Question anglo-chinoise — Lettres de Chine/3

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QUESTION
ANGLO-CHINOISE.

LETTRES DE CHINE.[1]

No III.

L’expédition anglaise, composée de trois vaisseaux de 74 canons, de deux frégates de 44, douze corvettes ou bricks et quatre bateaux à vapeur armés, arriva, comme je vous l’ai dit dans ma seconde lettre, à la fin de juin et au commencement de juillet 1840 ; elle était accompagnée de dix-huit transports ayant à bord trois régimens de troupes européennes, un régiment de volontaires cipayes, formé à Calcutta, et un détachement de sapeurs et mineurs de Madras : en tout, environ quatre mille cinq cents hommes de troupes de débarquement. Le colonel Purrell avait le commandement des troupes de terre, et le commodore sir Gordon Bremer commandait en chef, en l’absence du contre-amiral Elliot, attendu journellement du cap de Bonne-Espérance, les forces navales de sa majesté britannique dans la mer de Chine.

L’expédition, partie des différens ports de l’Inde, du cap de Bonne-Espérance et de l’Angleterre pour un point de destination aussi éloigné, vint à Singapore d’abord, puis sur la côte de Chine, manquant de deux conditions indispensables du succès, l’ordre et la régularité. Il était évident que le gouvernement anglais avait été pris au dépourvu, ou plutôt qu’il était entré avec répugnance dans une série de mesures dont il n’entrevoyait pas de résultats satisfaisans. Les troupes arrivèrent à Singapore sans cartouches, et force fut de mettre les faibles ressources de la garnison de cette place en réquisition, pour qu’à leur débarquement sur la côte de Chine, les soldats eussent quelques coups de fusil à tirer. Vous verrez plus tard que ces troupes furent envoyées, avec les vêtemens destinés au climat du Bengale, pour hiverner en des pays où tout le monde, dans l’Inde, sait que le froid est très intense. La même imprévoyance présida à l’approvisionnement de l’expédition, car, à Chusan et dans la rivière de Canton, la mauvaise qualité des alimens distribués aux soldats fut, bien plus que l’insalubrité alléguée du pays, la cause de l’affreuse mortalité qui les décima. Peut-être espérait-on que les Chinois du littoral, séduits par l’appât du gain, porteraient des provisions à la flotte ; ces espérances furent bientôt détruites ; et on a peine à concevoir que le gouvernement du Bengale ait hasardé, sur une pareille conjecture, la vie d’un aussi grand nombre de sujets britanniques. D’un autre côté, les chefs militaires de l’expédition, partis de plus loin que les officiers auxquels le commandement des forces fournies par l’Inde fut provisoirement confié, arrivèrent aussi plus tard. Ceux-ci, après d’assez longs délais, purent mettre à la voile, de Singapore, quelques jours avant l’arrivée de l’amiral Elliot, — nommé commandant supérieur de l’expédition et premier plénipotentiaire de sa majesté britannique en Chine, — qui ne rejoignit la flotte qu’après le commencement des hostilités. Le capitaine Elliot, parent de l’amiral, et dont j’ai eu plusieurs fois l’occasion de parler, lui avait été adjoint avec égalité de pouvoirs, si je ne me trompe, dans cette importante mission.

Le premier acte du commodore sir Gordon Bremer, à son arrivée à Macao, fut, ainsi que je vous l’ai dit, de mettre la rivière de Canton, avec toutes ses entrées, en état de blocus. Cette fois, le blocus était déclaré par un acte spécial d’un agent autorisé à cet effet par le gouvernement anglais, et le commerce américain, qui avait protesté vivement contre les essais de blocus promulgués à plusieurs reprises par le capitaine Elliot et le capitaine de la corvette la Volage, se soumit aux rigueurs de cette déclaration, sinon sans murmure, du moins sans protestation officielle. Ce blocus dut commencer le 28 juin.

Permettez-moi, monsieur, de placer ici quelques réflexions sur ce premier acte d’hostilité du gouvernement anglais contre la Chine, car je ne donnerai pas ce nom aux divers conflits qui avaient eu lieu dans la rivière de Canton entre quelques bâtimens isolés de la marine anglaise et des détachemens chinois. Doit-on considérer le blocus comme un acte d’hostilité ou simplement comme un avertissement et même une menace ? Le premier acte d’un gouvernement dans une question politique qui n’a pas été soumise à une discussion contradictoire de la part du gouvernement dont il croit avoir à se plaindre, peut-il être une déclaration de blocus ? Je ne le crois pas. À mon avis, un blocus est une sorte de déclaration de guerre ; c’est une mesure prise pour faire du mal à un ennemi, et pour l’amener, par les conséquences funestes qui résultent pour lui de la fermeture de ses ports, à transiger d’une manière favorable à la nation qui demande réparation. Le blocus est une des nombreuses manières de faire la guerre. Une nation y a recours, surtout quand elle n’a pas la volonté ou qu’elle ne se sent pas en état de faire à une autre nation une guerre organisée. C’est un moyen moins violent, plus commode, moins compromettant, si l’on veut, de faire la guerre ; mais, je le répète, c’est un acte de guerre.

Or, quelle était la position de l’Angleterre vis-à-vis de la Chine ? Il y avait eu évidemment scission entre les autorités chinoises, chargées de réprimer un commerce qu’elles considéraient comme funeste au pays, et l’agent dont la mission était de diriger le commerce anglais en Chine. Il serait difficile de nier que le gouvernement chinois n’eût le droit d’intervenir, comme il l’entendait, dans le règlement de ses affaires intérieures. Admettons, cependant, que l’Angleterre pût avoir la prétention de refuser à la Chine l’exercice de ce droit, qu’elle ne permettrait certainement pas qu’on lui refusât à elle-même ; la conséquence serait que le gouvernement anglais avait officiellement à se plaindre d’actes commis par des autorités chinoises avec l’approbation présumée de leur gouvernement. Que résultait-il de cette position ? Ou l’Angleterre considérait la Chine comme étant en dehors du droit des nations, ou bien elle devait suivre, dans le règlement de sa querelle avec cette puissance, la marche qu’elle eût suivie si elle avait eu affaire à une nation civilisée, la France par exemple. Si l’Angleterre avait à se plaindre d’un acte arbitraire commis contre des sujets anglais par des agens du gouvernement français, voire même d’un acte émané directement de ce gouvernement, il est probable qu’avant d’avoir recours à une mesure hostile, elle entrerait en explications et ne déclarerait la guerre à la France que lorsque la voie des négociations aurait été épuisée sans qu’elle eût pu obtenir satisfaction. Si, au contraire, l’opinion du cabinet britannique était qu’avec un gouvernement comme celui de la Chine, il ne devait pas régler sa conduite d’après les considérations politiques qui servent de base à une transaction entre deux puissances civilisées, pourquoi cherchait-il à entrer, comme nous le verrons tout à l’heure, en négociation directe avec le gouvernement de ce pays ? Il est difficile de sortir de ce dilemme : ou l’expédition anglaise était envoyée en Chine pour commencer immédiatement la guerre contre ce pays, et alors toute négociation devenait inutile ; ou le but de sa présence était d’appuyer, par un grand déploiement de forces, les négociations qu’on voulait entamer, et dès-lors la déclaration du blocus et les hostilités qui la suivirent immédiatement étaient plus qu’inutiles, elles étaient impolitiques.

Il est, d’ailleurs, reconnu que, de même qu’on a tort chaque fois qu’on proclame un droit sans l’appuyer, un gouvernement commet également une faute très grande lorsqu’il prend sur lui la responsabilité d’une mesure qui compromet les intérêts sérieux du pays sans avoir la force ou la volonté de la mettre à exécution. Dans la déclaration du blocus de la rivière de Canton, le gouvernement anglais se trouvait-il dans cette situation ? Il faut, pour bien juger cette question, avoir une certaine connaissance topographique des lieux où la scène se passait. La rivière de Canton a, environ, trente lieues de large à son embouchure ; c’est donc plutôt un bras de mer qu’un fleuve ; ses eaux sont couvertes d’une multitude d’îles qui laissent partout entre elles un passage sûr aux navires qui entrent ou sortent. À l’ouest, et presqu’en dehors de ces îles, s’avance une presqu’île très étroite, à l’extrémité de laquelle est située la ville portugaise de Macao, qui s’étend sur l’une et sur l’autre rive. À l’est ou à gauche de Macao est l’immense nappe d’eau qui forme l’embouchure de la rivière, et qui, se rétrécissant peu à peu, vient aboutir au passage appelé le Bogue ou Boca-Tigris, par lequel on entre, à proprement dire, dans les eaux intérieures du fleuve ; à l’ouest ou à droite de la presqu’île est le port intérieur formé par quelques petites îles qui le protègent, et par le continent chinois. Les eaux qui baignent cette côte, resserrées par les terres, forment ce qu’on appelle le passage intérieur, qui vient se réunir au fleuve à quelques milles au-dessous de Canton. Or, en se tenant à la lettre de la déclaration du blocus, il était évident que le passage de Macao devait être compris dans le blocus général de toutes les entrées de la rivière. Il résultait de cette situation, ou que les navires de guerre anglais, pour rendre le blocus effectif, seraient obligés de commettre un acte d’hostilité, sans aucune provocation, contre un allié de leur gouvernement, car le gouvernement portugais n’eût sans doute pas permis à l’Angleterre de discuter la validité de son droit de possession, ou que le blocus serait incomplet, en ce sens qu’un des principaux passages du fleuve devait rester ouvert. Pour faire pénétrer les navires anglais dans le passage intérieur, il eût fallu, pour ainsi dire, passer sous les batteries portugaises, violer les droits du gouvernement portugais sur les eaux qui baignent son territoire et compromettre la neutralité dont la position de Macao, comme vous l’aurez vu par mes premières lettres, faisait une nécessité à la colonie. Faire avancer les navires jusqu’au-dessous de Macao, afin d’intercepter le passage des jonques chinoises, c’eût été bloquer la ville elle-même, et lui enlever non-seulement son commerce, mais encore ses moyens de subsistance. Nul doute que le gouvernement anglais n’eût toute la force nécessaire pour rendre aussi complet que possible le blocus de la rivière de Canton et de toutes ses entrées, y compris le passage de Macao : ni les Chinois, ni les Portugais n’eussent pu y mettre obstacle ; mais, outre la violation des droits dont je viens de parler, on se trouvait dans l’obligation, si on prenait cette mesure absolue, ou d’exposer à toutes les horreurs de la famine une population de douze à quinze mille habitans dont la moitié au moins sont sujets portugais, ou de nourrir un aussi grand nombre de bouches inutiles ; alternative à laquelle les agens anglais ne durent pas même penser.

D’ailleurs, si on considère quels devaient être les résultats matériels du blocus, il est impossible de ne pas rester convaincu que jamais il n’a pu entrer dans la pensée du plénipotentiaire anglais de rendre le blocus de la rivière de Canton aussi effectif que ses moyens lui permettaient de le faire. Qu’est-ce que Canton en effet ? C’est un marché qui ne sert d’écoulement qu’à une partie comparativement insignifiante des produits de l’empire céleste. Que reçoit-il en échange ? Laissons même de côté le commerce d’opium : des objets dont il peut se passer à la rigueur. Il est évident que le commerce avec l’étranger n’est que d’une très faible importance pour un pays comme la Chine, dont les ressources sont toutes intérieures, et qui, par sa politique comme par sa position, n’a que des relations très restreintes avec l’étranger. D’un autre côté, le gouvernement chinois vit-il des revenus que produit le commerce de Canton ? Ces revenus sont-ils pour lui une ressource indispensable ? Je crois qu’on peut répondre négativement à ces deux questions. Le commerce de Canton n’est donc en général, pour la population de l’empire et pour le gouvernement, que d’une utilité secondaire. En est-il de même pour l’Angleterre du commerce avec la Chine ? Non, car l’Angleterre est une nation qui vit de son commerce, et qui, certes, aujourd’hui, en vit sans superflu. Qu’une branche de ce commerce périsse, et tout le corps social doit éprouver un malaise d’autant plus grand que cette branche était plus productive. De plus, la Grande-Bretagne prend en Chine, en échange des denrées qu’elle y apporte, un objet devenu pour elle de première nécessité. Enlever le thé à l’Angleterre, ce serait une calamité publique tout aussi désastreuse que si la population de la France se trouvait tout à coup privée de vin. Ajoutez à cela ce que je vous ai déjà dit, que l’importation des marchandises chinoises en Angleterre paie une très grande partie de son budget, et vous reconnaîtrez aisément quels intérêts devait blesser le blocus de la rivière de Canton. Il n’est pas douteux que ces considérations ont dû avoir une immense influence sur les décisions du gouvernement britannique et sur les instructions données par lui à ses agens.

D’après tout ce qui a été publié par la presse anglaise, surtout d’après les discussions qui ont eu lieu au sein du parlement, il est évident que la Chine était encore, il y a deux ans, très peu connue en Angleterre. Le gouvernement devait, si on en juge par les mesures qui avaient été prises et par le langage du ministère, être dans une ignorance plus grande encore que le public anglais des hommes et des choses de la Chine. Deux pensées toutefois semblent l’avoir préoccupé dans le principe : l’honneur national outragé et le danger de compromettre une branche importante du revenu public. Il faut aussi se rappeler que, lorsque le projet d’envoyer une expédition en Chine fut connu en Angleterre, l’opinion publique s’éleva assez généralement, soit contre l’immoralité, soit contre le danger d’une pareille guerre. J’ai déjà dit que le ministère anglais n’avait triomphé sur cette question au parlement que par le désintéressement d’un grand citoyen. Cette circonstance rendait la responsabilité du gouvernement plus grave que jamais. La discussion dans la chambre des communes et dans la chambre des lords dut jeter une nouvelle lumière sur une question qu’on n’avait jamais bien approfondie jusque-là. Le ministère anglais comprit qu’il avait plus d’un danger à courir, et dut entrevoir le jour où il serait obligé de se présenter au parlement pour lui demander d’ajouter encore aux taxes déjà si pesantes de la Grande-Bretagne, par suite de la cessation du commerce avec la Chine ; la marche rapide des évènemens rendait même ce danger prochain, et, en envoyant une expédition en Chine, le cabinet anglais dut ordonner à ses agens de ne tirer le premier coup de canon qu’à la dernière extrémité et après avoir essayé inutilement toutes les autres voies ; il dut surtout leur recommander de faire tous leurs efforts, de sacrifier même en quelque sorte la partie la plus métaphysique de la question, afin que les thés arrivassent en Angleterre chaque année et sans interruption. Je ne connais pas la teneur des instructions qui furent données à l’amiral et au capitaine Elliot ; mais, à en juger par la conduite de ces deux plénipotentiaires, il est naturel de penser qu’elles ne devaient guère s’éloigner de ce que je viens de dire. Voyons donc comment elles ont été exécutées par les agens de l’Angleterre en Chine.

Le blocus de la rivière de Canton me semble une première faute. Une seconde faute, plus grave encore que la première, est la prise de l’île de Chusan, située sur la côte de Chine par les 30 degrés et demi de latitude. Il est probable qu’avant de commencer les négociations, les plénipotentiaires voulurent donner à l’empereur un avant-goût de ce qu’ils pouvaient faire ; ils pensaient sans doute que les mandarins de la côte ne manqueraient pas, suivant leur habitude, de dissimuler la vérité, en parlant des forces et des ressources de l’expédition, mais que la prise d’une île aussi considérable que Chusan aurait trop de retentissement pour que les autorités subalternes osassent la cacher à leur souverain, et serait un argument sans réplique à l’appui de leurs réclamations. Je ne mets pas en doute que la prise de Chusan n’eut été un acte de bonne politique, si on eût été décidé à faire immédiatement, sans réserve, la guerre à la Chine ; mais, après s’être emparés de cette île, les agens anglais cherchèrent à nouer des négociations avec le cabinet de Pékin, et ils trouvèrent les esprits d’autant moins disposés à traiter de bonne foi, que le coup porté à l’orgueil national était plus fortement senti.

L’escadre, arrivée le 21 juin dans les eaux de la rivière de Canton, en repartit le 23 et le 25, faisant voile vers le nord, sous le commandement de sir Gordon Bremer. Une frégate, trois corvettes et un bateau à vapeur furent laissés derrière pour maintenir le blocus, qui devait commencer le 28. C’était une force à peine suffisante pour atteindre le but qu’on avouait ; mais je vous ai déjà dit, monsieur, qu’on n’y tenait que très médiocrement. Quant à l’empressement de sir Gordon Bremer, quelques personnes l’ont interprété, à tort, d’une manière peu favorable au caractère de cet officier. On a prétendu que, quoiqu’il fallût profiter de la mousson de sud-ouest pour remonter vers le nord de la Chine, la saison n’était pas si avancée qu’on ne pût, sans s’exposer à de grands inconvéniens, retarder de quelques jours le départ de la flotte ; qu’on avait devant soi trois grands mois encore, mais que cette même mousson de sud-ouest devait amener d’un jour à l’autre l’amiral Elliot, et que, dès le moment que cet officier-général aurait pris le commandement en chef des forces, toute la gloire de l’expédition eût été pour lui. Certes, je ne voudrais pas que vous pussiez trouver dans ce que je viens de dire le désir de jeter le moindre blâme sur la conduite de sir Gordon Bremer. Loin de là, sir Gordon est, au témoignage de tous ceux qui le connaissent, un brave et loyal officier. Il avait reçu de son gouvernement le commandement des forces anglaises jusqu’à l’arrivée de l’amiral Elliot. Aucun ordre ne l’arrêtant, il était de son devoir de ne pas perdre un instant, et je défie quelque officier que ce soit, ayant un peu de cette noble ambition sans laquelle on ne fait rien de beau et de grand, de dire qu’à la place de sir Gordon il n’eût pas agi comme lui. Cependant il paraît que ces antécédens, combinés avec d’autres circonstances, rendirent à l’amiral Elliot son commandement peu agréable.

