Question anglo-chinoise — Lettres de Chine/1

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QUESTION
ANGLO-CHINOISE.

LETTRES DE CHINE.

No I.

Vous me priez, monsieur, de vous donner quelques détails sur cette grande question anglo-chinoise, et vous me reprochez de ne pas vous les avoir donnés plus tôt. Quand vous aurez lu ces pages, vous excuserez facilement mes hésitations. Je n’aime guère à parler que des choses que je connais, et, je l’avoue, les mystères présens et futurs de la guerre que l’Angleterre fait, en ce moment, à la Chine, sont encore impénétrables pour moi. Je ne suis pourtant pas resté spectateur inattentif des évènemens ; je les ai étudiés avec soin, à mesure qu’ils se sont déroulés sous mes yeux, et les motifs de cette guerre n’ont pas tous échappé à ma pénétration ; toutefois, le voile qui enveloppe les derniers actes de ce grand drame est bien loin d’être levé pour moi. Probablement ceux qui jouent les principaux rôles ne sont pas plus avancés dans leurs prévisions que je ne le suis moi-même. Ils marchent en aveugles, croyez-le bien, au milieu de ce labyrinthe de négociations commencées et aussitôt rompues, de promesses faites sans la moindre bonne foi, de proclamations à grand effet, et de combats sans résultats. Ils ne peuvent faire autrement ; pas de faits analogues, pas d’antécédens, moins encore de connaissances locales pour les diriger.

C’est, pour ainsi dire, un nouveau monde qu’on vient de découvrir et dont on tente la conquête. Mais ce n’est plus, comme en Amérique, un monde de misérables sauvages, à peine vêtus et offrant une facile proie à une poignée d’aventuriers. Ici, c’est une nation compacte, défendue par un système social qui résiste puissamment, et dont l’industrie, stationnaire aujourd’hui après une paix de plusieurs siècles, n’aurait, dans cette crise, qu’un pas à faire pour devenir terrible à ses ennemis ; c’est une immense population, unie de mœurs, de religion, d’intérêts, de nationalité ; c’est un peuple industriel, cultivateur, propriétaire, manufacturier, régi par une loi uniforme, quelquefois cruelle, mais le plus souvent juste, par une loi qu’il aime, parce que sous elle ont vécu ses pères, et qu’il a appris à la regarder comme la seule parfaite, comme la seule vraie loi ; enfin, c’est une race qui a fait de la fierté nationale une vertu, qui apprend par tous ses livres que la Chine, c’est la terre, qu’en dehors de cette terre privilégiée il n’y a que barbarie, misère et ignorance ; qui professe pour tout ce qui porte le nom d’étranger le plus profond mépris, mépris égalé seulement par la haine dont la religion même lui fait un devoir sacré.

Eh bien ? c’est cette nation-là que l’Angleterre prétend subjuguer avec ce que j’appellerai, par comparaison, une poignée d’hommes ; ce sont ces mœurs qui datent de plus loin que les traditions européennes les plus reculées qu’elle veut changer ; c’est cette nationalité, si forte par son isolement et par son antiquité même, qu’elle devra tenter de détruire, si elle n’est pas arrêtée bientôt par les difficultés de l’entreprise.

Une des espérances du gouvernement britannique était, je le sais, qu’une fois la guerre déchaînée avec toutes ses rigueurs sur la population chinoise, ce grand corps, qu’on prétendait n’être tenu en équilibre que par la tension de tous les ressorts d’un pouvoir arbitraire, se diviserait, et que l’Angleterre aurait un parti au sein même du céleste empire. Cette opinion s’appuyait sur l’animosité qu’on supposait exister entre les Chinois proprement dits et leurs conquérans tartares ; on oubliait que la fusion est aujourd’hui complète. Les Tartares se sont laissé séduire par les douceurs de la civilisation, ce ne sont plus aujourd’hui que des Chinois ; et, si quelques familles tartares jouissent encore de certains priviléges, cette circonstance donnerait bien moins de moyens d’influence aux ennemis de la Chine, que les ennemis de la Grande-Bretagne n’en acquerraient en cherchant à raviver, au sein de la nation anglaise, le souvenir de la conquête des Normands, rappelée chaque jour au peuple par les noms des familles conquérantes, et plus encore par tous les fiefs et droits territoriaux qui y sont attachés. On oublie toujours, en parlant de la Chine et en préjugeant les évènemens dont elle doit être le théâtre, l’isolement de sa politique, la différence qui existe entre les mœurs de ses habitans et les mœurs européennes, et la haine du peuple pour toute innovation, et surtout pour toute innovation étrangère.

Après ces observations, que vous trouverez peut-être un peu longues, mais qui m’ont paru nécessaires pour vous faire comprendre ce qui me reste à dire je vous raconterai brièvement ce qui s’est passé depuis le mois de juin 1840, époque de la première expédition anglaise dans la rivière de Canton, jusqu’au moment où j’écris.

On sait aujourd’hui quelles circonstances ont amené la rupture des relations amicales, si je puis m’exprimer ainsi, qui existaient depuis si longtemps entre l’Angleterre et la Chine. Ces relations consistaient en la permission, accordée par la céleste dynastie à la Grande-Bretagne comme à toutes les nations étrangères, de commercer avec la Chine. La Russie et une ou deux parties de l’Inde étaient exceptées de cette faveur. Le motif de cette exception appliquée à la Russie était les relations qu’elle entretient avec la Chine par la Tartarie. Vous savez que la cour de Pékin tolère dans sa capitale la présence d’un archimandrite russe et d’une légation ou plutôt d’une commission commerciale qui se renouvelle, je crois, tous les dix ans. Probablement le gouvernement chinois a pensé qu’il y avait déjà assez de danger à laisser une porte, quelque bien gardée qu’elle fût d’ailleurs, ouverte à l’influence russe, et qu’il serait imprudent d’avoir à la surveiller à la fois aux deux extrémités de l’état.

C’est sous l’empire de la même susceptibilité que les bases du commerce maritime étranger ont été arrêtées. La politique chinoise n’a pas manqué d’entourer la concession qu’elle faisait de toutes les précautions qui lui ont paru nécessaires pour paralyser le mauvais effet qu’elle pouvait produire. Ainsi un seul port, Canton, fut ouvert aux navires des nations lointaines. On accorda aux négocians barbares la permission d’élever quelques factoreries sur un point très resserré de la ville ; on leur permit d’y résider pendant six mois de l’année, temps jugé nécessaire pour la vente et l’achat ; on leur défendit d’amener leurs familles avec eux, de crainte que la vie ne leur parût trop douce sur cette terre privilégiée. Un réseau de restrictions de toute espèce les entoura dans cette sorte de lazaret, et, si parfois les autorités chinoises semblèrent se relâcher un peu de leur rigide surveillance, elles eurent soin de conserver intact l’esprit de la loi en la notifiant chaque année aux étrangers. La ville intérieure leur fut fermée, on les obligea à prendre des compradores ou majordomes chinois, introduisant ainsi jusque dans la vie privée un système de méfiance et d’espionnage.

Les précautions ne s’arrêtèrent pas là. On craignit la présence des navires étrangers dans le voisinage de Canton. On les fit arrêter à douze milles de la ville. On fixa leur ancrage auprès d’une petite île, Whampoa ; on défendit même aux négocians de se servir de leurs grandes embarcations pour transporter les marchandises de Canton à bord de leurs navires. Ils durent faire usage de leurs bateaux chinois et obtenir à l’avance la permission de l’autorité supérieure. La police chinoise suivit les étrangers jusque dans la cabine de leurs bâtimens. Chaque navire fut obligé de prendre un comprador et un interprète et de payer leurs services imposés à des prix énormes. Les douze milles qui séparent Whampoa de Canton furent garnis de bateaux mandarins ou de guerre, d’embarcations armées de la douane et de postes de douaniers. Il en fut de même au haut de la rivière. Toutes les démarches des étrangers furent surveillées ; partout ils rencontrèrent des espions intéressés à découvrir les infractions aux lois du pays. Les préjugés de la nation chinoise contre les barbares furent entretenus avec soin, et, malgré les relations qui auraient dû naturellement se former entre les étrangers et les Chinois grace à un commerce qui durait depuis plusieurs siècles, l’antipathie de la population n’avait fait qu’augmenter jusqu’au moment où la guerre, portée par les étrangers au sein des villes, est venue changer ces sentimens en haine nationale.

