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Quelques personnages officiels à Tahiti, sous le règne de S. M. Napoléon III/2

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M. LOUIS-EUGÈNE GAULTIER DE LA RICHERIE


La confiance que M. le Ministre de la Marine et des Colonies, depuis 1859 jusqu’en 1864, plaçait dans le commandant de la Richerie a-t-elle été justifiée ?

Le pavillon français confié à cet officier a-t-il été à Tahiti, comme partout ailleurs, le symbole de la civilisation ?

Le lecteur va être à même de former son jugement sur ces deux graves questions par le récit des faits qui se sont passés à Tahiti.

J. P. Chopard.


M. de la Richerie a fait son apprentissage gouvernemental à la Guyane dans la direction d’un pénitencier de forçats, à l’époque où M. l’amiral Baudin commandait dans cette colonie. Ses débuts n’y furent point heureux, car il se vit obligé de résilier ses fonctions parce que, contrairement à ses idées, on voulut essayer, pour la moralisation des condamnés, un régime qui n’était pas celui de la corde et du bâton.

Tahiti fut le second point du globe où il eut à appliquer ses idées sur le gouvernement des hommes.

Parti de France avec sa famille, il se rendit d’abord à Valparaiso, puis à Papeete, où il arriva le 1er janvier 1859, sur le navire le Glaneur qui était à M. Pignon.

Durant le voyage, ce dernier se montra plein de soins et de prévenances pour ses passagers, et c’est alors que naquit une intimité devenue plus tard très-étroite entre la famille Pignon et celle de M. le Commandant Commissaire impérial.

Quelques personnes ont été étonnées de cette grande amitié, et elles ont cherché à l’expliquer ; mais, comme il advient le plus souvent en pareil cas, elles l’ont attribuée à des causes toutes plus étranges les unes que les autres, alors qu’elle n’avait sans doute d’autre raison d’être que la parfaite convenance des esprits et la sympathie des cœurs.

Cependant, il faut le dire, cette liaison a eu de sérieux inconvénients, car à l’époque où M. Pignon tendait ses filets à Mangarèva, afin de parvenir à faire payer ses dettes par la reine de ce pauvre petit pays, il laissa échapper des paroles imprudentes, des menaces même, qui ont fait penser qu’il était conseillé et qu’il serait aidé dans ses projets par M. de la Richerie.

Ces légèretés de langage acquéraient d’autant plus de gravité, dans la bouche de ce trafiquant, que l’intimité des deux familles était plus développée et plus connue ; elles étaient d’autant plus regrettables qu’en Océanie, plus que partout ailleurs, il est à désirer que le pouvoir ne puisse pas être soupçonné

Mais abordons un autre sujet :

Si l’on étudie avec soin la manière de faire de M. de la Richerie, on arrive très-promptement à se convaincre qu’il est possédé de la passion, ou pour mieux dire de la manie gouvernementale. Il aime le pouvoir, non pour faire le bien, mais pour avoir le plaisir de faire sentir à ses administrés les rênes du gouvernement, semblable en cela à l’un de ces cochers qui, du haut de leurs sièges et sans nécessité, tourmentent la bouche de leurs chevaux.

Lors de son arrivée à Tahiti, c’est-à-dire, au premier janvier 1866, les Tahitiens qui avaient des enfants à l’école étaient les seuls, astreints à payer un impôt annuel de six francs, Il s’empressa de changer cet état de choses et bientôt l’impôt direct et annuel fut de 10 francs par chaque personne mariée et de 22 francs par chaque personne célibataire.

Quant à l’impôt indirect, qui comprenait les corvées en nature ou leur rachat facultatif en argent, il atteignit, pour chaque indigène, un taux que M. le comte Émile de la Roncière va nous faire connaître.

Nous citons :

« Sous mon prédécesseur (M. Gaultier de la Richerie), les années 1862 et 1863 comptent à elles seules sept ordonnances imposant des corvées, des travaux de toutes sortes.

Les indigènes ne trouvaient là que des fatigues et des amendes à payer… Les impôts que vous avez eu à payer jusqu’en 1865 étaient trop lourds. Celui qui pouvait les acquitter d’avance et en un seul paiement n’avait pas moins de 72 francs à donner. Quand on était réduit à les payer partiellement, ils pouvaient monter à 230 francs par tête. »

(Session législative tahitienne de 1866. — Discours de M. le Commandant Commissaire impérial.)

Ici nous sommes arrêté par un scrupule, car si M. de la Richerie était présent, il pourrait nous dire : « Je n’accepte point le témoignage de M. le comte Émile de la Roncière, » et, nous sommes bien obligé de l’avouer, il aurait raison. En effet, l’article 283 du Code de procédure (titres des enquêtes) dit : « Pourra être reproché le témoin qui aura été condamné à une peine afflictive ou infamante, ou même à une peine correctionnelle pour cause de vol, » et l’article 7 du Code pénal ajoute : « les peines afflictives et infamantes sont : 1o… 2o… 3o… 4o… 5o… 6o la réclusion. »

Or, personne, pas même M. le comte de Kératry, n’ignore que M. le comte Émile de la Roncière a été condamné à dix ans de réclusion.

Puisque nous ne pouvons invoquer les paroles de ce dernier pour vérifier si l’impôt annuel et total payé par un tahitien s’élevait parfois à 230 francs, ayons recours à M. de la Richerie lui-même. Pour cela nous n’avons qu’à ouvrir le journal officiel, le Messager de Tahiti du 11 mai 1862, no 19, et nous y lisons :

Pomaré IV… et le Commandant Commissaire impérial.
ORDONNONS :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Art. 3. — Ceux qui voudront s’exempter personnellement de ces travaux pourront le faire, à moins que l’ordonnance n’en dispose autrement, à la condition de verser au profit du district ou des districts que le travail concerne le prix de leurs journées de travail.

Art. 4. — La journée des travaux publics est de huit heures. Cette journée est évaluée à un franc. — Les travaux publics n’auront pas lieu le vendredi, le samedi et le dimanche, à moins d’urgence.

Papeete, le 26 avril 1862.

Signé : POMARÉ.     Signé : E. G. de la RICHERIE.

