Questions constitutionnelles

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QUESTIONS


CONSTITUTIONNELLES


PAR M. DE BARANTE.




Tous les systèmes politiques ont eu, depuis cinquante ans, leur jour de triomphe et leur jour de défaite. La monarchie aristocratique de l’ancien régime, la monarchie constitutionnelle et tempérée, le despotisme militaire, la démocratie pure, ont passé tour à tour sur la France. Toutes ont su réussir, aucune n’a su durer. Il faut donc renoncer à apprécier par le temps et par le succès la valeur des doctrines politiques des partis. Ce moyen, passablement fataliste, mais après tout assez commode, de se prononcer, nous fait défaut. Il faut chercher quelque autre signe pour démêler, parmi tant de doctrines contradictoires qui se sont successivement disputé et enlevé le terrain, quelle est celle qui, satisfait le mieux au vœu du pays, à l’état de nos mœurs, aux exigences de la vérité et de la justice.

Un procédé assez sûr pour s’y reconnaître serait de considérer vers quel ordre d’idées la France retourne, comme par un instinct naturel, toutes les fois que l’orage révolutionnaire cesse de gronder sur elle un instant. Quels sont, entre ces systèmes, ceux qui ont besoin d’être imposés par la force et maintenus par autorité ? Quels sont ceux qui n’ont pu sortir, même un jour, des coups d’état, des moyens exceptionnels et des situations provisoires. Quels sont ceux qui n’ont pu avoir quelques instans de vie, sans manquer eux-mêmes à toutes les règles qu’ils avaient posées ? Vers quel autre, au contraire, se manifeste-t-il de temps à autre un retour puissant, national, irrésistible, dont aucun homme et aucune journée ne peuvent, en particulier, revendiquer l’honneur ? Quel autre système, parvenu au pouvoir, a appliqué à ses ennemis même le bienfait des principes qu’il avait inaugurés ? Parmi tant d’époques différentes que compte déjà notre histoire révolutionnaire, quelles sont celles qui, une fois disparues, ont été ensevelies pour toujours, et dont on n’a pu essayer que de ridicules parodies et d’odieuses contrefaçons ? Quelles autres, au contraire, ont laissé après elles des institutions qui leur survivent, les leçons que chacun veut apprendre des modèles dont, quoi qu’on fasse ou qu’on dise, tous les gouvernemens cherchent silencieusement à se rapprocher ?

En considérant les choses à ce point de vue, il n’est pas impossible d’arriver à former en quelque sorte un corps de doctrines politiques auquel la France n’est pas restée fidèle, il s’en faut bien, mais dont, à travers les oscillations d’une balance mal équilibrée elle a toujours tendu à se rapprocher. Une salutaire division entre les pouvoirs, l’unité et la permanence du pouvoir exécutif, les garanties de la liberté individuelle et de la liberté de conscience, l’égalité civile, la distribution naturelle de la propriété entre les citoyens et le respect de cette propriété protégée par les lois contre l’arbitraire des gouvernemens, tous ces vœux qui figuraient dans les premiers cahiers de charges remis par les bailliages à leurs députés en 1789, ont reparu à toutes les époques où, entre le silence de l’oppression et les vociférations de la multitude, la véritable voix du sentiment public a pu faire entendre ses timides accens. Deux pouvoirs absolus, très différens l’un de l’autre assurément, et semblables par un point seul, le hideux despotisme d’une assemblée, la glorieuse autorité d’un grand homme, ont pu à deux reprises tout absorber en eux-mêmes et offrir en échange au pays, pour toute garantie, l’un l’énergie de ses convictions révolutionnaires, l’autre la sagesse de son génie. La France, terrifiée ou séduite, abattue ou enthousiaste, a pu se laisser faire en silence : dès le lendemain de 1793 ou de 1814, délivrée de Robespierre ou privée de Napoléon, elle redemandait à un mécanisme constitutionnel plus ou moins habile l’accomplissement de ses vœux les plus chers. Une réaction triomphante a pu, dans la chambre exaltée de 1815, rêver un instant la reconstruction de l’ancien régime ; des comédiens de bas étage ont pu, hier encore, se traîner dans la fange et se grimer le visage pour reproduire plus exactement les héros de la convention. Ces reproductions malheureuses ont à peine ému la France ; mais toutes les fois que la liberté véritable, la liberté légale et modérée, dont la monarchie constitutionnelle était la plus haute, mais non pas la seule expression possible, a reparu après une éclipse temporaire, la France l’a toujours saluée comme une amie ancienne et regrettée. Son retour a toujours eu l’air d’une résurrection glorieuse et non d’une restauration surannée. Les doctrines de 1789 forment donc une sorte de foi politique qui survit aux faiblesses des apôtres et aux égaremens des disciples. C’est une terre promise dont l’image ne périt pas. Beaucoup de nos pères ont pu mourir au désert en désespérant de l’atteindre ; moins excusables qu’eux, nous avons pu mériter de la perdre et de la pleurer dans l’exil. Cependant elle existe, nous le savons, car nous avons goûté sa paix ; son souvenir vit au fond des cœurs, et le malheur passe sans l’effacer.

