Question de forme

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La Revue blancheTome XXIX (p. 161-170).

Question de forme

On pouvait croire que les philosophes Pancrace et Marphurius avaient épuisé le sujet ; il n’en est rien ; la notion de forme doit être généralisée, étendue à des cas auxquels Aristote n’avait pas pensé.

Avez-vous observé le fonctionnement d’un phonographe ? Vous prononcez une phrase devant l’appareil, avec le timbre de voix et les intonations qui vous sont propres. Cela ébranle l’air atmosphérique et les vibrations de ce milieu élastique mettent en mouvement, d’une certaine manière, une plaque mince qui porte un stylet. L’agitation du stylet est donc une conséquence de la phrase prononcée par vous. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais, devant le stylet et contre sa pointe, tourne avec une certaine vitesse un cylindre enregistreur recouvert d’une substance que le stylet peut rayer ; de sorte que, quand vous avez fini de parler, le stylet a tracé sur le cylindre une ligne sinueuse, et cette ligne sinueuse est la transcription fidèle de ce que vous avez dit ; c’est là qu’est la merveille. Si vous répétez la même phrase, avec les mêmes intonations et la même intensité devant le même appareil tournant avec la même vitesse, le stylet tracera une ligne sinueuse identique à la première. Si, au contraire, une autre personne que vous parle devant le cornet avec un timbre et des intonations différant des vôtres, la ligne sinueuse sera différente. Elle le sera encore plus si la phrase prononcée n’est pas la même. À une phrase prononcée d’une manière donnée devant un appareil donné, correspond rigoureusement une certaine rainure sinueuse qui en est la représentation graphique ; et la réversibilité de l’appareil prouve que cette représentation est parfaitement précise. Sauf des imperfections de mécanisme, qui d’ailleurs n’existent plus dans le phonographe électro-magnétique de Poulsen, il suffit en effet de forcer le stylet à suivre la rainure tracée, pour restituer à l’air atmosphérique la phrase prononcée avec toutes ses particularités.

Qu’est-ce que cela prouve ? Tout simplement que le son a une forme ! mais n’allons pas trop vite. Nous avons, au moyen du phonographe, tracé une courbe qui est liée à une phrase donnée de telle manière que, d’une part, cette phrase seule, avec toutes ses particularités phonétiques, est capable de produire cette courbe, que d’autre part cette courbe, lorsqu’elle est suivie par le stylet, donne à la plaque une série de mouvements restituant la phrase. Nous avons donc établi une correspondance entre un phénomène qui arrive à notre connaissance par le secours de notre oreille, la phrase prononcée, et un autre phénomène qui arrive à notre connaissance par le secours de notre œil, la course du stylet sur le cylindre. Et cette correspondance est d’une précision parfaite.

Aujourd’hui, nous sommes trop habitués à ce mécanisme pour nous en étonner, mais il n’en a pas toujours été de même, parce que l’homme a une tendance invincible à juger de la forme d’un objet par l’intermédiaire de la vue ou, à la rigueur, du tact. Tout phénomène qui échappe à ces deux sens particuliers ne saurait se présenter à nous avec une figuration quelconque, et l’on rirait d’entendre parler de la forme d’une odeur ou d’un goût. Il faut que nous nous fassions une image visuelle de quelque chose pour lui accorder une forme.

Pour le son, qui résulte d’un mouvement, nous n’éprouvons pas trop de peine à généraliser la notion de forme ; quoique nous ne puissions pas nous faire une représentation visuelle des mouvements vibratoires de l’air, nous concevons que ces mouvements moléculaires puissent déterminer dans une plaque des mouvements visibles ou tout au moins enregistrables sous une forme visible. Mais le fait seul d’avoir enregistré, c’est-à-dire, en réalité, d’avoir fixé le temps sur un papier, nous donne une impression très différente de celle que nous aurions si nous pouvions effectivement voir les mouvements moléculaires de l’air ; en effet, nous voyons sur le cylindre, tout à la fois, l’ensemble des positions qu’a occupées le stylet dans l’espace pendant toute la durée de l’expérience, tandis qu’en réalité il n’a occupé ces positions que successivement. La forme de notre ligne n’a jamais existé dans l’espace ; elle n’a existé, si j’ose ainsi dire, qu’en fonction du temps, et à chaque instant le stylet occupait une position et une seule. Avant donc que les appareils enregistreurs eussent été inventés, il était impossible de parler de la forme d’un son.

