Questions actuelles - La Gauche féministe et le mariage
Parmi tant de questions qui préparent de la besogne au XXe siècle, la « question féministe » sera probablement l’une des plus fécondes en surprises et en divisions. On sait comment elle se pose. D’une façon générale, et dans l’Europe entière ou peu s’en faut, la femme ne veut plus se contenter de la place qui lui avait été assignée dans la société par les lois et les mœurs, par l’éducation et les Églises chrétiennes. Elle s’y trouve trop resserrée ; elle se plaint de ne pas pouvoir s’y développer comme l’exigeraient les conditions de la vie moderne, où la femme isolée et sans fortune est obligée de lutter comme un homme pour gagner son pain contre les hommes, car la galanterie cesse à l’endroit précis où commence la concurrence. Il y a des raisons économiques au fond du mouvement féministe Ce sont elles qui le rendent légitime, exagérations et sottises à part. C’est à cause d’elles qu’on ne s’en débarrassera point avec de faciles railleries. Les plaisanteries glissent sur des personnes à la recherche d’une possibilité d’exister, et tel est actuellement le cas de milliers de filles bien nées, qui, pour des motifs divers, trouvent de moins en moins à se marier et auxquelles il faut pourtant un toit et de quoi manger. Elles sont légion en Angleterre, où le nombre des femmes excède celui des hommes de près d’un million.
Aussi est-ce en Angleterre[1], sous l’aiguillon de souffrances intolérables, que le mouvement féministe a pris une réelle importance. Il y est devenu un large courant avec lequel le parlement est obligé de compter, et qui roule pêle-mêle des idées pratiques et des utopies, de justes ambitions et des théories dangereuses. Il veut tout, réclame tout : ouverture des carrières, droits civils et politiques, égalité des deux sexes devant la loi et la morale, indépendance absolue de la femme. La gauche du parti a ajouté au programme, malgré les vives protestations des modérés, l’abolition du vieux mariage et son remplacement par l’union libre, la seule qui assure à la femme la pleine et entière disposition de sa personne. Ce dernier article est loin d’être nouveau ; nous en avons eu les oreilles rebattues il y a plus d’un demi-siècle. On verra tout à l’heure que les vénérables rabâchages de nos romantiques sur les droits de la passion ont à peine changé de physionomie en s’habillant à l’anglaise.
La thèse de l’union libre a été exposée très nettement par le fameux socialiste allemand Bebel dans son grand ouvrage sur la Femme et le Socialisme[2], qui date de 1883. Il s’y trouve un chapitre intitulé la Femme dans le présent, dont voici le début : « Platon remerciait les dieux de huit bienfaits… Le premier, de l’avoir fait naître homme libre et non esclave ; le second, de l’avoir fait naître homme et non pas femme. » La prière du matin des juifs exprime une idée analogue : « Louange à Dieu, notre Seigneur et le Seigneur de tout l’univers, de ce qu’il ne m’a pas fait femme. » Les juives disent à cet endroit : « Louange à Dieu… qui m’a faite selon sa volonté. » Le chapitre suivant s’appelle la Femme dans l’avenir. « La femme de la nouvelle société, écrit Bebel, sera indépendante, socialement et économiquement ; elle ne sera plus soumise même à un semblant d’autorité et d’exploitation ; elle sera placée vis-à-vis de l’homme sur un pied de liberté et d’égalité absolues ; elle sera maîtresse de son sort. » Toutes les carrières lui seront ouvertes aux mêmes conditions qu’aux hommes. Elle fera les mêmes études, jouira des mêmes plaisirs, de la même liberté en amour. « Elle recherchera en mariage ou se laissera rechercher, et elle n’aura égard qu’à sa seule inclination en concluant son union. Celle-ci sera un contrat privé, sans intervention d’aucun fonctionnaire quelconque… Les instincts de l’être humain ne regardent que lui, pourvu que leur satisfaction ne cause de préjudice à personne. La satisfaction de l’instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu que la satisfaction de tout autre instinct naturel[3]. Personne n’a de compte à en rendre à personne, et nulle n’a droit de s’en mêler sans y avoir été invité… Au cas d’incompatibilité, de désillusion ou d’antipathie entre les conjoints, la morale ordonnera de dénouer un lien devenu contraire à la nature, et par conséquent immoral… Aucun esprit réfléchi ne nie plus que la forme actuelle du mariage réponde de moins en moins à son objet ; et l’on voit des gens qui ne sont pas disposés, pour le reste, à transformer notre état social, réclamer la liberté du choix en amour, et, au besoin, la liberté de rompre les relations établies. »
Le livre auquel j’emprunte ces citations en est à sa vingt-cinquième édition allemande et a été traduit en douze langues. Il a conquis à la cause socialiste bien des cœurs féminins.
Ce ne sont pourtant pas les socialistes allemands, comme on pourrait être tenté de le croire, qui ont inoculé aux Anglaises leurs théories romantiques sur la supériorité morale de l’amour libre. Il y a eu rencontre, et non emprunt ou imitation. Presque au même moment où le livre de Bebel paraissait en Allemagne, une toute jeune fille, miss Olive Schreiner, publiait à Londres un roman écrit dans l’Afrique du Sud et intitulé : l’Histoire d’une ferme africaine[4]. Une héroïne presque enfant y développe à un adolescent abasourdi les idées que je résume ici : « Que ne suis-je l’une de celles qui naîtront dans l’avenir ! alors, peut-être, naître femme ne sera plus naître avec une flétrissure. Nous sommes maudites depuis l’instant où nos mères nous mettent au monde jusqu’à celui où l’on nous enveloppe dans notre linceul. Ce n’est pas ce qu’on nous fait, c’est ce qu’on fait de nous qui nous blesse et nous nuit. Le monde dit à l’homme : Travaille, et, selon que ton bras sera fort, que tu posséderas la science, tu obtiendras tout ce que ton cœur désire. Il dit à la femme : Tu obtiendras les mêmes choses que l’homme, mais par d’autres moyens. Ni la force, ni la science, ni le travail ne te seront d’aucun secours ; une jolie tournure aide plus une femme dans la vie que toute la science de la terre. Alors, nos parens nous façonnent tendrement pour notre fin maudite. Ils nous apprennent à ne pas gâter notre teint, à ne pas chiffonner notre jolie toilette ; la malédiction agit, et nous sommes contentes ; nous nous ajustons à notre sphère comme le pied d’une Chinoise à son soulier : exactement comme si Dieu avait fait les deux ; et, cependant, il n’est pour rien ni dans l’un ni dans l’autre. Chez quelques-unes d’entre nous, le façonnage a été complet. Les parties dont nous ne devions pas avoir l’usage ont été complètement atrophiées et sont même tombées. Mais, chez d’autres, — et elles n’en sont pas moins à plaindre, — ces parties ont seulement été affaiblies, et subsistent. Nous portons les bandages, mais nos membres n’y adhèrent pas ; nous savons que nous sommes comprimées, et nous nous révoltons contre nos liens. »
La fillette qui tient ce langage se nomme Lyndall. Avec un courage qu’on ne saurait trop louer, parce qu’il faut toujours savoir où l’on va, Lyndall reconnaît que le mariage est inadmissible pour la femme émancipée, dont la liberté ne doit pas admettre de limites. Elle-même prend un amant et refuse de l’épouser : « Je ne le peux pas, lui dit-elle, parce que je ne peux pas être liée ; mais emmenez-moi, si vous voulez, et chargez-vous de moi. Quand nous ne nous aimerons plus, nous nous dirons « bonsoir ». Ainsi fut fait, et ce fut Lyndall qui dit « bonsoir », parce que son amant ne savait « appeler à l’activité » que la partie inférieure de « sa nature ». C’était pourtant un fort honnête homme. La sachant enceinte, il la supplia de revenir et de se laisser épouser ; mais elle lui écrivit : « Je ne peux pas vous épouser. Je veux voir et savoir ; je ne peux pas être liée à un homme que j’aime de la façon dont je vous aime. Je ne crains pas le monde, — j’accepte le combat avec le monde. »
Elle disait aussi : « Le mariage par amour est le plus beau symbole extérieur de l’union des âmes ; le mariage sans amour, le plus sale trafic qui déshonore le monde. »
Elle soutenait encore que les deux sexes doivent être égaux devant la morale comme devant la loi ou les carrières.
Il s’est déjà vendu près de cent mille exemplaires de l’Histoire d’une ferme africaine, et le succès n’en est pas épuisé. Ce livre audacieux est devenu l’évangile de la gauche féministe dans la Grande-Bretagne.