Cet extrait de la loi montre qu’un tahitien pouvait être obligé à prendre part aux travaux publics pendant 52 lundis, 52 mardis, 52 mercredis et 52 jeudis, soit en tout durant 208 jours chaque année. Il lui était cependant permis de s’exempter personnellement de ces corvées en payant un franc par chaque jour de travail, c’est-à-dire en donnant une somme totale de… 208 fr. et comme d’ailleurs s’il était célibataire son impôt direct s’élevait à 22 il avait réellement à payer chaque année, un impôt total de… 230 fr.

C’est une forte somme, lourde et dure à payer pour ces pauvres Indiens dont l’industrie est nulle et dont l’agriculture n’est encore qu’à l’état rudimentaire. Aussi se surprend-on à penser, avec tristesse, que ce n’était pas autant, les attraits du plaisir que les souffrances du besoin qui poussaient leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs à se prostituer.

À sa libéralité en fait… d’impôts M. de la Richerie joignait une grande largesse… de pénalités et montrait toute sa mansuétude dans la répression. Les citations suivantes mettront ces vérités en relief :

LOI SUR LA CONSTRUCTION DES CASES
Session de l’année 1861

Article premier. — Chaque indigène marié est tenu d’avoir une case convenable pour lui et sa famille.

Art. 2. — Tout hui-raatira (citoyen) devra établir sa case sur les terrains vagues compris dans un rayon de mille mètres autour de la maison du chef (fare hau).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Art. 5. — Les cases qui sont ou seront situées en dehors des limites seront, après le premier avril prochain, frappées d’une imposition de deux francs cinquante centimes par mois.

Art. 6. — Tout indigène qui par opposition ou mépris de la loi ne paiera pas cet impôt sera condamné à une amende de 50 francs pour la caisse des districts et à un emprisonnement de quinze jours à deux mois.

Art. 7 — Un an après la promulgation de la présente loi, tout indigène qui n’aura pas une case terminée conforme au modèle indiqué dans la circulaire mentionnée ci-dessus sera jugé et condamné à une amende de cent francs. Cette amende sera de deux cents francs si ladite case n’est pas terminée six mois après l’expiration du premier délai d’un an.

Cette loi fut votée le 23 décembre 1861 par une assemblée de 61 députés dont 42 furent pour l’adoption et 19 furent contre. Dans cette assemblée il y avait 42 employés salariés du gouvernement. Quelques députés qui comptaient parmi les 19 opposants firent des observations, mais l’orateur du gouvernement eut réponse à tout.

Taatauuru, député. — Si un homme marié ne possède pas de terrain dans le rayon de mille mètres autour de la chefferie, où mettra-t-il sa maison ?

Roura, rapporteur. — Sur une terre non habitée ou sur une terre de chefferie comprise dans ce rayon.

Arato, député. — Si je possède des terres dans l’étendue de mille mètres, elles seront donc habitées par d’autres que par moi propriétaire ?

Pohueta, député. — C’est cela, certainement ! Mais vous n’en serez pas moins le propriétaire.

L’on croit rêver en lisant cette loi qui ordonne aux gens d’aller habiter loin de leurs propriétés, parfois à une ou deux lieues de distance de leurs terres et de tous leurs moyens d’existence ; qui oblige un chef de famille à se bâtir une maison alors qu’il en a déjà une ; à la mettre sur le terrain d’autrui et à violer par là et malgré lui, les droits légitimes du propriétaire du sol, lequel ne peut que courber la tête et laisser faire.

En voyant s’accomplir ces choses nous nous sommes surpris à murmurer ces deux vers que notre enfance apprit dans la grammaire de Noël et Chapsal :

Heureux si de son temps pour cent bonnes raisons
O’Tahiti eût eu de petites maisons.

M. le Commandant Commissaire impérial avait depuis longtemps préparé cette loi. C’était son œuvre chérie. C’était le produit de ses plus profondes méditations. Il en avait entretenu tout le monde et n’avait d’ailleurs trouvé personne pour approuver ses idées.

Aujourd’hui que cette législation a disparu il ne reste qu’un fort petit nombre de ces cases, ce sont celles comportées raisonnablement par les localités. Ce résultat montre à lui seul ce qu’est le jugement de celui qui avait ordonné la mesure et aussi combien peu il avait tenu compte des besoins de la population dont on lui avait confié les intérêts.

Ici, M. de la Richerie ou l’un de ses amis, peut nous arrêter et nous dire : « Cette loi a été votée par la Chambre législative tahitienne dans la session de l’année 1861. »

C’est vrai, et cette juste observation nous oblige à nous rappeler l’épuration gouvernementale qui a précédé cette session. M. le Commandant Commissaire impérial en parle lui-même dans son discours prononcé à l’ouverture de la Chambre en 1861. Écoutons-le !

M. le Commandant commissaire impérial. « Le nombre des députés a été réduit. L’Assemblée étant moins nombreuse les travaux marcheront plus rapidement. »

En effet, l’Assemblée législative venait d’être réduite. Sur les 62 ou 64 membres qui devaient la composer à l’avenir, on ne comptait pas moins de 42 employés salariés du gouvernement ; aussi lors du vote de la loi citée plus haut il y eut 42 boules blanches pour l’adoption et 19 boules noires pour le rejet. Tous les députés élus et non salariés n’étaient pas présents, ils n’étaient que dix-neuf.

Et ce n’est point tout. Avant cette session les lois étaient discutées puis votées article par article, c’était la règle. Mais en cette année 1861 ce mode de procéder fut changé sans qu’on eût même pris la peine de modifier le règlement. On le voit par la protestation suivante :

Taatauuru, député. « Cette façon de procéder au vote ne me paraît pas régulière. Dans les sessions précédentes nous adoptions les lois en votant chaque article. »

Le président de la Chambre. « Nous n’avons pas à revenir là-dessus. »

Oh ! M. de la Richerie est un habile homme ! Suivant lui, ce serait bien mal gouverner que de ne pas savoir tout ce qui se dit ; que de ne pas connaître tout ce qui se fait et de tolérer qu’une démarche, pour simple qu’elle soit, puisse avoir lieu sans qu’on lui en ait préalablement demandé l’autorisation.