Aussi, tout ce que je viens de dire n’aurait pas le moindre intérêt, n’était une conception vraiment géniale du mécanisme de notre audition, conception trop neuve pour avoir été adoptée (a-t-elle été bien comprise ?), mais que Pierre Bonnier a exposée il y a sept ans déjà et développée l’année dernière en l’entourant de considérations qui ne laissent aucun doute sur sa légitimité. La structure de notre oreille est telle que, des ondes sonores arrivant à l’orifice externe, il y a transmission vers le limaçon et que, en définitive, l’empreinte de l’ondulation, c’est-à-dire la forme de l’ébranlement s’étale sur une grande surface sensorielle. Quoique cette surface sensorielle ne conserve pas l’empreinte comme l’enregistreur du phonographe fixe la trace du stylet, on ne peut nier que la forme de l’ébranlement ne soit pour ainsi dire dessinée dessus, par des pressions, comme on dessinerait du doigt, sur une table, une ligne sinueuse…

Il n’y a pas enregistrement, en réalité, pas plus qu’il n’y aurait enregistrement si le stylet du phonographe ne mordait pas dans la surface du cylindre, et, même avec un microscope et dans les conditions les plus favorables, l’œil ne pourrait pas voir, sur la surface sensorielle de l’oreille, la ligne sinueuse qui traduit la phrase entendue.

Mais cette surface est sensorielle, c’est-à-dire semée de terminaisons nerveuses d’une sensibilité spéciale, et chacune de ces terminaisons transmet au cerveau l’impression qu’elle reçoit. De telle manière que le cerveau lit, au fur et à mesure qu’il se produit, le dessin fugitif tracé dans le limaçon ; c’est cette lecture qui est l’audition. Elle ne nous montre pas, comme le ferait un organe visuel, la forme de l’ondulation ; elle nous traduit cette forme dans un langage différent, mais également précis, puisque à une forme donnée correspond une impression auditive donnée et réciproquement. Et c’est cette impression auditive qui est le son. En dehors d’elle il n’y a que des mouvements vibratoires se transmettant dans l’atmosphère. Le son, c’est la lecture faite, au moyen de notre organe auditif, de la forme d’une ondulation aérienne.

Ainsi donc, si un perroquet crie sur son perchoir : As-tu déjeuné, Jacquot ? il se produit un mouvement vibratoire de l’air. Ce mouvement vibratoire de l’air a une forme que nous pouvons connaître de deux manières : 1° au moyen de notre organe visuel, si ce mouvement s’enregistre sur un phonographe ; 2° au moyen de notre organe auditif, si ce mouvement se dessine dans notre oreille et nous fait entendre la phrase : As-tu déjeuné, Jacquot ?

Avant l’invention des cylindres enregistreurs, nous n’avions qu une manière de connaître la forme du mouvement produit par le perroquet, la manière auditive. Et cette connaissance était plus directe et aussi précise que celle qui nous vient par les yeux avec l’intermédiaire du phonographe, mais nous n’aurions jamais songé à dire que notre sens auditif nous faisait connaître des formes, parce que nous n’avons pas l’habitude d’appeler forme quelque chose dont nous ne nous faisons pas une image visuelle. Le langage courant diffère en cela du langage mathématique. La forme d’une surface est définie algébriquement par une équation qui suffit à préciser entièrement la nature de la surface sans que nous ayons besoin de nous en faire une représentation optique. « As-tu déjeuné, Jacquot ? » définit la forme d’un mouvement aérien exactement au même titre que l’équation de la ligne sinueuse inscrite sur le phonographe ; mais il est probable que, sans le phonographe, nous n’aurions jamais su expliciter, au point de vue visuel, le seul qui nous paraisse suffisant, la forme de ce mouvement.