Le 4 juillet, l’escadre anglaise arriva devant Ting-hae, capitale de l’île de Chusan. Quelques pourparlers précédèrent les hostilités ; mais le 5 juillet, dans l’après-midi, le premier coup de canon fut tiré ; quelques Chinois furent tués, et le 6 au matin, la ville, abandonnée de tous ses habitans, vit flotter sur ses murs le pavillon britannique. Le même jour, à trois heures de l’après-midi, l’amiral Elliot et le plénipotentiaire anglais arrivèrent à Chusan ; ils purent, pour ainsi dire, voir de loin la fumée des canons qui venaient d’enlever à la céleste dynastie une fraction de son immense territoire.

Le 9, le gouvernement militaire et civil de la nouvelle possession fut organisé. Vous voyez, monsieur, que je passe rapidement sur les évènemens ; je ne les rappelle que pour avoir l’occasion de vous présenter les réflexions qu’ils m’ont suggérées. C’est donc plutôt un commentaire qu’une narration que je vous envoie en ce moment.

La prise de Chusan fut célébrée par la communauté anglaise en Chine comme un évènement d’une immense importance. Le gant est jeté, disait-on, et désormais nous sommes sûrs d’obtenir en Chine la position qui convient aux intérêts du commerce anglais, car l’Angleterre ne peut plus reculer. On avait raison, et peut-être l’avenir réalisera-t-il les espérances qu’on avait conçues. L’Angleterre ne s’arrêtera pas, elle ne le peut ni ne le doit ; mais par combien de sacrifices ces avantages qu’on attend n’auront-ils pas été achetés ! Je ne parle point ici, monsieur, croyez-le bien, des sommes dépensées par le gouvernement ; ce n’est là qu’une considération secondaire. Mais les plaies du commerce ne se guérissent pas aussi facilement. Tous les triomphes des armes anglaises ne pourront rendre la tranquillité et l’honneur aux négocians qui ont fait et feront faillite avant l’arrivée de ce dénouement, qui est encore perdu dans les nuages de l’avenir. Les maux qu’aura soufferts l’industrie britannique pendant ces longues années de malaise laisseront des traces profondes, et d’ailleurs, qui peut prévoir d’une manière certaine la limite où s’arrêtera cette guerre ? J’ai dit que l’Angleterre ne pouvait plus reculer, mais jusqu’où avancera-t-elle ? Si la résistance des Chinois se prolonge, pourra-t-elle supporter long-temps les sacrifices, chaque jour plus grands, que la lutte rendra nécessaires ? L’Inde restera-t-elle constamment tranquille ? Une guerre en Europe est-elle absolument impossible ? Le moment ne peut-il arriver où l’Angleterre, attaquée dans ses possessions d’Asie et d’Europe, devra réunir toutes ses forces pour défendre les parties vitales de son empire ? Que deviendrait alors l’affaire de Chine ? Cependant, il faut le dire, un compromis, une transaction inattendue peut, d’un moment à l’autre, précipiter un dénouement momentané qu’on ne saurait prévoir. L’Angleterre et la Chine, la première, fatiguée par des pertes qui se multiplient chaque jour, la seconde, inquiète sur les conséquences d’une guerre aussi longue, source d’invasion, au sein de la population chinoise, d’idées nouvelles et subversives, peuvent, d’un commun accord, mettre un terme à la querelle qui les rend ennemies ; soyez sûr néanmoins que, dans la solution accidentelle de cette question, les deux puissances belligérantes apporteront une arrière-pensée : l’une, celle d’un envahissement périodique et régulier, non de territoire peut-être, mais d’avantages commerciaux ; l’autre, celle d’éluder, par tous les moyens possibles, les clauses par lesquelles elle se sera liée.

Je reviens à Chusan. Aussitôt que la prise de cette île fut connue, les journaux de Canton furent remplis de descriptions de cette nouvelle possession anglaise, que tout le monde s’accordait à appeler magnifique. Les officiers qui avaient pris part à l’expédition, encore sous l’impression de leur triomphe, ne manquèrent pas d’écrire monts et merveilles ; la vue d’un peu de verdure, après un long et pénible voyage de mer, les porta à croire que cette terre était d’une rare fertilité. Le commerce anglais, de son côté, considérant la position géographique de Chusan, crut devoir s’applaudir de la conquête de son gouvernement. Placée en regard des provinces centrales du littoral de la Chine, de celles qui produisent le plus de soie et de thé, à peu de distance de Ning-po et de Nankin, deux des premiers entrepôts du commerce chinois, Chusan offrait, en effet, des avantages qu’on aurait difficilement trouvés ailleurs réunis en plus grand nombre. Hélas ! ce moment d’exaltation fut court. Vous verrez, monsieur, que la réalité vint bientôt, de sa main de fer, briser toutes ces riantes illusions, et que les espérances se changèrent en regrets, les acclamations de bonheur en cris de désespoir.

Le 9 juillet, la frégate la Blonde et le bateau à vapeur Queen furent envoyés de Chusan à Ning-po, afin de se procurer des provisions fraîches, dont on commençait déjà à sentir le besoin. L’objet principal de cette expédition était de mettre entre les mains des autorités de cette ville la copie d’une lettre de lord Palmerston, adressée au cabinet de Pékin. Les Anglais purent voir alors combien peu leur était favorable l’effet produit par la prise de Chusan. La lettre de lord Palmerston fut renvoyée ; aucun des mandarins, ne voulut ou ne daigna la recevoir. Déjà le 3 juillet, et par conséquent trois jours avant l’attaque contre Chusan, une embarcation de la même frégate s’était avancée vers la ville d’Amoy, protégée par un pavillon parlementaire et montée par un des lieutenans de la frégate et par M. Thom, un des interprètes de l’expédition, dans le but de remettre cette même dépêche à l’autorité supérieure de la ville, avec prière ou injonction de la faire parvenir à sa destination. Or, chacun devait savoir qu’aucun mandarin, sur toute la côte de Chine, n’oserait recevoir et encore moins acheminer une missive d’un étranger adressée aux hauts fonctionnaires de l’état, à moins que le danger immédiat d’un refus ne parût plus grand que celui auquel on s’exposerait en accédant à une pareille demande. La lettre fut donc renvoyée ; les officiers anglais crurent qu’il était de leur devoir d’insister, et il s’ensuivit un conflit dans lequel périrent une douzaine de Chinois, tués par les canons de la frégate, qui avait pris position de manière à battre le fort d’Amoy. C’était une façon un peu rude de donner aux Chinois une leçon de politesse et de leur apprendre ce que sans doute la lecture d’un document qui leur avait déjà été adressé par le commandant de la Blonde, ne leur avait point enseigné, la valeur et la signification d’un pavillon parlementaire.

Le même jour, 9 juillet, la partie de la côte de Chine qui s’étend depuis Ning-po jusqu’à l’embouchure du Yang tzee-keang (du 30e degré au 32e de latitude) fut bloquée par une portion de l’escadre anglaise. Ce blocus avait moins d’inconvéniens que celui de Canton, car il n’était pas dirigé, comme celui-ci, contre les intérêts immédiats du commerce anglais, mais il avait le même tort, celui d’être une mesure très impolitique et nuisible au succès des négociations qu’on allait entamer.

Le 27 juillet, les plénipotentiaires quittèrent Chusan pour remonter la côte jusqu’à l’embouchure du Pei-ho. Un vaisseau de 74, une frégate de 44, trois corvettes, un bateau à vapeur et deux transports formaient l’expédition. Le 11 août, cette petite escadre était à l’ancre, partie en dehors, partie en dedans de l’embouchure de la rivière.

Nous touchons, monsieur, à une des phases les plus extraordinaires de cette importante question. En lisant le récit des évènemens qui se sont succédé dans la rivière de Canton, depuis le mois de mars 1839 jusqu’à l’arrivée de l’expédition en juin 1840, vous avez vu la petite communauté anglaise se débilitant, privée de moyens de résistance, sous les mesures oppressives du commissaire impérial Lin. Mais le jour de la vengeance est arrivé ; une flotte anglaise est sur les côtes de la Chine ; elle parcourt, triomphante, les mers qui la baignent ; les forts s’écroulent sous les boulets de ses canons, et le pavillon britannique a remplacé l’étendard céleste sur une des principales îles qui servent de ceinture au littoral de l’empire. Probablement le langage des plénipotentiaires va être d’accord avec des actes aussi énergiques ; l’escadre est à l’ancre à l’embouchure de la rivière qui conduit à la capitale, et du palais de l’empereur on peut presque entendre le canon des vaisseaux anglais. C’est ici que la nation chinoise va se montrer sous son véritable jour, ennemie de tout conflit sanglant, à moins que les circonstances ne lui rendent la victoire facile et assurée, remplaçant par une habileté sans exemple, par une astuce incroyable, si l’on veut, ce qui lui manque, je ne dirai pas de courage, mais d’expérience des choses militaires. La plume à la main ou la parole à la bouche, les diplomates chinois ne connaissent pas de maîtres. Un bon vieillard, un prélat des contrées que j’habite, et qui a passé trente années de sa vie parmi les Chinois, me disait que le moindre mandarin était, par sa nature et son éducation, un meilleur diplomate que M. de Talleyrand. « Vous ne sauriez croire, ajoutait-il, tout ce que le cœur d’un Chinois renferme de dissimulation. Ils apprennent de bonne heure à réprimer en eux toute manifestation de leurs sentimens. C’est un déshonneur pour un Chinois comme il faut de se laisser aller à un mouvement de colère ; on ne rencontre de ces accidens de caractère que chez les gens du peuple. » Cet empire que le Chinois bien né exerce sur la manifestation extérieure de ses passions est passé des mœurs dans les lois. Le prélat me racontait à ce sujet un fait qui est trop caractéristique pour que je ne vous le répète pas. Un missionnaire chrétien fut amené devant le tribunal du premier mandarin d’une province. Celui-ci commença à l’interroger ; c’était un grand ennemi des chrétiens. Le missionnaire répondit aux questions qui lui étaient faites de manière à irriter le mandarin. Dans un mouvement de colère, le bonnet que le juge portait sur sa tête se dérangea. — Je vous récuse, s’écria le missionnaire ; vous ne pouvez être un juge impartial, car, dans l’accès de votre passion, vous avez oublié la dignité de vos fonctions. Votre bonnet n’est plus droit : vous ne pouvez plus me juger. — Et le juge fut récusé. En vérité, je sais que j’ai besoin de toute votre indulgence pour me permettre une digression aussi futile en présence des graves évènemens dont j’ai entrepris le récit ; mais ce détail, tout insignifiant qu’il est, vous fera voir, plus que tout ce que je pourrais vous dire, combien doit être forte chez les diplomates chinois l’habitude du sang-froid, de la réflexion et de la réserve.

L’arrivée de l’escadre anglaise dans le voisinage de la capitale de l’empire surprit d’une manière très désagréable les autorités chinoises. Déjà le bruit de la prise de Chusan, parvenu jusqu’à elles, avait dû influer sensiblement, non sur leurs dispositions à l’égard des barbares, mais sur leur manière de les recevoir. La crainte que la tempête n’eût son retentissement jusque dans l’intérieur du palais impérial leur inspira sans doute des sentimens plus pacifiques que ceux qui avaient été manifestés par les autorités de Ning-po et d’Amoy. Éloigner les vaisseaux anglais à tout prix, tel dut être l’objet des constans efforts du gouverneur de la province. Suivez bien, monsieur, la marche de ce gouverneur, le fameux Keschen, dans la conduite de ces négociations. Il n’y a qu’une seule chose qui soit plus digne d’admiration, c’est la facilité avec laquelle les plénipotentiaires anglais se prêtèrent à ses vues. Keschen, qui adressa, en 1836, un mémoire à l’empereur sur la question de l’opium, est un homme d’un mérite supérieur, mais d’un mérite bien différent de celui que nous avons remarqué en Lin. Celui-ci doit être un homme d’action autant qu’un Chinois peut l’être ; quelques-unes de ses proclamations annoncent une certaine connaissance de l’infériorité relative des moyens de guerre de sa nation ; il a souvent émis des idées d’innovation qui durent attirer sur lui la jalouse inquiétude de ses collègues. Keschen, au contraire, est un Chinois dans toute la force du terme, fin, rusé, souple, sachant à propos dissimuler sa haine, la cachant même sous des dehors rians, affable quand il le faut, faisant plier l’inflexible rigueur du cérémonial chinois aux exigences de la situation, connaissant tout le prix du temps dans une question comme celle qu’il était appelé à traiter, et par conséquent habile temporiseur. Keschen vit du premier coup d’œil tous les inconvéniens qui pouvaient résulter, pour le gouvernement dont il faisait partie, de la reprise des hostilités à l’embouchure du Pei-ho. La vérité se serait fait jour, et il n’eût plus été possible de dissimuler à la population de la principale province de l’empire qu’une nation barbare avait osé menacer le trône. C’eût été un échec non douteux à cette toute-puissance impériale, qui ne se soutient que par son propre prestige. On ne devait courir ce danger qu’à la dernière extrémité.

Aussi, que fait Keschen ? Il donne l’ordre d’approvisionner les navires anglais de vivres frais ; il se fait l’ami de ses ennemis pour mieux les tromper, et il y réussit à merveille, comme vous allez le voir. Le 16 août, après des pourparlers qui durèrent plusieurs jours, Keschen consentit à recevoir la lettre de lord Palmerston par l’entremise d’un officier député à cet effet. Un délai de dix jours fut accordé pour répondre à cette communication. Les navires de guerre anglais s’éloignèrent. Le 27 août, ils étaient de retour. Le 28, on n’avait encore reçu aucune nouvelle de Keschen. Une sommation lui est envoyée par les plénipotentiaires anglais, afin d’exiger la réponse convenue ; le 30, une conférence a lieu à terre, entre M. Elliot et le ministre chinois. M. Elliot est accompagné de deux interprètes, Keschen n’a avec lui que deux officiers de confiance. Remarquez bien, monsieur, l’espèce de huis-clos de cette entrevue, et vous aurez l’explication de la déférence avec laquelle le grand dignitaire chinois voulut bien condescendre à traiter en égal un envoyé barbare. Keschen fut, dit-on, d’une politesse exquise envers le capitaine Elliot ; mais il ne parut nullement disposé à faire droit aux réclamations du gouvernement anglais. Enfin, après de nouveaux pourparlers, un nouveau délai de six jours fut demandé et accordé. Comment fut employé par Keschen ce délai d’un mois passé en négociations ? Les résultats vous le feront voir. L’inquiétude la plus grande dut présider aux réunions des conseillers de l’empire. Quelle ne dut pas être leur joie quand Keschen leur apprit qu’il avait obtenu des agens anglais que l’escadre ennemie quitterait immédiatement l’embouchure du Pei-ho et reviendrait vers le sud ! Comment Keschen obtint-il ce brillant avantage ? Comment les plénipotentiaires anglais furent-ils amenés à abandonner la position si favorable qu’ils occupaient, pour aller soumettre la décision de leur cause à une nouvelle série de négociations qui se tiendraient à quatre cents lieues de la capitale ? Tout cela est presque inexplicable.

Il devait être évident pour les plénipotentiaires que, lorsque les conférences auraient lieu à Canton, la distance de cette ville à Pékin serait la cause d’incalculables retards. À chaque nouvel incident, Keschen ne manquerait pas d’en référer à sa cour. Déjà, dans les préliminaires qui venaient d’avoir lieu, deux délais avaient été successivement demandés par Keschen, pour consulter son gouvernement sur des détails de forme ; que serait-ce donc quand on viendrait à traiter la question principale, question vitale pour l’empire, car il ne devait s’agir de rien moins que de renverser, pour ainsi dire, la constitution chinoise, de reconnaître qu’on avait eu tort vis-à-vis d’une nation barbare, de lui accorder une satisfaction et des indemnités, d’abandonner en un mot, pour admettre le commerce étranger sur de nouvelles bases, le système politique suivi depuis tant de siècles ? Peut-être les négociateurs anglais crurent-ils que la terreur imprimée par les faits d’armes récens de l’expédition était suffisante pour amener le gouvernement chinois aux concessions qu’on attendait de lui ; peut-être aussi les difficultés de l’attérage, le peu de moyens dont ils pouvaient alors disposer, leur firent-ils craindre de compromettre, par une nouvelle attaque sans résultat réel, le succès de leur mission. Toujours est-il que Keschen fut nommé par le gouvernement chinois pour aller, à Canton, arranger cette épineuse affaire avec les agens anglais. Le 15 novembre fut fixé pour le jour de son arrivée à Canton. C’était déjà bien du temps gagné, et un temps précieux, car, dans les premiers jours d’octobre, la mousson de nord-est allait commencer à souffler sur toute la côte de Chine, et l’escadre anglaise, renvoyée à quatre cents lieues dans le sud, où elle resterait enchaînée par la violence des vents du nord, laisserait au cabinet de Pékin six ou sept mois, pendant lesquels il pourrait respirer et se préparer aux évènemens ultérieurs.

