Quelques mots sur l’histoire de la reliure des livres

Telles étaient les propositions formulées dans le programme du Congrès des délégués des Sociétés savantes, tenu à Paris, en avril 1857, sous la direction de l’Institut des provinces.
M. Bordeaux croit que les Sociétés savantes des départements pourraient trouver, dans ces questions, un aliment nouveau pour réveiller leurs séances. Le côté artistique de la bibliomanie est trop négligé en province. Cependant certaines reliures anciennes sont de véritables monuments, et les gens de goût doivent quelqu’estime aux curieuses reliures en bois du XVe siècle, aux ornements gaufrés des reliures semi-gothiques du commencement du XVIe siècle et des reliures de la Suisse allemande.
L’histoire de la reliure au moyen-âge serait longue à faire. Frère Herman, habile relieur de manuscrits, venu en Angleterre lors de la conquête, devint évêque de Salisbury. On dit que l’emploi du maroquin fut imaginé par le roi de Hongrie Mathias Corvin, bibliophile passionné, dont les volumes sont estampés de sa devise : un corbeau tenant dans son bec un anneau d’or. Il parait que la bibliothèque impériale de Vienne possède encore environ 300 volumes de sa collection.
Plusieurs statues de la cathédrale de Chartres tiennent des livres représentant de riches reliures du XIIIe siècle.
Au Louvre la statue couchée du prince de Carpi, ouvrage de bronze de Paul Ponce Trebati, tient à la main un livre figuré avec une reliure de la Renaissance d’un beau dessin.
Le goût exquis des dessinateurs de la Renaissance se
retrouve dans les compartiments ingénieux exécutés sur
le plat des livres, sous Henri II et Henri III. Vigneul-Marville
raconte que l’ambassadeur Grolier dessinait lui-même
les combinaisons de filets et d’arabesques élégamment
tracées sur ses volumes. Les reliures de Le Gascon,
de Maioli et de Dusseuil, sont encore des chefs-d’oeuvre,
et il n’est rien de plus splendide pour orner une bibliothèque
que les beaux volumes, tout semés de fleurs-de-lis,
donnés en prix dans les colléges des Jésuites, sous
Louis XIII et Louis XIV. Les reliures jansénistes contrastent
par la sombre couleur de leur dos en veau brun, avec
les luisantes enveloppes des volumes reliés en vélin blanc
par les libraires hollandais et allemands. Ces reliures
branches, qui craignent peu les vers et l’humidité, sont
devenues le modèle dont Bradel s’est servi, deux cents
ans plus tard, pour inventer ses cartonnages. Chez les libraires de Leyde, de Rotterdam et de la Haye, le vélin
reste sans dorures ; en Italie, au contraire, où la mode
des reliures blanches est aussi fort accréditée, des fers
variés viennent rehausser le parchemin. Le vélin cordé
donne bonne mine à un livre d’érudition. Mais le maroquin
du Levant rivalise, sous Louis XIV et Louis XV, avec
le veau fauve dont la blonde couleur fait si bien valoir les
grands écussons armoriés, frappés en or sur le plat des
volumes. Le maroquin Lavallière, avec sa nuance effacée
et ses tons gris-poussière, apparaît à son tour, précurseur
des reliures en veau-écaille à la mode aux approches de
la Révolution. L’art du doreur s’exerce sur les almanachs
royaux et sur les semaines-saintes destinées aux gens de
la Cour. Mais ces dorures sont souvent lourdes et confuses,
et bien loin de l’élégance des dorures à mille points
et à petits fers. Certains volumes de prix sont revêtus de
chagrin, c’est-à-dire de la peau rugueuse et solide du
chien de mer. Cependant son grain offense les mains délicates
qui lui préfèrent le maroquin écrasé. Les reliures
molles figurent au nombre des reliures singulières. Les
reliures sur brochure ont leur mérite. Voici des gardes
de toutes sortes, en maroquin, en tabis, en moire et
en soie plus légère ; en voici en papier doré, marbré,
ondé, veiné de toutes manières. Le papier peigne rivalise
avec le papier tourniquet sur la garde des in-4o et des
in-12. Des ex-libris, finement gravés et ornés d’armoiries,
sont collés par les riches amateurs, sur la garde
ainsi décorée. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la garde
était toujours blanche[1] ; au XVIIIe, on la couvre d’enjolivements, on la polit au fer, on l’entoure d’une large
dentelle dorée à petits fers. Tous les livres ont désormais
au dos une étiquette ou pièce, en maroquin rouge ou
vert, tranchant avec les nerfs. Le veau marbré et le veau
granit se partagent les reliures courantes. La tranche
elle-même, gaufrée, ciselée, antiquée à la Renaissance,
est tantôt rouge, tantôt dorée. La dorure a un reflet
verdâtre jusqu’au milieu du XVIIe siècle ; plus tard, on
l’applique sur une assiette à la sanguine, apprêt orangé
qui lui donne un ton plus chaud. Souvent encore la tranche
a été marbrée avant de recevoir l’or, et les marbrures
apparaissent sous un certain jour.