Le gouvernement chinois ne se borna pas à s’armer ainsi contre les envahissemens des étrangers, il voulut leur faire sentir la supériorité qu’il prétendait garder vis-à-vis d’eux. Ainsi un corps de marchands fut institué et chargé exclusivement de la souillure du contact étranger. C’est cette corporation qui eut toute la responsabilité, mais aussi tous les bénéfices du commerce. Les navires étrangers furent obligés, avant d’être admis à vendre et à acheter, d’offrir la garantie d’un haniste, c’est ainsi qu’on appelle ces marchands. Ce haniste devint responsable non-seulement des droits à payer par le navire, mais encore de tous les délits commis par le capitaine et les gens de son équipage. C’était appeler sur les étrangers la surveillance de l’intérêt privé, plus active encore peut-être que celle de l’intérêt gouvernemental.

Toute communication directe avec l’autorité locale fut interdite aux étrangers ; leurs demandes, leurs réclamations, durent passer par les mains des hanistes, qui leur transmettaient les réponses. Cependant, par un sentiment de justice qu’on retrouve souvent dans les actes de l’autorité chinoise, le cas fut prévu où les marchands intermédiaires pourraient devenir partie dans une question litigieuse, et une des portes de Canton fut signalée pour que, le cas échéant, les étrangers y portassent leurs réclamations. Ceux-ci ont usé plusieurs fois de ce privilége ; mais, pour arriver à cette porte, il fallait aller en nombre et armés ; car, soit antipathie de la population, soit mouvement préparé par les hanistes, presque toujours les étrangers étaient poursuivis, sur leur passage, de cris et de menaces. Arrivés à la porte, un officier du vice-roi venait, après plusieurs heures d’attente, prendre leur supplique, et les congédiait. Cette supplique, ainsi que tout document présenté par un étranger à une autorité chinoise, devait être conçue en termes plus que respectueux. Il fallait, pour ainsi dire, adorer d’abord la main qu’on implorait. Probablement, chez les Chinois, ces formules ne sont pas considérées comme humiliantes, de même que nous ne croyons pas nous abaisser en nous disant le très humble et très obéissant serviteur de la personne à qui nous écrivons. Les autorités étrangères furent elles-mêmes soumises à ce cérémonial. Du reste, le gouvernement chinois n’avait jamais consenti à considérer les agens des nations barbares autrement que comme des chefs de marchands, et ce fut là une des causes apparentes qui ont amené la rupture entre la Chine et l’Angleterre. C’est à ces dures conditions que le commerce étranger fut admis en Chine. Il fut, en outre, assujetti à des droits de port et de tonnage très élevés ; car, en s’écartant du système d’exclusion, qui fait la base de leur politique, les Chinois avaient surtout en vue l’intérêt du fisc et celui de leur industrie.

On ne peut dire qu’il ait jamais existé entre la Chine et les contrées européennes aucune relation internationale. Si quelques ambassades ont été reçues à Pékin, elles ne l’ont jamais été sur le pied de la réciprocité. On les considérait plutôt comme un hommage rendu à la céleste dynastie, et comme une occasion d’offrir des présens pour ainsi dire de vasselage. Jamais la dignité impériale ne s’est abaissée jusqu’à recevoir personnellement ces envoyés européens.

Tant que dura le monopole de la compagnie des Indes, l’ordre parfait qui régnait dans toutes les transactions de cette compagnie, l’unité de vues des directeurs et l’espèce de discipline à laquelle le commerce était assujetti, la crainte de perdre les immenses avantages qu’elle retirait de ses relations avec la Chine, tout concourut à maintenir la bonne harmonie avec les autorités locales. On passait volontiers par-dessus quelques contrariétés, afin de conserver un entrepôt et un débouché qui pouvaient devenir les plus importans du globe. Mais, quand le privilége de la compagnie expira, quand le commerce libre commença à se précipiter avec avidité sur cette proie qu’il convoitait depuis si long-temps, quand mille spéculations diverses vinrent se contrarier en se heurtant sur le marché de Canton, l’ordre dut nécessairement se ressentir du conflit de tous ces intérêts opposés. La spéculation ne connut plus de bornes ; le commerce d’opium, entre autres, prit un accroissement prodigieux. Des navires fins voiliers allèrent porter cette drogue pernicieuse jusque sur les points de la côte les plus voisins de la capitale. Le commerce sortit des limites qui lui étaient assignées et déborda de tous côtés. C’était un bien, disait-on ; la liberté du commerce demandait qu’on levât toutes les entraves qui s’opposaient au développement des relations de l’Angleterre avec la Chine ; le monopole ne pouvait subsister en présence des Américains, des Hollandais et des autres nations européennes, qui commençaient déjà à arriver sur le marché de Canton. Le prolonger eût été porter un coup funeste à l’industrie anglaise, la sacrifier et sacrifier en même temps les intérêts de la navigation et du commerce en général aux exigences d’une société déjà trop riche. — On avait peut-être raison, et je répugnerais à le nier, partisan que je suis de la liberté commerciale dans toute l’extension permise par les exigences particulières à chaque nation ; et cependant, à voir les résultats qu’elle a produits en Chine, on serait tenté de déplorer que les hommes de restriction et de prohibition semblent trouver là un argument en faveur de leurs idées. Toutefois, il faut tenir compte de la situation particulière dans laquelle la Chine est placée. Pour elle, l’extension du commerce étranger devait nécessairement amener l’introduction et la propagation d’idées subversives de son système gouvernemental. Elle devait, si elle restait fidèle à sa politique, considérer comme un danger l’accroissement de ses relations commerciales avec les nations étrangères. L’expérience a dû prouver au gouvernement chinois combien ses prévisions, si tant est qu’il les ait eues, étaient fondées. Je pense qu’on peut trouver dans cette susceptibilité un des motifs qui ont amené sur la Chine la tempête qui la menace.

D’un autre côté, les employés de la compagnie des Indes chargés de la police de son commerce en Chine, furent naturellement remplacés par des agens tenant directement leurs pouvoirs du gouvernement anglais. Ceux-ci montrèrent sans doute, dans leurs relations avec les autorités locales, plus de sévérité que leurs prédécesseurs. Les formules obligées de la correspondance officielle, auxquelles les agens de la compagnie se soumettaient comme à un usage établi de temps immémorial, leur semblèrent humiliantes pour les délégués d’une grande nation. De là des protestations et des réclamations qui motivèrent, en partie, l’ambassade de lord Napier, ambassade qui, comme on sait, se termina si malheureusement. Cette épreuve aurait dû servir de leçon à l’Angleterre. C’est pourtant alors que commencèrent les démêlés entre l’Angleterre et la Chine. Cette situation violente, qui dura de 1834 à 1839, eut ses temps d’arrêt et ses recrudescences jusqu’au moment où les mesures rigoureuses du commissaire impérial Lin, en rompant tout-à-fait le lien commercial qui unissait les deux nations, amenèrent la crise actuelle.

J’ai toujours pensé que le gouvernement anglais ou ses agens n’avaient pas compris le véritable intérêt de leur pays ; du moins ils semblent avoir pris à tâche, par des mesures inconsidérées, de ruiner leur immense commerce en Chine. Je ne crois pas qu’on puisse admettre que la susceptibilité des autorités anglaises, susceptibilité provoquée, comme je viens de le dire, par le style obligé de la correspondance officielle, fût fondée en raison. C’était une prétention exagérée, à mon avis, que celle de vouloir imposer à un pays comme la Chine d’autres mœurs et d’autres usages, de faire oublier au gouvernement chinois, par une simple lettre ministérielle, toutes ses traditions politiques, voire même ses doctrines religieuses ; car on sait que l’empereur est la divinité médiatrice entre le ciel et la terre, et que les rayons de son autorité divine se reflètent plus ou moins directement sur ses représentans. L’Angleterre avait-elle bonne grace à venir dire aux Chinois : Vous avez des lois qui vous régissent depuis des temps bien plus reculés que notre existence connue ; eh bien ! ces lois ne valent rien : changez-les et prenez les nôtres ? Vous nous méprisez, vous nous regardez comme des barbares, et cependant adoptez nos usages, car les vôtres sont absurdes ! — En vérité, on s’étonne qu’une nation qui avait un commerce annuel de 400 millions avec la Chine, commerce qui payait un grand dixième de son budget, et lui fournissait le thé, article devenu aujourd’hui indispensable chez elle ; on s’étonne qu’une nation dont l’intérêt premier est l’intérêt commercial, puisque cet intérêt fait sa force, ait pu penser un seul instant à compromettre de pareilles relations pour les exigences d’une futile étiquette. On dira peut-être que l’honneur national le commandait. Qu’une telle susceptibilité s’exerce en Europe, aux États-Unis, partout enfin où il y a entre les nations communauté de mœurs, où le droit international est le même, où on connaît la valeur d’une humiliation ou d’une insulte, rien de mieux ; mais en Chine, dans un pays dont la civilisation, le système gouvernemental, les mœurs, les idées, les notions générales et particulières, où tout enfin s’est formé en dehors de ce que nous connaissons, vouloir remuer une masse de 300 millions d’hommes, la faire sortir tout d’un coup de son ornière pour la diriger dans le bon chemin ; employer pour cela quelques lettres rédigées en style ministériel et quelques milliers d’hommes, vraiment il y a de quoi s’étonner. Non, l’Angleterre ne pouvait conserver long-temps cette espérance ; elle savait que le gouvernement chinois résisterait à toutes les négociations, et qu’il faudrait employer bientôt la force des armes ; elle savait jusqu’où pouvaient aller les conséquences de ses prétentions. Elle a été poussée par la force des choses vers un but qui s’est agrandi plus qu’elle ne s’y attendait peut-être, et aujourd’hui elle est placée de manière à ne pouvoir plus reculer. L’Angleterre est trop sage pour avoir compromis son commerce avec la Chine à propos de frivoles questions d’étiquette. Les besoins, les exigences de son industrie, dont le développement doit l’effrayer, l’ont, plus que toute autre cause, poussée dans cette voie dangereuse. Elle joue là une terrible partie ; les enjeux de part et d’autre sont immenses. Dieu veuille pour elle qu’après deux ou trois années de pertes et de sacrifices incalculables en hommes et en argent, les choses en reviennent au point où elle les a prises. Elle pourrait encore dire qu’elle a gagné !