La publication du livre dont nous venons de citer le titre, le nom de l’auteur inscrit en tête de ces trop courtes pages, sont à eux seuls un témoignage de ce retour naturel qui s’opère en France, après toutes les époques de crise, vers les principes modérés essentiels à son nouvel ordre social. C’est à un an, presque jour pour jour, de la révolution de février, que M. de Barante vient de faire paraître ses spirituelles observations sur la situation présente de nos affaires. L’esprit du grand parti constitutionnel et libéral de France, où M. de Barante a figuré pendant trente ans avec tant d’éclat, s’y fait sentir à toutes les lignes. On y retrouve partout l’homme d’affaires élevé dans l’école administrative de l’empire, exercé dans les luttes politiques de la restauration, l’ambassadeur éminent d’un gouvernement qui a passé pendant dix-huit ans pour avoir résolu le problème de la quadrature du cercle politique, l’union du pouvoir et de la liberté. M. de Barante n’a pas renié une de ses opinions passées ni dissimulé une de ses pensées présentes. Aux dogmes philosophiques qui ont prévalu par la force et qui triomphent aujourd’hui, à la souveraineté pure, absolue, capricieuse du nombre, à cette égalité brutale qui ne tient compte ni du talent ni des lumières, ni des dons naturels ni des qualités acquises, M. de Barante a opposé, dans un langage renouvelé par les circonstances, des raisons déjà vieillies par l’expérience. À l’entendre démontrer, avec une tranquille hauteur de pensée, que toute souveraineté, même populaire, est justiciable de la morale et du bon sens, que nul souverain, d’en haut ou d’en bas, n’a le droit d’imposer son bon plaisir pour dernière raison de ses actes, on se rappelle de meilleurs jours, des jours où l’on ne faisait pas des révolutions pour se divertir, et où, quand les peuples s’insurgeaient, c’était pour rappeler aux rois eux-mêmes le respect des sermens oubliés. Il n’y a pas la moindre concession dans le livre de M. de Barante à ce matérialisme politique assez brutal qui s’étale aujourd’hui dans nos assemblées. On jurerait souvent qu’il croit encore qu’il y a un bien et un mal, un tort et un droit, qui sait ? peut-être même des crimes politiques. On dirait qu’à ses yeux toute conspiration n’est pas nécessairement un titre de gloire, toute insurrection victorieuse nécessairement légitime, et que les actes flétris par le code pénal ne deviennent pas permis par cela seul qu’ils prétendent relever d’une opinions politique. En un mot, pas une doctrines déifiées depuis un an n’a pénétré dans cet écrit. Il n’y a pas jusqu’à ses habitudes personnelles de style que M. de Barante a conservées dans nos jours de combat plus que de discussion. Les formes parlementaires nouvelles n’ont point altéré son langage. Tandis que le mode de débat en usage surtout dans un certain parti a pour procédé à peu près uniforme l’effet étourdissant d’un coup de massue, M. de Barante a conservé les mêmes formes de discussion douce, polie, sous lesquelles pourtant se font parfois sentir le froid et la pointe d’un acier perçant. Et cependant, bien que le livre de M. de Barante porte si peu l’empreinte des temps révolutionnaires où il a été écrit, il est pourtant vrai de dire que l’ordre d’idées qui y domine se trouve déjà dans un surprenant accord avec la réaction qui s’opère de jour en jour dans le sentiment public ? Le livre entier aurait pu être écrit avant la révolution de février ; mais il emprunte aux exemples de cette triste année une force de démonstration nouvelle, et il ne peut manquer de rencontrer chez les esprits éclairés par une récente et douloureuse expérience une adhésion plus empressée. Il est ainsi une nouvelle preuve de ce qu’il y a de force et d’avenir dans ces opinions modérées qui forment comme le centre de gravité du pendule ; un choc peut en écarter, le moindre instant de repos y ramène.