On ne saurait jamais trop, ni trop minutieusement gouverner. C’est en vertu de cette idée qu’il veut grouper toutes les cases autour de celle du chef, du juge et des agents de police, et qu’il accumule les pénalités contre celui qui ne vient pas se faire surveiller dans la maison construite par ordre et sur modèle. Les citations suivantes le montrent :

Session législative de 1861. — LOI SUR LES TRAVAUX.

ART. 3. — « Tout homme n’ayant pas de case, ou ne demeurant pas dans un rayon de mille mètres autour de la chefferie devra au district deux jours de travail par semaine. »

Même session. — LOI SUR LA PLANTATION.

ART. 2. — « Tout individu n’ayant pas sa case autour de la maison de chefferie sera tenu de planter par an cent cocotiers, quatre tamanus et vingt arbres à pain. »

Ainsi, trois lois : loi sur la construction des cases, loi sur les travaux, loi sur la plantation, établissent l’impôt, l’emprisonnement, deux espèces d’amende, le travail public et des plantations à faire pour punir celui qui n’aura pas sa case auprès de celle du chef. Et enfla, comme si tout cela était trop doux, l’article 5 de la loi sur les amendes vient s’y ajouter.

Session législative de 1861. — LOI SUR LES AMENDES.

ART. 5. — « Tout individu qui ne paiera pas son amende dans le délai de dix jours, après la condamnation, sera arrêté, mis en prison et y restera jusqu’à parfait paiement. »

Nous l’avons déjà dit, M. de la Richerie est vraiment libéral… en fait de pénalités.

Le bon sens qui a dicté cet article 5 de la loi sur les amendes est fort heureusement mis en lumière par l’observation suivante du député Hurue :

Hurue, député. « Comment voulez-vous qu’un homme emprisonné paie son amende ? C’est impossible ! Les résultats de ces emprisonnements ont été jusqu’à présent des évasions et des fuites à Raiatéa. »

Maintenant passons à d’autres considérations.

Dès son arrivée à Tahiti, en janvier 1859, M. de la Richerie se montra prodigue de prévenances, de bonnes paroles et de promesses, envers la mission catholique.

Au mois de février 1859, le tribunal supérieur tahitien fut cassé, pour des raisons qu’il serait trop long de relater ici.

Parmi les membres qui le composaient on comptait : le Président qui avait reçu la médaille militaire au service de la France ; un juge qui avait gagné la croix de la Légion d’honneur en combattant dans les rangs de nos soldats ; plusieurs autres juges qui se distinguaient par un véritable attachement à notre pays et dont l’un était catholique, ce qui en Océanie est l’équivalent de Français comme protestant est l’équivalent d’Anglais.

Le Commandant commissaire impérial s’empressa de reconstituer ce tribunal et voici comment il le composa

Président   Metuaoro, ministre protestant de Tiarei.
Vice-Président   Maheanu, ministre protestant de Faa.
Juges
Mataïtaï, ministre protestant d’Afaïti.
Otare, ministre protestant de Teavaro.
Imihia, diacre protestant.
Puhia, diacre protestant.
Fenuaiti, simple protestant.
Juges suppléants
Tohi, diacre protestant.
Haumani, diacre protestant.
Hooau, diacre protestant.

À partir du moment où ces nominations eurent lieu, nul ne s’étonna de voir les Indiens catholiques perdre tous leurs procès. Il est rare, en effet, qu’une cause ne vienne pas à ce tribunal soit directement, soit par voie d’appel.

Mais si les Indiens catholiques perdaient tous leurs procès, pour les consoler, sans doute, on avait renforcé l’élément protestant dans la Chambre législative à laquelle appartiennent de droit les membres du tribunal supérieur.

Cependant, à l’en croire, M. de la Richerie était tout dévoué aux intérêts de la mission catholique. Il protestait que, « si rien ne venait entraver sa bonne volonté, il aiderait de telle sorte à la propagation des idées catholiques qu’avant deux ans Tahiti serait entièrement converti à la vraie foi. »

Il était fort prodigue envers tous les missionnaires mais surtout envers monseigneur Jaussen, évêque d’Axieri, des marques extérieures d’une bienveillance extrême. Il allait fréquemment chez Sa Grandeur dont « la conversation pleine de charmes et savante à la fois était, ajoutait-il, aussi instructive qu’agréable. »

C’est sans doute pour cela qu’il (M. de la Richerie) s’empressa de faire paraître une loi qui déclarait national le culte protestant à Tahiti.

L’article 10 de cette loi était ainsi conçu :

ART. 10. — « Tout indigène, quelle que soit la religion à laquelle il appartient, doit participer aux obligations qui assurent l’exercice du culte national protestant. »

La discussion de cette loi, par l’Assemblée législative, prouva que c’est un travail manuel et personnel qui est exigé par cet article et que jusqu’au jour de la proposition de cette loi, la coutume, établie par tous les Gouverneurs, conformément d’ailleurs aux articles 4 et 5 de l’acte du protectorat, faisait que chaque Indien ne participait qu’aux obligations du culte auquel il appartenait.

L’acte du protectorat était ouvertement violé par l’article 3 de la loi sur le culte protestant national, aussi cela donna-t-il lieu à une protestation de M. le Consul de Sa Majesté Britannique et à une réclamation écrite par vingt et quelques chefs et députés, c’est-à-dire par le tiers des membres de l’Assemblée législative. Devant ces protestations, M. de la Richerie n’osa point passer outre et sanctionner cette loi dont les articles 4 et 5 étaient les suivants :

ART. 4. — Il sera demandé à la Reine et au Commandant Commissaire impérial p. i., deux ministres protestants français.

ART. 5. — L’un de ces deux, ministres résidera à Papeete et le deuxième aux Tuamotu.

Il est bon de savoir que ces articles prirent naissance d’une demande faite par les députés du district de Tautira. C’était, disaient-ils, le vœu de leurs commettants.

Lorsque les gens de Tautira connurent ce qui s’était passé, ils voulurent faire juger et emprisonner leurs députés pour avoir menti à la Chambre, et dans la délibération qu’ils eurent entre eux, à ce sujet, il fut prouvé que l’idée de cette demande avait été donnée à Mano, ministre protestant du district et membre de l’Assemblée législative, par M. Caillet, chef d’état-major et âme damnée de M. le Commandant Commissaire impérial.