Le commerce d’opium est un des principaux motifs, si ce n’est le premier de la crise actuelle. On sait que ce commerce s’était accru, depuis douze ans, d’une manière vraiment prodigieuse. L’introduction de l’opium en Chine s’éleva, pendant l’année 1838, à 35,000 caisses, formant un poids de 4,375,000 livres, et une valeur, en estimant la caisse à 500 piastres, de 17,500,000, ou, au taux élevé du change en Chine, de 105,000,000 de francs. Remarquez que presque tout l’opium qui s’est vendu sur la côte de Chine ne l’a pas été à moins de 1,000 et quelquefois 1,200 piastres la caisse. Je pense donc être au-dessous de la réalité en affirmant que l’extraction d’argent de la Chine pendant cette seule année, et pour la seule consommation d’un poison dont on connaît l’action sûre, quoique lente, n’a pas été moindre de 150,000,000 de fr. Vous remarquerez encore que toutes les ventes d’opium, ventes qui doivent s’opérer promptement, afin d’échapper à l’active surveillance des autorités, intéressées de manière ou d’autre à les découvrir, se font toujours contre de l’argent comptant ; que des transactions de cette espèce n’admettent pas toutes les lenteurs d’un commerce régulier d’échanges. Le trafic de l’opium était donc, aux yeux du gouvernement chinois, coupable sur trois chefs, qui devaient provoquer toutes les sévérités de la justice. D’abord, la vente en contrebande de l’opium amenait des navires européens sur la côte de Chine et dans des lieux fermés aux étrangers, où la surveillance du gouvernement ne pouvait être aussi active que sur le point consacré aux autres opérations commerciales ; ensuite, l’opium exerçait une funeste influence sur la population, en la ruinant et en la rendant peu à peu impropre au travail ; enfin, l’immense richesse qui, depuis tant de siècles, s’était accumulée en Chine par un système commercial qui consistait à acheter peu et à vendre beaucoup, s’écoulait rapidement par une voie contraire. De nombreux édits, souvent publiés, interdisaient, sous les peines les plus sévères, l’exportation de l’or et de l’argent monnayés ou en barres, et pourtant les mêmes moyens qu’on employait à l’importation frauduleuse de l’opium servaient également à l’exportation clandestine de ces matières précieuses. C’est alors que se succédèrent rapidement tous ces décrets impériaux contre le commerce d’opium, et qu’on voulut remettre en vigueur les lois sur les étrangers, lois de la sévérité desquelles on s’était quelquefois un peu relâché.

Il y a, à une vingtaine de milles des forts qui défendent l’entrée de la rivière de Canton et dans les eaux extérieures de la même rivière, une petite île déserte qu’on appelle Lintin. C’est à l’abri de la muraille que forment les montagnes de cette île que les navires dépositaires d’opium venaient élire domicile. Ces navires, au nombre de cinq ou six, tous d’un fort tonnage, stationnaient à Lintin depuis plusieurs années ; non-seulement ils y avaient jeté l’ancre, mais encore ils avaient enlevé leurs mâts et s’étaient établis comme si la prohibition chinoise n’eût jamais existé. Ces navires servaient d’entrepôt au commerce d’opium qui entrait en Chine par la rivière de Canton ; c’est là que de petits bateaux européens, de nombreuses jonques chinoises, venaient, pour ainsi dire, à la vue des bateaux mandarins placés en surveillance, prendre leur chargement d’opium. Ces jonques chinoises sont des bateaux très légers qui étaient et sont encore probablement montés de cinquante à soixante rameurs et armés de trois ou quatre mauvais canons. On assure que la plupart du temps les commandans des bateaux mandarins étaient en connivence avec les fraudeurs, et que la somme payée à ces fidèles gardiens de la morale publique était, pour ainsi dire, fixée. Il arrivait cependant quelquefois que des embarcations se livrant au commerce d’opium sans l’assentiment des mandarins étaient surprises par les bateaux de la douane, qui les pourchassaient à outrance. Il s’ensuivait une espèce de regatte qui eût mérité d’autres spectateurs. Ce bateau, tout noir, large seulement de quelques pieds, long de soixante ou soixante-dix, avec une multitude de rameurs pressés sur leurs avirons et faisant écumer l’eau autour d’eux ; plus loin, le bateau mandarin, peint de mille brillantes couleurs, couvert de pavillons, volant sur la surface du fleuve avec la même rapidité que la proie qui cherche à lui échapper ; le grand prix qui, pour l’un et pour l’autre, était attaché à la victoire, tout devait donner beaucoup d’intérêt à ce spectacle, qui se représentait souvent. Quelquefois le bateau smuggler échappait à son ennemi, quelquefois aussi sa vitesse le trahissait. Alors les deux embarcations se couvraient de feu et de fumée ; les échos des montagnes retentissaient du bruit de l’artillerie, et un combat acharné se livrait. Presque toujours le bateau mandarin s’en revenait honteux et ses couleurs ternies, tandis que le smuggler, forçant de voiles et de rames, se préparait à de nouvelles luttes et probablement à de nouveaux triomphes ; car l’intérêt du contrebandier doit être bien plus puissant que celui du douanier.

C’est surtout contre les receiving ships (navires-entrepôts) que tonnaient les foudres de Pékin. Chaque année arrivaient de nouveaux ordres de chasser ces navires de la rivière de Canton. Ces ordres étaient fidèlement transmis à l’amiral commandant les forces navales de la Chine dans ces parages ; mais, soit qu’il fût lui-même presque toujours intéressé dans le commerce de contrebande, soit, et je le croirais assez volontiers, que l’entreprise lui parût trop hasardeuse, il n’y eut jamais, jusqu’en 1839, un commencement d’exécution. Chaque année, au revirement de la mousson, quand les vents de sud-ouest rendaient l’ancrage de Lintin dangereux, les navires entreposeurs allaient mouiller à l’abri de l’île d’Hong-Kong. L’amiral chinois attendait que ce mouvement eût lieu, et il ne manquait pas d’annoncer alors emphatiquement à sa cour que les barbares s’étaient enfuis devant la redoutable bannière de l’empereur, et qu’il n’en restait plus un seul à Lintin.

Cependant la cour de Pékin commençait à s’impatienter. Les réclamations des agens anglais l’avaient fatiguée, exaspérée. Des rapports, vrais enfin, lui parvenaient sur l’accroissement du commerce d’opium. Toutes les causes d’inquiétude dont j’ai parlé plus haut agissaient avec plus de force sur l’esprit du gouvernement. C’est alors que le haut commissaire Lin fut envoyé à Canton avec de pleins pouvoirs et qu’arriva la catastrophe du mois de mars 1839.

Je vous dirai ici quelques mots des diverses opinions et des divers projets proposés au gouvernement chinois par les différentes autorités de l’empire qui ont eu à s’occuper de la question de l’opium. Ces documens prouvent combien est peu fondée l’assertion des Anglais, lorsqu’ils disent que le commerce d’opium était toléré par le gouvernement chinois, et qu’après l’avoir encouragé, il avait mauvaise grace à vouloir le supprimer. Que quelques autorités subalternes aient été de connivence avec les contrebandiers, je ne le nie pas, mais ces délits des agens du gouvernement chinois ne compromettent pas plus le gouvernement lui-même que l’administration en France n’est compromise parce qu’un garde ou même un inspecteur de la douane du Havre aura favorisé l’introduction d’une marchandise prohibée.