Toutes ces considérations, un peu longues, ont pour but d’amener à une conclusion que je crois de première importance au point de vue biologique, c’est que l’homme et les animaux peuvent, au moyen de certains sens, avoir une connaissance précise de formes qu’ils ignorent au point de vue visuel. S’il ne s’agissait que de l’homme, cela n’aurait pas grand intérêt, mais il nous arrive souvent de nous demander avec étonnement comment quelques animaux peuvent accomplir certains actes, et nous nous étonnerions moins si nous n’attachions pas une attention aussi exclusive à l’emploi des méthodes optiques.

Le retour des pigeons voyageurs ne nous paraîtra plus aussi prodigieux si nous songeons qu’un organe spécial peut leur fournir (sous quelle forme subjective, nous l’ignorons) l’équivalent de l’équation du chemin parcouru. Les fourmis savent reconnaître une piste suivie par leurs congénères et distinguent même dans quel sens la piste a été suivie ; cette particularité attribuée par Forel à un « odorat topochimique » nous paraît incroyable parce qu’aucun, organe ne nous permet de connaître ce que connaissent les fourmis. Les chiens aussi savent suivre une piste dans le sens convenable, mais ils savent également reconnaître leur maitre à l’odeur, et c’est là une chose non moins remarquable.

Mon chien me reconnaît à travers une porte ; il me reconnaît sous n’importe quel déguisement, tandis qu’il ne prendrait pas pour moi une statue de cire me ressemblant parfaitement. C’est donc qu’il se trouve bien mieux renseigné sur ma personnalité par son nez que par ses yeux. Peut-être se fait-il de moi, si j’ose m’exprimer ainsi, une image olfactive plutôt qu’une image visuelle. Cela nous paraît impossible parce que notre odorat est trop obtus et nous permet à grand’peine de distinguer l’espèce d’un animal que nous ne voyons pas, un rat musqué par exemple ou un cancrelas. Les fourmis se laissent aussi tromper par l’odeur ; il suffît de tremper une fourmi étrangère dans le jus obtenu en écrasant des individus d’une fourmillière donnée, pour que les autres habitants de la fourmillière considèrent cette étrangère comme leur sœur ; mon chien est, à cet égard, supérieur aux fourmis, car, s’il peut être trompé un instant sur la personnalité d’un individu revêtu de vêtements imprégnés de mon odeur, il ne tarde pas à reconnaître le subterfuge.

S’il attache d’ailleurs une importance plus grande aux renseignements olfactifs, le chien ne méprise pas pour cela les documents fournis par les yeux ou les oreilles. Un dogue appartenant à un officier courait après tous les pantalons rouges ; les chiens de régiment connaissent la sonnerie spéciale de leur corps et le rejoignent toujours pendant les manœuvres ; tous les animaux de cette espèce viennent à la voix ou au sifflet de leur maître…

