Quelques remarques sur les fonctions de la Grèce et de Rome dans la propagation du Christianisme/Appendice I

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APPENDICE I

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Le don des langues dont il est parlé dans les Actes des Apôtres (II, 1-13), de quelque manière qu’on veuille le considérer, doit être entendu comme réparti, en cette occasion pour toute autre langue que l’hellénique. Les Apôtres étaient originaires de Galilée, et cette province se trouvait habitée non-seulement par des Juifs, mais aussi par toute autre espèce d’asiatiques, de Syriens surtout, parmi lesquels il faut ranger les Grecs de ce pays : c’est pourquoi cette province avait été appelée Galilée des nations. Or, tous ces gens ne pouvaient s’entendre entre eux que par l’intermédiaire d’une langue commune à tous ; et cette langue ne pouvait pas être l’hébraïque, connue seulement des Juifs, mais le grec, qui avait acquis chez tous les peuples de l’Asie depuis les conquêtes d’Alexandre, une prédominance absolue. Tous ces gens, appartenant aux différents peuples, mentionnés dans ces passages des Actes, ne pouvaient s’entendre entre eux en ce moment que par l’intermédiaire du grec. Il est donc bien probable que les Apôtres connussent suffisamment la langue hellénique à côté de leur langue nationale qui était l’hébreu aramaïque. Ceci devient indubitable si l’on prend en considération que dans l’énumération du don des langues qui y sont citées, on ne fait nulle mention du grec. Pourquoi ? Parce que, d’avance, il était connu des Apôtres. Ceci est péremptoire.

Cependant, parmi les autres assistants qui entendaient leur langue prononcée par les Apôtres, on y voit cités des Crétois. Que signifie ici ce nom ? Entendrait-on dire que la langue hellénique y est désignée comme langue des Crétois ? Ce serait le comble de l’absurde. Serait-ce qu’il n’y avait à Jérusalem que des Grecs originaires de Crète ? La chose ne présente aucune probabilité. Quand les Grecs sont allés voir Jésus-Christ, très-peu de temps avant cette scène de la Pentecôte, l’Évangéliste ne les désigne pas du nom particulier de leur pays, mais par la dénomination générale de leur nation. Que faut-il donc penser de ce nom de Crétois ?

Voilà, selon moi, la solution de cette énigme.

On sait qu’une colonie de Phéniciens, qui habitaient l’île de Crète depuis les temps les plus reculés, fut obligée par l’affluence et la pression des colonies helléniques d’abandonner cette île. Elle revint en Syrie et s’établit en Palestine près de Gaza aux frontières de l’Arabie. Les Phéniciens-Crétois y ont conservé la dénomination de leur dernière patrie, comme nous les rencontrons en divers endroits de l’ancien testament sous l’appellation de Kereti ou Kreti.[1] Et c’est de ces Crétois Phéniciens, parlant un dialecte sémitique dont il s’agit ici. Cette conjecture se fortifie, si l’on prend en considération que l’auteur des Actes place ces Phéniciens-Crétois entre les Juifs et les Arabes ; ce qui correspond exactement à la position de leur pays entre la Palestine et l’Arabie.

Ce que je dis des Apôtres peut s’appliquer à une grande partie du peuple juif à Jérusalem. Lorsque Saint Paul voulut haranguer les Juifs qui demandaient sa mort au tribun de la cohorte, il se fit dans la foule, dit le narrateur, un grand silence pour l’écouter ; puis, voyant qu’il s’exprimait en langue hébraïque, le silence devint plus grand encore (XXII, 1-2). Ceci prouve que ce peuple comprenait passablement le grec, pour se disposer, quoique à contre-cœur, à écouter Saint Paul haranguant en cette langue : mais voyant qu’il pouvait leur parler même en hébreu, ils ont prêté plus d’attention à son discours.

Des dignitaires romains, civils ou militaires, en Orient ne pouvaient s’entendre avec les Juifs et les autres asiatiques qu’au moyen du grec, qu’ils devaient connaître au moins passablement pour pouvoir y exercer leur office. Nulle part on ne voit l’emploi d’un interprète dans le cas où leur interlocuteur ne comprenait le grec. Il est à présumer qu’alors on se servait d’un interprète ; mais c’était pour qu’il expliquât en grec, et non en latin, leur dialecte asiatique. C’est pourquoi lorsque Saint Paul, fut amené devant le tribun de la cohorte, celui-ci qui croyait avoir à faire à quelqu’un des naturels d’Égypte, voyant que Saint Paul s’adressait à lui en grec : Tu connais donc cette langue, lui dit-il ? et il s’en servit pendant tout cet entretien (XXI, 37-38).