Je suis fâché de ne pouvoir mettre sous vos yeux tous les documens envoyés à la cour de Pékin par les autorités chinoises qui se sont succédées dans le gouvernement et dans les emplois administratifs de la province de Canton. Je vous assure qu’il en est plusieurs qui exciteraient, à juste titre, votre admiration, et vous verriez que, quoique nos excellens ouvrages sur l’économie politique ne soient pas connus des Chinois, ils ne sont pas cependant si ignorans des véritables principes de cette utile science qu’on pourrait le penser à Paris et à Londres.

En 1836, Hen Nactse, vice-président de la cour des sacrifices, et, il y a quelques années, grand juge de la province de Canton, adressa un mémoire à l’empereur, pour démontrer la nécessité de légaliser le commerce d’opium. Il s’appuyait sur l’impossibilité reconnue de faire cesser ce commerce ; il démontrait que plus les lois sur l’opium avaient été sévères, plus l’introduction en avait été considérable. En maintenant la législation actuelle, dit Nactse, on s’expose à voir disparaître de Chine tout l’argent qui y était jadis si abondant. Autrefois les étrangers venaient à Canton y acheter des thés, et ils donnaient en échange des piastres et peu de marchandises. Aujourd’hui, non-seulement ils apportent plus de marchandises qu’ils n’exportent de thés, mais encore, comme le commerce d’opium est obligé de se cacher, il s’ensuit qu’il se fait contre de l’argent, et non plus par échange. « Il est prouvé, ajoute-t-il, que lors même que l’empereur fermerait le port de Canton, l’introduction de l’opium trouverait d’autres débouchés. Les navires barbares, étant en pleine mer, peuvent choisir pour entrepôt une des îles voisines de la côte, où les embarcations chinoises iront facilement les trouver. Dernièrement, ces navires étrangers ont visité tous les ports de Fo-kun, Chekeand, Keangnan, Shantung ; ils sont même allés jusqu’à Teentsin (dans la rivière de Pékin) et à Mantchouria, pour y vendre de l’opium, et, quoiqu’ils aient été chassés par les autorités locales, il n’en est pas moins certain que la quantité d’opium vendue est considérable. Ainsi, lors même que le commerce du port de Canton serait interrompu, il ne serait pas possible d’empêcher l’introduction clandestine des marchandises. »

Hen Nactse propose en conséquence d’établir des droits d’importation sur l’opium, et de prohiber l’exportation de l’argent étranger (les piastres), comme celle du sycee (argent chinois en petits lingots). Les hanistes seraient tenus de n’acheter l’opium qu’en échange de marchandises. Il propose ensuite, après avoir régularisé l’introduction de l’opium, des peines infamantes contre tous ceux qui seront reconnus coupables d’en faire usage.

« Ainsi, dit-il, le vice sera déraciné par degrés, le trésor ne perdra pas les droits sur une marchandise qui s’importe à une aussi grande valeur ; l’argent ne sortira plus du territoire de l’empire céleste. Il est juste que l’or y soit commun comme la poussière. Si on persévère dans le système actuel, si les réservoirs de la fontaine centrale, réservoirs qui sont loin d’être inépuisables, vont chaque jour se vider dans l’immense gouffre des mers extérieures, nous serons bientôt réduits à un état dont je n’ose parler. »

Hen Nactse termine son mémoire par une curieuse observation :

« Si quelque personne, dit-il, pensait qu’il serait dérogatoire à la dignité du gouvernement de faire cesser les prohibitions existantes, je lui demanderais si elle ne sait pas que les plaisirs de la table et du lit, pris avec excès, peuvent aussi nuire à la santé : ces toniques puissans, le footzee et le wootoo, ne possèdent-ils pas aussi des qualités vénéneuses ? et cependant ont-ils jamais été prohibés ? D’ailleurs, l’abrogation de ces prohibitions ne regarde que le bas peuple, ceux qui n’ont pas de devoirs officiels à remplir. Tant que les officiers de l’administration, les lettrés et les militaires n’ont rien à faire avec ces changemens, je ne vois pas que la dignité du gouvernement soit compromise ; et, en proposant l’introduction de l’opium et l’échange de cette drogue contre d’autres marchandises, on empêchera annuellement plus de 10 millions de taëls (le taël vaut environ 7 francs) de sortir de la terre centrale. De quel côté est le gain ? de quel côté est la perte ? »

Les autorités de Canton, auxquelles le mémoire d’Hen Nactse fut présenté pour qu’elles donnassent au gouvernement leur opinion sur ces matières, recommandèrent d’adopter le plan proposé par lui, ajoutant que la loi qui autorise les étrangers à exporter, en monnaie étrangère, trois dixièmes de la valeur du chargement importé, ne fût pas applicable à la réalisation de l’opium, qui devrait être échangé seulement contre des marchandises ; elles recommandèrent encore de ne pas prohiber l’usage de l’opium parmi le peuple, mais de punir sévèrement tous les employés du gouvernement, civils ou militaires, qui contracteraient une habitude aussi infâme.

En regard du mémoire de Hen Nactse, je voudrais pouvoir mettre tout entier sous vos yeux un document précieux par les idées souvent lumineuses qu’il contient. Ce document, publié avec plusieurs autres par l’habile rédacteur du Canton Register, est une réfutation, faite également en 1836, du mémoire de Hen Nactse, par Choo-tsun, membre du conseil et du département des cérémonies religieuses. Le travail de Choo-tsun, bien supérieur à celui de Hen Nactse, mérite d’être examiné plus longuement. Je ne serais pas surpris, quelles que dussent être les conséquences de cette décision, que le gouvernement chinois eût adopté les vues de Choo-tsun, de préférence à celles des autres conseillers.

« On a prétendu, dit Choo-tsun, que la sévérité des lois contre l’opium sert d’encouragement à des gens sans aveu et à des vagabonds qui en profitent pour réaliser de grands bénéfices. N’est-il donc pas connu que, lorsque le gouvernement fait une loi, il y aura nécessairement infraction à cette loi ? Et parce que les lois deviennent quelquefois moins actives et moins efficaces, est-ce une raison pour que les lois soient annulées ? Doit-on cesser de manger, parce que la gorge éprouve une douleur passagère ? Est-ce que la prostitution, le jeu, la trahison, le vol, et d’autres infractions à la loi, n’ont pas souvent servi à des vagabonds de moyens pour s’enrichir ? Combien d’exemples n’en avons-nous pas sous les yeux ! Quand le crime est découvert, le châtiment suit de près ; mais soutiendra-t-on que, puisque la loi n’a pu le prévenir, cette loi doit être abrogée ? Les lois qui défendent au peuple de faire le mal sont comme les digues opposées à l’inondation. Si quelqu’un prétendait que les digues sont vieilles et de peu de service, faudrait-il les renverser ? »

Plus loin il ajoute :

« On voudrait soumettre l’importation de l’opium aux mêmes lois que l’importation des autres articles, et en astreindre l’introduction à un échange de marchandises. Mais n’avons-nous pas chassé les vendeurs d’opium des eaux intérieures de la rivière, et, après les avoir chassés, les rappellerons-nous et les inviterons-nous à revenir ? Ce serait alors vraiment qu’on dérogerait à la dignité de l’empire. »

Choo-tsun traite avec détail la question de savoir si la culture du pavot doit être encouragée en Chine. Il prétend que ce serait une grave faute, que le pavot demande les terrains les plus riches et les plus fertiles, et il fait sentir les fatales conséquences qui résulteraient pour l’agriculture d’un pareil encouragement donné à l’introduction d’une plante pernicieuse. Il représente la population s’affaiblissant chaque jour davantage sous l’influence de l’opium, la culture des autres branches de la richesse publique négligée, les lois tombant en désuétude et méprisées.

« L’influence pernicieuse et envahissante de l’opium, considérée comme préjudiciable à la propriété, est d’une importance secondaire ; mais, quand on considère le mal qu’elle fait au peuple, elle demande notre plus sérieuse attention, car le peuple est la base de l’empire. La propriété est, il est vrai, la source de la subsistance du peuple, mais les pertes qu’elle éprouve peuvent être réparées ; la situation d’un peuple appauvri peut devenir meilleure, tandis qu’il est au-dessus du pouvoir de l’homme de sauver, en recourant à des moyens artificiels, un peuple énervé par le luxe et la débauche.