Mais nous-mêmes, nous reconnaissons nos amis autrement qu’en les voyant ; nous pouvons être renseignés sur leur approche par leur voix, par le bruit de leurs pas ; au sanatorium d’Hauteville nous nous reconnaissions à notre toux. En résumé, nous connaissons les individus à une particularité quelconque, mais suffisamment précise, de leur constitution ; c’est par l’œil que nous, hommes, recueillons le plus de documents précis ; nous en recevons cependant aussi par l’oreille ; seulement, nous l’avons vu, l’oreille nous fait seulement connaître la forme des sons émis par nos congénères ; ces sons différent suivant les paroles prononcées ; mais il y a, dans la forme très complexe des ondes de notre voix, un ensemble d’éléments qui nous sont propres et qui se retrouvent dans toutes nos phrases ; ces éléments (timbre, intonation) renseignent celui qui nous écoute sur la structure de notre organe phonateur ; non pas que cela donne à notre voisin une image visuelle de notre larynx, mais cela lui fournit une image auditive qui est d’une précision admirable ; si admirable même qu’aucun autre détail isolé de notre structure anatomique, étudiée avec le seul secours de la vue, ne permettrait de nous reconnaître avec autant de certitude ; et cela nous amène à cette nouvelle conclusion que ce qui fait pour nous la supériorité de l’organe visuel, c’est le grand nombre de documents qu’il nous permet de recueillir à la fois, bien plus que la précision même de chaque document ; autrement dit, l’étude optique d’un être est celle qui nous donne, de cet être, la connaissance la plus synthétique ; c’est pour cela que, quand nous parlons de la forme d’un individu, nous entendons qu’il s’agit de sa forme pour notre œil. Quand nous reconnaissons un de nos amis à sa voix, nous évoquons immédiatement son image visuelle ; peut-être, quand un chien reconnaît son maître à, sa voix, évoque-t-il en lui même son image olfactive


Cette expression « image olfactive » nous choque profondément parce que notre odorat est extrêmement obtus ; pour en comprendre la signification nous devons sortir de notre nature d’homme et nous reporter à ce qui se passe chez les chiens et les fourmis. Et d’ailleurs est-il bien légitime d’appeler du même nom, odorat, le sens localisé dans le nez du quadrupède et dans l’antenne de l’hyménoptère ? Au fond, qu’est-ce que l’olfaction ? Nous ne pouvons pas encore le dire d’une manière précise. On a attribué la sensation particulière que nous appelons ainsi à l’action, sur nos terminaisons nerveuses intranasales, de particules matérielles très ténues diffusées dans l’atmosphère autour des corps odoriférants, mais tout le monde n’est pas d’accord. On connaît la célèbre expérience dans laquelle un morceau de musc, abandonné pendant des mois sur le plateau d’une balance de précision dans une atmosphère renouvelée et ayant empesté des milliers de mètres cubes d’air, n’avait pas subi de perte de poids appréciable. Il y a là un mystère analogue à celui du radium éternellement rayonnant…

La seule chose que nous puissions affirmer relativement à l’olfaction, c’est que, contrairement à la vue et à l’ouïe, qui nous renseignent uniquement sur l’état physique des corps, le sens localisé dans notre nez nous renseigne (ainsi d’ailleurs que le goût) sur la nature chimique des substances odorantes. Et dans certains cas il est bien évident que ce document est plus précieux que la simple image visuelle. Combien de liquides ont l’aspect de l’eau, que l’odeur ou le goût nous permettent de distinguer malgré leur similitude optique ! Dans ce cas, la connaissance chimique est tout, le document fourni par l’œil est absolument insuffisant. Au contraire, si nous avons à étudier, par exemple, l’architecture du Louvre, peu nous importe d’être renseignés sur la nature chimique des pierres et des ardoises qui ont été employées pendant sa construction ; avec les mêmes pierres et les mêmes ardoises on eût pu construire tout autre chose. Il n’en est déjà plus tout à fait de même quand il s’agit de l’étude d’un cristal ; là, le renseignement chimique peut nous faire préjuger de la forme architecturale du corps ; en léchant, les yeux fermés, un cristal d’alun, nous pouvons deviner son aspect visuel. Il est vrai que nous pouvons nous tromper ; l’alun peut ne pas être cristallisé ; mais l’étude visuelle peut aussi nous tromper en sens inverse ; on peut avoir coulé une substance fusible dans un moule ressemblant à un cristal d’alun, et, à l’œil, nous prendrons pour de l’alun ce qui n’en sera qu’une pseudomorphose.

Cette remarque nous amène à étudier la possibilité d’un parallèle entre les divers renseignements que nous recueillons sur un corps donné au moyen de nos différents organes des sens.