Ainsi, au même moment et aux deux bouts de la terre, un homme vieilli dans les luttes politiques et une jeune fille sans expérience déclaraient avec la même conviction que la condition de la femme, telle que l’ont faite le christianisme et notre état social, est inique et intolérable. Ils se rencontraient dans leurs revendications et donnaient également l’amour libre pour couronnement au programme de la « femme nouvelle ». Personne n’ignore que la voix de Bebel ne s’est pas perdue dans le désert ; il n’est plus guère de pays où l’abolition du mariage ne figure à l’ordre du jour de quelque groupe socialiste ou anarchiste. Olive Schreiner eut d’abord plus de peine à éveiller des échos dans le public très correct auquel s’adressait son livre. L’idée que le mariage est une institution surannée, ne répondant plus aux besoins de la société moderne, était difficile à faire accepter à une nation qui se pique de puritanisme. Celles des féministes qui l’approuvaient au fond de leur cœur ne se pressaient pas de le dire tout haut. Elles ont pourtant fini par s’y résoudre ; et leurs récriminations ont aussi revêtu la forme de romans à thèse. Les unes, moins radicales ou moins hardies que leur chef de file, s’en prennent aux défauts de l’institution plutôt qu’à l’institution même, et se bornent à réclamer la réforme des mœurs en ce qui touche l’union conjugale. Les autres se prononcent franchement pour l’union libre, et dépassent miss Schreiner en ce sens qu’elles introduisent dans le débat des questions particulièrement répugnantes, qu’on nous permettra de laisser de côté. Toutes veulent faire de la passion la pierre d’angle du foyer domestique, et se montrent irritées contre les traditions issues d’un autre idéal.
Aucune de ces traditions, et cela est naturel, n’est aussi détestable à leurs yeux que l’ignorance où il est d’usage de laisser les jeunes filles sur certaines servitudes du mariage ; aucune n’a été de leur part l’objet d’attaques aussi vives et aussi répétées. Elles s’accordent à y voir une monstruosité, puisqu’on doit à cette ignorance tant de mariages sans amour : jamais une jeune fille, si elle savait à quoi elle s’engage, n’accepterait la vie commune avec un homme sans être entraînée vers lui par la passion. Une de leurs héroïnes s’enferme dans sa chambre, pendant son voyage de noces, pour exhaler « sa terreur, son dégoût et son désespoir. » Elle ôte son alliance, la pose sur la table et s’écrie avec un soupir de soulagement : « Libre ! je suis libre ! mon corps est redevenu ma propriété, et mon âme, et mon cerveau ! Je suis redevenue moi-même, Gwen Waring, une créature qui se respecte, et sans la flétrissure de l’homme sur moi, — mais à quoi bon mentir ? Cela ne répare rien et ne sert qu’à m’avilir. Je ne suis plus libre… Dieu de bonté ! Et les femmes se marient comme elles prendraient une loge à l’opéra[5] ! »
L’époux de Gwen est cependant jeune et aimable ; mais le tout est de savoir ce qu’on attend du mariage, et Gwen ne lui demandait que des « sensations nouvelles. » Il y a eu déception : « Ce que je puis avoir d’âme, dit-elle plus loin, et mon corps tout entier appartiennent à Humphrey, ni plus ni moins qu’un des chevaux de son écurie. Et il appelle cette chose « ma femme », et il l’aime… De l’amour ! Non, je ne l’aime pas, cet homme. Je vois tout ce qu’il y a de bon en lui… mais l’aimer ! Cela me paraît tous les jours plus impossible. »
La suite est trop difficile à citer. Les jeunes femmes et les jeunes filles qui ont doté l’Angleterre de ses premiers romans féministes ont puisé dans le sentiment de leur apostolat un courage vraiment extraordinaire. Elles ont créé une littérature de l’alcôve conjugale qui ne laisse rien à désirer pour la science et le cynisme, tout en évitant les tableaux grossiers. Qu’il suffise de savoir que Gwen devient enceinte. Cet événement, facile à prévoir, la surprend comme un coup de foudre. « Comment se fait-il, murmure-t-elle, que cette complication si naturelle ne me soit jamais entrée dans la tête ?… Ainsi, moi, moi Gwen, je vais être mère d’un enfant, et Humphrey est son père ! (Élevant la voix). C’est horrible ! c’est dégradant, étant donnés mes sentimens envers lui, qui n’ont jamais varié ! Je me sens avilie à la pensée qu’un homme ait aussi terriblement en son pouvoir la moindre parcelle d’une femme, quand celle-ci ne peut pas — ne peut pas — ne peut pas ! (avec des cris) lui donner le meilleur d’elle-même. Que savent les jeunes filles des choses qu’elles rendent légales pour elles-mêmes ? Si elles savaient les choses, si on leur apprenait la nature de leur sacrifice, il n’y aurait plus de mariage que lorsqu’il apporterait l’amour, l’amour absolu, à sa suite… Rien, rien, excepté l’amour parfait ne rend le mariage sacré, rien, ni la loi de Dieu ni celle de l’homme ; et voici maintenant le signe extérieur et visible qui met le sceau à ma honte. J’ai péché non seulement dans le présent et le passé, mais dans l’avenir. J’ai fait du tort à une innocente créature qui n’est même pas encore née, j’ai mis une barrière entre elle et sa mère… Et Humphrey !… Désormais, chacun de ses regards, chacun de ses attouchemens me brûlera et me rappellera ma honte. On parle de la honte des femmes qui ont des enfans en dehors du mariage ; ce n’est rien auprès de la honte de celles qui ont des enfans sans aimer leur mari. Les autres ont l’excuse de l’amour, — c’est la nature ; ça purifie leur honte ; mais nous, — c’est contre nature, c’est le plus vil et le plus cruel des péchés ! »
Dans un autre récit[6], Florence a fait, à dix-sept ans, un mariage de raison. Quelques années après, elle arrive subitement chez sa mère : « Eveillez-vous, ma mère ; j’ai à vous parler ! » La vieille dame sursaute à cette voix âpre et hostile. Sa fille lui dit à peu près ce qui suit : « Mon mari est parti pour Paris avec une fille de théâtre. Ces petits voyages sont mes seuls bons momens, mes repos, les oasis du mariage. Je n’ai d’autre regret que leur rareté. J’ai été très malheureuse ; mais c’est fini ; je ne retournerai plus avec lui. »
La mère se récrie, invoque le devoir, le scandale, le « péché », le respect des sermens. La fille reprend froidement : « Ma chère mère, j’ai signé sans savoir ce que je promettais, et je n’ai aucun remords du parti que j’ai pris ; il faut que ma vie m’appartienne. La plupart des femmes finassent avec leur mari. Moi, je ne peux pas. Je ne blâme pas celles qui le font ; il en sera de même tant que l’homme exigera de sa femme, comme un droit, ce qu’il est obligé d’obtenir de sa maîtresse comme une faveur ; tant que le mariage sera pour beaucoup de femmes une prostitution légale, une dégradation de toutes les nuits, un joug détesté… Et je suis venue ici pour vous dire, ma mère, que tout est de votre faute. Vous m’avez élevée en imbécile, en idiote, dans l’ignorance de tout ce que j’aurais dû savoir, de tout ce qui regarde la vie d’une femme mariée. Je n’avais aucune idée de ce que signifiait l’union avec un homme ; je m’imaginais que tout finissait avec les paroles du pasteur. Croyez-vous que, si je m’étais doutée de la vérité, tout mon être ne se serait pas révolté contre une pareille intimité avec lui, contre un pareil avilissement de ma personne ? J’aurais attendu, attendu, jusqu’à ce que j’aie trouvé l’homme que j’aurais aimé avec mon corps et avec mon âme, l’homme devant qui j’aurais été sauvée par l’amour, — ou la passion, comme vous voudrez, — de l’horreur et du dégoût qui m’ont fait un cauchemar de la vie conjugale. J’en suis venue à me haïr moi-même, à vous haïr. Pleurez, ma mère, pleurez sur l’enfant que vous avez tuée. Oh ! pourquoi ne m’avez-vous pas étranglée dans mon berceau ? Ces dernières années ont été un long crucifiement, une longue soumission aux désirs d’un homme que j’avais accepté sans comprendre ce que cela signifiait ; chacune de ses caresses,… regardez-moi, voyez quelle ruine je suis… Quand il viendra me chercher, vous pourrez lui dire qu’il me fait horreur, que je frissonne au contact de ses lèvres, de ses mains, de son haleine ; que mon corps tout entier se révolte à son approche, et qu’il m’est arrivé, après qu’il s’était retourné et endormi, d’avoir une telle poussée de haine, que l’envie de le tuer était trop forte ; je me levais et m’en allais pour échapper à la tentation. »
Une troisième héroïne, victime de la même éducation « idiote », se laisse marier à un homme âgé. Ses soupçons s’éveillent le matin même des noces. Elle s’enfuit au sortir de l’église, et menace de se tuer lorsque son époux la réclame[7].