Nous avons sous les yeux, en écrivant ceci, l’attestation de ces faits, contenant plus de soixante signatures des chefs des familles protestantes de Tautira. Cette attestation dit naïvement : « Dans le voyage de Mano et du chef d’état-major du gouverneur à Aiouroua, ce dernier dit à Mano : Il est nécessaire que tu demandes un ministre protestant français, et lorsqu’il sera arrivé, les deux (le prêtre et le ministre) se battront comme des coqs. Il a été écouté et il a été fait ainsi. »

Cette demande adoptée par la Chambre fut mise sous la forme d’une pétition qui, rédigée d’abord en français, fut ensuite traduite en kanack. Les fautes du texte tahitien le prouvent surabondamment. D’ailleurs, on sait fort bien qu’à Tahiti les Assemblées législatives n’ont jamais fait autre chose que ce que voulait le Commandant Commissaire impérial. Cela surtout a été vrai à l’époque dont nous parlons.

Cette pétition dit en parlant des catholiques : « Les ennemis de notre religion, qui sont aussi les ennemis du protectorat français, cherchent à nous calomnier, parce que nous ne voulons pas être ingrats envers ceux qui nous ont fait sortir du paganisme, et à blesser nos sentiments religieux, en disant que nous ne sommes pas attachés à la France. »

En lisant cette phrase dirigée contre les catholiques, ou pour mieux dire contre les missionnaires, le digne M. Miller, consul anglais à Tahiti, se mit à dire : « Voilà qui sera bien reçu à Exeter-Hall. » Mais, ajouta-t-il aussitôt avec un sourire : « Je ne crois pas que cela fasse le même effet à Paris »

Par cette pétition, M. de la Richerie faisait accuser les missionnaires catholiques d’être les ennemis de la France, mais dans le même temps (il faut lui rendre cette justice), il donnait à Mgr l’évêque d’Axieri une marque d’estime et de particulière considération en le priant d’être le parrain de sa fille.

La satisfaction intime qu’il ressentait devait être à son comble, car il pouvait espérer avoir dérobé la main qui portait un coup à la mission derrière les prévenances qu’il prodiguait à l’évêque, et en outre il achevait de faire preuve d’un jugement vraiment rare et droit en demandant deux ministres protestants français, l’un pour Papeete, où les Indiens sont congréganistes indépendants[1], et l’autre pour les îles Tuamotu, où il n’y a que des catholiques et des mormons.

Quelque temps avant, M. de la Richerie, dans une lettre confidentielle, où il épanchait son cœur, promettait à monseigneur Jaussen de lui donner toutes les écoles « mais officiellement, dit-il, pour que cela soit durable. » Il « est sur d’être approuvé, à Paris, si les formes légales sont observées » ; et il ajoutait que : « comme homme et comme chef actuel de Tahiti, il tient à lui dire que la mission doit et peut avoir toute confiance en lui. »

« Attendez et vous verrez », dit-il.

En effet, attendons et voyons ! Lisons les lois qu’il fait paraître et n’oublions point que tous les articles en sont rédigés ou inspirés par lui. Nous citons :

Loi sur le culte national tahitien. Article 6. Ils (les ministres protestants français) prendront la direction de nos écoles.

Loi sur l’instruction publique tahitienne. Article 9. Il n’y aura qu’une école et qu’un instituteur par district et cette école sera placée prés de la demeure du chef.

Même loi. Article 11. Cette rétribution comprend une indemnité aux ministres chargés par la loi de diriger les écoles et aux instituteurs suppléants.

Même loi. Article 12. L’indemnité au ministre de chaque district sera de dix centimes par enfant présent et par mois[2].

Nous avons attendu et nous avons vu que : M. de la Richerie après avoir promis « toutes les écoles aux catholiques, mais officiellement pour que cela soit durable » (j’ai sa lettre confidentielle sous les yeux) s’est empressé de placer toutes les écoles sous la direction des ministres protestants ; qu’à la tête de l’école dans chaque district il a mis le ministre protestant du district et qu’enfin, comme les occupations de ce ministre pouvaient être trop fatigantes, car généralement aux fonctions de pasteur et de maître d’école il joignait celles de juge, de député et d’époux de chefesse, il lui a donné un suppléant pour l’aider.

Tel est l’accord qui existe entre les paroles, les promesses et les actes de M. Louis-Eugène-Gaultier de la Richerie.

Quelques personnes ont osé dire que les actes de son gouvernement constituaient contre le catholicisme une persécution d’autant plus dangereuse qu’il tâchait de la dissimuler sous une apparence de légalité. Lui-même n’en doutait nullement, car il plaignait la mission catholique de ce que ses instructions l’obligeaient à la persécuter. Il est vrai qu’on l’a entendu dire aussi «qu’il est toujours aisé de trouver des prétextes spécieux, des raisons plausibles, pour rendre illusoires et officiellement inexécutables les instructions les plus formelles du ministre.»

Racontons maintenant l’histoire des îles Marquises.

Dans l’année 1858, le poste de soldats français que l’on entretenait dans ces îles et le résident qui les commandait furent retirés comme étant inutiles.

La mission catholique livrée à elle-même, et, restée seule en face de ces populations encore anthropophages, redoubla d’énergie. Elle parvint non sans de grandes difficultés à établir une entente cordiale entre les grands chefs des diverses vallées et à leur faire reconnaître la suprématie de Temoana, chef de la baie de Taio-Haé, que nous avions décoré du titre plus pompeux que réel de roi de Noukahiva.

Grâce à cette entente des chefs et à leur obéissance pour Temoana, monseigneur Dordillon, évêque de Gambysopolis et chef de la mission, organisa dans le pays une police vraiment remarquable, au moyen de laquelle une paix durable fut imposée aux vallées, sans cesse en hostilités les unes avec les autres ; les usages païens furent abandonnés, et les sacrifices humains abolis.

Les naturels du pays, reconnaissants des bienfaits de ce nouvel ordre de choses, écoutaient volontiers les prédications des missionnaires ; ils demandaient et suivaient leurs conseils, et tout faisait présager que dans peu de temps l’influence civilisatrice du christianisme aurait enfin assez prévalu pour que ces populations n’eussent plus à craindre d’être arrêtées, dans les voies du progrès réel, par un retour à leurs anciennes et barbares coutumes.