Quand le corps à étudier est un corps brut, sauf le cas spécial de l’état cristallin, sa forme visuelle est sans relation aucune avec sa nature chimique ; on peut tailler un morceau de sucre comme l’on veut. Il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’un corps vivant : quand nous voyons un chou ou une carotte, nous savons que la substance qui les constitue est de la substance de chou ou de la substance de carotte ; réciproquement, un botaniste exercé peut, dans l’obscurité, reconnaître une plante à son goût et, par conséquent, prévoir sa forme visuelle.

Restreignons-nous au cas où l’objet à observer est un homme. Nous savons le reconnaître en le regardant ou en l’entendant parler ; le chien en le sentant ; tel autre animal, par tel autre organe des sens que nous ne possédons pas et dont nous ignorons le fonctionnement. Si un observateur a trois moyens essentiellement différents de reconnaître un individu, il est indispensable que ces trois moyens ne lui fournissent pas des renseignements contradictoires. Dans le cas général aucune contradiction n’est possible ; nous prenons connaissance d’un homme en le voyant, puis nous l’entendons parler et nous associons dans notre mémoire le souvenir de la forme visuelle de son corps au souvenir de la forme auditive de sa voix ; ensuite, comme la voix et la forme d’un homme adulte ne changent guère, quand nous reconnaîtrons un individu à l’un de ces deux caractères, nous pourrons prévoir le second sans nous tromper. Mais nous aurons établi ainsi un lien factice entre les deux diagnoses de l’individu. Tout à l’heure, au contraire, quand nous avons reconnu, dans une phrase parlée, d’une part une forme auditive, d’autre part, au moyen de l’enregistreur, une forme visuelle, il y avait entre ces deux formes un lien naturel et fatal ; il était certain que la forme visuelle de l’enregistreur, actionnant le stylet d’un phonographe, redonnerait à notre oreille l’impression auditive déjà perçue ; l’une des deux formes étant connue, l’autre ne pouvait pas être différente de ce qu’elle est ; il n’y avait là qu’une forme traduite de deux manières.

En est-il de même pour la forme visuelle de l’homme et la forme auditive de sa voix ? Nous prévoyons immédiatement une différence, parce que la voix de l’homme est une manifestation, non pas de sa structure totale, mais de la structure d’une petite partie de son corps, savoir, l’appareil phonateur. D’autre part, ce que nous savons de la corrélation qui existe entre les diverses parties d’un individu nous pousse à croire qu’il y a un lien entre la structure de l’organe phonateur et la forme du corps. Ne vous est-il pas arrivé d’être stupéfait en entendant sortir une voix grêle du corps d’un géant ou une voix de stentor du gosier d’un pauvre être chétif ? Aucun physiologiste n’est capable, dans l’état actuel de la science, de prévoir la forme d’un homme à la simple audition de sa voix, ou réciproquement, de prévoir sa voix en connaissant seulement son corps. Mais enfin, chaque homme a une voix qui lui est propre et toute la biologie tend à nous faire penser qu’un individu est défini entièrement dans une partie quelconque de son être…

Pour l’odeur, les probabilités sont encore plus grandes ; l’odeur nous renseigne sur la nature chimique des corps vivants et, d’autre part, il est établi que la nature chimique des corps vivants dirige leur morphologie. Il paraît donc indéniable que la forme olfactive d’un individu est absolument liée à sa forme visuelle, sauf les mutilations qui peuvent transformer le corps, le rendre manchot ou boiteux, par exemple, le balafrer et le rendre méconnaissable, sans changer son odeur, caractéristique de sa composition chimique. Et ceci tendrait à prouver que l’on est mieux renseigné sur un individu quand on connaît bien son odeur que quand on connaît sa forme extérieure, laquelle est susceptible de se modifier sous l’influence des accidents extérieurs. Quand Ulysse revint à Ithaque, sa forme visuelle avait tellement changé qu’il fut méconnu des siens, mais il fut reconnu par un chien qui avait conservé le souvenir de sa forme olfactive. Si donc les chiens se font réellement de nous une image olfactive, ils nous connaissent mieux que ceux qui ont seulement fixé dans leur mémoire notre forme visuelle.