Je pourrais multiplier ces citations ; mais à quoi bon ? Elles se ressembleraient toutes. Les sentimens sont plus ou moins déplaisans, leur expression plus ou moins littéraire ; l’idée est partout la même : le mariage doit reposer sur l’amour-passion, en d’autres termes sur le désir, sous peine d’être dégradant pour la femme, car il faut de grandes flammes pour purifier certaines scories, et les parens sont criminels d’exposer leurs filles à se prêter par inconscience à des unions qui les « crucifieront » dans leur âme et dans leur chair. La conséquence saute aux yeux. Le lien du mariage ne doit pas survivre à l’amour. Il faut, pour l’honneur de la femme, qu’elle recouvre sa liberté le jour où elle n’est plus entraînée vers son mari. On se rappelle que Bebel avait dit : « La morale ordonnera de dénouer un lien devenu contraire à la nature et, par conséquent, immoral ; » et que miss Schreiner écrivait de son côté : « Quand nous ne nous aimerons plus, nous nous dirons bonsoir. » Effectivement, il n’y a pas autre chose à faire, du moment que le mariage n’a pas d’autre fin que de vivre un roman qui est, de sa nature, essentiellement éphémère ; et, alors, il est imprudent de se préparer des difficultés en provoquant l’intervention de fonctionnaires ou de gens d’église dans ses affaires de cœur ; et le seul moyen sûr de se démarier à volonté est de ne pas se marier ; et nous arrivons par une pente inévitable à l’union libre.
L’Angleterre y vient, en littérature s’entend. Un livre publié en 1894[8] nous montre une jeune fille du monde éprise d’un robuste paysan. L’épouser est hors de question ; Jessamine n’est pas faite pour soigner les cochons ; mais il n’est pas nécessaire de se marier : « Ma nature tout entière, s’écrie Jessamine, le choisit pour amant à la face de l’univers. » Va pour la nature.
Dans un autre roman, de l’an dernier, et dû cette fois à une-plume masculine[9], l’ingénue dit au héros, qui comptait l’épouser à la vieille mode : « Si j’aime un homme, je veux que ce soit en toute liberté. Je ne peux pas m’engager à l’aimer si je l’en trouve indigne, ou à continuer de l’aimer s’il ne sait pas conserver mon affection, ou si je découvre quelque autre homme qui me plaise davantage. Je ne peux pas m’engager à vivre avec lui, dans la honte, un seul jour après avoir cessé de l’aimer. »
Encore quelques mois, et la Grande-Bretagne lisait avec une certaine émotion un très beau roman, puissant et simple, où l’un des maîtres du style reprenait à son compte la thèse de l’émancipation de l’amour et lui donnait une adhésion éclatante. Ce fut un petit événement. La critique s’éleva énergiquement, aux États-Unis comme en Angleterre, contre « l’indécence » et « l’immoralité » des nouvelles tendances, et crut devoir expliquer la tolérance dont elle avait fait preuve jusqu’alors. C’était par dédain. Aussi longtemps que « la désagréable question du lien du mariage et de sa permanence » était restée l’apanage de « romanciers inférieurs », on avait laissé ceux-ci « remuer leur boue[10] » sans leur faire l’honneur de s’en occuper ; de « pauvres cabotins » auxquels personne ne pensera plus dans une heure « ne peuvent pas faire un mal durable[11]. » Mais il n’est plus permis de fermer les yeux lorsqu’un écrivain de marque se met de la partie.
Le romancier qui avait suscité ces colères est l’un des premiers de l’Angleterre contemporaine. Il n’est plus jeune et a une repu-talion méritée. C’est Thomas Hardy.
Son livre a pour titre Jude l’obscur. La préface nous avertit qu’une partie des incidens ont été empruntés à la vie réelle. — Jude est un intellectuel que sa mauvaise étoile a fait naître dans une chaumière. Ses poches sont toujours bourrées de livres qu’il étudie en conduisant sa charrette, ou lorsqu’il a fini sa journée de maçon, et il ne désespère pas d’acquérir assez d’instruction pour entrer dans l’église anglicane et devenir évêque. La route des honneurs lui est fermée une première fois par l’union la plus inconsidérée avec une ancienne fille de bar, la plantureuse Arabelle, choisie par l’auteur pour personnifier l’esprit du passé et les antiques préjugés en faveur du mariage légal, avec son cortège de garanties et de restrictions. Arabelle envisage la question au seul point de vue à sa portée, celui de l’intérêt bien entendu, et il lui paraît hors de doute que la femme a tout avantage à enchaîner l’homme : elle y gagne la sécurité, et le diable n’y perd rien. Arabelle prêche dans ce sens une jeune enthousiaste, apôtre pratiquante des théories de Bebel et de miss Schreiner : « A votre place, je l’entortillerais pour me faire mener tout droit chez le pasteur. C’est bien plus commode pour les affaires d’argent. Et puis, supposons que vous vous chamailliez et qu’il vous flanque à la porte, vous demandez protection à la loi ; sans mariage, la loi ne fait rien pour vous, à moins qu’il ne vous ait fiché son couteau dans le corps ou fendu la tête avec le tisonnier. Et puis, supposons qu’il vous plante là, vous avez les meubles, sans qu’on vous accuse d’être une voleuse, M Ces beaux argumens ont naturellement pour effet de confirmer la jeune radicale dans son opinion sur « l’invincible vulgarité » de l’institution qu’on nomme « le mariage légal » ; et il est de fait que l’expérience a mal tourné pour Jude. Son mariage avait été une erreur morale. Arabelle était si grossière, si vicieuse malgré ses grands principes, que son époux écœuré ne fit rien pour la retenir le jour où elle l’abandonna. Et c’est la première faillite de la vieille union conjugale dans le livre de Thomas Hardy.
Jude a une cousine, la jolie Sue (Suzette), qui représente l’esprit nouveau, en opposition à la fâcheuse Arabelle. C’est aussi une intellectuelle ayant réussi contre vents et marées à se donner de l’éducation, et c’est de plus une névrosée, mal équilibrée, fantasque, dénuée de logique et d’esprit de justice, toujours « à la chasse de la sensation nouvelle ». Sue a épousé par intérêt un vieux brave homme de maître d’école, qu’elle prend en dégoût le jour même. Elle confie ses déceptions à son cousin : « Je songeais que les moules sociaux dans lesquels la civilisation nous fait entrer n’ont pas plus de rapport avec notre véritable forme que les dessins représentant les constellations ne ressemblent à la réalité. J’ai l’air d’être Mme Richard Phillotson, laquelle vit paisiblement de la vie conjugale avec sa contre-partie du même nom. En réalité, je ne suis pas Mme Phillotson ; je suis une femme à passions dévoyées et à antipathies inexplicables, ballottée de côte et d’autre dans un isolement complet. »
Quelques jours plus tard, elle précise ses griefs contre le mariage : « Jude, est-ce mal, à un mari ou à une femme, de raconter à un tiers qu’ils sont malheureux ? Si la cérémonie nuptiale est un acte religieux, il se peut que ce soit mal ; mais si elle n’est qu’un contrat sordide, fondé sur des convenances matérielles, qu’un arrangement facilitant les questions d’installation, de ménage, d’impositions, les règlemens d’héritages pour lesquels il faut connaître le père des enfans, — il me semble qu’on a le droit de crier son chagrin sur les toits… Vous avez deviné ce que je voulais dire ? — J’ai de l’amitié pour M. Phillotson, — mais c’est une torture pour moi, — de vivre avec lui comme mari et femme !… Ce qui me supplicie, c’est d’avoir une dette à payer à cet homme, quelque bon qu’il soit ! — d’être engagée par contrat à sentir d’une certaine façon dans une chose dont l’essence même est la spontanéité !… Jude, je ne m’étais jamais bien rendu compte, avant de l’épouser, de ce que signifiait le mariage. C’est idiot ; je suis sans excuse. J’étais d’âge à savoir, et je me croyais beaucoup d’expérience. Je me suis précipitée tête baissée, à l’aveuglette, en imbécile que j’étais ! — On devrait pouvoir défaire ce qu’on a fait par ignorance ! Je suis sûre que ça arrive à des masses de femmes ; seulement, elles se soumettent, et moi, je me débats… Dans les temps à venir, quand on regardera en arrière, vers les mœurs barbares et les superstitions de l’époque où nous avons le malheur de vivre, je me demande ce qu’on en dira ! » Son mariage avait aussi été une erreur, d’un autre genre, et c’est la seconde faillite de la vieille union conjugale dans le livre de Thomas Hardy.