Le 15 septembre, l’escadre anglaise quitta le golfe de Pechili ; à la fin du même mois, elle était de retour à Chusan, et un armistice était conclu entre les parties belligérantes. La lecture de l’édit publié sous le nom de l’empereur, par le cabinet de Pékin, après la conclusion de ces négociations préliminaires, suffira pour vous faire bien apprécier la manière dont le gouvernement chinois envisageait cette transaction.

« Le vingt-deuxième jour de la huitième lune (17 septembre), la déclaration impériale qui suit a été reçue :

« Dernièrement les Anglais barbares étant venus à Teent-sin (à l’embouchure du Pei-ho), et ayant présenté une adresse pour se plaindre, j’ai remarqué que le style de cette adresse était respectueux et soumis, et qu’ils suppliaient, avec les plus grandes instances, que la faveur et la bonté impériale leur fussent accordées ; j’ai pensé qu’il était juste que je donnasse à Keschen l’ordre de préparer, avec la plus grande attention et le plus grand soin, un édit lucide enjoignant aux Anglais de se garder de causer le moindre désordre ou confusion, mais leur permettant de se rendre à Canton, et là de se soumettre (peut-être de se prosterner : la traduction anglaise est to knock head) et de présenter leurs griefs ; et, s’il paraissait qu’ils eussent de justes sujets de plainte, ordonnant audit grand ministre de faire un rapport en leur faveur, et de solliciter pour eux la clémence impériale.

« Il est authentique que dernièrement Keschen m’a rendu compte que lesdits barbares avaient reçu et entendu les commandemens et instructions.

« Aujourd’hui toute l’escadre anglaise a déjà changé ses gouvernails et est retournée vers le sud après avoir déclaré que, sur toute la côte, les hostilités cesseraient de chaque côté, et qu’ils n’oseraient plus (les Anglais) donner lieu à aucun désordre, mais que, s’ils étaient attaqués, leur force et leur puissance leur permettraient difficilement de ne pas rendre coup pour coup. Également, la moitié des troupes stationnées à Ting-hae sera retirée ; ce sont leurs propres mots.

« Lesdits barbares, à cause de leur désobéissance et de leur conduite désordonnée, qui, quoique causée par un moment d’excitation, n’en fait pas moins dresser les cheveux sur la tête, auraient dû être immédiatement exterminés, s’ils avaient continué à agir ainsi.

« À présent Tcheunchou, dans la province de To-kien, Faepoo dans le Paouschan, et Sungming dans le Keangsoo, tous ports de mer, ont successivement attaqué les navires barbares avec le tonnerre de leurs canons et ont écrasé leur esprit audacieux ; et, lesdits étrangers ayant exprimé leur désir de venir et de présenter leurs plaintes et sollicité la faveur impériale, certainement les causes de ce qui s’est passé doivent être recherchées jusqu’au fond.

« Aujourd’hui, j’ai donné à Keschen l’ordre de prendre le rang et le pouvoir d’un envoyé impérial (yumchae), et de voyager en poste jusqu’à Canton, pour s’enquérir des circonstances de l’affaire et pour la diriger. Après son arrivée dans cette ville, il devra arranger et régler toutes choses sûrement.

« Toutefois, je prévois qu’il pourrait se faire que les gouverneurs et lieutenans-généraux des provinces maritimes ignorassent l’état actuel des choses ; en conséquence, j’ordonne spécialement à Elepoo, etc., d’envoyer, avec une rapidité de 500 le par jour (47 1/3 lieues ; 3 1/2 le équivalent à 1 mille) une proclamation, afin que tous puissent obéir, et pour qu’elle puisse être vue à tous les endroits de passage importans, et afin que tous puissent en reconnaître la vérité en se préparant et en évitant (in fending and warding off). Si un ou plusieurs de ces navires barbares sont ancrés en mer, il n’est pas nécessaire d’ouvrir le feu contre eux. Mais il est important de faire bonne garde et de ne pas être les premiers à attaquer ; il faut prendre les mesures les plus sévères et les plus secrètes ; il ne doit pas y avoir la moindre apparence de désordre ou de négligence, cela est de la plus grande importance.

« J’ordonne qu’aujourd’hui le document original de Keschen, conjointement avec l’ébauche des barbares (rough draft, — te kaou, terme peu respectueux), et la réponse desdits barbares soient copiés et envoyés à Elepoo, afin qu’il les examine. J’ordonne que ces ordres soient envoyés à raison de cinq cents le par jour, afin que tous puissent les connaître. »

Quelques jours après la publication de cet édit, il en parut un nouveau dans lequel se manifestent tout le désappointement et la colère de l’empereur en apprenant que la mission de Lin avait produit d’aussi funestes résultats. Il est évident, à la lecture de cette pièce, que l’empereur ne désapprouve point les mesures prises par Lin, mais qu’il ne peut lui pardonner de n’avoir pas réussi. En voici la traduction :

« Le deuxième jour de la neuvième lune (27 septembre), l’édit qui suit a été reçu (édit vermillon) :

« Lin Tsihseu, tu as reçu mon ordre impérial d’aller à Canton et d’examiner et diriger les affaires relatives à l’opium, afin d’exterminer et de couper dans sa racine le commerce d’opium et de mettre un terme aux vices et aux maux dont il est la cause. Pour l’intérieur, nos ordres étaient de saisir les natifs pervers, et ainsi d’enlever aux étrangers tout aliment (sans doute pour ce commerce). Pourquoi as-tu tardé si long-temps à régler les affaires concernant ces vils, petits et méprisables criminels, coupables d’ailleurs d’ingratitude, d’insubordination et de désobéissance ?

« Non-seulement tu as montré que tu ne pouvais pas arrêter leur commerce (des barbares), mais aussi tu as prouvé que tu étais incapable de saisir les Chinois pervers. Tu as dissimulé la vérité sous des paroles vides ou profondément mensongères, et, loin d’avoir rendu aucun service dans cette affaire, tu as soulevé les vagues de la confusion, et donné lieu aux désordres sans fin qui naissent de toutes parts. En un mot, tu as agi comme si tes bras avaient été attachés, sans savoir ce que tu faisais. Il paraît que tu ne vaux pas mieux qu’une image de bois. Quand je réfléchis à ces choses, je me sens accablé à la fois par la colère et par la tristesse. Nous verrons comment tu répondras à ces accusations.

« J’ordonne que les sceaux officiels te soient immédiatement enlevés, et que tu te rendes à Pékin avec la rapidité du feu, afin que tu sois examiné en ma présence. »

La réponse de Lin à cet édit tant soit peu paternel est un des documens les plus caractéristiques de tous ceux qui me sont tombés sous les yeux, c’est aussi un véritable monument élevé à la gloire de Lin. Il est le premier qui ait osé dire à son souverain qu’une puissance barbare était supérieure sur mer à la puissance chinoise. Il donne des conseils, et, tout disgracié qu’il est, il sait encore élever la voix pour dire ce qu’il croit utile à la gloire et aux intérêts de son pays. « J’ai lu cet édit, dit-il, à genoux, prosterné ; j’ai frappé la terre avec ma tête, je suis accablé par la honte et la crainte. Des mots ne sauraient exprimer ce que je ressens. » Il reconnaît sa faute ; il offre sa tête aux justes châtimens qui l’attendent, et plus loin il dépose au pied du trône des considérations nouvelles sur l’état des choses. Il parle de la folie que les Anglais ont faite en prenant Chusan, de la mortalité qui décime leurs troupes, et de la nécessité où ils se trouveront bientôt d’évacuer cette île. Il indique le mauvais effet produit sur les puissances étrangères par le blocus de Canton, et il représente la flotte anglaise comme étant à la veille de se trouver enfermée entre les forces chinoises et les flottes des puissances qui viendront défendre contre elle les intérêts de leur commerce.

« Il est évident, ajoute-t-il, que nous ne pouvons combattre les Anglais sur mer. Nous devons, en conséquence, nous tenir sur la défensive. C’est ainsi que nous pourrons les harasser.

« Si nos mesures de prohibition contre l’opium ont amené sur le territoire céleste des soldats anglais, ce sont eux (les Anglais) qui, dans la perverse corruption de leur cœur, ont les premiers apporté ce poison parmi nous. Si nous ne prenons pas de mesures aujourd’hui pour les réprimer, nous serons obligés d’en prendre dans un temps plus ou moins éloigné. Nous devons donc considérer si la tâche sera plus pesante alors qu’aujourd’hui. »

Ici Lin emploie une fleur de rhétorique trop chinoise pour que je la traduise littéralement. Il compare le fléau de l’opium à une tumeur, et la suit dans tous ses degrés, facile à guérir au commencement, demandant plus tard des remèdes énergiques.

« On a dit, ajoute-t-il, que nos vaisseaux et nos canons ne sont pas égaux aux leurs, qu’on a laissé écouler trop de temps, et qu’il faut nous efforcer d’arranger, d’une manière ou d’autre, nos différends avec eux ; mais je connais trop bien le caractère insatiable et envahisseur des Anglais. Donnez-leur un pouce, ils prendront une aune. Si vous ne les arrêtez pas, dès le principe, par le déploiement d’une majesté terrible, il est impossible de prévoir où ils s’arrêteront dans leur vicieuse carrière. Il ne faut pas oublier non plus que d’autres nations peuvent marcher sur leurs traces. »

Lin propose alors d’employer une partie des revenus produits par le commerce étranger de Canton à fabriquer des canons et des vaisseaux sur de nouveaux modèles. « C’est ainsi, dit-il, que le mal lui-même fournira le remède qui doit le guérir. »

Ce mémoire, dont je ne vous ai traduit qu’une très petite partie, est généralement écrit sans tout cet attirail de phrases et de rodomontades qui distinguent les documens chinois. C’est l’œuvre d’un homme de sens qui a vu et comparé, et qui, animé du désir de servir son pays, veut profiter, dans ce but, des leçons qu’il a reçues de l’expérience. Nous verrons plus tard de quelle récompense son souverain a payé son dévouement. En attendant, tout le monde s’accorde à dire que Lin était loin d’être un homme ordinaire ; merveille presque sans exemple parmi les hauts fonctionnaires chinois, il a montré qu’il était incorruptible. Beaucoup moins fin et moins rusé que Keschen, doué cependant d’un esprit fort et persévérant, Lin aura peut-être, par l’exercice des qualités qui le distinguent, attiré sur son pays une catastrophe qui ébranlera le monde, et sur sa tête une terrible responsabilité ; mais, le premier, il aura cherché à enlever le bandeau qui cachait à son gouvernement la supériorité de son ennemi, et les évènemens auront justifié sinon sa conduite, du moins ses prévisions.

Grand fut le désappointement quand on apprit, dans la rivière de Canton, le résultat de l’expédition au golfe de Pechili. Qu’avait fait cette escadre dont on espérait tant ? Elle s’était fait repousser à Amoy et à Ning-po ; elle avait pris Chusan, il est vrai, mais déjà les espérances que la prise de cette île avait fait concevoir s’étaient évanouies. Le commerce qu’on avait espéré attirer de la côte voisine n’arrivait pas. Les habitans de l’île, qu’on s’était efforcé de se concilier, fuyaient plus que jamais le voisinage des Européens. Quelques opérations commerciales entreprises à Macao et à Manille, d’après les récits multipliés de tous les avantages qu’on rencontrerait dans cette nouvelle possession, arrivèrent à Ting-hae, et n’y rencontrèrent pas un seul acheteur. Le désespoir commençait déjà à s’emparer de la garnison anglaise. L’inaction, la mauvaise qualité des eaux, le froid contre lequel, chose étrange, on n’avait pris aucune précaution, le climat, une nourriture malsaine, car on avait, comme je l’ai déjà dit, compté follement sur les populations chinoises pour l’approvisionnement des troupes, la dyssenterie enfin, conséquence nécessaire de tous ces fléaux réunis, décimaient ces pauvres régimens, qui déjà demandaient à grands cris qu’on les fît partir de cet horrible lieu, et qu’on les conduisît à l’ennemi. La presse anglaise de Macao censura avec plus de violence que jamais la conduite des plénipotentiaires ; elle les accusa d’avoir rabaissé encore la dignité, déjà si compromise, du gouvernement anglais, de s’être promenés tout le long de la côte de Chine en supplians, frappant à chaque porte pour que quelque mandarin voulût bien recevoir une lettre de lord Palmerston ; enfin, après avoir inspiré un peu de terreur par la présence des vaisseaux anglais dans le voisinage de la capitale, de n’avoir pas su en profiter, et de s’être laissé éconduire comme des écoliers.

Vous le voyez, monsieur, déjà l’amiral Elliot disparaît entièrement dans les négociations qui eurent lieu à Teent-sin. Le nom seul du capitaine Elliot est mentionné ; seul, il avait vu Keschen, et seul il avait conféré avec lui. Le rôle de cet amiral, chef de l’expédition anglaise, est inexplicable. Qu’il consultât le capitaine Elliot, qui devait connaître mieux que lui tous les détails de la question, rien de plus naturel ; mais abandonner ainsi son mandat, abdiquer la confiance que son gouvernement avait cru devoir placer en lui, voilà ce qu’on concevra difficilement. On ne peut expliquer sa conduite que par le dégoût qu’il aurait éprouvé, à son arrivée à Chusan, en voyant que les opérations avaient commencé sans lui ; peut-être aussi entrevit-il toutes les difficultés de la mission qu’on lui avait confiée, et ne voulut-il pas associer son nom à des mesures et à des résultats qu’il regardait comme peu dignes d’une grande nation.

Mais que se passait-il dans la rivière de Canton pendant cette grande promenade de l’escadre anglaise sur la côte de Chine ? Le gouvernement chinois, ou tout au moins les dépositaires de son autorité dans la province de Canton, fulminaient de violens édits contre les Anglais, mettaient la tête des plénitpotentiaires et des principaux officiers britanniques à des prix élevés, ce qui ne parle guère en faveur de la civilisation chinoise. À ces édits le capitaine Elliot répondait, avant de partir pour le nord, par des proclamations au peuple chinois, annonçant que l’objet de l’expédition anglaise était de faire connaître à l’empereur la vérité que Lin lui avait cachée, protestant de la vénération de la reine d’Angleterre pour l’empereur de la Chine. Documens inutiles de part et d’autre, car pas un seul Chinois n’a eu l’occasion de gagner les récompenses promises, et les proclamations du plénipotentiaire anglais n’ont eu d’autre résultat que de faire croire à la population chinoise qu’on voulait la séduire, politique dont elle ne comprenait pas la portée. Du reste, l’expérience de tant d’années passées en Chine semble avoir été perdue pour les agens britanniques. Ils ont traité la nation chinoise comme ils auraient traité une nation européenne. Ils n’ont pas réfléchi que le peuple compte pour bien peu de chose dans la balance politique de la Chine, et que dans le gouvernement est toute l’action, toute la puissance. Généralement, les commissaires de l’Angleterre ont trop parlé au peuple ; ils espéraient sans doute faire pénétrer dans son sein des idées d’indépendance qui auraient rendu leur tâche plus facile ; ils se sont certainement trompés et dans le but et dans les moyens ; toutes ces proclamations, ces promesses, ces protestations sans fin, n’ont pas fait faire le moindre mouvement à la population, et elles ont plus que jamais inquiété le gouvernement chinois sur les tendances des puissances étrangères. Elles ont rendu les négociations plus difficiles. Il fallait faire à la Chine une guerre ouverte et franche, ou, si on voulait négocier, laisser le peuple de côté et ne s’adresser qu’au gouvernement. Tous ces efforts faits pour se concilier la population devaient nécessairement échouer contre la haine religieuse et nationale des Chinois pour tout ce qui est étranger. Les agens anglais se sont laissé séduire par quelques démonstrations peu sincères et sans valeur, faites par des Chinois de Canton, accoutumés à vivre du commerce étranger ; ils ont jugé la masse par quelques exceptions isolées, et l’expérience de ce qu’ils ont vu et éprouvé plus tard doit leur avoir démontré outre mesure le peu de fondement de leurs espérances.