« On veut qu’en abrogeant les dispositions qui prohibent l’opium, le peuple seulement ait la permission de vendre, d’acheter et de fumer cette drogue, et que cette faculté ne soit donnée à aucun des officiers lettrés ou militaires. Cela me rappelle le proverbe populaire : Bouche les oreilles d’une vieille femme avant de voler ses boucles d’oreilles. C’est une absurdité. Les officiers du gouvernement, en réunissant tous les employés militaires et civils, forment à peine un dixième de la population de l’empire : les neuf autres dixièmes sont le peuple. La grande majorité de ceux qui aujourd’hui fument l’opium, sont des parens et des gens dépendans des officiers du gouvernement, dont l’exemple a été suivi par la classe mercantile ; le vice a souillé successivement les officiers inférieurs, les militaires et les lettrés. Ceux qui ne fument pas l’opium sont la masse du peuple, qui habite les villages et les hameaux. Si donc on défend seulement aux officiers du gouvernement de fumer l’opium, tandis qu’on le permettra au peuple, ce sera autoriser le vice chez ceux qui en sont souillés, et encourager ceux qui en sont restés purs jusqu’à présent à acquérir cette infâme habitude ; et, si on craint que les prohibitions soient actuellement insuffisantes pour arrêter les fumeurs d’opium, peut-on espérer qu’ils s’abstiendront lorsque le gouvernement lui-même les autorisera dans leur débauche ?

« En outre, si on laisse au peuple la liberté de fumer l’opium, comment empêchera-t-on les lettrés et les militaires de le fumer aussi ? Eh quoi ! parmi les officiers militaires ou lettrés, en est-il un seul qui soit né dans ces rangs ? Naît-on soldat ou lettré ? Tous sont choisis dans la classe du peuple. Je citerai un exemple : Qu’une vacance ait lieu dans un corps de soldats, il faudra nécessairement la remplir par des recrues prises parmi le peuple, et si, quand ces hommes faisaient partie du peuple, ils étaient fumeurs d’opium, quelle loi sera assez forte pour leur en faire perdre l’habitude, une fois devenus soldats, lorsque cette habitude sera pour eux une seconde nature ? »

Choo-tsun termine en disant que le seul remède aux maux existans est la stricte et sévère application des lois, qu’il considère comme suffisantes si elles sont observées.

Un autre conseil de la couronne, Heu Kew, sous-conseiller au département de la guerre, recommande de même, au lieu d’abroger les lois existantes, de leur donner une nouvelle vigueur, en obligeant les autorités qui en sont les dépositaires à les exécuter avec une impitoyable sévérité. « Après avoir, dit-il, sévi contre les coupables de la terre centrale (empire chinois), il faudra tourner son attention sur la conduite des étrangers qui résident à Canton, les examiner, les arrêter s’ils sont coupables et les garder en prison, leur faire connaître ensuite les lois établies, et les obliger, à une époque déterminée, à renvoyer dans leur pays tous les navires entreposeurs (d’opium) qui sont à Lintin. Il faudrait aussi les engager à écrire une lettre à leur roi pour lui dire que l’opium est un poison qui s’est répandu sur toute la terre centrale au grand dommage du peuple, que la céleste dynastie a infligé les châtimens les plus rigoureux aux traîtres chinois qui en ont fait le commerce ; que, quant à eux, étrangers résidant en Chine, le gouvernement, prenant en considération qu’ils sont étrangers et barbares, veut bien ne pas les condamner à mort ; qu’ils seront traités avec indulgence, et qu’on leur permettra de continuer leur commerce comme à l’ordinaire, à la condition que les navires chargés d’opium renoncent à venir en Chine, tandis que le commerce de thés, de soies, etc., qui leur a été si gracieusement accordé, leur sera retiré, et que la peine capitale leur sera impitoyablement appliquée, s’ils continuent à faire construire des navires et à les envoyer sur les côtes de l’empire céleste pour séduire les naturels. Que le gouvernement donne des ordres d’un caractère aussi simple et aussi énergique, dans un langage fort et dicté par la saine raison (quoique la nature des étrangers soit extrêmement abjecte, celle d’un chien ou d’un mouton), et les étrangers, craignant pour leur vie, auront soin de rechercher le profit et de fuir le danger.

« Quelques personnes pensent que cette manière d’agir serait trop sévère, et craignent qu’elle ne donne lieu à une guerre sur nos frontières. J’ai mûrement réfléchi à ce sujet si important, et je me suis demandé pourquoi, tandis qu’on ne fume pas l’opium dans leur propre pays, les barbares cherchent à empoisonner avec cette drogue la terre centrale des fleurs, et pourquoi, lorsqu’ils ne nous apportent plus d’argent étranger, ils veulent nous enlever l’argent de notre sol.

« Faut-il attendre que le peuple soit entièrement énervé pour repousser le danger ? n’est-il pas préférable, pour éviter une ruine complète, de prendre des mesures efficaces, tandis que le sentiment de notre droit nous donne encore assez d’énergie et de force pour que les barbares n’osent pas dédaigner et mépriser notre gouvernement ? »

Après la présentation de ces divers documens à la cour impériale, les décrets contre le commerce d’opium se succédèrent sans interruption ; les menaces devinrent de plus en plus violentes, et, à la fin de 1838, tout annonçait que la tempête était au moment d’éclater. Déjà, à la fin de 1837, le capitaine Elliot avait amené son pavillon, qui ne flottait que depuis huit mois à Canton, parce que le gouverneur de la province avait refusé de recevoir directement ses communications officielles. Plus tard, le pavillon anglais reparut de nouveau à Canton ; le commerce reprit son cours habituel ; le trafic d’opium surtout acquit une extension qui dut devenir alarmante pour le gouvernement chinois. Enfin, en janvier, le commissaire Lin, qui a joué un si grand rôle dans cette immense affaire, partit de Pékin pour purger la terre céleste du fléau qui la désole. Voici les termes de l’édit qui lui donne cette importante mission.

« L’édit fulminant qui suit a été reçu du département de la guerre.

« Taoukwang,18me anniversaire, 11me lune, 16me jour (31 décembre 1838).

— J’ordonne à Lin Tsihtseuen, gouverneur d’Hong-kwang, de se rendre en toute hâte à Canton, d’examiner et de diriger les affaires des ports de mer de cette province. Je lui confie le pouvoir et le sceau d’un envoyé impérial. L’amiral de ladite province et les subordonnés se placeront sous ses ordres. »

Le même jour, une dépêche du conseil privé fut reçue par Tang, le gouverneur, et par E, le sous-gouverneur ; elle était conçue en ces termes :

« Le dix-huitième jour de la onzième lune, 3 janvier 1839, l’ordre impérial suivant a été reçu :

« Moi, l’empereur, considérant l’accroissement journalier de cette drogue insinuante, l’opium, et l’augmentation effrayante de l’exportation de l’argent sycee, j’ai spécialement nommé Lin Tsihtseuen gouverneur d’Hong-kwang, pour qu’il ait à se rendre en toute hâte à Canton, afin d’examiner et diriger les affaires des ports de mer, etc.

« Ledit gouverneur (Tang), lorsqu’il aura reçu ces ordres, doit balayer et laver cette ordure, et, en faisant des efforts réitérés, examiner et agir conformément aux anciennes lois. Il ne faut pas qu’il espère qu’il pourra se décharger de cette affaire, et qu’il se garde bien surtout de rester tranquille et de regarder.

« Cet abominable trafic doit cesser. Les affaires publiques et la paix de mon esprit exigent son interruption. Ledit gouverneur administre les terres des deux yue ; les devoirs de son gouvernement sont multipliés, et je crains qu’il ne puisse tourner tous les efforts de son esprit vers la question de l’opium. C’est pourquoi j’ai spécialement et exclusivement député Lin à Canton pour la conduite de cette affaire, afin qu’il puisse couper le mal dans sa racine, et faire disparaître les souffrances qui affligent mon peuple, etc. »

Après avoir reçu cette dépêche, Tang publia une proclamation aux étrangers, dans laquelle il leur rappelle toutes les faveurs passées de la céleste dynastie. « Notre empire de Chine, dit-il, n’a pas le moindre besoin de commercer avec vous ; mais, vous, pourriez-vous exister un seul jour, s’il ne vous était plus permis de commercer avec nous ? Dans d’autres occasions, les édits se sont succédés sans interruption. Nous, le gouverneur et le fooyuen, nous vous avons trois fois et cinq fois, de nouveau et de nouveau, avertis et exhortés ; mais, parce que votre esprit est absorbé par l’amour du gain, nos paroles ont été pour vous comme du vent. » Ici le gouverneur de Canton cite les édits anciens, et appelle l’attention sur les édits nouveaux ; il énumère toutes les mesures prises ; il fait une terrible peinture des châtimens qui ont atteint les coupables et qui attendent ceux qui persévèrent dans la voie du crime ; il recommande, dans les termes les plus énergiques, aux étrangers de changer de conduite, et de respecter les lois du pays qui leur donne asile, enfin de se livrer en paix à un commerce légal et profitable.