Jude admire sa jolie cousine d’avoir su conserver son individualité dans l’état de mariage, qui tend à l’effacer chez la femme au profit du mari. « Non, dit-il, vous n’êtes pas Mme Phillotson ; vous êtes la chère Sue, libre, bien que vous ne le sachiez pas. Le mariage ne vous a pas encore annihilée ; il ne vous a pas encore digérée dans son vaste estomac, comme un atome dépourvu désormais d’individualité. »
Il adore cette petite créature si fine, si « vibrante », qui comprend tout, ose tout, et reste sincère dans ses plus grandes inconséquences. Il le lui dit, l’embrasse avec passion, et Sue de s’étonner. Elle lui fait remarquer avec raison que sa conduite n’est pas d’accord avec ses principes religieux, qui lui ordonnent de respecter le sacrement du mariage. Elle, c’est différent, elle ne croit à rien. « Mais vous, un homme si religieux ! Vous êtes moins avancé en théorie qu’en pratique. » Un beau jour, Jude n’y tient plus et s’écrie : « Je me moque de mes principes et de ma religion ! Qu’ils aillent se promener ! » Rentré chez lui, il réfléchit qu’il ferait bien de renoncer à l’Eglise : « Tant qu’il nourrirait ce sentiment défendu, il y aurait de sa part une inconsistance éclatante à poursuivre la pensée de devenir le soldat et le serviteur d’une religion dans laquelle l’amour sexuel est considéré, en mettant, les choses au mieux, comme une fragilité, et, en les mettant au pis, comme une cause de damnation. » Il songeait aussi qu’il était étrange que ses aspirations intellectuelles et spirituelles eussent eu deux fois de suite les ailes coupées par des femmes, et il se demandait avec perplexité, sous l’influence des idées de Sue : « Sont-ce bien les femmes qui sont ici à blâmer, ou n’est-ce pas plutôt notre organisation artificielle qui transforme les instincts naturels normaux en autant de chausses-trapes domestiques, de lacets diaboliques, où se prennent et s’enlizent tous ceux qui voudraient marcher vers le progrès ? »
L’honnête Jude fut ainsi conduit à faire le procès au mariage, source d’impureté et d’iniquité ; à la société, qui a établi le mariage ; et à l’Eglise chrétienne qui le sanctifie. Un soir, il prit ses livres de théologie et de morale, en fit un tas dans le jardin et y mit le feu. « Il était près d’une heure du matin quand la flamme eut achevé de réduire en cendres, avec leurs couvertures et leurs reliures, les pages de Jérémie Taylor, Butler, Doddridge, Paley, Pusey, Newman, et autres. Mais la nuit était paisible, et, tout en retournant avec une fourche les lambeaux de papier noirci, le sentiment de ne plus être hypocrite vis-à-vis de lui-même apportait à son esprit un soulagement qui lui rendait le calme. Il pouvait continuer à croire comme auparavant, mais dans son for intérieur ; il ne possédait plus, il n’étalait plus ces appareils de foi dont on devait naturellement supposer que l’action s’exerçait tout d’abord sur leur propriétaire. Il n’était désormais, en aimant, qu’un pécheur ordinaire, et non un sépulcre blanchi. »
Richard Phillotson, l’époux de Sue, était aussi une âme pieuse et droite, craignant Dieu et respectant la loi morale de ses ancêtres. Il souffrait profondément de la répulsion qu’il inspirait à sa jeune femme, mais il ne s’irritait point contre elle, étant doux de cœur. La scène où la crise éclate fait penser à Ibsen. Un matin, pendant le déjeuner, Sue demande à brûle-pourpoint :
« — Richard, cela te fâcherait que je vive loin de toi ?
« — Loin de moi ?… Mais alors, pourquoi nous être mariés ? »
Elle lui avoue qu’elle l’a épousé par lâcheté, pour se tirer d’un mauvais pas, et répète sa question :
« — Veux-tu me laisser m’en aller ? Je sais combien ma demande est incorrecte…
« — Elle l’est, incorrecte.
« — Mais je la fais ! On devrait établir une classification des tempéramens et adapter à leur diversité les lois sur la famille. Certains caractères souffrent des règles qui sont bienfaisantes pour d’autres. Veux-tu me laisser partir ?
« — Mais nous sommes mariés…
« — A quoi sert de se préoccuper des lois et des rites, s’écria-t-elle avec explosion, lorsqu’ils font votre malheur et que l’on sait ne pas commettre de péché ?
« — Mais tu commets un péché en ne m’aimant pas.
« — Je t’aime bien ! mais je n’avais pas réfléchi que ce serait… Un homme et une femme vivant dans l’intimité, alors que l’un des deux sent comme je le fais, mais c’est un adultère, — il a beau être légal. Là, — le mot est lâché !… Richard, veux-tu me laisser partir ?
« — Tu me désoles avec ton insistance.
« — Pourquoi ne pourrions-nous pas nous entendre pour nous libérer mutuellement ? C’est nous qui avons formé le contrat, nous pouvons le rompre, — non pas légalement, bien entendu, mais moralement ; — d’autant que nous n’avons pas à tenir compte de l’intérêt des enfans, nous n’en avons pas. Nous pourrions alors être amis et nous voir sans que cela fasse de peine à l’un ni à l’autre. O Richard, sois mon ami et aie pitié de moi ! Dans quelques années, nous serons tous les deux morts, et, alors, à qui importera-t-il que tu m’aies affranchie, pour ce petit peu de temps, d’une si dure contrainte ? Je suis sûre que tu me trouves bizarre, ou ultra-sensitive, ou insensée ? Voyons, — pourquoi me faire souffrir en me faisant manquer ma destinée, si cela ne fait de mal à personne ?
« — Mais cela fait du mal, — cela m’en fait, à moi, et tu t’es engagée à m’aimer.
« — Oui, — voilà la chose ! Je suis dans mon tort, j’y suis toujours. Il est aussi coupable de s’engager à aimer toujours qu’à avoir toujours le même credo, et aussi mais que de s’engager à avoir toujours du goût pour un certain mets ou une certaine boisson.
« — Et ton intention, en me quittant, est de vivre seule ?
« — Si tu l’exiges, oui. Mais mon intention était d’aller vivre avec Jude.
« — Comme mari et femme ?
« — Comme il me plaira.
« Phillotson se tordait de douleur.
« Sue poursuivit : — Celui, — ou celle, — qui laisse le monde, ou la portion du monde qui est la sienne, choisir son plan de vie, n’a pas besoin d’autre faculté que celle du singe : l’aptitude à imiter. Ce sont les propres paroles de Stuart Mill. Pourquoi ne peux-tu pas les prendre pour règle de conduite ? Pour ma part, c’est mon désir constant.
« — Je me soucie bien de Stuart Mill ! gémit Phillotson. Tout ce que je demande, c’est de vivre en paix. »
La cloche de l’école rompt l’entretien. Les deux époux vont faire leurs classes, et ils s’envoient des billets par les enfans. C’est Phillotson qui commence : « — Ce que tu m’as demandé m’empêche absolument d’être à mon affaire. Je ne sais pas ce que je fais. Est-ce sérieux ? »
Réponse : — « Je suis vraiment désolée d’être obligée de dire que c’est sérieux. »
Second billet : — « Dieu sait que je ne voudrais pas te contrarier dans aucune chose raisonnable… Mais je ne peux pourtant pas donner mon approbation à ce que tu ailles vivre avec ton amoureux. C’est absurde. Tu perdras l’estime et le respect de tout le monde… »
Réponse : « Je sais que tu veux mon bien. Mais je ne tiens pas du tout à la considération. Il y a quelque chose que je mets très au-dessus de la respectabilité ; c’est, pour citer Humboldt, de produire le développement humain dans sa plus riche diversité… »
Autre billet de Sue : « Je sais ce que tu penses. Mais ne peux-tu pas avoir pitié de moi ? Je t’en prie, je t’en supplie, aie compassion. Je ne le demanderais pas si je n’y étais presque forcée par la chose que je ne peux pas supporter. Jamais pauvre femme n’a autant souhaité qu’Ève ne fût pas tombée, ce qui aurait permis de peupler le paradis (ainsi que le croyaient les chrétiens primitifs) au moyen de quelque mode de végétation inoffensif… »
Une femme capable de faire des plaisanteries d’aussi mauvais goût et de citer Humboldt, après Stuart Mill, dans des circonstances pareilles, méritait des gifles, et rien de plus. Mais le pauvre Richard était amoureux. Au lieu de mettre sa femme sous clef, ainsi qu’il reconnut plus tard qu’il aurait dû le faire, il se persuada que Sue devait avoir raison, puisque aussi bien elle avait toujours raison.
« — Comment, s’écrie un ami, vous allez la laisser partir ? Avec son amoureux ?