À Macao, au centre de l’influence étrangère, si jamais celle-ci peut avoir existé en Chine, la haine de la population se manifestait chaque jour. Je ne reparlerai pas du massacre de l’équipage du Black-Joke, de l’incendie du Bilbaino ; mais, dans les rues même de la ville portugaise, des actes de lâche violence étaient commis par les Chinois. Un Anglais, M. Stanton, fut enlevé presque sous les murs de Macao et conduit à Canton. À Chusan, plusieurs officiers anglais, qui comptaient trop sur les bonnes dispositions des habitans, s’étant aventurés à quelque distance de la ville occupée par les troupes anglaises, furent saisis par les Chinois et transportés à Ning-po, d’où tous les efforts du capitaine Elliot, qui se rendit immédiatement sur les lieux, ne purent les faire relâcher. L’enlèvement de M. Stanton produisit une pénible impression sur la communauté anglaise. Le capitaine Smith, qui avait pris le commandement de la frégate la Druide et celui du blocus de la rivière, fut prié par ses concitoyens d’employer son influence pour obtenir la mise en liberté de leur compatriote. Les réclamations de cet officier ne pouvaient guère avoir accès auprès du commissaire impérial, auteur de tant d’édits récens dont le seul but était d’engager les Chinois à attenter, chaque fois qu’ils en trouveraient l’occasion, à la vie des Anglais. Il s’adressa donc au gouverneur de Macao, lui représentant que l’enlèvement de M.   Stanton avait été commis sur le territoire portugais, et en violation des droits et de la neutralité publiquement déclarée du gouvernement portugais. Le gouverneur de Macao fit tout ce qui était en son pouvoir : il réclama du commissaire impérial la remise entre ses mains de M. Stanton ; mais il ne put rien obtenir. Nous verrons plus tard à quelle occasion cet Anglais et les prisonniers de Ning-po furent délivrés.

Cependant le blocus de la rivière de Canton, déclaré solennellement le 28 juin par sir G. Bremer, et appuyé par quatre bâtimens de guerre anglais, se continuait nominalement, c’est-à-dire que les navires de sa majesté britannique occupaient quelques-unes des passes, s’emparant de quelques jonques chargées de grains et de sel ; toutefois, les marchandises chinoises arrivaient à Macao par le passage intérieur, que les Anglais avaient renoncé à bloquer par les raisons que j’ai données plus haut. Le chargement des navires était plus lent et plus coûteux ; mais l’inconvénient était bien moindre que ne l’eût été l’interruption subite et complète de toute transaction commerciale. C’était là, cependant, une mauvaise situation, et qui ne pouvait durer long-temps sans de grands préjudices pour le commerce de la nation qui faisait le blocus, plus encore que pour celle dont le port était soumis à cette mesure de rigueur. Enfin, comme si tout ce qui a lieu dans ce pays devait avoir un certain caractère de singularité, ce blocus se trouva modifié par une combinaison de circonstances qu’aucune mesure de cette nature ne me semble avoir présentée ailleurs. Voici la traduction d’une passe donnée au capitaine d’une jonque chinoise par le capitaine Smith, commandant le blocus de la rivière :

« Par Henri Smith, écuyer, capitaine du navire de sa majesté la Druide, et commandant l’escadre de blocus dans la rivière de Canton.

« Le porteur, nommé en marge (jonque Taug-ap-chung, capitaine Yung-at-tzé), ayant acheté de M. …… de Macao les marchandises anglaises énoncées dans la liste ci-annexée, et les ayant embarquées sur cette jonque en destination pour Chin-chew, je lui accorde, par les présentes, cette passe, afin qu’il puisse aller librement audit port de Chin-chew, sans qu’il y soit mis obstacle ou empêchement.

« Donnée sous ma signature, le dix-neuvième jour de septembre 1840.

H. Smith,
« Capitaine de vaisseau, et commandant les navires et embarcations
de sa majesté sur la côte de Chine. »

N’est-ce pas là, monsieur, un singulier document ? Quoi ! le blocus de la rivière de Canton dans toutes ses entrées est déclaré le 28 juin ; l’escadre de blocus ferme l’entrée principale de la rivière ; les navires étrangers et anglais, le commerce en général, souffrent toutes les conséquences de cette mesure, et des passes sont accordées, à des jonques chinoises qui ont été acheter des marchandises anglaises à Macao ! Comment expliquer une semblable inconséquence, si ce n’est en disant que ces jonques sortaient du port de Macao, que les Anglais exceptaient du blocus général de la rivière ? Mais alors pourquoi spécifier que les marchandises chargées à leur bord sont des marchandises anglaises ? Ces deux mots que j’ai soulignés ne semblent-ils pas une des raisons déterminantes de la concession ? Ce que je viens de dire corrobore les observations que j’ai déjà faites sur ce semblant de blocus ; certes, une pareille mesure pouvait singulièrement compromettre la responsabilité du gouvernement anglais vis-à-vis des neutres, et elle ne devait avoir aucune influence utile sur la solution de la question.

Il se passa à Macao, à la fin du mois d’août, un évènement qui pouvait avoir les conséquences les plus graves, mais dont l’effet fut heureusement paralysé par le résultat des négociations de Teent-sin. L’enlèvement de M. Stanton avait déjà été un sûr indice des dispositions hostiles des Chinois. En outre, plusieurs jonques de guerre avaient jeté l’ancre dans le port intérieur de Macao, et un nouveau fort avait été bâti en dehors de la barrière chinoise qui sépare le territoire de Macao du territoire chinois. Tous ces préparatifs annonçaient évidemment que les Chinois se disposaient à tenter un coup de main contre Macao, où plusieurs familles anglaises avaient de nouveau cherché un refuge. Le taou-tae, magistrat supérieur de Macao, était parti peu de temps après l’enlèvement de M. Stanton, dans le but apparent de demander au commissaire impérial la délivrance de cet étranger. Le 18 août, il était de retour ; mais, loin de donner des nouvelles satisfaisantes du prisonnier, il revint accompagné d’un millier de soldats qu’on fit stationner à la barrière, qui n’était ordinairement gardée que par quelques hommes. L’équipage des jonques de guerre pouvait faire monter ce nombre à environ deux mille hommes. Si on considère que Macao ne renferme que cinq à six mille descendans de Portugais et une garnison de deux à trois cents hommes, que la ville et les villages qui l’entourent contiennent plus de trente mille Chinois, que ceux-ci ne dissimulaient plus leur projet d’exterminer tous les Anglais résidant à Macao, et que les craintes que ces démonstrations devaient faire concevoir redoublèrent lorsqu’on vit les jonques de guerre quitter leur mouillage et se rapprocher de la barrière, on ne s’étonnera plus que les Anglais aient pris l’alarme.

Le 19 août, les deux corvettes l’Hyacinth et Larne prirent position à peu de distance du fort : un bataillon de soldats de marine fut débarqué, et, en quelques heures, le fort et les casernes étaient détruits ou brûlés, les équipages des jonques avaient déserté leurs navires, et, aux environs de la barrière, on ne voyait plus un seul soldat chinois, excepté une centaine de morts, sanglant témoignage de la défaite de ceux qui la gardaient. Il n’y eut que trois ou quatre blessés du côté de la marine britannique. Les journaux anglais s’accordèrent cette fois pour payer un juste tribut d’éloges à la conduite du gouverneur et des habitans de Macao pendant les quelques jours qui précédèrent cet évènement. Le chef de cette colonie était placé dans une situation très délicate ; mais il faut dire que, malgré la faiblesse des moyens dont il pouvait disposer, il sut faire respecter des deux parties belligérantes la dignité de son gouvernement et la neutralité qu’il avait proclamée, en alliant à une grande fermeté toute l’humanité que comportait sa position. Peu d’hommes eussent pu, aussi habilement que M. da Silveira Pinto, tenir les rênes du gouvernement dans ces temps de crise et de danger.

Après l’attaque de la barrière, l’inquiétude de la population fut grande. On craignait que Lin n’exerçât de funestes représailles contre la ville de Macao, qu’il pouvait croire complice de la défaite de ses troupes. On le sait, il n’avait qu’à prononcer un mot, et, en trois jours, toute cette population mourait de faim. Un grand nombre de familles chinoises quittèrent Macao pendant les journées qui suivirent l’attaque ; le second magistrat de la ville, le tso-tang, leur en avait donné l’exemple. Enfin, le 28 août, une proclamation de ce fonctionnaire engagea les Chinois à rentrer dans leurs foyers. Ce document témoignait de la haute estime du gouvernement chinois pour la population portugaise, ainsi que de la détermination prise par les officiers supérieurs de ne faire entrer dans la ville aucun soldat. Peu à peu l’ordre se rétablit, et cette fois du moins l’attaque de la barrière produisit un résultat réel, celui de tranquilliser la population.

Sur la côte, les affaires anglaises ne présentaient pas des résultats aussi avantageux. La corvette Alligator et un transport armé, s’étant approchés d’Amoy, furent repoussés par les Chinois, qui, dans l’espace d’une nuit, élevèrent des batteries qu’ils garnirent de plus de cent pièces de canon, dont quelques-unes de gros calibre. L’amiral Elliot, de son côté, se rendit à Ning-po, et, là, délivra aux autorités de cette place trente-huit jonques chargées de sucre et retenues comme prises avec leurs équipages. Un armistice fut conclu entre les deux parties belligérantes, l’une représentée par l’amiral Elliot, l’autre par les autorités de Ning-po. C’est encore là un des mystères de cette expédition. Comment et à quelles conditions cet armistice fut-il conclu, et que signifiait-il après la convention de Teent-sin ? Quel pouvoir avaient à cet effet les autorités de Ning-po ? Ces pouvoirs furent-ils vérifiés et reconnus valides ? Ce qu’on s’explique plus difficilement encore, c’est qu’après le prétendu triomphe obtenu dans les négociations de Teent-sin (les plénipotentiaires regardèrent l’issue de ces négociations comme un succès signalé, jusqu’à ce que l’expérience vînt les désabuser), lorsque l’empereur semblait disposé à écouter les plaintes des Anglais, l’amiral n’ait pas insisté sur la reddition des prisonniers tombés entre les mains des Chinois à Chusan, ou après le naufrage d’un transport sur la côte de Ning-po ; et s’il insista sans succès, pourquoi les jonques furent-elles rendues ?

Le 20 novembre, l’escadre du Pechili était de retour dans les eaux de la rivière de Canton ; le Melville et le Blenheim, deux vaisseaux de 74, qui avaient été laissés à Chusan, l’accompagnaient.

Nous allons avoir maintenant, monsieur, un précieux échantillon de la diplomatie chinoise. Je suis sûr que le récit des évènemens qui suivirent le retour des plénipotentiaires anglais ne sera pas sans intérêt pour vous. Il faut être sur les lieux, comme j’y étais, pour les bien juger. Il faut aussi connaître un peu les Chinois pour apprécier la surprenante élasticité de leur caractère et l’habileté avec laquelle ils savent manier cette arme la plus puissante de la diplomatie, la dissimulation.

Le premier acte du capitaine Elliot, après son arrivée, fut de porter lui-même aux forts du Boca-Tigris une lettre par laquelle il annonçait à Keschen, qui du reste n’était pas encore ostensiblement à Canton, l’arrivée des plénipotentiaires. C’était à la fois une démarche imprudente et, à mon avis, peu en rapport avec la position qu’occupait le capitaine Elliot : imprudente, car la lettre fut portée par un bateau à vapeur qui, s’approchant d’une forteresse, devait exciter l’inquiétude de ceux qui la défendaient ; peu digne, car cet empressement du capitaine Elliot d’aller en personne annoncer son arrivée devait avoir pour résultat de le placer moins haut dans l’opinion de ceux avec qui il avait à traiter. Le fort fit feu sur l’embarcation du bateau à vapeur, malgré le pavillon parlementaire qu’elle portait, et, lorsque l’embarcation se retira, sur le bateau à vapeur lui-même ; celui-ci rendit coup pour coup et s’éloigna. Cette circonstance prouverait d’abord que la leçon infligée à la ville de Ning-po, au sujet de l’inviolabilité du pavillon parlementaire, n’avait pas porté son fruit, puis que la nouvelle de l’armistice n’était pas encore arrivée à Canton, ou que les Chinois n’ont pas, sur les devoirs imposés par une trêve entre deux parties belligérantes, les mêmes idées que nous. C’était, dans tous les cas, un mauvais début. Le capitaine Elliot vint ensuite à Macao et remit au maire de la ville sa lettre pour Keschen. Le quiproquo de l’affaire du Boca-Tigris fut expliqué et rejeté sur l’ignorance du commandant du fort. La chose en resta là.

À cette époque, la communauté anglaise demanda officiellement à l’amiral Elliot d’être instruite de ce qui avait été fait à Teent-sin. L’intérêt du commerce l’exigeait, alléguait-elle. Le blocus de la rivière de Canton serait-il maintenu ou levé pendant les négociations qu’on annonçait comme devoir bientôt commencer ? Les marchandises anglaises devaient-elles être conservées à bord des navires qui les avaient apportées, ou fallait-il les débarquer à Macao ? L’amiral exprima le regret qu’il éprouvait de ne pouvoir répondre qu’à une seule de ces demandes. La trêve conclue à Pechili l’avait été avec le gouverneur de cette province, et les effets de cet armistice ne s’étendaient pas au-delà des limites de ce gouvernement. Cette déclaration expliquerait la négociation de l’amiral à Ning-po, mais alors que devient l’édit de l’empereur que j’ai cité plus haut ? C’était assez dire du reste que, dans la rivière de Canton, les choses resteraient sur le même pied qu’avant le retour de l’escadre. Le commerce dut sentir que le moment des compensations n’était pas encore arrivé.

Ce fut là le dernier acte de l’amiral Elliot dans l’accomplissement de la mission qu’il avait reçue de son gouvernement. Très peu de jours après, un avis du capitaine Elliot annonça que, la santé de l’amiral exigeant son prompt retour en Europe, cet officier-général allait immédiatement quitter la Chine, et que lui, capitaine Elliot, allait rester chargé de l’immense responsabilité de régler d’une manière satisfaisante le différend avec le céleste empire. Sir Gordon Bremer reprit dès-lors le commandement de l’escadre. Cet avis est du 29 novembre 1840. Il fut accueilli par la communauté anglaise comme on devait s’y attendre. On désespéra du succès dès qu’on sut qu’il devait uniquement dépendre des efforts du capitaine Elliot. Les faits ne tardèrent pas à prouver que ces craintes n’étaient pas sans quelque apparence de fondement.

Au milieu du récit d’évènemens aussi graves, je ne puis, monsieur, m’empêcher, malgré l’inconvénient que je trouve à y introduire des discussions personnelles, de vous dire quelques mots du capitaine Elliot, qui, pendant plus d’un an, tint dans ses mains les destinées d’une question à laquelle chaque jour le monde devra porter un intérêt plus raisonné et plus direct.

On a beaucoup calomnié M. Elliot en Chine ; sa conduite a souvent été présentée sous de fausses couleurs. La presse de Macao a été plus souvent encore injuste à son égard. On n’a pas assez tenu compte des difficultés sans nombre qu’il eut à vaincre, et dont la moindre n’était pas l’opposition qu’il rencontrait chez ses compatriotes. M. Elliot est un homme de cœur ; personne n’oserait mettre en doute son intégrité ; il n’a qu’un seul défaut, et ce défaut était très grand dans sa position : il n’a pas assez de calme dans l’imagination, et il est trop plein d’honneur pour avoir pu lutter à forces égales contre les diplomates chinois. Il a eu le malheur de croire qu’il pouvait y avoir chez eux un peu de sincérité, et il s’est trompé. M. Elliot a longtemps résidé en Chine ; on prétend qu’il connaît les Chinois. Mais cette connaissance n’est que superficielle ; il a étudié leurs usages, et, dans le cours des négociations qu’il a eues avec eux, il paraît qu’il mettait une certaine affectation à les imiter, à les saluer à leur manière, par exemple. C’était une prétention sans importance réelle, et qui ne pouvait que lui nuire en enlevant quelque chose à sa dignité. Le capitaine Elliot aurait dû rester Anglais dans ses manières comme dans son langage, au lieu de caricaturer ses antagonistes. Ses communications écrites avec les autorités chinoises sont aussi empreintes d’un caractère d’humilité peu convenable. C’était un mauvais moyen de réussir avec des hommes aussi vains que les Chinois. Le plénipotentiaire anglais, appuyé par une flotte imposante, était assez fort pour demander justice comme il convient au représentant d’une grande nation, c’est-à-dire avec modération, mais avec fermeté et énergie. Supplier, pour ainsi dire, dans sa position, c’était augmenter la présomption des autorités chinoises, c’était leur donner l’audace de la résistance, qu’elles auraient peut-être eue à un moindre degré sans cela. Les invectives de la presse ont, d’ailleurs, contribué à rendre sa situation plus mauvaise. Le côté faible de toutes les mesures qu’il croyait devoir prendre était immédiatement signalé par les journaux de Canton, dont la traduction arrivait fidèlement sous les yeux des autorités supérieures de la province. Ces lettres si violentes dont leurs colonnes étaient remplies, ces menaces journalières, cette discussion publique du pour et du contre sur tout ce qu’il entreprenait, devaient singulièrement nuire à son influence auprès de ces autorités. Telles sont, monsieur, les circonstances au milieu desquelles, ou plutôt contre lesquelles, le capitaine Elliot a dû supporter toute la responsabilité qui pesait sur lui. On peut dire qu’il s’est trouvé sans un seul appui ; ouvertement détesté de ses compatriotes, peu servi par le bon vouloir de ses auxiliaires, qui, placés à la tête des forces d’exécution, frémissaient d’impatience de se voir retenus par d’interminables négociations, il n’est pas étonnant qu’il ait échoué. J’ai encore un mot à vous dire, monsieur, pour vous expliquer ce que vous pourrez bientôt trouver d’extraordinaire dans la conduite de M. Elliot. Ces négociations rompues aussitôt que commencées, ces hostilités cessant au moment où on s’y attendait le moins, tous ces changemens à vue ont eu un but, l’intérêt commercial. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai déjà longuement dit ; mais, dans tous les évènemens qui vont se dérouler sous vos yeux, cherchez le ressort qui les a fait mouvoir, et vous trouverez toujours en première ligne l’intérêt du commerce anglais, et surtout l’intérêt du trésor. Je ne mets nullement en doute que M. Elliot n’ait agi conformément aux instructions de son gouvernement. Dans l’exécution des ordres qu’il a reçus, il peut s’être trompé quelquefois ; mais, croyez-moi, cet agent est une victime sacrifiée aux exigences du pays et aux cris de l’opinion publique.