À cette époque, c’est-à-dire vers la fin de l’année 1860, M. le contre-amiral Larrieu visita cet archipel. Il fut étonné des résultats obtenus et en témoigna hautement sa satisfaction.

Quelque temps après, venu en relâche à Tahiti, il retraçait, devant M. de la Richerie, le spectacle qui avait frappé ses yeux ; il exprimait son espoir d’un résultat durable, il en donnait les raisons, et, rendant justice à qui de droit, il avouait hautement que cela était dû à l’intelligence et au zèle de Mgr de Cambysopolis, aidé du concours dévoué et réellement apostolique de ses missionnaires.

Le lendemain de ce jour, Mgr d’Axiéri, qui avait été présent à cette conversation, remerciait M. l’amiral Larrieu de ses bonnes paroles et de la justice qu’il avait rendue aux travaux des missionnaires. « Mais, — ajouta-t-il, — il se peut, Monsieur l’amiral, que vos paroles nuisent à Noukahiva. »

Cela ne manqua point d’arriver. Quelques jours plus tard, en effet, M. Caillet, qui recevait les inspirations de M. de la Richerie, avait commencé une campagne contre la mission catholique des îles Marquises. « Ce qui s’y passait était inouï, disait-il, et il était dommage qu’on n’eût pas de pasteurs protestants pour les envoyer civiliser ces îles et empêcher les missionnaires catholiques d’y tyranniser les Indiens. »

Ce discours n’était que le prélude des mesures méditées par le Commandant Commissaire Impérial, lequel, peu de temps après, envoyait comme résident à Noukahiva M. le lieutenant de vaisseau de Kermel, avec trois gendarmes français et quatre soldats tahitiens.

Quels sont les ordres donnés à M. de Kermel ? Les résultats qui suivirent son envoi à Noukahiva les feront mieux connaître encore que ce qu’il disait avant de partir pour son nouveau poste : « Je marche contre la mission. »

Et, par le fait, la mission des îles Marquises, si prospère en 1860, était ruinée en 1861. L’autorité de Temoana était réduite à néant, la guerre ravageait les vallées, les anciennes coutumes et l’anthropophagie étaient plus en honneur que jamais, et l’on put voir après un combat livré le 31 juillet 1862 quatre hommes qui furent dévorés crus en partie.

Depuis lors cet état de choses a continué. Nous avons vu à Tahiti, en 1869, des Indiens de ces îles jugés pour avoir tué et mangé leurs semblables.

Dans le mois de septembre 1862 on écrivait des Marquises :

« Noukahiva est dans un état pitoyable depuis que les Français sont venus y mettre le désordre, et le mal augmente de jour en jour… Il est un fait, c’est que pendant l’absence des Français, le roi et les chefs, de concert avec l’évêque, avaient établi dans toute l’île un ordre admirable. La police s’y faisait aussi bien, sinon mieux que dans nos villes d’Europe, de sorte qu’un amiral français étant alors passé par ici disait à ses officiers : Messieurs, vous le voyez, il nous fallait abandonner ce poste pour que le bien s’y fît. Plus tard, on est venu le réoccuper, et je ne sais pourquoi, jaloux peut-être de tout le bien qu’y faisait la mission, on a voulu la détruire. Pour cela on a commencé par faire perdre aux chefs et au roi l’influence qu’ils avaient sur leurs sujets et on a renversé la police indigène.

« Le roi et les chefs n’ayant plus d’influence sur leur peuple et la police n’existant plus, tous les désordres se sont naturellement introduits. La moitié de la population était chrétienne, le reste se préparait à le devenir prochainement, et voilà que l’on retourne à toutes les horreurs du paganisme, au tatouage, à la prostitution des fêtes païennes, à l’ivresse, à la polygamie, à la guerre et à l’anthropophagie. Le commandant particulier d’ici (le résident) n’a pas agi ainsi par lui-même. Il avait sans doute des ordres pour empêcher le bien, et du reste il les a parfaitement exécutés ; mais aujourd’hui il paraît très-embarrassé.

« M. de Kermel, lieutenant de vaisseau, choisi par M. de la Richerie comme résident de ces îles, est un homme inoffensif et toujours plongé dans des calculs mathématiques qu’il n’interrompt même pas lorsqu’il va par les chemins. Et néanmoins il a positivement détruit l’autorité de Temoana, renversé les lois établies, méconnu et rompu les mariages religieux dans un pays où l’on n’avait pas pu durant quinze années d’occupation établir l’état civil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Cependant, devant les dénégations formelles de M. de Kermel, au sujet de permissions inouïes que les indigènes lui attribuent, je suis conduit à croire, comme on le supposait à Papeete au départ de cet officier et des gendarmes, que M. de la Richerie a partagé les rôles. Il n’a dû envoyer personne inutilement. Dans les longues conversations, dont on parlait alors, il aura inculqué ses idées à M. de Kermel, tout absorbé dans ses rêveries creuses, et les gendarmes ne sont pas venus apporter l’ordre à Noukahiva puisqu’il y existait déjà. Le choix fait pour cet envoi suffisait pour en augurer mal.

« Le choix du résident lui-même, homme tellement absorbé qu’on le prend parfois pour un aliéné, condamne M. de la Richerie. Dépositaire de l’autorité, M. de Kermel devait nécessairement, en arrivant à Noukahiva, prendre le commandement et la direction. Mais pour maintenir l’ordre il faut savoir commander, or il en est incapable et ne sait pas se faire respecter des indigènes. »

Nous voyons par cette correspondance qu’envoyer cet officier à Noukahiva, c’était paralyser l’autorité existante sans la remplacer ; c’était arracher les rênes du gouvernement aux mains qui savaient les tenir pour les jeter à l’abandon. M. de la Richerie avait tout calculé, car il connaissait trop bien celui qu’il envoyait pour n’avoir pas prévu toutes les conséquences de cet envoi.

À lui donc toute la responsabilité de ce que la mission de Noukahiva, si prospère en 1860, était ruinée en 1861, et de ce que la barbarie a de nouveau envahi ces îles. À lui la responsabilité, parce qu’il a envoyé ce résident et que toutes les circonstances se réunissent pour prouver qu’il a positivement préparé ce résultat déplorable.