Maintenant une question se pose ; s’il y a un lien indissoluble entre la forme visuelle d’un être et sa forme olfactive, ou la forme auditive de sa voix, un observateur qui ne connaît qu’une de ces formes peut-il évoquer l’une des autres ? Comment un chien aveugle s’imagine-t-il son maitre ? S’il s’en fait une image visuelle, quelle est cette image ? Il me paraît peu probable, étant donnée la manière dont s’est produite l’évolution des êtres, qu’il existe, entre les centres nerveux d’un animal, une liaison capable de lui permettre d’évoquer la forme qui correspond à une odeur déterminée ; car la relation entre la composition chimique cause de l’odeur et la forme visuelle du corps qui en est doué, existe dans le corps observé et non dans l’observateur. Et cependant, il est possible qu’une habitude héréditaire pendant un grand nombre de générations fixe, dans une espèce, une liaison entre la forme olfactive et la forme visuelle d’un animal souvent rencontré. Peut-être un jeune chien de chasse, d’une bonne race, évoque-t-il la forme visuelle d’une perdrix la première fois qu’il en sent une et la reconnaît-il quand elle se lève ? Il y a là beaucoup à penser. Mais le plus souvent, s’il s’établit entre nos divers centres nerveux, des relations de cet ordre, elles sont purement pathologiques et ne nous donnent pas de renseignements valables.

Les images olfactives sont de l’hébreu pour nous, hommes, qui avons un odorat détestable, mais peut-être pouvons-nous mieux concevoir les images auditives. Les habitants de l’Afrique australe désignent la mouche tsé-tsé par le bruit de son bourdonnement. Ils la connaissent mieux par cette image auditive que par sa forme visuelle peu différente de celle des autres mouches.

Comment les aveugles-nés s’imaginent-ils leurs proches ? Ils n’ont guère pour les connaître que des images auditives ; évoquent-ils des formes visuelles ? Il est bien difficile de le savoir ! Je connais un mendiant qui n’a jamais vu clair et qui se tient tous les jours au même endroit, loin de tout village, sur la route de Lannion à Pleumeur-Bodou. Sa spécialité est de dire l’heure aux passants, pour avoir deux sous. À cet effet, il écoute, n’ayant rien de mieux à faire, toutes les cloches des paroisses environnantes ; il les connaît à leur timbre et il remarque immédiatement si Brélevenez est en retard sur Servel. Je l’ai interrogé une fois, alors qu’aucune cloche ne sonnait, et il m’a montré de la main, sans hésitation et sans erreur, un clocher distant d’environ deux kilomètres ; or il n’est pas immobile, il marche de long en large sur la route. Cela m’a beaucoup impressionné…

Nous ne savons donc pas tout ce que l’homme peut faire avec chacun de ses sens quand il est privé des autres ; nous ignorons encore bien plus le parti que peuvent tirer certains animaux de sens que nous ne possédons pas. Quelle forme de mouvement les poissons distinguent-ils au moyen de leur ligne latérale ? La conclusion de tout cela, nous pouvons l’énoncer en paraphrasant Shakespeare ; il y a bien plus de manières de connaître que n’en rêve notre philosophie anthropomorphique. Nous avons restreint la signification du mot forme [1] à la forme visuelle ; il y a probablement une forme auditive, une forme olfactive… etc. Il y a bien aussi, disent les scholastiques, la forme substantielle du corps, qui est l’âme, mais nous n’en parlerons pas puisqu’elle a la propriété de ne pas se manifester aux organes des sens.
Félix Le Dantec
  1. Le dictionnaire Larousse (petite édition) définit forme « configuration des corps ; apparence ». Le dictionnaire de Littré et Beaujean donne au contraire la définition : « forme l’ensemble des qualités d’un être », ce qui me paraît bien plus philosophique.