Où cette vérité est surtout sensible et ressort du récit pur et simple des faits, c’est dans les premiers chapitres de ce petit ouvrage. L’auteur y passe en revue toutes les formes diverses que nos révolutions ont successivement données au gouvernement et à la législature. Dans cette rapide énumération, les vices de nos huit à dix constitutions sont indiqués, comme en passant, par un trait qui frappe toujours au point juste. Leur sort est expliqué avec une netteté rare par un tableau concis des passions et des circonstances au sein desquelles elles ont pris naissance ou pris fin. La constitution de 94, sortie de la décomposition du pouvoir absolu, et érigeant en articles de loi toutes les méfiances d’une nation toujours frondeuse, affranchie d’hier et long-temps opprimée ; les velléités honnêtes de la constitution de 95, essayant de faire naître l’ordre du sein même des traditions et des principes du désordre, et travaillant à cet accouplement bizarre avec toute la candeur de cette philosophie politique du XVIIIe siècle que les faits ont toujours déçue sans la jamais désabuser ; les précautions ingénieuses de la constitution de l’an VIII destinées à élever une monarchie nouvelle sur le piédestal même de la république : toutes ces phases diverses sont décrites en deux mots et par un dessin correct et pur qui ne permet plus de les méconnaître. M. de Barante a-t-il eu sous les yeux quelques modèles qui l’aient aidé à reproduire si bien le passé ? Sous ce récit, innocent en apparence, y a-t-il quelque allusion et même quelque épigramme cachée ? Ce procédé de laisser parler les faits au lieu de parler soi-même, de démontrer en racontant, si familier à l’historien des ducs de Bourgogne, s’est-il retrouvé ici insensiblement sous sa plume ? Je l’ignore ; mais, dans cette rapide revue des ombres, il semble qu’au passage on reconnaît bien des figures qu’on a, comme on dit, vues quelque part. N’avons-nous pas rencontré de ces orateurs épris de leurs propres paroles, héritiers des constituans de 91, qui érigent en système l’hostilité du pouvoir qui fait les lois contre le pouvoir qui les exécute, et qui, après avoir poussé jusqu’au bout ce duel à mort, s’étonnent de bonne foi que les lois périssent avec leur organe et leur agent ? Et ces révolutionnaires convertis, qui, se prenant eux-mêmes du plus grand sérieux pour l’incarnation du patriotisme et des libertés publiques, pensaient que la France n’avait plus rien à demander du moment qu’elle les voyait au pouvoir ; ces rois au petit pied, qui se partageaient les lambeaux du manteau royal, et qui étalaient de sang-froid devant une nation ruinée un luxe vulgaire, est-ce que le Luxembourg ou le Palais-Bourbon n’ont pas vu quelques originaux taillés ce modèle ? Fasse le ciel que le parallèle n’aille pas jusqu’au bout, et que, de déception en déception, nous ne voyions pas encore quelque jour une nation fatiguée donner elle-même les mains aux artifices à peine déguisés du despotisme, et se rendre, comme un parterre de théâtre, complice de l’illusion qu’on voudrait lui faire. Hélas ! ce sont nos faiblesses, celles que chacun remarque chez son voisin, ou sent en soi-même, que ce tableau fait passer sous nos yeux ; mais on y retrouve aussi nos vœux éternels et nos convictions impérissables. C’est bien toujours la même France, demandant les mêmes choses, et ne sachant jamais obtenir ou garder que la moitié de ce qu’elle désire. C’est toujours Isis ramassant par le monde les membres épars d’Osiris sans pouvoir rendre l’unité et la vie à son corps déchiré.