« Mais, ajoute-t-il, si vous vous obstinez dans votre stupidité, si vous n’ouvrez pas les yeux, si vous continuez à céder en esclaves à votre cupidité et à votre avarice, alors ce sera par vos propres actes que vous vous serez placés en dehors de la protection des lois.

« Lorsque le commerce, qui est pour vous une source d’avantages innombrables, sera interrompu, lorsque votre approvisionnement de thé et de rhubarbe cessera, alors les rois de vos contrées s’informeront des causes qui auront amené ce résultat, et alors, oh ! vous, étrangers, si vous échappez à la rigueur de nos lois, vous échapperez difficilement au châtiment des vôtres. »

Tang annonce alors la prochaine arrivée de Lin, et sa détermination d’employer toutes ses forces, tout son pouvoir, pour couper le mal dans sa racine.

« Pourtant, ajoute-t-il, conservant encore un sentiment de compassion pour les hommes venus de loin, il nous est impossible d’attendre patiemment sans vous donner un tendre et énergique avertissement, afin que vous appreniez à vous protéger et à sauver votre vie. (Janvier 1839.) »

Dans un mémoire adressé, à la même époque, à l’empereur par le fameux Keschen, on trouve plusieurs passages très extraordinaires, et un mélange incroyable d’habileté et de naïveté, pour ne pas me servir d’une expression plus forte. Après avoir répété, en partie, les argumens de ses collègues du conseil en faveur de l’abolition du commerce d’opium par tous les moyens possibles, il accuse indirectement les étrangers de donner, en échange des marchandises qu’ils reçoivent de la Chine, des pièces d’argent qui, si on les enveloppe et si on les conserve pendant quelques années sans les toucher, se changent en insectes rongeurs ; leurs coupes d’argent, dit-il, deviennent des plumes. Évidemment, il doit y avoir ici une mauvaise interprétation du texte dans la traduction anglaise que j’ai sous les yeux ; il est impossible qu’un homme comme Keschen puisse dire à son souverain de pareilles absurdités. Pour prouver que les Européens ne peuvent se passer du thé et de la rhubarbe, il prétend que le climat de leur pays est rude et rigoureux, qu’ils se nourrissent journellement de bœuf et de mouton, que leur digestion est très difficile, que leurs intestins sont très resserrés, et qu’ils meurent promptement. C’est pourquoi, dit-il, chaque jour, après leurs repas, ils sont obligés de prendre ces divers ingrédiens afin de sauver leur vie.

Voici un passage remarquable du mémoire de Keschen :

« Il paraît que le ministre de votre majesté, Hwang tseo-tsze, du temple de Hung-loo, a supplié votre majesté, dans un mémoire qu’il lui a adressé, de prendre sur elle de décider, dans sa propre sagesse, cette importante question ; mais votre majesté, plutôt que d’agir sous sa seule responsabilité, a préféré ordonner qu’une enquête fût faite sur les diverses circonstances de cette affaire, et elle a enjoint aux vice-rois et gouverneurs de chaque province de lui transmettre leur opinion dans des mémoires préparés avec soin. »

Le plan de Keschen est de fermer, pendant quelques années, la Chine au commerce étranger. « Ne vous embarrassez pas, dit-il, de l’opinion qui existe dans la terre centrale ; gardez avec soin toutes les entrées, toutes les passes, et, après un court espace de temps, ceux qui font cet abominable commerce, sachant qu’ils ne pourront plus recevoir d’opium, chercheront une autre manière plus honorable de gagner leur vie, et les malheureux qui ont contracté la funeste habitude de fumer l’opium n’auront bientôt plus d’alimens pour ce détestable vice. Vouloir l’extirper par la violence, ce serait vouloir inonder de sang tout l’empire, et soulever, dans certaines provinces, des mécontens qui, s’unissant aux étrangers, pourraient compromettre la sécurité du céleste empire. »

Vous le voyez, l’Angleterre n’a pas manqué d’avertissemens. Je vous ai fait connaître, au risque de fatiguer votre attention, tous ces documens émanés des autorités chinoises, parce qu’ils révèlent, ce me semble, mieux que tout ce que je pourrais vous dire, comment la question de l’opium est entendue en Chine. Ils démontrent, d’ailleurs, que le gouvernement chinois n’est pas un gouvernement aussi despotique, aussi arbitraire qu’on veut bien le dire. Il n’y a pas, il est vrai, à Pékin une chambre des pairs et une chambre des députés pour contrôler les actes du gouvernement ; mais l’empereur ne peut prendre aucune décision sur une question importante sans demander préalablement l’avis des conseillers de la couronne. D’un autre côté, les avertissemens ne manquèrent pas aux Anglais de la part du surintendant Elliot. Le 18 décembre 1838, dans une circulaire adressée aux négocians anglais, il ordonne que toutes les goëlettes-cutters et autres bâtimens occupés au commerce d’opium, dans la rivière de Canton, aient à en sortir dans l’espace de trois jours ; il les prévient que le cabinet de sa majesté britannique n’interviendra pas si le gouvernement chinois juge à propos de les saisir et de les confisquer, et il leur déclare que la résistance aux autorités chinoises dans l’accomplissement de leurs devoirs, et tout meurtre ou délit qui en serait la conséquence, seraient punis comme s’ils avaient été commis dans la juridiction de la cour de Westminster.

Le 23 du même mois, dans une dépêche adressée au gouverneur de Canton par M. Elliot, celui-ci dégage l’Angleterre de toute responsabilité pour le commerce d’opium. Il le condamne en termes formels, il donne connaissance au gouverneur Choo de sa circulaire du 18 décembre. Cette dépêche se termine ainsi :

« Le soussigné est persuadé que la continuation de ce trafic dans les eaux intérieures entraînera pour toute la communauté étrangère de Canton de désastreuses difficultés, et son auguste souveraine n’interviendrait pas pour protéger les propriétés des sujets anglais qui continueraient à se livrer à ce commerce désordonné, après que l’avis officiel de votre excellence leur aura été authentiquement notifié par l’organe des officiers de leur nation. »

Le 26 décembre, le gouverneur fit répondre à M. Elliot, par le kwang-choo-foo ou préfet de Canton, qu’il accédait à sa demande, et il donna des ordres en conséquence à ses subordonnés. Il s’étonnait seulement que le capitaine Elliot, qui disait avoir reçu de son gouvernement la mission de diriger le commerce de son pays, fût sans pouvoirs réels pour l’accomplir.

Depuis l’année 1837, jusqu’au moment de la catastrophe de mars 1839, le capitaine Elliot ne laissa pas échapper une seule occasion de déclarer à ses nationaux que le commerce d’opium était un commerce illégal et que les excès qui en étaient la conséquence auraient de funestes résultats ; mais l’amour du gain fut plus fort que la raison : les bénéfices du commerce d’opium étaient trop faciles et trop considérables, pour qu’on les abandonnât à la simple injonction d’un agent anglais sans pouvoirs et peut-être sans instructions. La patience du gouvernement chinois, qu’on croyait infatigable, ne devait-elle pas se lasser à la fin ? L’orage grondait depuis si long-temps sur la communauté étrangère, qu’en vérité, quand il éclata, il n’a dû surprendre personne.

Nous voici arrivés au moment critique où le gouvernement chinois, irrité de l’obstination des étrangers, fatigué de publier des édits inutiles et de prodiguer des avertissemens sans résultat, prend le parti, dangereux sans doute, mais peut-être inévitable, d’être maître chez lui. On peut dire que l’état d’hostilité ouverte entre l’Angleterre et la Chine a commencé dès l’arrivée de Lin à Canton. De ce moment, le commerce a été virtuellement interrompu, et la vie des Européens trop souvent en danger. Cependant, avant de porter un jugement sur la conduite du gouvernement chinois, je vous prie de vous rappeler que la Chine est la Chine, que nos notions de politique internationale n’y ont pas pénétré, que la Chine a une civilisation à part, qu’elle prétend avoir le droit d’être elle-même et de rester chez elle, qu’elle déclare qu’elle n’a besoin de personne, et, enfin, qu’elle n’a jamais voulu ou daigné contracter avec les puissances européennes un seul traité qu’on puisse aujourd’hui invoquer contre elle.