Dans les derniers jours de novembre, Keschen arriva à Canton, et bientôt les négociations entre lui et M. Elliot commencèrent. Quelques mesures préliminaires de la part de Keschen durent préparer avantageusement les esprits et faire croire à une réconciliation prochaine. M. Stanton, ce prêtre anglican dont je vous ai raconté l’enlèvement, fut, à la sollicitation du capitaine Elliot, relâché par Keschen, qui le traita avec beaucoup de bonté. Lin étant parti pour Pékin afin d’y rendre compte, on le supposait du moins, de sa conduite, Keschen prit en mains la vice-royauté et l’administration de toute la province, il commença par publier un édit dans lequel il blâmait sévèrement le commandant du fort qui avait tiré sur le bateau à vapeur anglais porteur d’un pavillon parlementaire avant de s’être informé du motif de son voyage ; il finissait en enjoignant aux officiers commandant les postes militaires d’être sur leurs gardes, mais de ne pas attaquer, et de s’abstenir de commettre des actes de violence qui pourraient obliger les Anglais à user de représailles. En outre, chose inouie, Keschen consentit, lui, le troisième officier de l’empire, à traiter M. Elliot d’égal à égal. C’était là un langage bien différent de celui de Lin. Aussi les Chinois placés dans une situation officielle commencèrent-ils à baisser la tête, tandis que le peuple, irrité par des concessions dont il sentait toute la portée, sembla redoubler de haine contre les étrangers. Était-ce, de la part de Keschen, un plan concerté à l’avance ? Voulait-il endormir le plénipotentiaire par une conduite si différente de celle de son prédécesseur ? ou bien était-il de bonne foi dans le désir qu’il manifestait de hâter le dénouement de la question ? Il se pourrait que les conditions exigées ensuite par M. Elliot lui aient paru d’une exécution impossible.

Quoi qu’il en soit, l’escadre anglaise s’était rapprochée des bouches du Boca-Tigris ; Keschen s’était rendu, de son côté, à la seconde barre, et les négociations avaient commencé. La communauté anglaise ignorait complètement la nature et les détails de ces négociations. Les demandes du gouvernement anglais n’étaient pas mieux connues. La presse ne fut pas moins violente contre le silence de M. Elliot qu’elle ne l’avait été contre ses actes publics. Elle prétendait que, lorsque des intérêts aussi graves étaient en jeu, elle avait le droit de donner son opinion sur les mesures qui devaient les affecter aussi gravement. Certes, personne ne serait tenté de justifier une pareille prétention ; toutes les règles les plus simples de la diplomatie faisaient à M. Elliot une loi de suivre les négociations dans le plus grand secret. On ne connut donc à Macao que l’arrivée de l’expédition du Pechili ; par les Chinois, on sut plus tard quelles étaient les propositions du gouvernement anglais. Les principales étaient le paiement d’une somme de 6 millions de piastres (environ 36 millions de francs au change de Chine), la cession de l’île d’Hongkong, une de celles dont est couverte l’embouchure de la rivière de Canton, les communications directes et sur le pied d’égalité avec les autorités chinoises, et l’ouverture au commerce étranger d’un ou plusieurs ports sur la côte. Mais à peine les plénipotentiaires des deux nations étaient-ils réunis, que les conditions posées par le gouvernement anglais parurent inadmissibles au commissaire chinois. On devait s’y attendre, et cependant il paraît qu’il n’en fut pas ainsi. Le plénipotentiaire anglais semblait compter, à son arrivée dans la rivière de Canton, sur une prompte solution de la question. Il ne pesait pas assez les conséquences que des concessions aussi importantes pourraient avoir sur tout le système politique de la Chine. En effet, tout l’échafaudage de la constitution chinoise était renversé si l’empereur accédait aux propositions qui lui étaient faites. Le paiement de l’indemnité exigée n’eût présenté aucune difficulté ; les autorités chinoises savaient bien où elles trouveraient les fonds nécessaires. Le con-soo, les fonds mis en réserve depuis de longues années pour payer les dettes contractées par les hanistes en faveur des étrangers, la fortune des hanistes eux-mêmes, qu’on considérait comme ayant le monopole de tous les avantages du commerce et comme devant en supporter les charges, eussent suffi de reste. C’eût été le sacrifice de quelques individus, considération de très peu d’importance pour le gouvernement chinois. Mais admettre l’égalité des agens des nations barbares et des hauts mandarins de l’empire céleste était une prétention qu’on ne pouvait trop repousser. Ouvrir les ports de la Chine au commerce étranger, c’était ouvrir la Chine à l’influence étrangère, et on savait que c’était signer l’arrêt de mort de l’empire chinois. Les Anglais avaient pris Chusan, il est vrai ; mais quelles étaient les conséquences de cette conquête ? La presse britannique avait eu soin d’en instruire le gouvernement chinois ; les soldats y mouraient par centaines, et l’évacuation de l’île était déjà devenue une nécessité. D’un autre côté, les Chinois avaient obtenu un triomphe évident à Teent-sin ; ils avaient virtuellement chassé l’escadre anglaise du golfe de Pechili, et l’avaient renvoyée, pour ainsi dire, devant les tribunaux de la Chine, plaider la cause de l’Angleterre à Canton. Aussi ne dut-on pas être surpris, à Macao, quand on apprit tout à coup que les négociations étaient rompues, que l’escadre s’était rapprochée du Boca-Tigris, et que deux des forts qui défendaient cette entrée principale de la rivière étaient tombés au pouvoir des Anglais, après le massacre de sept à huit cents Chinois. Ces forts, les deux moins importans de cette défense, étaient ceux de Chuen-pee et de Taï-koc-too. Cet évènement eut lieu le 7 janvier 1841.

Après cette affaire, dans laquelle l’escadre anglaise ne perdit pas un seul homme, elle prit position devant les principales défenses du Boca-Tigris, le fort de Anung-hoy et celui de Wang-tung. Cette escadre était alors composée de trois vaisseaux de 74, une frégate de 44, cinq corvettes, quatre bateaux à vapeur armés et deux transports chargés de troupes de débarquement. Une sommation fut envoyée par le commandant des forces britanniques au chef ennemi, afin que le pavillon chinois fût immédiatement amené. Le 9 janvier, tout était préparé pour l’attaque. Le vaisseau de 74 canons le Blenheim, remorqué par un bateau à vapeur, s’était embossé devant le fort principal d’Anung-hoy ; déjà aussi le bateau à vapeur the Queen avait lancé quelques bombes dans le fort de Wang-tung, qui fait face à celui d’Anung-hoy, lorsqu’un pavillon parlementaire fut hissé au haut du grand mât de l’amiral chinois, et le signal fut immédiatement donné par le commandant anglais de cesser l’attaque.

On a prétendu que l’intermédiaire choisi par l’amiral chinois fut une vieille femme, qui porta, dans un petit bateau protégé par un pavillon parlementaire, une communication au capitaine Elliot. Était-ce mépris ? on aurait peine à le croire, après ce qui venait de se passer. Était-ce plutôt à cause du respect connu des barbares pour les femmes ? Était-ce encore parce qu’aucun mandarin n’avait eu le courage de se charger personnellement de cette mission ? Le seul intérêt qu’offre d’ailleurs cette circonstance, c’est la preuve qu’elle fournit qu’une notion toute nouvelle de la civilisation européenne venait de s’introduire en Chine, l’inviolabilité d’un pavillon parlementaire, Toujours est-il que l’armistice fut accordé, et qu’un nouveau terme (le 12 janvier) fut donné à Keschen pour qu’il fît connaître son acceptation de l’ultimatum de l’Angleterre.

On a beaucoup blâmé M. Elliot de s’être arrêté après la prise de Chuen-pee et de Taï-koc-too ; on a dit que tous les forts du Boca-Tigris auraient dû tomber le même jour au pouvoir des Anglais, que cette conquête si rapide du Gibraltar de la Chine aurait frappé le gouvernement chinois de terreur, tandis que la prise de deux misérables fortins et la cessation inattendue des hostilités devaient être représentées à Pékin sous de fausses couleurs. Les évènemens qui suivirent sembleraient justifier cette inculpation. Mais, si on considère que le plénipotentiaire devait avoir constamment en vue l’intérêt commercial de son pays, qu’une rupture complète pouvait compromettre à jamais en Chine ; si, en anticipant sur les évènemens, on pense au peu de résultat qu’obtint plus tard cette même mesure, si ardemment conseillée par la communauté anglaise ; si on réfléchit enfin que les dispositions conciliatrices du capitaine Elliot durent être singulièrement encouragées par le désir d’éviter, à moins de nécessité absolue, un nouveau massacre auquel l’absence d’un danger sérieux enlevait, pour ainsi dire, tout reflet de gloire ; si on se préoccupe de toutes ces considérations, dis-je, on aura peine à blâmer le capitaine Elliot.

Cependant Keschen publiait, le 11 janvier, trois jours après la conclusion de l’armistice, une proclamation relative à l’attaque des forts ; la victoire, disait-il, est restée indécise, et aujourd’hui la discorde est au milieu des Anglais. Il recommandait la plus grande surveillance afin d’empêcher qu’aucunes provisions fraîches n’arrivassent à l’escadre, menaçant des plus sévères châtimens, dans leurs personnes et celles de leurs familles, tous ceux qui se livreraient à ce trafic. D’un autre côté, le préfet du district dans lequel est situé Macao faisait connaître que les mesures prises par les hauts officiers n’étaient pas applicables à cette colonie, que les anciens prix devaient être maintenus ; il attribuait aux spéculations d’avides commerçans la hausse du prix du blé, et promettait de les poursuivre avec la dernière rigueur. Vous voyez, monsieur, qu’il y a en Chine comme partout des accapareurs, et que là aussi le gouvernement sait protéger la population contre leur cupidité.

À cette époque se passa, dans la rivière de Canton, un fait qui a une trop haute importance commerciale pour que je n’en fasse pas mention. Deux navires américains, entrés en rivière le jour même où le blocus fut mis à exécution, obtinrent des autorités anglaises la permission de sortir de la rivière avec un chargement évidemment pris après la déclaration du blocus. Cette permission était contraire à toutes les lois qui régissent la matière ; elle enlevait à l’action du blocus ce qui rend une mesure de cette nature presque justifiable, la sainteté et la rigoureuse exécution des engagemens envers chacun et envers tous. Voici sur quels motifs M. Elliot basait l’adoption d’une mesure qu’on a droit, à mon avis, de lui reprocher.

1o  Le but qu’on s’était proposé, en bloquant le port de Canton, était de priver le gouvernement chinois des droits qu’il percevait sur le commerce d’importation ; pousser les effets du blocus jusqu’aux dernières limites, empêcher toutes communications, même celles du cabotage, c’eût été enlever aux sujets de sa majesté toute chance d’approvisionnement.

2o  Les deux navires précités, étant entrés le jour même où avait commencé le blocus, avaient un droit manifeste à l’indulgence du commandant en chef, dès le moment qu’ils déclaraient n’avoir à bord aucune propriété chinoise.

3o  La population de Macao dépendait des Chinois pour sa subsistance. Ce motif d’exception aux règles du blocus, motif dont la validité ne pouvait être niée par personne, avait fait aux agens anglais une nécessité de laisser ouvert le passage intérieur. Le résultat de cette exception avait été qu’un commerce considérable de contrebande s’était établi entre Canton et Macao, commerce dont avaient profité les navires de toutes les nations, anglais, américains, etc.

4o  Les choses ainsi posées, pouvait-on mettre dans une condition moins favorable les navires qui se trouvaient, à l’époque du blocus, dans les eaux intérieures de la rivière ? On n’avait donc fait qu’un acte de justice en accordant aux deux navires américains la liberté de sortir, puisqu’en le faisant, on n’avait contrarié en rien les vues avouées et praticables du blocus. Cette concession n’était qu’un acte de respect et d’amitié envers le pavillon des États-Unis.

Le commandant de l’escadre, sir Gordon Bremer, ne sembla pas, si on en juge par ses communications au gouvernement anglais, considérer cette affaire sous le même point de vue que M. Elliot. Voici en substance ce qu’il répondit à M. Elliot. Le point de droit en question était très délicat, mais les raisons qui lui étaient données par le plénipotentiaire de sa majesté étaient de nature à le faire accéder à sa demande ; en conséquence, ne voulant pas placer le représentant de sa majesté dans une position d’une extrême difficulté, incompatible avec l’honneur du pays et la bonne foi qui est le caractère distinctif des fonctionnaires anglais, il permettait aux deux navires américains, Kosciusko et Panama, de sortir sans difficulté.

Peut-être penserez-vous comme moi, monsieur, qu’après mûr examen, les raisons données par M. Elliot ne peuvent justifier sa résolution. Je ne conçois pas un blocus partiel, arrêtant les uns aujourd’hui, laissant demain passer les autres. Son allégation, que les marchandises chargées sur ces deux navires n’étaient pas propriété chinoise, n’est guère plus convaincante : un blocus n’est pas établi seulement pour priver un gouvernement des droits qu’il perçoit sur l’impôt des marchandises, mais aussi pour empêcher l’écoulement des produits du pays bloqué, et obliger ainsi les autorités, par une combinaison de pertes et de malaise, à accéder à l’ultimatum qui leur est proposé. Si le blocus de la rivière de Canton ne devait point produire ce résultat, il ne fallait pas avoir recours à cette mesure. Si, d’un autre côté, la liberté de sortie devait être accordée plus tard, il fallait proclamer cette disposition dès le principe, et ne pas s’opposer, comme on l’avait fait, à l’entrée des navires anglais et autres. Comment, d’ailleurs, les nations neutres devaient-elles considérer ce blocus, dont les bases étaient si variables ? Ne devaient-elles pas être tentées de le violer, lorsque des passes étaient accordées à des embarcations chinoises arrivant avec des marchandises anglaises prises à Macao ? Vous avouerez que nous ne pouvons reconnaître dans le blocus de la rivière de Canton l’inflexibilité de principes qui seule peut faire supporter aux puissances neutres une mesure dont le résultat est toujours de blesser plus ou moins leurs intérêts commerciaux.

Je reviens à la question principale. Les Chinois mettaient à profit le temps qui leur avait été accordé. De nouvelles forteresses étaient ajoutées aux anciennes ; des troupes appelées de Canton venaient grossir la garnison du Boca-Tigris, et tout annonçait qu’en négociant, ils se préparaient à une active défense. Efforts superflus ! les Chinois devaient bientôt apprendre combien la Chine est inférieure à l’Europe dans l’art de la guerre, et peut-être regretter les douceurs de tant de siècles d’une paix presque générale.

Les négociations recommencèrent ; mais les demandes de délais sans cesse renouvelées rendirent bientôt évidente l’intention de Keschen de les prolonger aussi long-temps que possible. Le capitaine Elliot commença à douter de sa bonne foi. Un terme de rigueur fut convenu au-delà duquel les hostilités devaient recommencer. Poussé ainsi jusque dans ses derniers retranchemens, Keschen fut obligé de choisir la seule alternative qui lui restât, la ruse. Jusque-là les diplomates d’Europe n’auraient aucun reproche à faire à la conduite de Keschen, elle fut digne du plus habile d’entre eux. Nous verrons tout à l’heure si les circonstances ne l’obligèrent pas à entrer dans une voie moins honorable. Plusieurs entrevues eurent lieu entre Keschen et le plénipotentiaire anglais, à l’une desquelles assista M. J. de Rosamel, commandant la corvette française la Danaïde. Il paraît que la présence de cet officier attira beaucoup l’attention de Keschen, et qu’il fut très caressant et très affectueux pour lui. Le résultat de ces conférences fut un traité préliminaire ; le capitaine Elliot l’annonça à ses compatriotes par l’avis suivant :

« Le plénipotentiaire de sa majesté fait connaître la conclusion d’arrangemens préliminaires entre le commissaire impérial et lui aux conditions suivantes :

« 1o  La cession de l’île et du port d’Hong-kong à la couronne d’Angleterre ; toutes charges ou droits équitables seront payés à l’empire chinois par le commerce, comme si ce commerce avait lieu à Whampoa.