En arrivant, dans cette revue rétrospective, au point sensible par excellence, à l’époque de malheurs que, depuis vingt ans, on s’applique, avec une légèreté imprudente, à réhabiliter, et, depuis un an, avec une ardeur infernale, à reproduire, M. de Barante s’est élevé par degrés, et sans sortir du calme habituel de son langage, à quelques effets d’une véritable éloquence. Il faut citer en entier cette page remarquable, qui répond, sans y prétendre, à tant de sophismes que l’inexpérience de grands historiens et les rêveries de grands poètes ont, par malheur, livrés, comme un appât, aux passions sanguinaires de la démagogie. « La convention, dit-il, après avoir d’abord été soumise à la tyrannie sanglante de la commune de Paris, s’installa dans le pouvoir absolu et prétendit exercer la souveraineté du peuple. Il n’y eut plus aucune division des pouvoirs, aucune garantie, aucun contrôle : tout fut concentré en une seule autorité. La convention fut législateur, juge, pouvoir exécutif, administrateur suprême, maître des personnes et des propriétés. Si le peuple est un souverain dispensé de justice et de raison, s’il peut réellement déléguer une telle souveraineté, la convention a été le type le plus correct de ce système. Quels enseignemens trouve-t-on donc dans l’histoire de cette assemblée unique, qui exerça sans partage le pouvoir absolu ? Ce pouvoir y fut mobile comme la majorité. Durant trois années à peine pourrait-on compter six mois où cette assemblée, que des déclamateurs ont dit si forte et si puissante, n’ait pas été attaquée, violentée, décimée, se déchirant les entrailles de ses propres mains ? Qu’était la souveraineté du peuple, lorsque ceux qui s’en disaient les délégués se dévoraient les uns les autres ? La convention, dit-on ; mais en quoi consiste la convention, pour en faire ainsi un être doué de la même vie, animé du même esprit, suivant une même voie ? La convention ? est-ce les girondins ? est-ce Danton ? est-ce Robespierre ? est-ce ses collègues de terreur chassés ensuite par les thermidoriens ? est-ce la majorité de 1795 flottant entre la réaction et le soin de se défendre ? Où trouver dans cette série de révolutions l’histoire d’un gouvernement ? Laissons de côté toute idée de liberté, de justice et d’humanité : jugeons tout par le succès. Quels hommes sont sortis de la convention puissans sur l’opinion, revêtus de la confiance publique, estimés capables de gouverner a compté des hommes éloquens, sages, courageux, justement honorés ; mais ceux-là ont été ou proscrits ou persécutés. Ceux que maintenant on propose à l’imitation ont pour tout titre d’honneur d’avoir été pendant quelques semaines des vainqueurs sanguinaires, pour succomber, après un instant de tyrannie, sous l’exécration publique, pour monter aux échafauds qu’ils avaient dressés. Tibère et Néon savaient durer plus long-temps. »

Montesquieu n’eût pas dédaigné la finesse et la force de ce dernier trait. Nous l’avions déjà pensé quelquefois : quel dommage que nous n’ayons eu sur les premiers monstres de l’empire romain que les récits des écrivains du parti vaincu, des réactionnaires d’alors ! — nous ne manquerions pas, sans cela, de quelques grandes raisons démocratiques pour justifier, par l’intérêt public, la décimation lente et régulière de toute la haute société romaine. Sénèque et Thraséas auraient mérité leur sort par quelque endroit aussi bien que Bailly et Malesherbes. Rome étouffée dans les flammes serait un aussi grand acte de patriotisme que Lyon noyée dans le sang. Seulement, au jour du jugement, les héros de Tacite s’élèveraient contre la génération nouvelle, car ils ont payé de moins de sang un pouvoir moins éphémère. Parlant sérieusement, la Providence ménageait à ces étranges caprices de l’histoire, qui s’en allaient réhabiliter l’imbécillité par le crime et mesurer la grandeur du génie à la masse du sang versé, une réfutation prompte et sévère. Elle a suscité une postérité aux grands hommes de 93, et elle nous a livré, comme une étude à faire sur le cœur humain, des montagnards nouveaux à observer. Un peu plus de faiblesse chez la partie honnête de la société, quelque défaillance chez une légion de garde nationale et l’on arrivait de plein saut, par une manifestation de populace à cette profonde combinaison de la terreur qui avait fait pâlir d’admiration tant de faciles historiens. Nous avons pu voir, ce jour-là, que le crime ne descend pas des hauteurs de l’intelligence, mais qu’il s’élève, comme une vapeur infecte, des régions immondes et basses de la société et de l’ame.

