un chef sur la ligne de feu ou l’arrivée d’un renfort.

Pour donner confiance à ses hommes, le chef avait une tendance à se montrer debout et à braver la mort. Le premier inconvénient de cet acte était de fournir les indications qui manquaient sur la position de l’adversaire. Tout le secteur sur lequel un pareil indice était surpris devenait immédiatement le point de mire d’un tir concentré et perdait le bénéfice de son invisibilité.

On ne peut pas davantage se rendre compte de la force de l’adversaire. A cet égard, les appréciations sont généralement exagérées.

A Colenso, le nombre des Boers a été évalué à 18 000. Depuis, il a été établi que sir Redwers Buller n’avait eu devant lui que 2 500 à 3 000 hommes. Avec la faculté d’accélération de tir que donne l’arme à répétition, un seul homme tirant rapidement peut produire le même effet que dix tireurs effectuant un tir normal, et il est impossible de juger de la différence.

Un fait très important et sur lequel il faut insister s’est manifesté dans tous les combats : c’est l’attirance de l’abri et l’adhérence au sol. Ce sont les deux grands ennemis qui paralysent l’action et affaiblissent le cœur du combattant. Le commandement doit maintenant compter avec eux comme avec des forces de la nature. L’éducation morale de l’homme et l’instruction technique du soldat sont les deux leviers qui permettent de détacher le combattant de l’abri et de le porter en avant. Non seulement il y faut de grands efforts, mais il est également difficile de le reporter en arrière lorsqu’il est très engagé.

Ainsi s’explique le désastre de Spion-kop. A la faveur de la nuit, les Anglais avaient gagné une position soumise sur trois faces à un feu d’artillerie et d’infanterie. Tout le jour, en raison de cette force d’adhérence et malgré des pertes énormes, ils y demeurèrent accrochés. Les survivans ne purent se décider à abandonner les abris illusoires qu’ils s’étaient créés, que lorsque la nuit fut venue.

A Colenso, après la retraite, lorsque les ambulances boers parcoururent le champ de bataille, elles trouvèrent des troupes blotties dans des plis de terrain, d’où elles n’avaient pas pu sortir.

La durée de la lutte dans de telles conditions amène chez les troupes un épuisement physique considérable, déterminé par la tension nerveuse. Ainsi s’explique l’impuissance de certaines troupes à reprendre la lutte le lendemain des échecs, et même après des succès. A plus forte raison n’ont-elles pas pu poursuivre en fin du combat.

Cela, dira-t-on, a existé de tout temps. Sans doute, mais l’épuisement nerveux s’est accru dans des proportions insoupçonnées, en raison de l’invisibilité de l’adversaire. Celle-ci agit directement sur le moral de l’homme, sur les sources mêmes de son énergie et de son courage. C’est la principale raison de son importance capitale. Le combattant qui n’a pas son ennemi devant les yeux est tenté de le voir partout. De cette impression à l’incertitude, puis à la crainte, il n’y a qu’un pas. Les troupes n’ont pas été immobilisées des journées entières à Maggersfontein, Colenso, Paardeberg, souvent à plus de 800 mètres de l’ennemi, par l’effet matériel de leurs pertes, mais bien par la dépression morale produite au seuil de la zone efficace de mousqueterie.

Il est un fait plus important encore qui, maintenant, domine le combat rapproché. C’est l’impossibilité dans laquelle se trouve le commandement de s’exercer sur les lignes de feu sérieusement engagées. L’action des officiers qui marchent avec ces lignes est elle-même restreinte. C’est à peine s’ils peuvent agir sur les trois ou quatre hommes qui sont à leurs côtés. Le combat est aux mains de chaque combattant, et jamais à aucune époque la valeur individuelle du soldat n’a eu plus d’importance.

Quels que soient la science du commandement supérieur, le succès de ses combinaisons stratégiques, la précision de ses concentrations, la supériorité numérique qu’il aura su se donner, la victoire lui échappera, si le soldat n’agit pas de lui-même sans avoir besoin d’être surveillé, et s’il n’est pas personnellement animé par la résolution de vaincre ou de périr. Il lui faut une somme d’énergie beaucoup plus grande que par le passé.

Il n’a plus, pour le soutenir, les griseries des anciennes attaques en masses. Autrefois, l’angoisse de l’attente lui faisait désirer le coup de violence, dangereux, mais bientôt passé. Maintenant, pendant de longues heures, toutes ses forces morales et physiques vont être en jeu et, dans une telle épreuve, il n’aura pour se soutenir que la fermeté de son cœur.

Certes, une nation de plusieurs millions d’âmes, ayant assez d’or pour se procurer des armes et de ressources pour se passer de l’extérieur, peut défier toutes les coalitions, si, bien exercée au tir, elle aime mieux combattre que de supporter le joug de l’étranger. Ce n’est pas le chiffre de la population qui fait une nation puissante, mais bien sa résolution de supporter sans jamais faiblir toutes les charges du service militaire personnel.

Fréquemment, on entend soutenir que l’accroissement de la natalité est le facteur essentiel de l’augmentation de la puissance. Ce n’est pas toujours vrai. Il y a cinquante ans, la population de l’Angleterre était de 27 millions d’habitans. Sa production territoriale pouvait à peine suffire à sa nourriture. Aujourd’hui, avec 41 millions, elle est tributaire de l’extérieur, dans la proportion de 42 pour 100 de ses besoins immédiats. Pour vivre, il lui faut les mers libres et un commerce qui lui procure les ressources indispensables à ses achats ; d’où la nécessité de l’extension quand même, des marchés nouveaux à conquérir, par la guerre au besoin. Elle ne peut pas s’arrêter. Est-elle beaucoup plus puissante qu’autrefois ?