Ici se présentent naturellement quelques considérations sur la guerre actuelle. Cette guerre est-elle juste de la part de l’Angleterre ? Y a-t-il eu chez elle un droit froissé ? Le gouvernement chinois a-t-il commis envers un de ses sujets ou envers un de ses agens un acte arbitraire qui ne fût pas le résultat de leur conduite ? Si cet acte a été commis, était-il devenu nécessaire pour le gouvernement chinois dans l’intérêt de sa conservation ?

Toutes ces questions ont été traitées dans le parlement anglais et par la presse anglaise avec tous les détails, toute l’attention qu’elles méritent. L’opinion publique est restée partagée, et dans le pays même où elles soulevaient le plus d’intérêts, et dans un débat solennel où la nation était appelée à se prononcer, il y eut un moment où l’on fut près de blâmer la conduite du gouvernement anglais comme injuste et impolitique. Le ministère britannique ne dut le triomphe douteux qu’il obtint alors qu’au désintéressement d’un bon et loyal citoyen. Le duc de Wellington sentit que le gouvernement anglais était désormais trop avancé pour reculer, qu’il n’était plus temps, après tout ce qui avait été fait, de discuter si on avait eu ou non raison de le faire ; le gouvernement de la Grande-Bretagne était compromis, engagé ; à tort ou à raison, la nation l’était avec lui, et dès ce moment tout esprit de parti devait disparaître ; il n’y avait plus qu’à se réunir pour l’aider à sortir honorablement d’une fâcheuse position.

Il faut considérer la Chine comme un état indépendant. Cet état a-t-il le droit de régler ses affaires intérieures comme il l’entend ? Peut-il permettre ou prohiber l’introduction, par ses ports, de telle ou telle marchandise (je consens à regarder l’opium comme une marchandise ordinaire), et en rendre la prohibition, s’il la juge nécessaire ou convenable, obligatoire par tous les moyens en son pouvoir ? Si les voies de conciliation et de douceur ne produisent pas l’effet désiré, peut-il avoir recours à la force et à la violence ? Y a-t-il, en faveur de l’Angleterre, un droit acquis, soit par un traité, soit par une convention, soit enfin par la prescription et l’usage ? Il me semble que la réponse à toutes ces questions est facile, et, en y répondant comme le demandent toutes nos idées de droit souverain et de droit naturel, on serait tenté d’affirmer sans hésitation que l’Angleterre fait en ce moment à la Chine une guerre injuste et cruelle ; que la Chine n’a eu qu’un seul tort, celui de se départir un instant du système d’exclusion qui fait la base de sa politique. En droit, la guerre que l’Angleterre fait avec la Chine me semble injuste ; l’est-elle également en principe ?

N’y a-t-il pas, dans la destinée des peuples, une force invincible, un sentiment de leur intérêt et de leur conservation qui les fait quelquefois sortir violemment des voies légitimes, et fouler aux pieds tout ce qui est reconnu obligatoire entre nations ? C’est bien un peu le même instinct qui pousse au crime le malheureux qui meurt de faim. Seulement la société sait atteindre et punir l’individu isolé ; mais les grandes fractions de la société elle-même, qui les punira, qui les arrêtera ? Il y a, il est vrai, entre les nations comme un pacte, une convention de respecter leurs droits mutuels ; il y a pour leurs relations tout un code de droit politique, et si l’une d’elles se trouve, comme je l’ai dit tout à l’heure, emportée par la force des circonstances hors des voies adoptées, si ses mouvemens gênent la marche des autres ou rompent ce qu’on est convenu d’appeler l’équilibre politique, chacune des autres nations a bientôt les yeux ouverts sur ses tendances, et elles se réunissent, toutes ou en force suffisante, pour la faire rentrer dans l’ordre établi, ou par la persuasion ou par la contrainte.

Jusqu’ici l’attention des nations qui forment la grande famille européenne ne s’est pas sérieusement tournée vers ce qui se passe dans cette partie de l’Asie si peu connue et cependant si intéressante, parce que la Chine se trouve en dehors des intérêts directs de toutes, l’Angleterre exceptée. Les États-Unis, la Hollande, la France, ont bien quelques relations commerciales avec la Chine ; mais ces relations sont de nouvelle date, ou elles n’ont pas encore acquis une assez grande importance pour que l’interruption puisse agir d’une manière très sensible sur l’économie intérieure de ces divers états. Au moment surtout où des questions vitales ont été agitées en Europe, il n’est pas étonnant qu’on ait regardé, sinon avec dédain, au moins avec une espèce d’indifférence, un évènement dont peu de personnes avaient pu calculer les conséquences et dont l’importance est encore aujourd’hui si peu connue.

La Chine, qui s’est placée en dehors des principes conservateurs des autres nations, et qui fait aujourd’hui tous ses efforts pour rester dans son isolement, qu’elle considère comme sa sauvegarde, a-t-elle le droit de réclamer la protection d’un pacte qu’elle ne reconnaît pas ?

On ne peut nier que le gouvernement chinois n’a admis le commerce des nations étrangères qu’à des conditions qu’elles n’étaient pas forcées d’accepter, mais qui devenaient obligatoires pour elles dès le moment qu’elles les admettaient en s’y soumettant. Ce droit de régler ses relations avec des états dont elle se méfiait, personne ne peut assurément le refuser à la Chine ; mais en est-il de même des mesures prises par elle pour le faire triompher ? Pouvait-elle, dans un même arrêt de proscription, frapper les innocens et les coupables ? car la menace et la mesure s’appliquaient à tous. L’Angleterre ne devait-elle pas soutenir, au moins, les droits de ceux de ses sujets qui faisaient en Chine un commerce légal, autorisé par les lois du pays et sanctionné par deux cents ans d’existence ? Son représentant, accouru pour partager le sort de ses compatriotes, ne fut-il pas compris avec eux dans la même mesure de rigueur, et n’était-ce pas là un autre acte qui devait appeler l’intervention du gouvernement anglais ?

Indépendamment des devoirs contractés par celui qui donne l’hospitalité, n’est-il pas aussi un droit naturel qui protège l’étranger jusque sous le toit d’un ennemi ? Et si ce sentiment si puissant dans le reste de l’Asie n’a pas encore pénétré en Chine, on peut dire aux Chinois : Vous nous avez reçus chez vous, vous nous avez promis, vous nous devez protection et justice, tant que nous sommes sur la terre chinoise. Si vous ne voulez pas de nous, renvoyez-nous, mais il vous est défendu de nous opprimer. — Ici les Chinois font une objection assez raisonnable ; ils répondent : — Nous vous avons admis chez nous et nous devons vous protéger, cela est vrai ; mais, en revanche, si nos lois vous protégent, nos lois doivent aussi vous punir. Or, vous refusez de vous soumettre à notre législation, vous nous dites que nos lois sont barbares, et si quelqu’un des vôtres commet un crime, même aux dépens d’un Chinois, vous vous empressez de le soustraire à l’action de nos tribunaux. Souffririez-vous qu’une nation étrangère en agit ainsi chez vous ? Si vous réclamez la protection de nos lois, sachez d’abord les respecter.

Mais il y a des raisons plus puissantes que tout ce que je viens de dire et qui peuvent peut-être, sinon justifier la guerre de l’Angleterre contre la Chine, du moins en faire comprendre la nature et la portée. D’abord on conviendra que la force des choses a, plus que tous les calculs possibles, amené la situation présente. Que des projets ultérieurs soient nés des évènemens, que des espérances s’y soient rattachées, je ne le nie pas ; mais l’Angleterre a cédé avant tout à cette force irrésistible, à cette espèce de reflux qui pousse l’Occident en Orient, elle a été un instrument entre les mains de la Providence, qui, certes, n’en pouvait choisir un plus puissant pour l’accomplissement de cette immense œuvre de civilisation ; car je ne retournerai pas la question, je ne dirai pas que le résultat de cette grande commotion doit être fatal à l’Angleterre, et que, triomphante partout, sa puissance viendra se briser contre la muraille de la Chine. Non ; quelque violente que soit la crise qu’elle éprouve, je crois à cette grande nation trop de vitalité encore pour qu’elle puisse tomber sous l’effort d’un seul coup. Je parlerai plus tard des conséquences que pourrait avoir pour elle un échec, sinon probable, du moins possible ; jusqu’ici je ne veux voir dans ce choc de deux mondes que la marche de cette œuvre de progrès qui, depuis dix siècles, par une puissante réaction, tend à faire refluer la lumière vers les contrées qui nous l’ont donnée.