De même lorsque, dans la suite, Saint Paul, fut envoyé par le tribun devant le gouverneur Félix à Césarée et que le grand-pontife Ananias, avec les primats juifs, s’y rendirent pour continuer leur accusation, le procès se poursuivit toujours en grec. Évidemment Félix, un gouverneur temporaire de Palestine, ne pouvait pas connaître l’hébreu ; et si parmi les Juifs se trouvait quelqu’un qui connût un peu de latin, on ne s’en serait pas contenté pour plaider la cause en cette langue. Le rhéteur, comme il y est dit, ou avocat des plaignants, Tertyllus, plaida leur cause en grec.

Devant Porcius Fæstus, successeur de Félix, le procès se poursuivit également toujours en grec sans le secours d’aucun interprète.

Lorsque, en définitive, Saint Paul fut amené en présence du roi Agrippa, quoique et plaignants, et accusé et juge fussent tous Juifs, le procès se poursuivit toujours en grec. Quand dans son apologie, Saint Paul arrive au point de son accident sur la route de Damas et des paroles qu’il a entendues dans cette vision, il s’empresse d’avertir qu’elles lui ont été adressées en langue hébraïque afin qu’on ne présume pas que ce fût en celle dans laquelle il s’exprimait alors.

Une fois donc que les Apôtres, ainsi que nous venons de le faire voir, même avant la Pentecôte comprenaient et parlaient le grec, peut-on conserver le moindre doute qu’il n’en soit de même de Jésus-Christ ? Comme les Apôtres Jésus-Christ aussi était natif de Galilée ; toute sa vie, ainsi que nous l’apprenons par les Synoptiques, il l’a passée en Galilée, excepté les trois dernières années de sa divine prédication. Tout le Drame de la Passion qui se déroule entre Jésus-Christ et les Juifs d’un côté, Ponce-Pilate et les soldats romains de l’autre a lieu en langue grecque. Ceux-ci, évidemment, ne connaissaient point l’hébreu et dans l’interrogatoire qu’a subi Jésus-Christ devant Pilate il n’y est fait aucune mention d’interprète.

Je ne peux m’étendre davantage sur ce qui fait le sujet de cet appendice que j’effleure à peine ici ; mais quiconque voudrait de plus amples informations doit consulter les ouvrages suivants.

Pour la prédominance du grec en Palestine et en Judée le pour a été soutenu par Diodatus, De Christo Græce loquenti, Neapolis 1767. Le contre par de Rossi, Della lingua propria di Christo, Parma, 1772. Le contre encore par Pfankucke dans le Eichorn’s Allgemein Bibliothek, Vol. VIII, p. 365-480. Le pour par Hug dans son Einleintung in die Schriften des N. T. 1826, Vol. II, p. 30. — Binterim, Epistola Cathol. interlinealis, de lingua originali, N. T. — Wiseman Horæ Syriacæ, Romæ 1828, Vol. I. p. 109 et sequentes. — Retich, dans les Ephemerid exegetico-thelog. (Gisæ 1824) in fasc. 3. — Paulus, Verosimilia de Judeis Palestinis, Jesu etiam et Apostolis non Aramaïca dialecto… sola sed græca quoque aramaïzante locutis 1803.

J’ai rencontré ces indications dans le Biblical Repository (Andover), Series I. Vol. I, p. 312-317, où l’on trouve encore, traduites en anglais les dissertations de Pfankucke et de Hug (p. 309 et 530). Celle de Diodatus, dans la série II. Vol. II. N° 21. Le pour a été encore dernièrement soutenu dans l’ouvrage, Discussion on the Gospel by Alexander Roberts, Edit. 2, Cambridge and London 1864.

  1. II. Rois XV 18, XX 7. III, Rois I 38, 44. — Voir pour plus de détails La Palestine par A. Munk, dans la collection de l’Univers Pittoresque p. 83. — L’ouvrage du Presbytre Constantin Iconomos. De la Version des Septante, Tom. II, p. 540 et 610. — Une dissertation bien savante d’Hiéronyme Myriantheus, dans le périodique qui se publie à Athènes, Ο Ευαγγελικος Κηρυξ, janvier 1864. Il semble que cet indice, tiré de cette partie des Actes des Apôtres, qui confirme encore leurs démonstrations, a échappé à leur attention.