« 2o  Une indemnité de 6 millions de piastres payée au gouvernement anglais, un million tout de suite, et le reste à des termes annuels égaux, dont le dernier expirera en 1846.

« 3o  Communication officielle directe, et sur le pied d’égalité, entre les deux pays.

« 4o  Le commerce du port de Canton sera ouvert dans les dix jours qui suivront la nouvelle année chinoise (3 février), et aura lieu à Whampoa jusqu’à ce qu’on puisse faire les arrangemens nécessaires pour la nouvelle possession anglaise (Hong-Kong). Les détails seront le sujet de négociations ultérieures. »

Le plénipotentiaire déclare ensuite que le gouvernement de sa majesté britannique ne revendique aucun privilége exclusif pour les marchands et navires de sa nation, et il offre la protection du pavillon britannique aux sujets et navires des nations étrangères qui visiteraient cette possession de la couronne d’Angleterre. En échange de ces avantages concédés par la Chine, l’Angleterre s’engageait à évacuer Chusan et à rendre les deux forts du Boca-Tigris.

Cette pièce porte la date du 20 janvier. À la même époque et comme un corollaire de ce document, Keschen publiait une proclamation dont voici, en substance, la teneur :

« Keschen, grand ministre de l’état, haut envoyé impérial, du second ordre de la noblesse héréditaire, et faisant fonctions de gouverneur des deux provinces du Kouang, écrit cette dépêche afin d’expliquer clairement les choses au tung-he ou keunminfou (maire) de Macao.

« Les Anglais barbares obéissent aujourd’hui aux ordres, et, par un document officiel, ils ont rendu Ting-hae (Chusan, Ting-hae est la capitale de cette île) et Schakeo (les deux forts pris à l’entrée de la rivière), me priant, avec les plus vives instances, de faire un rapport sur leur affaire, et de demander pour eux la faveur impériale.

« Aujourd’hui toutes ces affaires sont parfaitement bien arrangées ; il n’est plus nécessaire d’exécuter les ordres donnés antérieurement pour arrêter le commerce et intercepter l’envoi des provisions. C’est dans ce but que j’adresse les nouveaux ordres au tung-he, afin qu’il les exécute sans opposition. Ceci est une dépêche spéciale. »

Keschen était-il de bonne foi quand il écrivait cette dépêche ? Je serais assez porté à le croire, si je ne connaissais l’astuce excessive du caractère chinois. Un document publié, à la même époque, par les journaux de Canton, semblerait venir à l’appui de cette opinion : c’est un mémoire du sous-gouverneur de la province de Che-kiang (capitale Ning-po) à l’empereur. Ce fonctionnaire exprime la crainte que Keschen ne se laisse séduire par les intrigues et les caresses des Anglais. D’un autre côté, les évènemens qui suivirent cette transaction, qui éveilla, dans toute l’Inde et jusqu’en Angleterre, tant d’espérances bientôt déçues, doivent faire penser que cette convention préliminaire ne fut qu’un acte de diplomatie chinoise peu justifiable sans doute, mais que l’injustice, — évidente pour les Chinois, — de la guerre qu’on leur faisait, la faiblesse relative de leurs moyens de défense et l’intérêt de leur conservation pourraient, en quelque sorte, faire excuser. En signant ces conventions, Keschen était resté d’ailleurs, non dans le droit rigoureux tel que nous le concevons, mais dans le caractère bien connu de sa nation.

Ce qui est plus difficile à expliquer, c’est la conduite du capitaine Elliot dans cette circonstance. Je l’essaierai cependant, après avoir exposé les faits. Je suis loin de blâmer absolument les termes dans lesquels l’arrangement préliminaire avait été conclu. Cette convention n’a pas reçu, il est vrai, l’approbation du gouvernement anglais, lorsqu’elle a été connue de lui ; mais je l’ai regardée, quand elle eut lieu, et je la regarde encore comme la solution la plus satisfaisante que l’Angleterre pût, à cette époque, espérer d’obtenir. Elle recevait une satisfaction qui compromettait presque l’existence du gouvernement chinois qu’elle avait fait plier. Une somme de 36 millions de francs lui était payée. Cette somme ne représentait pas la valeur de l’opium saisi et les frais de l’expédition ; mais, comme compensation, une des îles de la rivière était cédée à l’Angleterre. Entre ses mains, cette cession n’aurait pas manqué de produire des résultats ; plus que toute autre chose, d’ailleurs, la responsabilité d’une guerre dont les conséquences pouvaient devenir fatales ne pesait plus sur elle, et le commerce de la Chine, cette source inépuisable de richesses, allait s’ouvrir de nouveau à sa navigation et à son industrie. Toutefois, le traité n’était pas sans quelques taches que la discussion des détails, qui devait avoir lieu ultérieurement, aurait peut-être fait disparaître.

Une des conditions de la cession de l’île d’Hong-Kong, ou plutôt la seule qui apparaisse dans l’avis du capitaine Elliot, était que le commerce serait assujetti à Hong-kong aux mêmes droits qu’il payait à Whampoa. Hong-kong se trouvait donc assimilé à l’établissement portugais de Macao, avec cette différence que le commerce de Macao jouit, dans l’intérieur de la rivière de Canton, de l’exemption de certains droits que le capitaine Elliot ne réclamait pas pour l’établissement anglais. Ainsi conçu, et en supposant que la discussion des détails n’y eût apporté aucun changement, la convention me semblerait cependant plus favorable encore aux Chinois qu’à l’Angleterre, puisqu’elle avait pour les premiers l’avantage de tenir le commerce anglais en dehors du Boca-Tigris, et par conséquent d’éloigner le danger résultant du contact immédiat des barbares avec la population intérieure de la province de Canton. Nous verrons tout à l’heure que le gouvernement chinois n’était nullement dans l’intention de terminer le différend avec l’Angleterre, même à des termes aussi avantageux, qui attirèrent sur M. Elliot les invectives de ses concitoyens, et, ce qui dut lui être bien plus sensible encore, la désapprobation de son gouvernement. M. Elliot commit d’ailleurs une faute très grave en acceptant la parole, voire même la signature de Keschen ; la convention stipulait des concessions de part et d’autre, et, à mon avis, avant d’expédier, comme il le fit, un navire à Chusan, pour que l’armée anglaise évacuât cette place ; avant d’envoyer dans l’Inde et en Angleterre l’assurance qu’en vertu du traité qu’il venait de conclure, le commerce allait reprendre son cours dans la rivière de Canton, M. Elliot aurait dû exiger de Keschen l’accomplissement des conditions auxquelles il s’était engagé. C’eût été à la fois un acte de prudence et de bonne politique. Tout le monde fut surpris de l’excessive confiance de M. Elliot, et je partageai l’étonnement général. Heureusement l’opinion de la communauté étrangère fut connue dans l’Inde et en Europe en même temps que les dispositions prises par le capitaine Elliot, et cette connaissance paralysa les mauvais effets qu’aurait pu produire l’avis du plénipotentiaire, dont le résultat devait être de remuer tout le commerce de ces contrées, qui attendait avec angoisse la solution de la crise qui le tenait éloigné de la Chine, et dont les espérances seraient venues se briser bientôt contre une triste réalité. J’excuse bien plus aisément l’évacuation anticipée de l’île de Chusan. Cette funeste conquête avait déjà coûté à l’Angleterre sept à huit cents hommes qui étaient venus y mourir de faim et de misère. D’ailleurs, du moment que les négociations avaient été portées dans le sud, Chusan perdait d’autant plus de son importance que l’occupation de cette île exigeait la présence d’une partie considérable des troupes de débarquement et des forces navales, dont le besoin pouvait, d’un moment à l’autre, se faire sentir dans la rivière de Canton.

Le gouvernement anglais eût sans doute approuvé le traité conclu par le capitaine Elliot, s’il eût été signé dans le premier mois de l’année 1840 ; mais déjà ses vues s’étaient agrandies, de nouvelles espérances avaient été conçues, la solution momentanée des grandes questions européennes laissait à l’Angleterre la liberté de porter toute son attention vers l’extrême Orient, et elle entrevit, seulement alors, la possibilité de réaliser un des plus beaux rêves qu’une nation placée comme l’Angleterre puisse faire, le monopole du commerce d’un nouveau monde. Les proportions du traité préliminaire durent donc paraître trop mesquines au gouvernement anglais, et de ce moment M. Elliot put s’attendre à être sacrifié.

Mais les illusions du plénipotentiaire anglais lui-même devaient être bientôt détruites. Le 26 janvier, il avait pris solennellement possession de l’île d’Hong-kong, au nom du gouvernement de sa majesté britannique. Le 29, il organisait l’administration politique et judiciaire du nouvel établissement, et déjà il commençait à douter de la bonne foi de Keschen, il pressentait qu’il avait été trompé. Le commerce devait être ouvert le 3 février, et, dans les derniers jours de janvier, M. Elliot annonçait à ses compatriotes que tout sujet anglais qui jugerait à propos de se rendre à Canton avant la conclusion définitive des arrangemens, le ferait sous sa propre responsabilité et sans être autorisé par lui. D’un autre côté, Keschen protestait contre l’occupation de l’île d’Hong-kong, qu’il n’avait offerte momentanément, disait-il, à M. Elliot, que comme un lieu d’asile et de repos pour les troupes et les équipages des navires anglais ; il déclarait qu’il ne renouerait les négociations avec M. Elliot qu’après l’évacuation de cette île.

À Pékin, la prise des forts de Chuen-pee et de Taï-coc-too, au lieu d’intimider le cabinet impérial, avait excité sa plus vive indignation, et du haut de son trône l’empereur lança de nouveau contre les barbares rebelles ses foudres impuissantes. La tête des chefs et celle des soldats furent une seconde fois mises à des prix très élevés, et l’extermination des Anglais fut proclamée comme une chose sainte et nécessaire.

Le commerce, d’après les termes de l’armistice, devait être ouvert, comme nous venons de le voir, le 3 février, et un traité définitif devait être arrêté le 2 du même mois par les signataires des conventions préliminaires. Keschen avait gagné un délai de six semaines, qui fut, ainsi que je l’ai dit, activement employé à augmenter et à compléter les défenses du Boca-Tigris et celles de l’intérieur de la rivière et de la ville de Canton. Le 20 février, la communication des édits impériaux, les mouvemens de troupes et toutes les dispositions des Chinois apprirent au plénipotentiaire et au commandant des forces anglaises combien peu ils devaient compter sur les protestations de Keschen. La flotte se rapprocha dès-lors du Boca-Tigris, et le 26 février M. Elliot publiait la nouvelle suivante : « Les batteries du Boca-Tigris sont tombées aujourd’hui au pouvoir des forces de sa majesté. Nous avons fait quelques centaines de prisonniers. L’ennemi est en fuite dans toutes les directions, et, jusqu’à présent, aucune perte n’est connue de notre côté. — Le même jour, sir Gordon Bremer annonçait qu’en raison de la prise des forts, les navires de commerce pouvaient se rendre au Boca-Tigris, et qu’il leur serait permis de monter plus haut dès qu’on saurait que la rivière était entièrement libre. Les Chinois se défendirent vaillamment. Kouan, commandant des jonques de guerre, fut au nombre des morts.

Le 27 février, l’escadre de reconnaissance, composée de cinq corvettes et de deux bateaux à vapeur, remonta la rivière de Canton. Le même jour, une des principales défenses de la rivière avait été enlevée par les Anglais après une énergique résistance.

Le 1er  mars, l’escadre était arrivée à Whampoa ; elle avait détruit les positions qui défendent ce point de la rivière et s’avançait vers Canton, lorsque, le 3, un pavillon parlementaire fut envoyé au plénipotentiaire par les Chinois, et une trêve leur fut accordée. Sir Hugh Gough, major-général et commandant des forces de terre, était arrivé le 2 mars dans la rivière de Canton.

Le 7, M. Elliot annonça que, l’armistice accordé aux Chinois étant expiré, les ouvrages avancés du fort d’Howqua (à quelques milles de Canton) avaient été occupés, et qu’il avait publié une proclamation aux habitans de la ville, rejetant sur les mauvais conseillers de l’empereur tous les maux que la population chinoise avait soufferts jusque-là ; il les prévenait que la miséricorde de la gracieuse souveraine de la Grande-Bretagne épargnait la ville, parce qu’elle ne voulait pas faire de mal à la population laborieuse et paisible, mais que, si l’escadre anglaise était attaquée dans sa présente station, elle se verrait obligée de repousser la force par la force. Un ordre du commodore Bremer, en date du 14, prévint les navires de commerce qu’il ne leur était pas permis de remonter la rivière plus haut que le fort de Boca-Tigris. Le 15 mars, la plus grande partie des positions en dehors de Canton était au pouvoir des Anglais. La capture de plus de cent pièces de canon, celle d’une grande quantité de jonques de guerre, enfin de nombreuses prises marchandes, avaient signalé la marche de l’escadre anglaise dans la rivière de Canton. Le 19, la cité chinoise n’avait plus de défenses à opposer aux forces britanniques, une dernière attaque ayant fait tomber sous les boulets anglais tous les forts qui protégeaient immédiatement la ville. Depuis le mois de janvier, plus de deux mille Chinois avaient péri en combattant pour la cause de leur pays. Un seul Anglais était mort des suites d’une blessure.

Le 20 mars, la suspension des hostilités entre les deux parties belligérantes fut de nouveau proclamée. La note du capitaine Elliot, datée de Canton et de la salle du consulat d’Angleterre, vous fera connaître à quelles conditions les Chinois obtinrent cette faveur.

« Une suspension d’hostilités dans cette province a été conclue aujourd’hui entre le commissaire impérial Yang et le soussigné. Il a été en outre publié par un avis adressé au peuple, sous le sceau du commissaire et du gouverneur par intérim de cette province, que le commerce du port de Canton est ouvert, et que les marchands anglais et autres qui jugeront à propos de se rendre dans cette ville pour s’y livrer à un commerce légal seront duement protégés. Aucun engagement ne sera exigé par les autorités de la province, mais les autorités anglaises ne s’opposeront pas à ce que l’introduction de marchandises prohibées en contrebande (duement prouvée) soit assujettie aux mêmes peines que si elle avait lieu en Angleterre, la détention des personnes et les punitions corporelles de toute sorte exceptées. En attendant que le différend entre les deux pays soit définitivement réglé, le soussigné a consenti à ce que les droits de port et autres établis jusqu’ici soient payés comme à l’ordinaire. Des navires de guerre resteront dans le voisinage des factoreries pour la protection de ceux des sujets de sa majesté engagés dans le commerce de Canton. »

De son côté, le commodore Bremer annonçait que les navires marchands pouvaient monter jusqu’à Whampoa, mettant sous la responsabilité particulière de ceux qui profiteraient de cette permission toutes les conséquences qui pourraient résulter pour eux d’une reprise soudaine et possible des hostilités.

La proclamation des autorités chinoises à cette même occasion était conçue d’une manière bien différente : « Yang, etc., et E., gouverneur par intérim des deux provinces de Kouang, etc., publient une proclamation pour rétablir le commerce suivant les usages, et pour que chacun puisse se livrer sans crainte à ses occupations ordinaires.

« Considérant que, le 19 du présent mois, le plénipotentiaire anglais a représenté officiellement que son désir est de conserver la paix, et qu’il ne demande rien autre chose que la permission immédiate de pouvoir commercer comme à l’ordinaire……

« En conséquence, le plénipotentiaire anglais ayant représenté de la manière susdite qu’il ne demande que la liberté de commercer, nous permettons le commerce à toutes les nations, qui souffrent depuis si long-temps de son interruption, montrant ainsi notre compassion, etc. »

Vous devez être surpris, monsieur, de tous ces changemens inattendus ; vous admirez cette patiente résistance des Chinois, qui se retranchent successivement derrière toutes leurs défenses, et vous vous demandez sans doute à quelle circonstance extraordinaire est due cette extrême modération du plénipotentiaire anglais. Je vous ai déjà donné l’explication de ce problème ; elle est tout entière en ces deux mots : l’intérêt commercial. Mais, avant de vous faire part des réflexions que j’ai à vous adresser sur cette nouvelle phase de la guerre anglo-chinoise, je dois vous dire quelles furent les suites immédiates de la suspension des hostilités.