« — Avec qui elle voudra ; c’est son affaire… Je sais que j’ai peut-être tort ; qu’en lui cédant, je fais une chose qui n’est défendable ni logiquement ni religieusement, et qui ne s’harmonise pas avec les principes dans lesquels j’ai été élevé. Seulement, je sais encore ceci : quelque chose me dit que j’agirais mal en la refusant… Serait-ce vraiment juste et honorable ? serait-ce vraiment la chose à faire ? ou serait-ce vilain, méprisable, égoïste ? Je ne me charge pas d’en décider. Je vais simplement suivre mon instinct et laisser les principes se défendre comme ils pourront. »
L’ami objecte la morale, les intérêts de la famille et de la société. « Trêve de philosophie ! s’écrie le vieux maître d’école. Je ne m’occupe que de ce que j’ai sous les yeux. » Il ajoute au bout d’un instant : « — Je ne vois pas pourquoi la femme et les enfans ne formeraient pas l’unité, sans l’homme. — Le matriarcat ! » fait l’ami scandalisé.
Sue va retrouver Jude, et Phillotson déclare aux autorités scolaires que sa femme est partie avec son autorisation : « — Elle m’a demandé la permission de s’en aller avec celui qu’elle aimait, et je la lui ai donnée. Pourquoi aurais-je refusé ? Elle est d’âge à savoir ce qu’elle fait, et cela regarde sa conscience, pas moi. Je n’étais pas son geôlier. Je ne peux pas vous donner d’autres explications. » Il est moins réservé avec son ami : « Je n’avais pas le cœur d’être cruel envers elle au nom de la loi. J’ai compris qu’elle est allée rejoindre son amant. Ce qu’ils vont faire, je l’ignore, maie j’y souscris d’avance… J’étais l’homme du monde le plus vieux jeu dans la question du mariage ; — de ma vie, je n’avais examiné au point de vue critique les problèmes de morale qu’elle soulève. Mais j’ai vu se dresser devant moi de certains faits, — je n’ai pas pu aller à l’encontre. » Il perd sa place, ainsi qu’il s’y attendait, et ne se repent de rien, car il a agi selon sa notion, juste ou fausse, du bien et du mal.
Cependant Jude et Phillotson divorcèrent. Le mal causé par des arrangemens sociaux fautifs se trouva défait. Leur sort à tous était remis à nouveau entre leurs mains, en face d’une société qui se montrait, en somme, débonnaire. Riches d’expérience, il dépendait d’eux de se refaire une vie en accord avec leurs principes. Pour Phillotson et Arabelle, ce fut très simple, car ils ne s’étaient pas détachés sincèrement du passé. L’un avait été faible, l’autre débauchée, mais ni l’un ni l’autre ne s’admiraient d’en être arrivés où ils en étaient. Phillotson se cacha dans un coin, résolu à ne plus jamais avoir affaire aux femmes, autant qu’il dépendrait de lui. Arabelle, toujours plus convaincue que les hommes ont besoin d’être liés, travailla de tout son cœur à rentrer dans la correction par un second mariage.
Restaient Jude et Sue. Jude aurait volontiers tiré sa révérence à « l’esprit nouveau » et épousé sa cousine. Le vieux mariage légal lui paraissait très acceptable avec elle. Mais Sue : « Je n’ai pas changé, moi. J’ai toujours la même terreur qu’un contrat rigide ne tue votre tendresse pour moi, et la mienne pour vous… J’aimerais bien mieux rester comme nous sommes… Je sens, Jude, que je commencerais à avoir peur de vous à la minute même où un papier officiel vous ferait une obligation de me chérir et m autoriserait en bonnes formes à me laisser aimer ! — Quelle horreur ! que c’est vilain ! — Il est contraire à la nature humaine de continuer à aimer quelqu’un par ordre. »
Ils s’en tiennent donc à l’union libre par dignité, parce qu’il y a désormais, dans notre société renouvelée, un devoir qui prime tous les autres : le respect de notre individualité, poussé jusqu’au point où il devient le respect de tous les instincts. Le monde les méconnut, ainsi qu’il fallait s’y attendre. Ils furent mal jugés, mis plus ou moins en quarantaine, et la misère entra dans la maison avec les enfans. Mais ils avaient la satisfaction d’être des « pionniers », et de préparer les voies à l’émancipation de l’amour.
C’est ici que se place la grosse péripétie du roman, ce qui en fait la grande originalité, en même temps que le livre tout entier en devient d’un pessimisme amer. L’auteur n’a pas dissimulé un instant qu’il partageait le mépris et le dégoût de Sue pour les anciennes conventions sociales et morales sur l’union conjugale. Le mariage sous sa forme actuelle est évidemment, à ses yeux, une institution condamnée. Mais, tandis que les féministes avancées de l’autre sexe envisagent l’avenir avec une joyeuse confiance, persuadées que la femme émancipée puisera dans le libre développement de ses facultés toutes les vertus, toute la force qui lui seront nécessaires pour vivre avec honneur et dignité dans des situations équivoques, Thomas Hardy, jugeant son héroïne avec une dure clairvoyance, refait impitoyablement l’éternelle histoire de l’homme dompté par une créature capricieuse et mal sûre, qui l’oblige à juger contre sa raison, à agir contre sa conscience, pour se retourner contre lui avec des reproches lorsqu’elle l’a amené à ses fins, qu’elle a brisé sa vie et semé son âme de ruines irréparables. Jude s’est ravalé à plaisir pour obéir aux « vues plus larges » de Sue. Il a renié sa foi, renoncé à ses rêves d’avenir, accepté sans murmure de redevenir simple ouvrier pour nourrir sa famille. Et voici quelle fut sa récompense.
Leurs enfans venaient de périr d’une façon tragique. Un soir, Jude s’inquiétait de ne pas trouver Sue. On lui dit qu’elle doit être à l’église voisine, — elle, Sue, qui n’avait pas eu de cesse qu’elle ne lui en eût désappris le chemin. Il y court, et la trouve prosternée, toute en larmes, sur les dalles. Il l’appelle doucement. Sue, froide et sèche, commence par lui reprocher durement de l’avoir dérangée, puis elle lui fait une de ces scènes dont l’injustice a toujours surpassé la compréhension des pauvres hommes. Oreste en est devenu fou, et peu s’en fallut que Jude ne prît le même chemin lorsqu’il entendit cette femme à laquelle il avait tout sacrifié lui signifier son congé, et lui en donner pour raison que « ses idées sur le mariage avaient changé » ; qu’elle n’admettait plus que le mariage religieux, lequel est indissoluble puisqu’un sacrement ne s’efface pas ; qu’elle était donc, malgré son divorce, la femme de Phillotson, et que lui-même n’avait pas cessé d’être l’époux d’Arabelle. Elle déclara aussi que Dieu lui avait ôté ses enfans pour la punir de leur situation irrégulière et s’accusa d’être la dernière des créatures. « Après m’avoir converti à vos idées ! » criait Jude assommé. Il eut beau s’exclamer, elle le mit à porte de leur logis.
Quelque temps après, elle vint lui annoncer qu’elle retournait « chez Richard. » Elle ajouta : « Nous allons nous remarier. C’est pour la forme, et pour le monde, qui ne voit pas les choses comme elles sont. Mais, bien entendu, je suis déjà sa femme. Rien n’a pu changer cela. »
C’en était trop, après tant de professions de foi d’une impiété agressive, tant de citations pédantes à la gloire de l’union libre, la seule « propre » qu’il y ait sous le soleil, tant de refus hautains d’avoir égard aux préjugés et aux superstitions de Jude, qui aurait voulu légitimer leur union, il se révolte et lui parle avec emportement : « Mais vous êtes ma femme ! Oui, vous l’êtes, et vous le savez… je vous aimais, vous m’aimiez, nous nous sommes mis ensemble ; et cela constitua le mariage. Nous nous aimons encore, vous aussi bien que moi — je le sais. Par conséquent, notre mariage subsiste.
« — Oui, je sais comment vous envisagez les choses, dit-elle avec un détachement désespérant. Mais je vais me remarier avec lui, comme vous diriez. Strictement parlant, vous devriez, — Jude, mettez que ce n’est pas moi qui le dis, — vous devriez reprendre Arabelle.
« — Je devrais ? Bonté du ciel ! — et ensuite ? Et si je vous avais épousée légalement, comme nous avons été sur le point de le faire, comment cela se passerait-il ?
« — Je penserais exactement de même que notre mariage n’en est pas un. Et je retournerais avec Richard, s’il me le demandait, sans repasser par le sacrement. Mais le monde et ses voies méritent quelque considération, à ce que je suppose ; aussi, je consens à une répétition de la cérémonie. — Ne m’écrasez pas de vos railleries et de vos raisonnemens, je vous en supplie ! Autrefois j’étais la plus forte, je le sais, et j’ai peut-être été cruelle à votre égard. Rendez-moi le bien pour le mal, Jude ! Je suis maintenant la plus faible. Ne vous vengez pas, soyez bon. Oh ! soyez bon pour moi, pauvre femme coupable qui s’efforce de s’amender.