Ses lois et ses poursuites contre le catholicisme à Tahiti, l’opinion exprimée dans les lettres adressées de cette île à Noukahiva lors de l’envoi du résident ; l’inutilité de cet envoi, s’il n’était pas dirigé contre la mission et l’impossibilité de lui assigner un but raisonnable ; l’emploi des moyens les plus dissolvants et les plus propres pour arriver à la destruction ; la hardiesse du résident pour détruire et le soin avec lequel il se retranchait derrière des ordres reçus pour s’abstenir dès qu’il fallait édifier ou retarder la ruine ; enfin les ordres positifs envoyés de Tahiti à différentes reprises « de ne se mêler de rien » alors que la ruine menaçait ou qu’elle était déjà consommée, tout révèle, tout indique et tout montre la pensée, la volonté et la main de M. de la Richerie.

Oh ! combien ces faits permettent de voir dans son vrai jour l’esprit qui dictait les lignes suivantes écrites par ce Commissaire impérial à M. le Ministre de la Marine :

« Ces mesures consisteraient principalement, selon moi, dans l’installation et le maintien à Mangarèva d’un résident dans des conditions analogues à celles de l’officier que j’ai installé aux îles Marquises. »

(Lettre de M. de la Richerie au Ministre de la Marine, du 12 mai 1861.)

Mais revenons à Tahiti.

Lorsque M. de la Richerie prit la direction du gouvernement de cette île, la mission catholique était en plein développement. Les indigènes entièrement revenus des préventions grossières que les ministres méthodistes anglais leur avaient inculquées se montraient pleins de confiance dans les prêtres catholiques français.

Mgr Jaussen, évêque d’Axieri, était la plus haute influence morale de l’île ; entouré de l’estime et du respect général, pas un jour ne s’écoulait sans voir des Tahitiens protestants, des notables surtout, venir le consulter pour leurs plus intimes affaires. La reine Pomaré elle-même, qui n’avait plus aucune confiance dans les interprètes anglais, bien qu’ils fussent assermentés et employés du gouvernement français, réclamait pour ses affaires délicates, l’évêque catholique comme son conseil et son unique interprète.

Les conversions étaient nombreuses dans les districts et le pensionnat des Sœurs de Saint-Joseph, qui comptait plus de cent élèves, permettait déjà d’espérer que les jeunes tahitiennes élevées dans ses murs n’en sortiraient qu’assez fortement nourries d’une saine morale pour que, liées aussitôt par les promesses du mariage chrétien, elles pussent échapper à la prostitution qui avait gangrené leurs mères.

Cet état de choses ne devait, hélas ! pas durer.

À peine le nouveau Commissaire impérial fut-il au pouvoir qu’il s’entoura de jeunes officiers, et sous son influence dissolvante, ils devinrent pires que lui-même et outrèrent les idées et les façons d’agir du maître.

L’un d’eux, M. Xavier Caillet, nature honnête, mais doué d’un esprit étroit et d’un jugement faux, devint l’un des principaux instruments employés par M. de la Richerie. Ce dernier se l’était en peu de temps inféodé à un point tel que les Kanacks, gens pleins de finesse et possédant un grand esprit d’observation, s’étaient en peu de temps rendu compte des relations qui existaient entre cet officier et le Commandant Commissaire impérial et le nommaient : te tavini no te tavana, c’est-à-dire le serviteur, le serf du gouverneur.

Quatre mois, à peine, s’étaient écoulés depuis l’entrée en fonctions du nouveau gouverneur et déjà la Confiance innée ou pour mieux dire filiale que les Tahitiens catholiques avaient toujours eue dans le gouvernement français s’était convertie en une terreur sourde qu’on ne saurait dépeindre : avec le temps cette terreur s’accrut au point d’empêcher un grand nombre d’entre eux de remplir leurs devoirs religieux. Interrogés sur les motifs qui les portaient à agir ainsi, ils répondaient : « Qu’ils avaient peur. » « Le gouverneur avait juré », disaient-ils, d’anéantir la religion catholique en Océanie. » Un blanc, un Européen, qu’ils ne nommaient pas tout d’abord, mais qu’ils désignèrent plus tard, à ceux en qui ils avaient une grande confiance par les mots te tavini, avait dit en parcourant les districts : « Le gouvernement ne veut plus de catholiques à Tahiti. Il ne leur donnera jamais d’emploi et il retirera leurs charges à ceux qui sont de cette religion. »

M. Caillet, alors chef d’état-major, venait défaire le tour de l’île, et voici le discours qu’il avait tenu au vieux et loyal Peeououe, chef catholique de Teahupoo, le plus noble de Tahiti après la reine Pomaré.

« Le gouvernement ne sera jamais content que des Tahitiens se fassent catholiques ; le gouvernement pense que ceux-là sont des gens faux et méchants, des hypocrites qui mettent le trouble dans les districts, mais il est content de ceux qui pratiquent le protestantisme et le gouverneur les protégera.

« Il est bon que tu ne pratiques pas le catholicisme. Moi je suis catholique et j’ai grandi dans cette parole, mais parce que je sais que c’est une fausse doctrine, ma pensée et ma foi sont protestantes. Je sais parfaitement que le catholicisme est faux. »

Le chef du district de Paea avait été influencé dans le même sens et un jour il disait : « Je veux conserver ma foi, mais on est bien méchant au gouvernement. »

Le chef de la police du même lieu, nouvellement baptisé, disait : « Je veux bien être catholique, mais je veux conserver mon emploi. » Il craignait d’être traité comme l’avaient été Teraï et Pouroua, agents de la police qui venaient d’être destitués, on ne sait pourquoi, si ce n’est parce qu’ils étaient catholiques.

Lorsque des Indiens avaient une grâce, une faveur à demander, ou bien s’ils avaient à réclamer de M. de la Richerie contre un déni de justice, ils savaient fort bien que pour n’être point repoussés, il leur fallait répondre par un non formel à la question inévitable : « Es-tu catholique ? »

De même que les lois citées dans les pages qui précèdent, les actes de ce gouvernement étaient hostiles aux chrétiens catholiques. Rappeler tous ces actes serait bien long, en citer un grand nombre serait trop pénible pour le cœur et fatigant pour l’attention. Nous nous bornerons donc à en raconter quelques-uns, pris au hasard, dans le tas.