Ce qui se passe dans le Sud de l’Afrique ne tend pas à le prouver. L’esprit, enclin à se fixer sur les rapports des faits entre eux par la comparaison des nombres, voit une force de 240 000 soldats anglais en face de 12 000 Boers. Pour être juste, il faut ajouter à ces 240 000 hommes une force au moins égale d’employés, de serviteurs, de Cafres, d’Indiens, qui libèrent les troupes de tous les services accessoires nécessaires à leur entretien. Il faut ajouter encore une flotte considérable, qui transporte des produits achetés dans le monde entier pour subvenir aux nécessités de la guerre.

Et cependant ces forces disproportionnées se font équilibre.

Comme tous les pays très riches, l’Angleterre croit encore qu’avec de l’or une nation peut se procurer l’armée dont elle a besoin. Ce n’est exact que dans une limite restreinte et seulement pour des troupes qui ne seront pas soumises à des épreuves trop prolongées, car l’esprit de sacrifice est une vertu qui ne s’achète pas.

En ce moment, où les questions de service obligatoire sont agitées à nouveau, il est curieux de rappeler un passage du discours de Machiavel sur la première Décade de Tite-Live, et que Napoléon emportait dans ses campagnes :

« Le vulgaire se trompe en affirmant que l’or est le nerf de la guerre… Les Grecs ont-ils dompté les Romains, et de nos jours encore le duc Charles a-t-il vaincu les Suisses ? Non. Ils nous ont tous prouvé que le nerf de la guerre n’est pas l’or ; c’est la valeur du soldat. C’est avec le fer et non avec l’or qu’on fait la guerre. Quand on songe à l’œuvre accomplie par les Romains, tout l’or du monde n’y eût pas suffi, s’ils avaient voulu vaincre par l’or et non par le fer. Comme ils combattirent avec le fer, l’or ne leur manqua jamais. Ceux qui les craignaient l’apportaient dans leur camp. L’or ne donne pas les bons soldats ; les bons soldats suffisent bien à trouver l’or.

« Fais la guerre, comme disent les Français, courte et bonne. Les Romains n’entraient jamais en campagne qu’avec de très grosses armées ; aussi ont-ils expédié en très peu de temps toutes leurs guerres contre les Latins, les Samnites, les Toscans. La guerre à peine déclarée, ils s’élançaient avec toutes leurs forces au-devant de l’ennemi, livraient bataille aussitôt et, vainqueurs, imposaient leurs conditions. »

Ne perdons pas de vue ces anciens principes. Rendons-nous compte que les armes actuelles portent à son point culminant le combat de tirailleurs sous une forme nouvelle, où chaque soldat doit agir individuellement dans la plénitude de sa volonté et de son indépendance pour joindre l’ennemi et le détruire.

Le Français fut de tout temps un excellent tirailleur, intelligent, adroit et hardi. Il est naturellement brave. Le ressort est bon, il ne s’agit que de le tremper. Il faut reconnaître qu’à l’époque actuelle, la tâche n’est pas aisée. L’augmentation du bien-être, l’existence dans les villes, des théories internationales qui s’appuient sur cette défaillance, de préférer à la lutte l’esclavage économique et le travail au profit de l’étranger, n’incitent pas à donner sa vie pour sauver celle de ses frères. Une civilisation raffinée, jointe à une intellectualité sceptique qui fait état de mépriser les armes pour se dérober aux devoirs militaires, n’y disposent pas davantage une notable partie des classes cultivées. La Chine a glissé sur cette pente. Aussi, malgré d’énormes armées, pourvues des engins les plus perfectionnés, ne peut-elle résister à une poignée d’Européens. Est-ce donc que le Chinois soit si lâche ? Nullement. Il ne craint pas la mort passive et il sait sans frémir la regarder en face. Mais il est incapable de braver celle au-devant de laquelle il faut marcher sans que les jambes défaillent et que la vue se trouble. Il n’est pas rare que des soldats se suicident pour ne pas affronter le combat. La peur est une maladie : comme les autres, elle a sa prophylaxie (Mosso, Physiologie de la peur). Elle consiste dans le développement méthodique des aptitudes physiques, de la volonté, de l’énergie chez l’enfant et le jeune homme.

Dans cet ordre d’idées, la mère de famille d’abord, le maître d’école ensuite, doivent exercer un véritable sacerdoce. Le régiment est impuissant à faire naître ces qualités ; l’esprit de sacrifice ne s’acquiert pas avec des théories dans les chambres. L’action des officiers ne fait que le développer en donnant l’instruction technique, et en se gardant de diminuer, sous prétexte de discipline, l’initiative et l’individualisme du jeune homme devenu soldat.

Les armes nouvelles sont presque sans valeur aux mains des soldats au cœur faible, et cela quel que soit leur nombre. Au contraire, la puissance démoralisante du tir rapide et sans fumée, dont certaines armées s’obstinent encore à ne pas vouloir se rendre compte, se manifeste sur l’adversaire avec d’autant plus de force que chaque combattant possède plus de valeur et de froide énergie.

C’est donc au développement des forces morales de la nation qu’il faut surtout travailler. Seules, elles soutiendront plus tard le soldat dans l’angoissante épreuve de la bataille où la mort vient de l’invisible.

C’est là le plus important des enseignemens de la guerre sud-africaine. Les nations peu peuplées y trouveront la preuve qu’en préparant la jeunesse à ses devoirs de soldat et en exaltant le cœur de tous jusqu’à la volonté du sacrifice, elles sont certaines de vivre libres ; mais seulement à ce prix.

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