« Il secoua la tête avec désespoir, les yeux pleins de larmes. Le coup que lui avait porté la perte de ses enfans semblait avoir détruit chez elle la faculté du raisonnement. Son jugement, jadis si clair, s’était obscurci. — Faux, faux, tout cela est faux ! fit-il d’une voix sourde. Erreur ! Perversité ! Vous me mettez hors de moi ! Vous souciez-vous de lui ? L’aimez-vous ? Vous savez bien que non ! Ce serait de la prostitution par fanatisme, — oui, que Dieu me pardonne, — voilà ce que ce serait.
« — Je ne l’aime pas, il faut bien que je l’avoue avec un remords sans égal ! Mais j’essaierai d’apprendre à l’aimer en lui obéissant. »
En vain Jude discute et implore. Il n’a plus devant lui qu’une femme affolée par la terreur des « jugemens » d’en haut. Ah ! qu’Arnolphe avait raison de menacer Agnès
- … des chaudières bouillantes
- Où l’on plonge à jamais les femmes malvivantes.
Aucun argument ne vaut celui-là pour notre pauvre espèce humaine, et je suis persuadé qu’Horace, l’amoureux d’Agnès, l’a appris un jour à ses dépens de cette petite créature tout instinctive ; Agnès vieillissante lui a certainement fait payer la peur qui la gagnait au souvenir des péchés commis jadis pour l’amour de lui. On n’ose plus à présent tenir le langage d’Arnolphe, les uns de crainte du ridicule, les autres par fausse sensibilité, révolte de leurs nerfs à la pensée des supplices physiques. Il n’y a qu’un homme (parmi les laïques, s’entend) qui ait osé dans ces derniers temps paraphraser le discours d’Arnolphe en affirmant l’existence et la nécessité des peines éternelles : c’est M. Gladstone, dans un article tout récent[12], où il déclare qu’il croit à un Diable personnel, sans cesse occupé à nous induire à mal, et que la crainte de l’enfer est le commencement de la vertu. Je ne sais ce qu’en a pensé l’Angleterre en général, mais M. Gladstone peut compter sur le suffrage de Sue.
Celle-ci le fit comme elle l’avait dit et redevint Mme Phillotson. Arabelle convia Jude hébété à une tournée de cabarets, et ne le laissa dégriser ; que lorsqu’ils eurent à leur tour repassé par l’église. Le vieux mariage triomphait, sauf que le pauvre Jude ne pouvait prendre son parti de tout ce qui lui était arrivé. Il se consumait de chagrin, et bénit une maladie qui vint le délivrer d’un monde inintelligible. Avant de mourir, il voulut pourtant essayer une dernière fois de comprendre. Il se traîna au village où demeuraient les Phillotson, et fit dire à Sue que quelqu’un l’attendait à l’église pour lui parler. Elle poussa une exclamation en l’apercevant, et se retourna vivement pour sortir.
« — Ne vous en allez pas ! fit-il d’un ton suppliant. Ne vous en allez pas. C’est pour la dernière fois !… Je ne reviendrai jamais. Ne soyez donc pas sans pitié. Sue, Sue ! Nous agissons d’après la lettre, et la lettre tue !
« — Je resterai ; je ne veux pas être cruelle ! dit-elle ; et ses lèvres se mirent à trembler, ses larmes à couler, quand elle lui permit de se rapprocher. — Mais pourquoi êtes-vous venu, pourquoi avoir fait cette chose mal, après avoir si bien agi ?
« — En quoi ai-je bien agi ?
« — En vous remariant avec Arabelle. C’était dans le journal. A dire vrai, Jude, elle n’avait pas cessé de vous appartenir. C’est pourquoi vous avez si bien agi,… oh ! si bien !… en le reconnaissant et la reprenant.
« — Dieu du ciel ! Et c’est pour entendre cela que je suis venu ? S’il y a eu dans ma vie quelque chose d’immoral, de dégradant, de contre nature, c’est ce honteux contrat avec Arabelle que vous appelez avoir bien agi ! Et vous aussi, vous vous dites la femme de Phillotson, sa femme ! Vous êtes la mienne.
« — Ne me forcez pas à m’enfuir… je ne peux pas supporter… Mon parti est pris là-dessus.
« — Et moi, je ne peux pas comprendre que vous l’ayez fait… que vous pensiez cela… Je ne peux pas !
« — N’y songez plus. Il est bon mari. — Et moi, — j’ai combattu, j’ai lutté, jeûné, prié. J’ai amené mon corps à une sujétion presque complète. Et vous ne devez pas — vous allez — réveiller…
« — Ô chère folle adorée, qu’avez-vous fait de votre raison ? C’est à croire que vous avez perdu vos facultés. Je discuterais avec vous si je ne savais qu’il est complètement inutile de faire appel au cerveau d’une femme dans l’état de crise sentimentale où vous voilà. À moins que vous ne vous mentiez à vous-même, comme le font tant de femmes dans ces sortes de choses ? Vous ne croyez peut-être pas réellement ce que vous prétendez croire ? c’est peut-être seulement pour vous donner la volupté des émotions dues à ces idées imaginaires ?
« — La volupté ! comment pouvez-vous être aussi méchant !
« — Pauvre chère épave, si mélancolique et si pusillanime, de l’esprit le plus riche en promesses que j’aie jamais rencontré ! Qu’avez-vous fait de votre mépris pour les conventions ? Moi, je serais mort sans rompre d’une semelle.
« — Vous m’écrasez, vous m’insultez presque, Jude ! allez-vous-en ! — Elle se détourna vivement.
« — Je m’en vais. J’en aurais la force, — ce qui ne sera jamais plus, — que je ne reviendrais jamais vous voir. Sue, Sue, vous ne méritez pas l’amour d’un homme ! »
Il regagne à grand’peine son logis et songe tristement, en attendant la mort : « Les temps n’étaient pas mûrs, pour Sue et moi. Nos idées étaient de cinquante ans en avance. La résistance qu’elles ont rencontrée a causé une réaction chez Sue, l’insouciance chez moi… et ma perte… »
Jude expira en maudissant le jour où il était né. Le cadavre était déjà froid lorsque sa femme rentra d’une partie de plaisir. Elle courut aussitôt retrouver ses amis en murmurant : « Ça ne peut pas lui faire de mal que je m’en aille ! »
Quelle est la conclusion du livre ? Les idées de Jude et de Sue étaient-elles simplement « de cinquante ans en avance, » ou seront-elles toujours trop lourdes à porter pour la femme ? Il semble que M. Hardy penche pour la seconde alternative, ce qui reviendrait à dire : le mariage s’en va en morceaux, mais il n’y a rien à mettre à la place ; nous sommes dans une impasse.
A l’apparition de Jude l’obscur, une revue anglaise dénonça l’existence dans la Grande-Bretagne d’une « croisade contre le mariage, publiquement organisée et faisant rage[13]. » C’est beaucoup dire, et s’effarer par trop après avoir par trop dédaigné les signes de débâcle morale qui éclatent en Angleterre comme partout ailleurs. La littérature inaugurée par l’Histoire d’une ferme africaine représente, en somme, les sentimens d’une faible minorité. Elle n’a d’importance qu’à titre de symptôme, parce qu’elle prouve la ténacité d’un mal qui travaille l’Europe depuis une centaine d’années, et dont les accès ne se compteront bientôt plus. Où ne retrouve-t-on pas sa trace ? En Angleterre, les idées soutenues dans Jude l’obscur sont très anciennes, et M. Hardy ne l’ignore pas, puisqu’il fait dire quelque part à l’un de ses personnages : « C’est du Shelley. » Elles ont été ouvertement prêchées et pratiquées en Allemagne, au début du siècle, par un groupe d’hommes célèbres, Schelling et les deux Schlegel en tête. La Russie a eu sa crise vers 1860, et les pays Scandinaves ne sont pas encore guéris de la fièvre ibsénienne. Quant à la France, j’ai à peine besoin de rappeler qu’il n’est pas un des argumens invoqués par les féministes pour défendre les droits de la passion qui n’ait déjà servi à George Sand. Ce n’est pas Jude, c’est Jacques, qui a écrit les lignes que voici : « Je n’ai pas changé d’avis, je ne me suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu’elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfans qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaînera jamais la liberté de l’un et de l’autre[14]. »
Ce n’est pas à Lyndall, c’est à Fernande, que son fiancé adresse une lettre où on lit : « — Il faut… tout prévoir… La société va vous dicter une formule de serment ; vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces sermens est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes. » Et la fiancée répond : « — Ah ! tenez, ne parlons pas de notre mariage ; parlons comme si nous étions destinés seulement à être amans[15]. »
Ce ne sont pas les héroïnes de l’Aster jaune ou de Dissonances qui ont inventé de faire reposer sur la passion un acte aussi sérieux que la fondation d’un foyer et d’une famille ; ce sont ceux qui ont infusé à notre âge l’horreur d’une discipline quelconque, les représentans au milieu de nous de l’esprit de révolte, précieux ferment et redoutable gangrène du monde : ce sont les romantiques, fils du grand et malfaisant Jean-Jacques. L’homme a donné l’exemple, la femme a suivi ; et je ne vois pas de quel droit l’homme lui en fait à présent un reproche. Il a tant parlé, et en termes parfois si éloquens, des devoirs de l’individu envers lui-même, du respect que nous devons à tous nos sentimens, à la seule condition qu’ils soient sincères, du « crime » de subordonner notre « développement » à n’importe quoi, qu’il aurait mauvaise grâce à se plaindre d’avoir fait dans l’autre sexe des recrues qui le gênent parfois et l’ennuient. La femme trouve très bon d’imiter son guide ordinaire. Elle secoue aussi ce qui entraverait l’expansion de sa personnalité. Elle poursuit aussi son « développement », refuse aussi d’aliéner sa liberté au profit de prétendus devoirs. Que ce soit pour son bonheur, c’est une autre question ; je dis seulement qu’à force de respirer le même air, il était difficile qu’elle ne subît pas la contagion, et qu’elle est en tout ceci la victime, l’homme étant le vrai coupable, avec son acharnement à détruire tous les freins.