Détournant même nos yeux de cette exécrable imitation et nous gardant de toute confusion inique et fâcheuse entre notre convention national et sa détestable devancière, il semble que le spectacle donné cette année même par le mécanisme et les procédés d’une assemblée unique et souveraine nous a livré, avec quelque clarté, le secret de ce qu’il y avait encore d’étonnant pour nous dans les œuvres de la convention. Nous avons pu voir à l’épreuve que, s’il n’y a rien de plus tyrannique qu’une telle assemblée, il n’y a rien non plus qui soit moins véritablement souverain, rien qui gouverne moins et soi-même et les autres, rien, par conséquent, qui puisse moins revendiquer l’honneur d’une conduite régulière et d’une action efficace. Une telle assemblée, ne trouvant en elle-même ni temps d’arrêt ni contre-poids, ne peut ni résister à la pression du dehors, ni commander à ses propres passions ; elle est l’esclave de l’opinion et la proie des divisions intestines. Un courant l’emporte sans cesse pendant qu’un feu la dévore. Dans les actes d’une assemblée de cette nature, il faut toujours distinguer, par conséquent, ce qu’on lui fait faire et ce qu’elle fait elle-même. Ce qu’on lui fait faire peut être bon ou mauvais, grand ou abject, héroïque ou atroce, suivant que les passions du public poussent dans tel sens ou dans tel autre avec tel ou tel degré de force. Ce qu’elle fait porte toujours les traces de l’irréflexion, de l’inconsistance et de l’emportement. Ce qu’on a fait faire, par exemple, à notre assemblée nationale, nous le savons : c’est la résistance de juin commencée par une légion de Paris et soutenue par le flot toujours grossissant des gardes nationales de France ; ce qu’on lui a fait faire encore, c’est la réparation lente, imparfaite, insuffisante des injustices et des folies du gouvernement provisoire. Ce qu’elle a fait de son propre chef, c’est une constitution bâtarde, empruntée de tous les régimes, où tant de forces contradictoires sont aux prises, qu’entre leurs impulsions opposées la machine ne peut faire un pas ; ce sont des lois organiques qui ont désorganisé deux ou trois de nos grandes institutions respectées par l’orage. La différence de ces deux séries d’opérations a été sensible pour tout le monde. À la première, le pays entier s’est associé avec enthousiasme et ardeur, impatient seulement parfois qu’on n’y allât ni assez vite, ni assez franchement. À la seconde, il a assisté avec défiance d’abord, avec raillerie ensuite, enfin avec murmure et colère. La même différence, ou pour mieux parler, la même opposition s’est fait sentir, toutes proportions convenables gardées d’ailleurs, chez les conventionnels de 93. Il y a eu aussi ce qu’ils ont fait et ce qu’on leur a fait faire. Le souffle puissant qui, l’été dernier, soulevait la France entière pour la défense de la société compromise, la poussait alors, unanime aussi, à la libération de son territoire. Telle que le socialisme l’a vue frémissante et indignée se dresser devant lui, les armées de l’invasion la rencontraient sur la frontière et la trouvaient d’étape en étape. C’était un mouvement du même genre, c’était une passion du même ordre, c’était le même cri que nous avons entendu, partant du fond des chaumières, le même tressaillement des entrailles du sol. Les réquisitions partaient du même pas que nous avons vu défiler les gardes nationales rurales. Quand une nation en est là, tout lui est bon ; tout bois devient arme, tout homme pénétré de son esprit devient grand politique et grand général entre ses mains. Combien en avons-nous vu, depuis dix mois, improvisés de la sorte et dont nous cherchons aujourd’hui jusqu’aux vestiges : présidens d’assemblée, commandans de troupe, préfets de police, que de héros de circonstance dont nous avons déjà fait justice ! La convention suivit le mouvement ; pouvait-elle s’y soustraire ? Elle s’en fit un jour l’interprète violent, gauche, maladroit, écrivant de travers et d’une main irrégulière sous la dictée d’un pays irrité. Ses ordres confus, ses désorganisations systématiques, ses proscriptions de généraux, l’indiscipline qu’elle répandait dans les camps a coûté plus d’une victoire. La France alors, comme nous l’avons vu faire aujourd’hui, trouvait dans son énergie intérieure de quoi briser l’effort de ses ennemis et couvrir en même temps les fautes de ses chefs. Mais ce que la convention fit d’elle-même et de la plénitude du cœur, pour ainsi dire, ce qu’elle envoyait au dehors par ses commissaires, ce qu’elle soufflait sur le pays par ses proconsuls, c’était la soif du sang, l’esprit de proscription et de vengeance et la servile soumission aux caprices de la multitude ; ce sont là ses œuvres propres, ses titres de gloire personnels. Le reste appartient à la France. Il n’y a point de solidarité entre ces parties d’une même histoire. Quelle étrange compensation veut-on établir entre le sang innocent répandu sur la place de la Révolution et le sang généreux qui teignit les plaines de Jemmapes ? En quoi l’un pouvait-il servir à l’autre ? Étrange manière de fortifier un pays que de le saigner ainsi des quatre membres ! Quoi, pour trouver Moreau et Bonaparte, il était nécessaire d’immoler Custine et Biron, d’exaspérer Dumouriez, de précipiter Lafayette dans les prisons des alliés ! À ce compte, pour nous faire trouver le général Changarnier, il était donc nécessaire et bien fait, l’an dernier, de briser l’épée des vieux généraux de l’empire. Entre les victoires et les crimes de la république de 93, il a juste autant de rapport qu’entre les folies de la république de 1848 et l’esprit admirable de résistance qu’elle a réveillé dans le pays. Les crimes sont le fait des opérateurs maladroits qui mutilaient ce grand corps ; les victoires sortirent de son énergie doublée par les convulsions de la douleur. Qui pourrait dire même si ce ne sont pas ces temps exécrables qui ont jeté comme un sort de malheur sur les libertés de la France ? Si la liberté ne peut pas fructifier parmi nous, si la gloire même n’a été qu’une fleur passagère, qui sait si ce n’est jas parce que le sol a été détrempé par trop de larmes ? Pour ma part, je me suis souvent étonné, même dans nos jours de prospérité et d’oubli, du singulier tressaillement qui agitait la France au seul nom de 93. Il me semblait voir le fantôme sanglant de Macbeth venant troubler la joie de ses festins et le repos de son sommeil.