L’escadre anglaise se retira du voisinage de Canton, laissant à Whampoa (douze milles au-dessus de la ville) six corvettes, au fort d’Howqua (six milles) trois autres corvettes ; quatre corvettes et un bateau à vapeur furent placés à l’entrée du passage intérieur, à deux milles au-dessous de la ville ; trois goélettes furent désignées pour servir aux communications entre les diverses stations. Le vaisseau de 74 le Wellesley retourna au Boca-Tigris ; le Blenheim alla jeter l’ancre devant Macao, accompagné du bateau à vapeur la Némésis ; le vaisseau le Melville partit pour l’Angleterre ; la corvette la Samarang et le bateau à vapeur le Madagascar firent voile pour Calcutta. Quelques détachemens de troupes anglaises occupèrent les factoreries étrangères de Canton. C’était deux ans après la publication du fameux édit par lequel Lin demandait la livraison de l’opium. Les navires étrangers laissèrent enfin l’ancrage de Macao pour revenir à Whampoa, et les négocians anglais retournèrent à leurs comptoirs, d’où ils étaient exilés depuis si long-temps.

Chusan avait été évacuée par les troupes anglaises le 24 février ; les prisonniers de Ning-po avaient été relâchés, et un de nos missionnaires, M. Taillandier, pris quelque temps auparavant dans la rivière de Canton, lorsqu’il tentait de pénétrer dans l’intérieur de la Chine, avait été mis en liberté, sur la demande de M. Elliot. C’est pour nous un devoir de payer ici au plénipotentiaire un tribut de reconnaissance pour cette généreuse intervention, qui sauva la vie à un de nos compatriotes. Dans plus d’une circonstance semblable, M. Elliot a montré la noblesse de son caractère ; jamais il n’a été sourd aux plaintes des malheureux, qui, pour lui, n’ont pas de nation. Homme libéral et éclairé, il a constamment favorisé la cause de la civilisation, quelle que fût la voix qui la plaidait. Nos missionnaires, si modestes, si humbles, si grands quelquefois dans leur humilité, ont toujours trouvé en lui la protection la plus bienveillante. Moi-même j’ai eu l’honneur d’être admis dans l’intimité de M. Elliot, et si, dans le cours de cette narration, la voix de ma conscience m’a forcé de blâmer quelques-uns de ses actes, je suis heureux de trouver ici l’occasion de vous faire connaître le capitaine Elliot tel qu’il est, c’est-à-dire comme un homme qui joint à une grande générosité naturelle un esprit élevé, une grande vivacité d’imagination et une intégrité irréprochable. Soyez certain, monsieur, qu’un jour on lui rendra justice. J’espère que le gouvernement anglais saura reconnaître tout ce que M. Elliot a fait dans cette immense question chinoise, qu’il a eu, du moins, le mérite de tirer du chaos. L’expérience même de ses fautes sera utile au successeur qu’on vient de lui donner ; celui-ci ne rencontrera peut-être pas les obstacles que M. Elliot a trouvés sur ses pas, quelque difficile, quelque dangereuse que soit encore la route qui s’ouvre devant lui.

L’absence du nom de Keschen dans la transaction de Canton doit aussi vous surprendre, monsieur. Qu’était devenu le commissaire impérial ? La conduite de Keschen avait été hautement désapprouvée à Pékin. « Quoi ! disait l’empereur, parce que la ville de Canton est une ville importante, qu’elle est habitée par une nombreuse population, parce qu’elle contient des greniers de riz, Keschen a cru devoir recourir à des expédiens temporaires ; il a accédé aux trompeuses demandes des Anglais, et aujourd’hui les rebelles ne sont pas encore enveloppés et exterminés ! » L’empereur nomma pour son généralissime Yischan, avec le titre de grand pacificateur des rebelles. « Allez, dit-il, hâtez-vous. Attaquez et exterminez. » Lungwan, un général tartare, et Yang-fan, un des gardiens du prince furent nommés, sous lui, commissaires impériaux ; ils durent arriver à Canton vers la fin de février. Keschen était rappelé à Pékin pour rendre compte de sa conduite. « Keschen, ajoutait l’empereur, n’a pas su se pénétrer des véritables principes de la justice, et il n’a pas repoussé avec mépris les absurdes prétentions des Anglais. Au contraire, il s’est soumis aux insultes de ces barbares. Plus d’une fois je lui ai fait défense de recevoir des lettres des rebelles, et il ose aujourd’hui me transmettre une supplique en leur faveur ! Quels peuvent être les motifs d’une semblable conduite ? — Dans ce document, l’empereur s’élève avec indignation contre la cession d’Hong-Kong aux Anglais : — Moi, l’empereur, dit-il, je suis le souverain légitime de tout l’empire, et il n’y a pas un seul pied de terrain, un seul habitant de la terre centrale qui ne soit ma propriété absolue. Keschen a pris sur lui de céder Hong-Kong. Que cette mesure retombe sur sa tête ! »

Keschen avait représenté à l’empereur, dans un mémoire daté du mois de février, toute la faiblesse comparative des moyens de défense de l’empire. Il avait déclaré l’imperfection de l’artillerie chinoise, la mauvaise disposition des forts et l’irrésistible supériorité des Anglais. C’était ainsi qu’il justifiait les mesures qu’il avait été obligé de prendre, les concessions qu’il s’était vu forcé de faire. L’empereur répond à ce mémoire par un beau mouvement oratoire. « Il n’y a rien au monde, dit-il, qui puisse me faire supporter avec calme les insultes et les folies de ces étrangers rebelles, ainsi que vous l’avez fait. Aveuglé et sans volonté, comme vous l’êtes, osez-vous encore mépriser mes commandemens et continuer à recevoir les écrits des étrangers et même demander pour eux des faveurs ? Une pareille audace passe les bornes de la raison. Sans force et sans courage, quelle espèce de cœur bat donc dans votre poitrine ? Non-seulement vous vous courbez avec soumission sous leurs insultes et leurs menaces, mais encore vous osez essayer de nous effrayer par de vaines considérations ! Apprenez que nous sommes inaccessibles à de lâches craintes. »

Le dernier acte de Keschen fut une proclamation du 28 février, dans laquelle, stimulé probablement par les reproches sévères qu’il vient de recevoir de sa cour, il fulmine contre l’audace des Anglais. « Nous, dit-il, le gouverneur et le lieutenant-gouverneur, nous marcherons en personne à la tête des troupes de l’empire céleste, et, les premiers au milieu du carnage, nous balaierons les barbares de la surface de la terre. Le généralissime Yischan arrive avec ses collègues, et les Anglais disparaîtront sous leurs efforts réunis. » Keschen prenait aisément son parti de sa disgrace, et vous pouvez remarquer la grande facilité avec laquelle il sait changer de ton, suivant les circonstances. Que le sort de ce souple courtisan ne vous inquiète pas, monsieur ; Keschen ne reparaîtra pas de long-temps sur la scène ; mais nous savons qu’il est aujourd’hui en plus grande faveur que jamais à la cour impériale. Vous voyez qu’il ne faut pas prendre à la lettre tout ce qui sort de la bouche du dragon céleste. L’empereur pouvait menacer Keschen, mais il ne saurait se passer des services d’un des hommes les plus éminens que la Chine ait produits.

Vous voyez aussi que l’armistice se concluait sous des auspices peu favorables. Mais quels ressorts avaient amené ce résultat ? Pourquoi les Anglais s’étaient-ils arrêtés au milieu de cette série de faciles triomphes ? Comment M. Elliot, arrivé avec des forces imposantes jusque sous les murs de Canton et n’ayant qu’à étendre la main pour s’en emparer, changeait-il tout à coup de toit et demandait-il la paix ? L’Angleterre avait-elle donc reçu l’éclatante satisfaction qu’elle avait le droit de demander ? Les citoyens violemment dépouillés avaient-ils été indemnisés de leurs nombreuses pertes ? Avait-on obtenu des garanties pour l’avenir ? Comment Elliot pouvait-il justifier cette rétractation solennelle de ces circulaires multipliées par lesquelles, pendant deux années, 1839 et 1840, il avait éloigné le commerce anglais de Canton ; protestant contre toute désobéissance à ses injonctions, et menaçant même d’en appuyer l’exécution par la force ? Je l’ai dit, l’intérêt commercial de son pays lui en faisait une loi. Les nécessités du fisc n’étaient pas moins impérieuses. À cette époque, il y avait dans la rivière de Canton quarante-quatre navires anglais jaugeant environ 23,000 tonneaux, et ayant à leur bord plus de 80 millions de propriétés anglaises. Laisser plus long-temps d’aussi graves intérêts en souffrance, c’eût été exposer le gouvernement anglais à de violentes récriminations de la part du commerce britannique. C’eût été d’ailleurs soumettre ce commerce à des pertes qui, ajoutées à toutes celles dont il avait été victime, eussent occasionné d’immenses désastres. En outre, l’exportation des thés avait été fort limitée pendant l’année qui venait de s’écouler, et le trésor devait attendre impatiemment ses rentrées habituelles Pour bien juger les évènemens qui viennent de se passer, de même que pour apprécier ceux qui les suivront, il faut avoir constamment ces considérations présentes à la pensée, et il y a lieu de croire qu’elles eurent une grande influence sur l’esprit du capitaine Elliot, puisqu’il ne craignit pas de donner un démenti à toute sa politique passée. Le commerce profita avidement de cette mesure, mais l’orgueil national s’en offensa ; on se représenta l’effet qu’elle devait produire sur le gouvernement chinois, et nous verrons bientôt que la faiblesse apparente du plénipotentiaire anglais fut mal interprétée à Pékin. Ce qui se passa dans le mois de mai dut convaincre l’Angleterre que la guerre entre elle et la Chine était, pour me servir des expressions presque littérales de l’empereur, un duel à mort. L’Angleterre, ou plutôt son représentant, en cédant aux exigences fiscales de sa position, plaçait son gouvernement dans une attitude peu honorable et peu digne d’une grande nation. Cette transaction était d’ailleurs empreinte d’une mauvaise foi évidente ; l’Angleterre se trouvait en présence d’un terrible dilemme : ou elle avait voulu la paix sans arrière-pensée, et alors que pouvait-elle répondre lorsqu’on lui demanderait compte des déclarations solennelles de la couronne, de son honneur souillé encore, à ses propres yeux, d’une tache qu’une expédition formidable était destinée à laver ? ou bien elle avait voulu seulement une suspension d’hostilités, afin de vendre quelques cargaisons de marchandises, avec l’intention cachée de recommencer la guerre aussitôt qu’elle n’aurait plus besoin de la paix. Quant aux Chinois, en acceptant cette transaction avec la volonté arrêtée de tromper leurs ennemis, ils se servirent de la seule arme du faible contre le fort, la ruse. Fatigués sans doute de cette lutte où ils voyaient chaque jour leurs meilleurs remparts s’écrouler sous les canons anglais et malgré leur vive résistance, les Chinois, peuple peu guerrier, mais fin temporiseur et très habile à profiter de tout ce que les délais, l’astuce et l’intrigue peuvent offrir de ressources, n’hésitèrent pas à accéder à une proposition sur laquelle ils ne devaient pas compter, mais dont ils surent, à première vue, calculer tous les résultats.

Le commerce fut donc ouvert de nouveau, mais le fut-il comme avant le mois de mars 1839 ? Y eut-il échange de marchandises, c’est-à-dire achats et ventes ? Non. Les Chinois vendirent leurs thés à des prix très élevés, et ne voulurent recevoir en échange que de l’argent comptant. Les marchandises anglaises ne trouvèrent pas d’acheteurs, si ce n’est pour de très faibles quantités et à des prix tellement bas, qu’il eût mieux valu ne pas les vendre. Pendant les deux mois que dura ce calme entre deux tempêtes, les Anglais purent exporter en Angleterre environ vingt millions de livres de thé ; l’approvisionnement de la métropole se fit pour un espace de temps qui laissait au gouvernement une certaine latitude pour ses opérations à venir ; le fisc reçut son tribut accoutumé, et la responsabilité financière du ministère anglais fut garantie. Mais n’était-ce pas un peu aux dépens de cet honneur national ordinairement si chatouilleux, quoique évidemment moins susceptible que l’intérêt commercial ?

Les Chinois ne surent pas moins tirer parti de l’armistice. Les droits perçus sur la vente des thés, la vente même de cette denrée, rendirent plus abondantes les sources auxquelles le gouvernement pouvait puiser. De nouveaux canons furent fondus ; des troupes, appelées de toutes les parties de l’empire, vinrent garnir la province de Canton ; enfin, des préparatifs de défense et d’attaque furent faits sur tous les points. Ce fut pendant deux mois une situation dont les annales du monde n’offrent pas d’exemple, que celle de ces deux nations s’arrêtant d’un commun accord au milieu de leurs sanglans démêlés, l’une afin de vendre, l’autre pour acheter, se fournissant ainsi l’une à l’autre de nouveaux moyens de force, et sachant très bien à quoi s’en tenir sur leurs dispositions réciproques. Tandis que le commerce anglais, témoin journalier des préparatifs du gouvernement chinois, ne perdait pas un moment pour charger ses navires, les Chinois, réglant leurs affaires sur un avenir de quelques jours, et toujours prêts à changer de rôle au premier signal, comptaient, pour ainsi dire, les heures de ce repos qui leur semblait humiliant, et attendaient avec impatience que la dernière pierre de leurs fortifications fût posée, que leur dernier canon fût mis en batterie, pour commencer l’attaque. À cette époque, le commerce anglais ne fit pas entendre ces plaintes violentes qui accompagnaient ordinairement chaque mesure du plénipotentiaire ; il sentit que l’honneur national faisait un sacrifice en sa faveur, et il l’accepta avec résignation. Quelques voix opposantes s’élevèrent encore, il est vrai, mais avec modération, tant est puissant chez tout Anglais cet instinct du grand intérêt du pays, l’intérêt commercial.

Cependant les Anglais occupaient Hong-kong, y jetaient les fondemens d’une ville, et tout annonçait que l’Angleterre ou du moins son représentant voulait former sur cette île un établissement durable. Je vais profiter du repos que nous laisse en ce moment la trêve anglo-chinoise pour vous dire quelques mots d’Hong-kong, cette possession anglaise dont l’occupation a eu tant de retentissement en Europe.

L’embouchure de la rivière de Canton, comme vous l’avez vu, est parsemée d’îles presque toutes stériles ; quelques-unes cependant offrent, dans certaines parties, plus de facilité pour la culture, à cause des eaux qui peuvent les féconder. Hong-kong est de ce nombre. La pointe sud de cette île est par le 22° 14′ 45″, et la pointe nord par le 22° 20′ 50″ de latitude septentrionale. Elle s’étend depuis le 114° 6′ 46″ jusqu’au 114° 15′ de longitude est de Greenwich. Sa circonférence est d’environ soixante-dix milles ; sa conformation est très irrégulière, surtout dans la partie sud ; elle offre, dans les nombreuses baies dont elle est comme dentelée, un abri aux navigateurs qui, à la mousson de nord-est, entrent dans la rivière de Canton. La distance d’Hong-kong à Macao est d’environ quarante milles. L’île est comprise dans le district de Sin-oan-hien, dans la province de Canton. Chaque province de la Chine est divisée en un certain nombre de foo, départemens ou préfectures, et chaque foo comprend plusieurs hien ou districts. Ainsi, la province de Canton contient dix foo ou départemens, subdivisés en soixante-douze districts, dont le plus considérable est Kouang-choo-foo, dans le territoire duquel est la ville de Canton. La population d’Hong-kong est d’environ 7,500 ames, dont 4,350 résident dans les villages qui sont situés dans les différentes parties de l’île. Le reste de la population habite les bazars et les bateaux ; vous savez que, sur tous les fleuves de la Chine, il y a de nombreuses tribus dont la résidence est toujours à bord de leurs barques ou dans des espèces de hameaux formés par de vieilles embarcations élevées sur des piquets au-dessus des vases même de la rivière. Cette population, comme presque toute celle de l’île, émigre souvent, la terre ne produisant pas assez pour la nourrir. La principale ville de Hong-kong est Chek-chu ; sa population est de près de 2,000 ames. C’est une île très montueuse, comme la plupart de celles qui se trouvent dans les eaux intérieures de la rivière de Canton ; quelques vallées, étroitement resserrées par les montagnes et arrosées par des ruisseaux qui tarissent souvent, permettent aux Chinois d’y cultiver un peu de riz. Elle ne peut donc offrir par elle-même un grand intérêt à la colonisation anglaise ; mais sa situation au milieu des passages, sa proximité du Boca-Tigris, pourraient présenter quelques avantages à la nation qui l’occuperait avec la sanction du cabinet de Pékin et avec la faculté d’y porter son commerce et d’en faire un vaste comptoir où les Chinois viendraient s’approvisionner. Jusque-là, quoique le typhon qui a soufflé sur la rivière de Canton à la fin du mois de juillet dernier, ait démontré que l’ancrage de ses baies n’est pas aussi sûr qu’on l’avait cru d’abord, Hong-kong peut être pour les Anglais un point de refuge contre les coups de vent de la mousson de sud-ouest, et servir, pendant la guerre, d’entrepôt à un commerce de contrebande assez étendu. Le capitaine Elliot attachait une grande importance à la possession d’Hong-kong ; je l’ai dit, il y fit tracer le plan d’une ville, y établit une administration, et prit lui-même le titre de gouverneur de l’île. Les terrains furent divisés par lots, et, pour favoriser le nouvel établissement, le capitaine Elliot fit publier l’avis officiel qu’il avait demandé à son gouvernement qu’une diminution d’un penny par livre fût accordée en Angleterre sur la taxe d’importation pour les thés embarqués à Hong-kong, et qui y auraient été apportés par des embarcations chinoises. Cette espèce de gouvernement de Hong-kong fut complétée par la création d’un journal officiel, fondé sous les auspices du plénipotentiaire anglais ; et, à ce propos, il y a lieu de s’étonner qu’il ne soit pas venu à la pensée de M. Elliot de publier un journal en chinois. Il avait pour cela les plus grandes facilités : plusieurs interprètes étaient et sont encore attachés à la mission anglaise ; cette publication eût pu avoir pour résultat d’éclairer les populations chinoises sur leurs véritables intérêts, et de les rendre moins hostiles aux Anglais. Le capitaine Elliot eût peut-être réussi de cette façon à réaliser en partie les grandes espérances qu’il fondait sur la possession d’Hong-kong. Quoi qu’il en soit, si la guerre se termine selon les vœux de l’Angleterre, il est douteux que cette île soit d’une grande utilité au commerce britannique, qui trouvera plus d’avantage à voir les ports de la Chine ouverts à ses navires qu’à posséder un coin de terre presque stérile, qui coûterait des sommes énormes à fortifier, et dont la garnison dépendrait, pour sa subsistance, de la population chinoise. Il peut cependant entrer dans les projets du gouvernement anglais d’obtenir de l’empereur la permission de former des établissemens sur plusieurs points de la côte, et Hong-kong serait alors une des têtes de ce cordon ; mais c’est là une hypothèse dont la réalisation est difficile à prévoir. La Chine n’est pas encore réduite à accepter de pareilles conditions, et l’Angleterre, toute puissante qu’elle est, rencontrera plus d’un obstacle avant de s’établir sur les côtes du céleste empire d’une manière permanente avec l’assentiment du gouvernement chinois, condition indispensable pour lui assurer des avantages en rapport avec les pertes qu’elle aura à supporter.