En voici un :

Les ordonnances et les prescriptions de tous les gouverneurs français à Tahiti avaient jusqu’alors respecté les articles 4 et 5 du traité du protectorat qui garantissent à chacun le libre exercice de son culte et de sa religion. De temps à autre, soit pour redresser le zèle de quelque chef de district, appartenant à l’une des deux religions en vigueur dans l’île, soit pour rappeler à chacun ses droits à la tolérance religieuse, MM. les Directeurs des affaires indigènes faisaient publier dans le Messager de Tahiti, seul journal officiel, des avis semblables au suivant :

« Messager de Tahiti. — 2 avril 1857. — Texte tahitien.

Le Directeur des affaires indigènes signifie aux chefs et aux conseils de districts de Tahiti et de Moréa, que lorsqu’il s’agit d’édifier ou de réparer une maison pour l’usage de tous les habitants d’un district, comme une maison d’école, il est nécessaire que tous les habitants du district y travaillent.

Il n’en est pas ainsi d’une maison de prières, que ceux-là y travaillent dans le district, qui appartiennent au culte pour lequel est cette maison. Eux seuls édifient et réparent ces maisons-là. »

La loi sur le culte national protestant, celle sur les travaux publics, et tant d’autres lois défavorables aux catholiques, n’avaient pas encore vu le jour, soit parce que le temps nécessaire à leur élaboration avait manqué, soit plutôt parce que la Chambre des députés, destinée à les voter, n’avait pu être encore suffisamment réduite, et déjà M. le Commandant Commissaire impérial de la Richerie, oubliant tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs et ne tenant aucun compte du traité du protectorat, soumettait les Indiens catholiques à des travaux qui révoltaient leur conscience.

En effet, dans une visite qu’il fit des districts de l’île, il ordonna de réparer ou de construire plusieurs temples protestants.

Ni les ministres de ce culte, ni les chrétiens de cette communion n’avaient provoqué ces ordres ; la plupart d’entre eux s’en montrèrent peu satisfaits, car c’étaient de nouvelles dépenses à supporter et de nouveaux travaux à exécuter. M. de la Richerie ordonna que les Indiens catholiques participeraient à ces travaux.

Cette mesure était tellement injuste, tellement illégale, que beaucoup de protestants, eux-mêmes, en furent choqués. À Punavia ils ne voulurent point du concours des catholiques pour le travail de leur temple, en disant : « Qu’obliger ces derniers à participer à ce travail était une iniquité révoltante. » Malheureusement, tous les districts ne suivirent pas cet exemple, et le but de M. le Commandant Commissaire impérial fut atteint. Partout ailleurs, il fallut obéir. Te lavana parau, le gouverneur a parlé. Malheur aux récalcitrants, on les jugera sans loi (puisque la loi n’existe pas encore), on les jugera même contre la loi, car l’acte du protectorat a force de loi, ou mieux encore et c’est plus simple, on les punira arbitrairement.

Citons un second fait :

C’était dans le mois de septembre 1860. Le juge du district de Punavia avait été destitué. Les Indiens catholiques de cette circonscription espéraient pouvoir faire élire le candidat protestant qui leur était favorable et empêcher son concurrent, Pohue, frère de la chefesse, d’augmenter encore par son élection le pouvoir de sa famille trop considérable déjà.

Mais la chefesse, belle-sœur de l’anglais Darling, interprète du gouvernement et tout puissant auprès du gouverneur[3], s’était promis qu’elle ferait nommer son frère envers et contre tous.

Le jour du vote étant venu elle déclara que, seuls, quarante et un hui-raatiras (citoyens) désignés par elle, pourraient prendre part à l’élection. Tous les catholiques, sauf trois d’entre eux, qu’elle croyait avoir gagnés à sa cause, avaient été soigneusement exclus de la liste des votants. Cependant, malgré toutes ces précautions, ce ne fut qu’au troisième tour de scrutin que son frère Pohue fut élu juge du district.

Presque tous les hui-raatiras, tant protestants que catholiques, réclamèrent par écrit et collectivement contre la validité de cette élection. M. de la Richerie fit droit à cette protestation et ordonna de procéder à un nouveau vote, puis il envoya pour le surveiller M. Caillet, avec l’interprète Darling, beau-frère du candidat Pohue.

Les choses furent bien faites. On ne fixa ni l’heure de l’ouverture, ni celle de la clôture du scrutin, mais le jour du vote un assez grand nombre des électeurs furent exclus parce qu’ils s’étaient présentés à neuf heures du matin, après la fermeture des urnes. Nous croyons inutile d’ajouter que Pohue fut encore le candidat élu.

Parmi les hui-raatiras opposés à l’élection du beau-frère de Darling, étaient les nommés Teono et Tehoorau.

Le premier, protestant assez peu zélé, appartenait à une famille dont les tendances catholiques étaient bien connues, il était en outre l’oncle du candidat des catholiques.

Le second, Tehoorau, était un chrétien catholique zélé et l’un des hommes les plus influents du district, car il descendait de la famille des grands chefs de Raiatéa.

Quelques jours après la nouvelle et dernière élection, des mutoïs (gendarmes indigènes) arrêtèrent ces deux hommes et les mirent en prison ; puis ils furent conduits, à pied, de brigade en brigade, jusqu’à Papeete où ils comparurent devant M. de la Richerie comme coupables d’avoir apposé de fausses signatures sur la lettre collective par laquelle les gens de Punavia avaient protesté contre la première élection de Pohue.

M. de la Richerie, de son autorité privée, condamna ces deux hommes à quinze jours d’exil dans le district de Papeete, où ces malheureux n’avaient aucune ressource pour subsister. Cette punition fut ensuite prolongée et dura un mois. Si Teono et Tehoorau étaient innocents, les châtier était injuste ; s’ils étaient coupables, le châtiment était trop doux.

Ils voulurent se justifier, mais on ne les écouta point ; ils demandèrent à être jugés, mais M. de la Richerie ne le voulut pas. Pourquoi ? La réponse est facile à faire, c’est que les accusés ne savaient pas écrire et que tous les gens de Punavia, indiens et européens, étaient là pour en témoigner.

Terminons par un troisième fait pris aussi dans le tas ; c’était au mois de juillet 1862, deux ans plus tard que ce que nous achevons de raconter, et toujours dans le district de Punavia.