Les romantiques se trouvent ainsi avoir travaillé à anéantir l’une des plus hautes créations de l’humanité : le mariage chrétien. Oh ! ils ne l’ont pas fait par perversité ; leur âme était généreuse, si leur esprit était faux. Mais ils l’ont fait. Tout ce que des siècles de civilisation et de christianisme avaient introduit de dignité dans le mariage, tout l’effort accompli pour rendre la maternité sacrée, pour effacer les animalités devant des fins désintéressées et des devoirs supérieurs, ils l’ont sacrifié de gaieté de cœur à un idéal de petite bourgeoise romanesque. Le progrès qu’ils proposaient à nos ambitions consistait à remplacer l’union de deux consciences par l’union de deux passions, avec l’instabilité que nécessite un pareil arrangement. Autant vivre sur une poudrière ; mais ce n’était pas pour déplaire aux romantiques, et il est certain que le mariage chrétien ne pouvait pas s’accorder avec leur horreur de la discipline, puisqu’il est avant tout un joug moral. C’est même sa gloire, ce qui en fait le seul contrat digne d’un être moral, appelé à l’honneur de dompter en soi la nature.
Tous les peuples qui l’ont revêtu de noblesse l’ont compris ainsi, à commencer par les vieux Romains des premiers siècles de la république, qui s’étaient fait de l’union conjugale une conception très haute et presque identique à celle que devait plus tard s’en former le christianisme. Leurs lois avaient en vue les intérêts de la famille, auxquels le jurisconsulte avait sacrifié sans hésitation les commodités de l’individu. A ne considérer que les textes, il en résultait pour l’épouse une dure dépendance. Mais les mœurs s’étaient chargées de traduire les textes : « Ce n’est plus, a écrit M. Paul Gide[16], l’esclave impuissante et opprimée, c’est la matrone, la mère de famille, vénérée des esclaves, des cliens, des enfans, respectée de son mari, chérie de tous, maîtresse dans la maison, et au dehors étendant son influence jusqu’au sein des assemblées populaires et des conseils du Sénat. Les Romains n’avaient pas relégué la femme dans la solitude et le silence du gynécée ; ils l’admettaient dans leurs théâtres, à leurs fêtes, à leurs repas ; partout une place d’honneur lui était réservée ; chacun lui cédait le pas, le consul et les licteurs se rangeaient à son passage… Elle offrait, comme le chef de famille lui-même, les sacrifices aux dieux lares ; elle présidait aux travaux intérieurs des esclaves ; elle dirigeait l’éducation des enfans qui, jusque dans l’adolescence, restaient longtemps encore soumis à sa surveillance et à son autorité ; enfin, elle partageait avec son mari l’administration du patrimoine et le gouvernement de la maison. »
Il est difficile de rêver un plus beau rôle ; mais tout s’achète dans ce monde : la matrone romaine payait la noblesse de sa vie d’une étroite limitation de son « individualité. » Au moment de passer le seuil de sa nouvelle demeure, l’épouse disait à l’époux : « Ubi tu Gaïns, ibi ego Gaïa. Où tu seras Gaïus, je serai Gaïa. » Elle reconnaissait par cette magnifique formule qu’elle acceptait de se laisser absorber, dans une certaine mesure, au profit d’autrui. C’est précisément de quoi les féministes ne veulent plus entendre parler ; elles disent moins poétiquement : — Dans les vieux erremens, « un couple marié est égal à une unité. Il faut qu’à l’avenir il soit égal à deux unités. »
On ne peut adresser qu’un reproche au mariage des temps héroïques de Rome. Ces nobles existences de femmes nous apparaissent vraiment par trop sevrées de sentimens doux. Une autre formule latine explique nettement ce qu’on demandait alors à l’institution du mariage : « C’est l’union de deux vies, la confusion de deux patrimoines, la mise en commun de tous les intérêts temporels et religieux. » Rien de plus. Il était réservé au christianisme de pénétrer de tendresse l’idéal antique, et de réaliser ainsi un modèle d’union conjugale qui ne sera jamais surpassé. Bossuet, qu’on n’accusera pas d’être un sentimental, définissait le mariage chrétien « la parfaite société de deux cœurs unis », ou encore « le lien sacré de deux cœurs unis ». Le mot « cœur », dont on chercherait en vain l’équivalent dans les vieilles formules latines, vient tout naturellement au bout de sa plume en parlant d’époux chrétiens. Il écrit, à propos des bienfaits de la monogamie : « Une femme qui donne son cœur tout entier et à jamais reçoit d’un époux fidèle un pareil présent et ne craint point d’être méprisée ou délaissée pour une autre. » Ces petites lignes çà et là tiennent chaud à l’âme, qui risquait d’être transie par la rudesse avec laquelle Bossuet pourchasse jusqu’à l’ombre de la passion. Elles font comprendre qu’il ne s’agit que de distinguer les affections nobles d’avec les autres, celles qui sont « la honte de la nature raisonnable ». La distinction est aisée à établir : Bossuet n’admet pas qu’on puisse être à la fois « amans » et « époux ». On est l’un ou l’on est l’autre, et il en veut à la littérature de son temps d’établir une confusion entre les deux termes. C’est l’un de ses grands griefs contre le théâtre. « Toute comédie, dit-il, veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les personnages non pas comme gens qui s’épousent, mais comme amans, et c’est amans qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après[17]. » Il ne saurait en être autrement ; on n’amuse pas une salle avec les sentimens qui doivent exister entre mari et femme : « L’union conjugale (est) trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir. » On amuse une salle avec ce que le monde appelle les « belles passions », qui « excitent la jeunesse à aimer » et font les « mariages sensuels », au grand détriment de la tendre pureté sans laquelle Bossuet ne conçoit pas le « lien sacré ». Rien ne lui semble assez chaste, assez profond en même temps et assez complet pour son idéal d’affection conjugale.
De même Bourdaloue : « Il ne s’agit point seulement ici d’une société apparente, mais d’une société de cœur… Aimez-vous d’un amour respectueux, d’un amour fidèle, d’un amour officieux et condescendant, d’un amour constant et durable, d’un amour chrétien[18]. » Ailleurs : « L’effet de cette société doit être une union des cœurs si parfaite, que pour un époux l’on soit disposé à se détacher de tout, à quitter tout, à sacrifier tout[19]… » Aimez-vous, mais craignez la « passion », qui rend l’homme « idolâtre de la créature » et traîne après soi la recherche du plaisir, car on ne se marie point pour le « plaisir » ; on se marie pour fonder une famille et faire de ses enfans d’honnêtes gens, pour porter un « joug » et endurer une « sujétion » en vue d’un « but supérieur ».
Et le doux Nicole lui-même ! Avec quelle indignation ne parle-t-il pas[20] de « morale poétique et romanesque » qui prétend légitimer la passion ! Il faut reconnaître que, sur un point au moins, Nicole, Bossuet et Bourdaloue se rencontrent avec les féministes. Ils voient également une disconvenance entre les « belles passions » et l’ensemble d’obligations et de devoirs que représente le foyer domestique. Les uns et les autres estiment de même que le désaccord est irréductible, et ne diffèrent que sur la conclusion à en tirer : les moralistes du XVIIe siècle demandent que l’on dompte la passion, les féministes qu’on supprime le foyer.