Mais revenons à Canton. La guerre allait recommencer. Les Chinois croyaient être prêts ; les immenses préparatifs qu’ils avaient faits leur paraissaient rendre le triomphe certain. Les édits de l’empereur, dont on a assez régulièrement connaissance, car ils sont publiés dans une espèce de journal à l’usage des officiers de la couronne, annonçaient que le moment de la crise approchait. Le muy-kô, ou cabinet impérial, avait été modifié ; deux Mantchoux, promoteurs ardens de la guerre, avaient pris la place de Keschen et d’Elepoo. On ne s’était pas borné à augmenter les fortifications de Canton ; toute la côte, Amoy, Ning-po, l’embouchure du Yang-tse-kiang, Chusan, Teent-sin, étaient hérissés de canons ; des troupes se portaient sur ces divers points de toutes les parties de l’empire. Une lettre du plénipotentiaire, adressée au gouverneur de la province du Chee-kiang, avait été refusée avec mépris par les autorités de Ning-po, quoiqu’elle fût portée par une corvette anglaise. On supposait qu’environ trente mille soldats tartares étaient réunis à Canton et dans les environs ; de nombreuses batteries élevées le long de la rivière défendaient la ville sur toute son étendue. La connaissance de ces faits et l’imminence du péril, dont ils étaient un indice certain, firent abandonner le projet que le plénipotentiaire britannique avait formé de porter une partie des forces anglaises vers Amoy. Le 15 mai était fixé pour le départ ; les nouvelles de Canton changèrent entièrement la face des affaires.

On le voit, les choses marchaient rapidement à Canton vers une crise. Le 5 mai, les permissions données par les Chinois pour le passage des bateaux destinés au chargement des navires avaient été retirées ; mais cette mesure avait été immédiatement révoquée, sur les représentations des autorités anglaises. Le 8 mai, on disait publiquement que le commerce allait être suspendu par les Chinois, et les Européens commençaient à ne plus se croire en sûreté dans les factoreries. Pendant les jours suivans, ces symptômes deviennent de plus en plus alarmans. On ne peut plus douter que les Chinois ne se préparent activement à quelque grand coup de main. Le 15, de nombreux détachemens de troupes arrivent de l’intérieur ; on évalue le nombre de celles qui sont réunies dans la ville et aux alentours de Canton au chiffre évidemment exagéré de soixante-cinq ou soixante-dix mille hommes. Contrordre est donné aux navires de l’expédition anglaise, qui devaient quitter les eaux de la rivière. La corvette la Modeste se rapproche de Canton, et la goëlette l’Algérine vient jeter l’ancre en face des factoreries. La garde qui les protége est doublée. Les embarcations de ces navires de guerre sont, pendant toute la nuit, remplies de forts détachemens de soldats de marine, prêts à se porter partout où l’ennemi se présentera. Les négocians anglais s’efforcent, de leur côté, de profiter du peu de temps qui leur reste pour presser le chargement de leurs navires. Une moitié à peine des bâtimens anglais, stationnés depuis si long-temps dans la rivière de Canton, a pu recevoir une partie de cargaison. Un seul navire français, la Lydie, de Nantes, s’est trouvé sur les lieux, chargé par un négociant anglais ; ce navire a pu partir dans les premiers jours du mois de mai. Les habitans de Canton émigrent en grand nombre, emportant leurs objets les plus précieux.

Le 18, les navires de guerre qui se trouvent à Hong-kong, ainsi que les transports chargés de troupes de débarquement, lèvent l’ancre et passent le Bogue, allant vers Canton. Les préparatifs se poursuivent avec la plus grande activité. Les Chinois élèvent un rempart continu de sacs de sable entre deux ouvrages avancés de Canton, le French Folly et le Dutch Folly. Des troupes traversent la rivière pendant une partie de la journée du 20 et du 21. Le 21 au matin, M. Elliot apprend, car les secrets sont mal gardés en Chine, qu’une attaque doit avoir lieu d’un moment à l’autre ; il prévient aussitôt, par une note, tous les étrangers résidant à Canton qu’ils aient à se réfugier à bord des navires avant le coucher du soleil, et qu’il est de leur intérêt de mettre sous la protection des canons anglais les propriétés qu’ils peuvent encore avoir à Canton. Tous, à l’exception de deux Américains, profitent de cet avertissement si strictement opportun, comme vous allez le voir. Au soleil couchant, le dernier négociant anglais s’embarquait sur la goélette du commerce Aurora, que la marée et le vent contraire tenaient attachée à son ancre en face des factoreries. — J’ai déjà indiqué la position de la corvette la Modeste, de 20, et de la goélette l’Algérine, de 10 canons. Du pont de ces bâtimens, on pouvait apercevoir les hauts mâts du Blenheim et du Wellesley, de 74, auprès desquels étaient à l’ancre les autres navires disponibles de l’expédition.

Dans la nuit du 21 au 22, toute la ligne des défenses chinoises se couvrit de feux ; de nombreux brûlots furent lancés contre la flotte anglaise de tous les points cachés de la rivière. Les Chinois se croyaient assez forts pour détruire leurs ennemis. Nul doute que, si le secret eût été mieux gardé, s’il y eût eu plus de concert dans les mesures, ou plutôt si la paix, dont ils ont joui depuis tant de siècles, ne les eût rendus inhabiles à profiter de leurs avantages, nul doute, dis-je, que toute l’expédition anglaise n’eût été très sérieusement compromise. Plusieurs navires coururent un grand danger. Les Chinois déployèrent plus de courage que lors de l’attaque des forts de la rivière. Leurs canons furent mieux pointés et avaient été rendus plus mobiles ; on prétend qu’ils durent cette amélioration, très imparfaite encore, aux conseils d’un négociant américain. Toujours est-il que, dans ce combat, le sang anglais coula pour la première fois depuis deux ans que durait la lutte, tandis que jusque-là le sang chinois seul avait été répandu à flots. Je n’entrerai pas dans les détails de cette nuit si fertile en évènemens. Les journaux de Macao en ont donné une peinture vive et exacte ; je ne pourrais que répéter ce qu’ils ont dit. Les résultats furent la destruction de presque tous les brûlots destinés à incendier la flotte anglaise, la perte de quarante ou cinquante jonques de guerre, d’un grand nombre d’hommes, et enfin les évènemens dont il me reste à parler.

Le lendemain, 22 mai, plusieurs des navires de guerre anglais stationnés au-dessus de Canton, et dont les embarcations avaient été envoyées au secours des navires compromis, vinrent se réunir devant la ville, mais ils ne passèrent pas devant les forts qui en défendent les approches sans éprouver des pertes assez considérables. Le bateau à vapeur en fer la Némésis, capitaine Hall, rendit dans cette occasion, comme dans toutes celles où il s’était trouvé, d’immenses services. Ce fut lui qui détourna la plus grande partie des brûlots chinois, et qui détruisit toutes les jonques de guerre. Le capitaine Hall est un homme d’une énergie et d’une activité remarquables.

Le 25 mai, toutes les troupes de débarquement étant réunies, et les navires de guerre ayant jeté l’ancre devant Canton, l’attaque générale de la ville eut lieu sous les ordres du major-général sir Hugh Gough. Dans l’espace de très peu d’heures et après une faible résistance, les Anglais furent maîtres de presque toutes les positions qui dominent Canton ; les hauteurs furent garnies de canons et d’obusiers, et la ville, placée entre le feu de ces batteries et celui des vaisseaux, se trouva de fait à la discrétion des forces anglaises. Dès ce moment, les Chinois, découragés par le peu de succès de leur attaque de nuit, ne songèrent plus à résister. — On assure, et je ne cite ce fait qu’avec répugnance, comme on peut croire, que les Anglais trouvèrent les murailles de Canton couronnées d’une quantité innombrable de certains vases dont je n’ose dire l’usage, et qu’on avait placés sur les remparts comme un effroyable attirail de guerre ; étrange artillerie cependant, dont j’ai peine à m’expliquer la destination. — Des propositions de rançon furent faites ; les uns prétendent qu’elles vinrent des Chinois, d’autres soutiennent qu’elles furent provoquées par le plénipotentiaire anglais. Toujours est-il qu’un traité ou plutôt une convention fut faite entre M. Elliot et le kwang-choo-foo, ou maire de Canton. Vous remarquerez encore qu’aucun des trois commissaires impériaux ne parut dans cette transaction. Le journal anglais Canton Press assura, d’après une autorité qu’il disait irrécusable, que les principaux articles de cette convention étaient les suivans : — Art. 1er . Les Chinois paieront une somme de 6 millions de piastres (environ 36,000,000 fr.). — Art. 2. Les troupes tartares s’éloigneront de deux cents le de la ville de Canton (environ vingt lieues). — Art. 3. Les navires de guerre anglais quitteront la rivière de Canton, ainsi que les troupes anglaises (deux navires de guerre pouvaient seuls rester dans les eaux de la rivière). — Art. 4. Tous les ports de la rivière seront entièrement évacués par les Anglais.

À la première vue, une semblable convention ne peut manquer de vous paraître extraordinaire, même au milieu de cette série de transactions sans exemple dans les guerres européennes. Le capitaine Elliot est maître de Canton ; il n’a qu’un mot à dire, et une garnison anglaise occupera la ville, et cependant pour la troisième ou quatrième fois il s’arrête. Les négociations recommencent ; bien plus, la grande question en litige est passée sous silence ; les commissaires impériaux ne paraissent pas, leur nom n’est pas même invoqué. Toute la responsabilité est prise par le kwang-choo-foo, par le maire de la ville ; il ne s’agit plus que d’une rançon, et, cette rançon payée, les navires anglais abandonneront la rivière de Canton. Ainsi Canton, jusque-là le théâtre de la guerre, ne devient plus qu’un incident de ce long drame. Dès-lors les plans du plénipotentiaire ou du gouvernement anglais ne sont plus douteux : il a senti que la question ne pouvait plus se résoudre qu’à Pékin. Déjà, depuis long-temps et au moment même où il demandait au gouvernement de Canton la paix et le commerce, tous les moyens d’action se préparaient en silence, la compagnie des Indes frétait de nombreux navires, une nouvelle armée était organisée sur une plus grande échelle, des approvisionnemens et des munitions partaient de tous les ports de l’Inde, la Nouvelle-Hollande elle-même envoyait son contingent. Les évènemens de Canton eurent donc lieu au moment où tout était mûr pour l’exécution d’un projet beaucoup plus vaste.

La convention de Canton fut le dernier acte du capitaine Elliot ; ce fut aussi le dernier effort de la première expédition. M. Elliot sembla considérer le rançonnement de Canton comme l’exécution virtuelle du traité du 20 janvier, exécution un peu forcée, il est vrai, mais enfin la lettre était observée. La gazette officielle d’Hong-kong publia un avis du plénipotentiaire, par lequel il annonçait aux étrangers que, la guerre avec la Chine étant avantageusement terminée, on procéderait, le 18 juin, à la vente des divers lots de terrain. Ainsi, par cette déclaration, le plénipotentiaire prenait plus solennellement que jamais possession de l’île d’Hong-kong. Les six millions de piastres stipulés étaient payés, et les autorités chinoises s’étaient vues forcées de recevoir, un peu clandestinement il faut le dire, les autorités anglaises sur le pied d’égalité. Il est vrai que chacun donnait, de son côté, une interprétation différente des évènemens qui venaient de se passer. Le départ des navires anglais fut suivi d’un cri de triomphe poussé par les Chinois. L’empereur ne sut rien de la défaite de ses bonnes troupes tartares. Les six millions payés furent représentés plutôt comme un acte de commisération que comme une condition dictée par la victoire. Les Chinois avaient beau jeu à montrer les choses sous ce point de vue ; l’évacuation de la rivière par l’escadre anglaise parlait pour eux, et ce triomphe dut être naturellement attribué aux invincibles armes de l’empire.

Ainsi, après avoir, pendant un séjour de sept mois dans la rivière de Canton, détruit de fond en comble tous les forts qui la défendaient, à l’exception de celui de Wang-tung ; après avoir fait couler des flots de sang, après avoir eu, malgré la présence d’une armée tartare, la seconde ville de l’empire sous la main, l’expédition anglaise s’arrêta comme fatiguée de l’effort. La transaction de Canton dut avoir pour résultat de relever le courage du cabinet de Pékin.

Je n’ajouterai plus qu’un mot, monsieur : en terminant cette lettre déjà si longue, j’éprouve le besoin d’insister sur les véritables causes de toutes ces péripéties qui vous auront surpris et vous surprendront encore dans le récit du drame que nous suivons avec tant d’intérêt. Je vous ai déjà dit que les bases de la question anglo-chinoise sont dorénavant changées ; ce n’est plus la réparation d’une insulte que l’Angleterre demande à la Chine : c’est un nouveau monde dont elle veut faire la conquête commerciale ; elle sent que c’est là désormais qu’elle trouvera les élémens de force et de vitalité qu’elle est condamnée à chercher partout en dehors d’elle-même, fatale nécessité dont les conséquences commencent déjà à frapper l’attention des peuples. Cependant, même en faisant jouer tous les ressorts de sa puissance pour atteindre ce but, l’Angleterre ne peut perdre de vue les avantages qu’elle retirait naguère de son immense commerce avec la Chine, avantages dont sa situation actuelle lui fait plus que jamais une nécessité. L’affaire de Chine doit donc se présenter pour elle sous deux points de vue différens : celui de l’avenir et celui du présent. C’est pour hâter la solution de la question d’avenir que l’Angleterre ne recule devant aucun sacrifice, qu’elle dégarnit l’Inde de troupes, qu’elle expose ses flottes aux dangers d’une mer si féconde en naufrages, qu’elle compromet même son commerce avec la Chine, source pour elle de tant de bénéfices ; c’est à la question d’actualité qu’elle sacrifie en quelque sorte les exigences de son honneur national, compromis souvent et par le principe et par la conduite de la guerre qu’elle fait à l’empire céleste. C’est dans l’intérêt de l’avenir qu’elle s’épuise et qu’elle combat, c’est dans l’intérêt du présent qu’elle s’arrête momentanément au milieu de ses sanglant triomphes. Pourra-t-elle toujours concilier ces deux intérêts si opposés ? ne faudra-t-il pas tôt ou tard qu’elle sacrifie l’un à l’autre ? Le reste du monde restera-t-il toujours spectateur impassible de cette lutte, dans laquelle se débattent de si grandes destinées ? Déjà nos prévisions de l’année dernière ont commencé à se réaliser ; l’Inde n’est plus tranquille, et, d’un moment à l’autre, l’Angleterre peut se voir obligée de concentrer toute son énergie pour conserver cette plus belle moitié de son empire. L’avenir nous donnera le mot de toutes ces questions ; quant à moi, même après ces trois années de luttes, je n’ose vous donner mon opinion sur le développement futur de la crise anglo-chinoise ; la marche des affaires n’a pas soulevé pour moi le voile qui enveloppe encore le dénouement de cet immense débat.

Dans une prochaine lettre, je vous rendrai compte des évènemens qui ont signalé la fin de l’année 1841.


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Macao, 1er décembre 1841.
  1. Voyez les livraisons des 15 février et 1er  mars.