Dusseuil, Padeloup[2], Derome, Bozerian, Kœhler, Duru, Thompson, Niédrée, Thouvenin, Simier, Beauzonnet, Capé, Petit ; voilà des noms de relieurs de diverses époques, dont les ouvrages enflamment la passion des amateurs. Boyet, Ginain, Anguerrand, Purgold, Lortic, Lefebvre, Ottmann-Duplanil, Vogel, le soigneux Courteval, Ducastin, Biziaux, Gruel, Closs, Hardy, figurent aussi au rang des bons artistes.
Plusieurs relieurs anglais sont également fameux. On cite surtout parmi eux Robert Payne, qui commença à travailler vers 1766, et dont les reliures sont d’un goût et d’une élégance incomparables. Il appelait maroquin à la vénitienne un certain maroquin olivâtre qu’il employait pour ses reliures aristocratiques. Il restaurait admirablement les livres gothiques. Un livre sorti de son atelier a un cachet qui le fait reconnaître entre mille.
Il y a des reliures anciennes, d’ouvriers inconnus, qui sont de vrais chefs-d’œuvre. Mais aujourd’hui, en province, la plupart des relieurs ne sont que de vulgaires manœuvres[3]. Beaucoup de bibliothécaires et de soi-disant amateurs font preuve du goût le plus dépravé, en faisant habiller à la moderne des livres naguères revêtus de précieuses reliures originales. Ces gens-là traitent les livres comme certains propriétaires traitent leurs maisons ou leurs châteaux, en faisant couvrir de plâtre des façades curieusement historiées, ou en abattant des tourelles féodales ou de beaux toits surélevés. L’art de restaurer une ancienne reliure est trop peu connu. Cependant les reliures exécutées pour des amateurs fameux, tels que Grolier, le comte d’Hoym, Longepierre, Mme de Pompadour, atteignent aujourd’hui, dans les ventes, des prix exorbitants. En présence de cette recherche, que dire du vandalisme indifférent de certaines villes qui, précisément, mettent au rebut les livres les plus précieux par l’illustration de leur origine ? Dans une ville que je pourrais citer, la municipalité a laissé pourrir de rares volumes à reliures italiennes en vélin blanc, où brillaient les armoiries du célèbre cardinal Du Perron, évêque d’Évreux. À Louviers, il y a quelques années, on vendit les doubles, discrètement, afin d’éviter les formalités ; et les exemplaires que l’on préféra garder pour la bibliothèque de la ville, furent précisément ceux dont la reliure était unie. On ne se soucia pas des reliures qui portaient l’empreinte de la personnalité d’un ancien possesseur, et des volumes splendides, couverts d’ornements de la Renaissance et provenant de la Chartreuse de Gaillon, furent vendus par lots, aux fripiers et aux ferrailleurs. C’étaient des volumes aux armes du cardinal de Bourbon, malgré lui roi de la Ligue. Ces actes de vandalisme sont fréquents, et le catalogue de la bibliothèque de M. Ch. Giraud atteste que la bibliothèque impériale de Vienne, en Autriche, a elle-même livré à l’encan des douzaines de volumes aux armes du prince Eugène de Savoie, bibliophile fameux autant qu’illustre général…
M. Dréolle ajoute que, si les auteurs de ces actes de vandalisme savaient ce que les reliures précieuses se vendent à Londres, au lieu de les détruire, ils les vendraient. L’Athenæum anglais de cette semaine annonçait des prix fabuleux.
M. Marionneau raconte qu’il existait à Bordeaux, dans la bibliothèque de la ville, un exemplaire des œuvres de Montaigne avec des notes de sa main. On a jugé à propos de lui donner une reliure neuve ; or, en rognant les marges, on a précisément ôté les annotations autographes… (Hilarité)…
M. Marionneau croit qu’il serait très-utile de populariser un peu le bon goût de ce côté, dans les départements : car, dans beaucoup de grandes villes, il n’y a que de mauvais relieurs. À Bordeaux, il n’y a pas un seul atelier de reliure où l’on sache exécuter un travail un peu soigné.
- ↑ Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes, parlant de la Guirlande de Julie, ce manuscrit offert à Julie d’Angennes et qui était écrit de la main du fameux Nicolas Jarry, dit qu’il avait été relié le plus galamment du monde. Il en décrit ainsi la reliure : « Le livre est tout couvert des chiffres de Mademoiselle de Rambouillet. Il est relié en maroquin du Levant des deux côtés, au lieu qu’aux autres livres il y a du papier marbré seulement. Il y a une fausse couverture de frangipane… »
- ↑ L’usage de signer les reliures est assez récent. Padeloup mettait quelquefois à l’intérieur des siennes une étiquette gravée, ainsi conçue : Relié par Padeloup le jeune, place Sorbonne, à Paris. Les reliures ainsi signées de Padeloup sont recherchées à cause de leur rareté.
- ↑ On cite à Rouen les reliures de Cassassus. Gabriel Peignot a vanté, dans ses écrits bibliographiques, les reliures de Noël, de Besancon. Maistre, à Dijon, est un relieur habile.