Il y a un autre point de vue sous lequel on peut envisager la situation de l’Angleterre relativement à la Chine. Comme je le disais, pour les nations, une loi plus forte que toutes les autres lois, ou plutôt un intérêt qui les fait taire toutes, c’est l’intérêt de l’existence et de la conservation. Si nous admettons cette vérité, peut-être un peu controversible, nous trouverons dans son application la justification de l’Angleterre. Vous connaissez bien mieux que moi, monsieur, la situation du peuple anglais, et cependant, si, comme moi, vous aviez pour mission, pour devoir, d’étudier les immenses efforts qu’il fait pour chercher, jusque dans les pays les plus éloignés, les élémens de subsistance dont il a besoin ; si vous le voyiez, comme moi, tendre tous les ressorts de sa politique, de sa puissance, pour trouver de nouveaux débouchés à une activité qui le fatigue et le tourmente, pour faire déborder sur d’autres contrées les produits d’une industrie dont l’accroissement doit l’effrayer, vous ne vous étonneriez plus que l’Angleterre mette en jeu son existence, afin de s’ouvrir un nouveau monde. Les causes principales de la situation actuelle sont sous vos yeux ; elles sont à Manchester, à Glasgow, à Birmingham ; elles sont dans les lois encore féodales de l’Angleterre, et dans cette immense population des villes industrielles menacées de mourir de faim, si leur gouvernement ne va chercher pour elles, aux extrémités du monde, une nourriture que leur terre natale ne peut leur donner, et que l’ancien monde commence à leur refuser. La cause de la guerre que l’Angleterre fait à la Chine est la crise même qui la travaille et qu’aperçoivent les yeux les moins clairvoyans. Oui, l’Angleterre est dans une situation alarmante et dont elle ne pourra sortir que par des efforts surhumains. Les triomphes même qu’elle a obtenus au commencement de ce siècle l’y ont amenée. Il y eut un moment où le monde entier s’était ligué contre elle et où elle dut se faire grande comme le monde. C’est alors que nos pères virent l’Angleterre déployer ses immenses ressources qu’on put croire un instant inépuisables : c’est alors que la nation se montra tout entière soulevée par une volonté énergique et animée d’un esprit national plus fort que la puissance matérielle. Sa dette elle-même fut un nouveau moyen de puissance en rendant la nation responsable des actes du gouvernement ; mais ces efforts devaient l’affaiblir : elle chercha dans son immense commerce une nouvelle source de richesse et de grandeur. Maîtresse de la mer, elle profita de sa supériorité pour conquérir les nouveaux marchés du globe. La nation devint tout entière commerçante.

Quand la paix vint la relever de son fardeau, les ressorts étaient trop tendus pour qu’ils pussent se relâcher tout d’un coup. D’ailleurs, il fallait que les plaies faites par la guerre se cicatrisassent, et puis la paix européenne ne fut jamais pour l’Angleterre une paix complète. Son empire dans l’Inde s’étendit ; elle fonda partout de nouvelles colonies ; ce fut un enchaînement de sacrifices et de conquêtes qui devinrent tour à tour nécessaires : l’industrie grandit avec les besoins du commerce, et la classe industrielle avec elle. Une masse énorme de capitaux, presque toute la fortune mobilière de l’Angleterre, fut mise en réquisition : le budget, grossi par les intérêts de la dette, obligea le gouvernement à chercher tous les moyens possibles d’augmenter les ressources des contributions, qui pèsent moins directement sur la propriété foncière, déjà surchargée d’impositions, et le commerce satisfit amplement à ces demandes. À cette époque, je parle des années qui suivent 1815, il n’était pas un point du monde où le commerce britannique ne régnât sans rivaux ; les autres nations avaient perdu l’habitude des opérations de long cours ; la guerre leur en avait fermé les voies ; les États-Unis n’avaient pas encore couvert la mer de leurs navires et de leurs hardis spéculateurs. La France, plus que toute autre nation, avait son éducation commerciale à refaire. Le monde, hors d’Europe, était presque nouveau pour elle.

Mais vingt-sept années de paix ont déjà commencé à changer la face des choses ; les manufactures de la Grande-Bretagne ne sont plus aujourd’hui les seules à approvisionner de leurs produits les marchés des quatre parties du monde. Quelques nations ont payé et paient encore cher leurs premiers essais commerciaux ; déjà cependant leur industrie suit de près les progrès de l’industrie anglaise, et les devance quelquefois. Nos navires connaissent aujourd’hui, aussi bien que les navires anglais, la route des Indes et de l’Amérique. Le pavillon américain, le pavillon français, flottent partout auprès du pavillon britannique, et, ce qui est plus alarmant pour l’Angleterre, les gouvernemens commencent à sentir toute la force que l’action commerciale peut donner à un état ; ils voient dans l’accroissement de leurs exportations non-seulement un aliment pour l’industrie et une source de revenus pour le trésor, mais encore et surtout les élémens d’une grande force maritime, expérience acquise au prix de trente années de luttes, et qui commence à porter ses fruits.

Malheureusement pour l’Angleterre, elle ne peut pas resserrer les limites de son industrie à mesure que les débouchés lui manquent. Cette industrie, je parle de celle qui est alimentée par le commerce d’exportation, a pris au contraire un développement vraiment prodigieux. Aujourd’hui même, les manufactures se multiplient chaque jour sur le sol anglais. C’est désormais un capital qui meurt si on ne l’augmente. Presque toute la fortune mobilière de l’Angleterre, et elle est immense, était livrée, je le répète, aux fluctuations d’un commerce lointain. Jusqu’ici le capital a produit de riches intérêts, il a payé une grande partie des dépenses de la nation ; mais la source de ses profits s’épuise ou diminue : ce ne sera bientôt plus ce grand fleuve dont toutes les eaux allaient enrichir le sol de l’Angleterre ; il se divisera, il se divise déjà en mille ruisseaux qui vont arroser d’autres terres. Chaque nation veut en avoir sa part. Non-seulement le capital commercial n’a pas d’emploi, en Angleterre, en dehors de l’industrie manufacturière, mais le gouvernement a un besoin absolu des intérêts qu’il produit. Ce serait pour la nation anglaise un immense malheur, si cet intérêt, au lieu d’augmenter, diminuait, et elle en est véritablement menacée. Mais ce qui doit, plus que toute autre chose, exciter la sollicitude du gouvernement anglais, c’est la situation de la classe industrielle qui forme une partie si forte et si énergique de la nation. Il n’est pas de grande ville, en Angleterre, où cette classe, si laborieuse et si pauvre, n’inspire une pitié profonde, surtout quand on considère qu’elle ne tire pas sa subsistance de la terre natale, et que sa vie, tout artificielle, peut lui échapper par des causes qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de combattre.

Et c’est au moment où l’Angleterre se sent menacée dans le principe et la base de son existence, dans son commerce maritime, qu’un des principaux marchés du globe est près de lui échapper, un marché dont les produits, à leur entrée en Angleterre, paient plus d’un dixième de son immense budget, un marché qui apporte près de 100 millions de francs à la compagnie des Indes, qui alimente une navigation considérable, un marché, enfin, où le mouvement annuel du commerce anglais était encore, il y a deux ans, de 400 millions.

Sans doute, l’Angleterre ne peut s’en prendre qu’à elle-même de cette situation ; elle a poussé trop loin l’application de ces idées de liberté commerciale illimitée, en n’astreignant pas son commerce en Chine à certaines règles, et en laissant son représentant à Canton avec la mission de diriger le commerce anglais sans aucuns pouvoirs, sans aucune juridiction sur ses nationaux. Mais, le fait une fois accompli, le gouvernement anglais n’aurait-il pas manqué à tous ses devoirs s’il n’avait pas pris toutes les mesures qu’il a cru propres à épargner au commerce britannique le malheur qui le menaçait ? Devait-il s’arrêter devant toutes les considérations qu’on pouvait faire valoir contre la justice de la cause anglaise ? Ne se trouvait-il pas dans une de ces situations anormales où le sentiment de ce qui est juste se tait ? Ne devait-il pas compte au peuple anglais de tous ses actes ? ne lui devait-il pas compte de son commerce en Chine ruiné, de ses revenus diminués d’un dixième, de son industrie déjà si souffrante et gémissant sous ce nouveau coup ? Fallait-il, parce qu’il plaisait à la Chine, à tort ou à raison, de fermer ses ports au commerce étranger, que l’Angleterre renonçât tout d’un coup aux avantages qu’elle était, depuis si long-temps, habituée à y rencontrer ? Évidemment, le devoir le plus sacré pour le gouvernement anglais, dans cette circonstance critique, lui était dicté par sa situation même. Il ne pouvait permettre que le commerce de la Chine lui échappât, dût-il faire, pour arriver à ce but, une guerre dont la justice fût douteuse.

Dans ma prochaine lettre, je discuterai l’opportunité et la sagesse des mesures prises par le gouvernement anglais, et leur résultat probable.


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Macao, 1er  août 1841.