On objectera que ces moralistes étaient avant tout de grands chrétiens, et préoccupés comme tels de poursuivre « le péché de la chair. » Soit. La belle page que voici, sur « l’idée du mariage », n’est ni d’un chrétien, ni même d’un moraliste ; elle est d’un révolutionnaire, et a été écrite en 1858. « Cette idée, il n’y a pas à s’y tromper, n’est rien de moins que le projet de dompter l’amour, de le rendre constant, fidèle, indéfectible, supérieur à lui-même, en le pénétrant à haute dose de ce sentiment de dignité qui accompagne l’homme dans toutes ses actions, et on unissant l’homme et la femme dans une communauté de conscience, dont la communauté de fortune devient la conséquence et le gage. La consécration matrimoniale par le ministère du prêtre, avec sacrifice, auspices, invocation des dieux, banquet eucharistique, paroles secrètes, bénédiction, exorcisme, n’a pas d’autre sens. Pour le vulgaire, c’était comme un philtre mystérieux qui devait conférer à l’amour la qualité divine, l’incorruptibilité… Ce n’est pas rien… que cette aspiration sublime à qui la chair répugne, que la beauté même ne satisfait pas, et qui sous cet idéal cherche un idéal supérieur, l’idéal de l’idéal. » L’écrivain qui approuve ainsi que l’on « dompte l’amour », de peur que l’union conjugale ne cesse d’être avant tout une « communauté de conscience », a été de son vivant l’épouvantail de la bourgeoisie. C’est Proudhon, dans un livre[21] d’une violence brutale contre la religion. La très haute idée qu’il se faisait du mariage ne lui avait pas permis de lire ou d’entendre de sang-froid les théories de George Sand et des phalanstériens sur l’amour libre. Il ne se possédait plus à la pensée de lâcher la bête humaine après qu’on avait eu tant de peine à la brider tant bien que mal. Il ne pouvait surtout concevoir que des êtres doués de raison méconnussent les vraies proportions des choses au point de rabaisser l’union d’un homme et d’une femme jusqu’à être une question de « roucoulement ». Il s’écriait : « Le mariage n’est pas rien que l’amour ; c’est la subordination de l’amour à la justice, subordination qui peut aller jusqu’à la négation même de l’amour, ce que ne comprend plus, ce que repousse de toute l’énergie de son sens dépravé la femme libre. » La divinisation romantique de la passion n’eut pas de plus rude adversaire. Toute son admiration, toutes ses préférences allaient à ces matrones antiques dont le rêve de vie se résumait dans les six mots cités plus haut : Ubi tu Gaïus, ibi ego Gaïa.
Je crains qu’actuellement nous ne soyons tous bien éloignés, même en dehors de la gauche féministe, de ces notions saines et fortifiantes sur le grand contrat entre les deux sexes. On s’est accoutumé insensiblement, sous l’influence persistante du romantisme, à les trouver sauvages et désenchantantes, oubliant les fortes raisons qui avaient fait souhaiter la subordination de la passion à des considérations plus élevées. Il suffit pourtant de se représenter par l’imagination la société de l’avenir telle que la rêvent les Olive Schreiner, pour sentir combien nos pères étaient dans le vrai, toute question de morale et de religion mise à part. On ne bâtit pas sur le sable. Il est parfaitement puéril d’essayer de fonder un ordre quelconque sur la plus fragile des passions humaines, la seule que la Nature, qui avait ses raisons, ait faite éphémère. Un ambitieux reste ambitieux, un avare reste avare, un amoureux ne reste pas amoureux. De sorte qu’il faut à toute force, qu’on le veuille ou non, aboutir à l’amour libre. On a vu tout à l’heure par plusieurs exemples que les théoriciens du parti échappent de moins en moins à cette espèce de fatalité.
Le plus singulier, c’est que ce soient généralement les femmes qui prennent l’initiative de démolir la forteresse du mariage, créée pour elles, pour leur protection dans cette terrible lutte pour l’existence qui augmente d’âpreté à chaque génération. Je ne prétends pas que tout soit pour le mieux dans la forteresse, et j’admets sans difficulté qu’on tâche à en améliorer certains détails ; mais je ne vois pas, ou plutôt je vois trop bien ce que deviendraient les héroïnes des romans féministes anglais, si leur thèse venait par malheur à triompher. Pauvres filles ! Pauvres innocentes, d’avoir cru que les hommes n’attendaient que l’heure de la libération pour devenir d’aussi parfaits amans, aussi constans, que les bergers de l’Astrée ! Sans vouloir dire du mal des hommes, il m’est impossible d’en penser tant de bien. Je suis de l’avis d’Arabelle, qui recommandait de leur attacher à la patte un fil légal, parce que, disait cette bonne fille, « on a trop de misères, sans ça ! » Sans compter que le fil légal est très utile aux enfans, dont on s’occupe vraiment trop peu entre romantiques ou féministes.
Ne fût-ce que pour cette dernière raison, le vieux mariage ne s’écroulera pas de sitôt, même dans la Grande-Bretagne. Il faut admettre seulement que quelque chose a craqué dans l’édifice, et cela, dans presque toute l’Europe. La fêlure est visible, et l’on a accusé à tort le relâchement général des mœurs d’en être la cause. L’institution du mariage a traversé sans encombre des époques où les mœurs étaient cent fois pires que de nos jours, parce que personne ne songeait alors à la discuter au nom des principes et de la « morale ». Violer la loi est une chose, contester sa légitimité en est une autre, et c’est à quoi nous en arrivons pour celle qui nous occupe.
En France même, où il serait absurde de parler de « croisade » contre le mariage, où la plupart des gens ignoraient jusqu’au mot de « féminisme » avant un congrès récent, en France même, on n’a pas entendu impunément d’éloquens écrivains parler sans cesse à la femme de ses droits et jamais de ses devoirs, si ce n’est de ceux qu’elle a envers elle-même. Plus d’une idée est tombée en défaveur qui faisait partie nécessaire de l’ancienne notion de l’union conjugale et plus d’une est maintenant acceptée, admirée, qui est incompatible avec elle. Je n’en veux d’autre témoignage que l’accueil fait au divorce. La rapidité avec laquelle il entre dans les mœurs et sa tendance à devenir très facile indiquent une réconciliation périlleuse entre l’opinion et ce qu’on a appelé la polygamie successive : sans la résistance de l’Eglise romaine, nous serions déjà très loin sur la pente. Institué pour répondre à des exceptions douloureuses et très respectables, pour lesquelles il est impossible de ne pas éprouver de compassion, le divorce est devenu la divinité tutélaire qui préside à la cérémonie nuptiale. Son ombre plane sur la mairie pour encourager les indécis, consoler les mélancoliques, et nous le verrons au premier jour parmi les personnages symboliques des peintures décoratives pour salles de mariages. On pourrait citer d’autres signes de la « fêlure ». Tandis que les Anglaises s’échauffent et déraisonnent, les Françaises donnent, sans crier : gare ! des coups de pioche dans l’édifice. C’est pourquoi il valait la peine d’insister sur une question qui semblait, au premier abord, ne pas nous regarder. Le tapage se fait chez nos voisins ; les dégâts, si l’on n’y prend garde, pourraient bien se faire chez nous.
ARVEDE BARINE.
- ↑ Je ne m’occupe que de l’Europe. Pour tout ce qui touche l’Amérique, je renvoie le lecteur aux articles si remarquables publiés ici même par Th. Bentzon : les Américaines chez elles.
- ↑ Die Frau und der Socialismus.
- ↑ Souligné dans l’original.
- ↑ The story of an african farm. Les premières éditions ont paru sous le pseudonyme de Ralph Ivon.
- ↑ A Yellow Aster, par Iota (pseudonyme de Mrs Mannington Caffyn).
- ↑ Discords. — Virgin Soil, par George Egerton (Mrs Claremonte).
- ↑ Dr Janet of Harley street, par Arabella Kenealy.
- ↑ A superfluous woman.
- ↑ The woman who did, par Grant Allen (pseudonyme de Cecil Power).
- ↑ Athenæum, 23 novembre 1895.
- ↑ The Nation (New-York), 6 février 1896.
- ↑ The future life and the condition of man therein (North American Review avril 1896.)
- ↑ Blackwood’s Magazine, janvier 1896, article de Mrs Oliphant.
- ↑ Jacques, par George Sand (1834).
- ↑ Ibid.
- ↑ Étude sur la condition privée de la femme dans le droit ancien et moderne, et en particulier sur le sénatus-consulte velléien, par Paul Gide.
- ↑ Maximes sur la comédie.
- ↑ Sur l’état de mariage.
- ↑ Sur les divertissemens du monde.
- ↑ De la comédie.
- ↑ De la justice dans la révolution et dans l’Église.