Les mutoïs réclamèrent l’impôt à trois enfants catholiques, Hupehupe, jeune garçon de quinze ans, Teave et Noahu, jeunes filles âgées de seize et de treize ans.

Le jeune garçon, effrayé par les mutoïs, paya l’impôt, mais les jeunes filles s’y refusèrent en invoquant la loi tahitienne sur l’impôt qui dit : « Les filles qui ont dix-huit ans accomplis paieront seules l’impôt. »

Elles furent mises en prison.

Le même jour, Putavahine, jeune femme catholique, accouchée de la veille, et dont le mari était absent, fut mise en demeure, par les mêmes agents, d’avoir à payer le double impôt des personnes non mariées. Elle s’y refusa, et malgré son état de faiblesse et de maladie, elle eût été traînée en prison si l’indignation de ses voisins et de ses parents ne se fût manifestée de façon à faire réfléchir les mutoïs.

Une lettre relatant les faits et réclamant en faveur des enfants fut envoyée à M. de la Richerie. Le juge de Punavia reçut l’ordre de juger Teave, Noahu et Putavahine.

Lorsque le jour du jugement fut arrivé, les deux premières furent conduites de la prison devant le juge et la jeune mère dut se traîner, jusqu’au tribunal, qui était éloigné de sa maison de plus d’un kilomètre. Voici ce qui se passa alors.

Le Juge. — « Noahu, pourquoi n’as-tu pas donné au mutoï l’argent qu’il te demandait ? »

Noahu. — « Parce que je n’ai pas l’âge que porte la loi, c’est-à-dire dix-huit ans. Je n’en ai que treize, je suis née sous le commandement de Lavaud. »

Le Juge. — « Tu as raison. La loi est en ta faveur. Et toi Teave, pourquoi as-tu refusé, de l’argent aux mutoïs ? »

Teave. — « Parce que je n’ai pas l’âge que porte la loi, c’est-à-dire dix-huit ans. Je n’en ai que seize, je suis née sous le gouvernement de Lavaud. »

Le Juge. — « Tu es bien instruite, la loi est aussi en ta faveur. En effet, c’est bien là la loi, je la connais bien, moi ! »

« Mais toi, Putavahine, pourquoi au lieu de six francs que te demandait le mutoï, ne lui as-tu voulu donner que deux francs cinquante centimes. »

Putavahine. — « Parce que étant légitimement et légalement mariée, je ne dois payer que la taxe des personnes mariées. »

Le Juge. — « C’est parfait ! Ta parole est bien conforme à notre loi de Tahiti.

« Mais vous ne savez donc pas, vous autres papistes, que nous fonctionnaires publics (feia mana, gens du pouvoir) nous n’observons pas la loi, mais uniquement les ordres du gouvernement et parce que vous autres vous y êtes rebelles, voici votre punition :

« Toi, Noahu, je te condamne à payer quinze francs d’amende et à faire un mois de prison ; tu paieras en outre la prison.

« Toi, Teave, tu auras la même peine que Noahu.

« Et toi, Putavahine, qui as été rebelle aux ordres du gouvernement, tu auras également quinze francs d’amende à payer et un mois de prison à faire. »

Après cela les trois enfants, car la jeune mère n’était guère plus âgée que les deux autres, demandèrent un extrait du jugement afin de pouvoir faire appel, mais le juge refusa de le donner et les fit conduire en prison,

Plusieurs personnes s’intéressèrent à ces trois condamnées. M. l’ordonnateur Trillard plaida lui-même leur cause et celle de la justice auprès de M. de la Richerie, mais ce fut en vain. Tout ce qui put être obtenu du Commandant Commissaire impérial, après huit jours de sollicitations, ce fut qu’il donnerait la liberté à ces enfants s’ils lui adressaient un recours officiel en grâce, comme s’ils eussent été réellement coupables et justement punis.

C’est cependant, M. le Commandant Commissaire impérial Louis-Eugène Gaultier de la Richerie qui, le 12 mai 1861, avait, écrit à Son Excellence M. le Ministre de la marine les lignes suivantes :

« Quant à moi, monsieur le Ministre, je n’ai été guidé que par l’amour du devoir et par la profonde conviction que partout où flotte notre drapeau ce sont les principes de notre droit, de notre civilisation, qui doivent prévaloir et que nous ne pouvons souffrir qu’on marche dans une voie opposée. »

(Extrait de la première lettre lue par M. le comte de Kératry,
au Corps législatif, le 11 mars 1870.)

Papeete, août 1870.

J. P. CHOPARD.
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  1. L’Église tahitienne protestante a été fondée et façonnée par des ministres congréganistes indépendants. Elle ne peut avoir un chef. Une paroisse ou congrégation choisit son ministre sans contrôle et ne doit avoir aucun trait d’union avec une autre. Comment cette Église aurait-elle pu s’accommoder de ministres qui l’auraient gouvernée au moyen d’un consistoire comme le veulent les réformés français ?
  2. Le salaire de l’instituteur suppléant sera de trente centimes par enfant présent et par mois.
  3. Afin de donner une idée de l’influence de M. Darling sur M. de la Richerie, nous reproduisons ici un passage d’une lettre écrite à cette époque par un de nos amis qui était à même de bien voir et de bien juger. Voici ce passage :
    « C’est lui (M. de la Richerie) surtout qui le défend chaleureusement, le protège et le maintient envers et contre tous. Bien souvent tout le monde sans exception à Tahiti, Européens et Indiens, Français et Anglais, colons et commerçants, catholiques et protestants, la reine Pomaré elle-même, que dis-je, les Chambres législatives en pleines séances publiques ont demandé avec les plus vives instances au commissaire impérial l’éloignement des affaires du fameux Darling, vrai fléau du pays, ennemi également roué et perfide de l’influence française et de la cause catholique.
    Eh bien, tant d’efforts réunis, tant de réclamations imposantes, tant de chefs d’accusations amoncelés avec leurs pièces de conviction, n’ont abouti qu’à rendre cet homme dangereux et impopulaire, plus puissant et plus osé. Aujourd’hui plus que jamais il est le conseil ordinaire et le bras droit de M. de la Richerie ; l’inspirateur de ses ordonnances ; le caissier de ses fonds indigènes, sans que le trésorier ou tout autre employé de l’administration soit admis à exercer à son égard le moindre contrôle. »