L’histoire, nous le pensons, ne donnera plus désormais dans ces odieuses confusions. Elle cessera d’avoir pour le mal les mêmes complaisances que la fortune. Parce que du fond de l’abîme une nation fait, en se débattant, des efforts héroïques pour en sortir, l’honneur n’en sera pas toujours rapporté à ceux-là même qui l’y ont précipitée. Les classes éclairées, intelligentes, ne se divertiront pas toujours, il faut l’espérer, à atténuer, par des distinctions subtiles, par des considérations prétendues profondes, l’impression d’horreur qu’une main sanglante a laissée en traits ineffaçables dans l’esprit du vulgaire. Le suffrage universel nous servira peut-être à ramener à des idées plus simples notre jugement blasé et curieux de singularités. Dans le peuple, dont il est bien permis de parler, puisque c’est lui qui nous gouverne, de simples traditions de famille, recueillies de bouche en bouche au coin du foyer domestique, conservent sur les grands faits historiques des impressions souvent plus vraies que les récits étudiés. Eh bien ! tandis que, dans les faubourgs de Paris, des petits-fils de Henriot et de Santerre, bercés peut-être aux sons de la carmagnole, s’évertuaient l’an dernier à nous rendre des journées de septembre, qu’en pensaient, dans les campagnes, les fils des soldats de Fleurus et de Valmy ? Quel sentiment leur faisait éprouver la résurrection proposée de la guillotinée et des assignats ? Demandez-le au scrutin du 10 décembre. Des trois candidats qui se mesuraient sur le terrain, l’un représentait notre gloire militaire ; un autre, égaré par le sentiment filial, avait eu le malheur de rendre hommage à la terreur ; un troisième, l’idée plus malheureuse encore d’essayer de lui rendre la vie. Les deux faces de notre histoire révolutionnaire se trouvaient ainsi en présence. Dieu merci, elles ne se sont ni reconnues ni embrassées !

C’est ainsi que le spectacle présent peut raviver les tableaux du passé et le passé à son tour peut nous servir de leçon, ou plutôt il n’y a ni présent ni passé : c’est toujours la même histoire qui continue et le même drame qui se dérouler M. de Barante a ouvert la voie, dans ce rapide aperçu, à une série d’études intéressantes. Qu’il nous permette de l’engager à continuer. Une histoire véritable de la convention reste à faire. Des erreurs trop accréditées appellent une réparation ; je dirai presque que la morale publique outragée l’exige. Pour l’honneur du génie politique, il importe que les hommes d’état de 1793 soient appréciés enfin à leur véritable valeur. M. de Barante nous doit cette appréciation ; nous avons le droit de lui demander de compléter et de motiver un jugement si bien porté.

Mais rechercher dans les faits d’autrefois l’exemple et la source de nos maux d’aujourd’hui, retrouver la persistance des désirs et des sentimens de la France sous les nombreuses vicissitudes de sa fortune, tout cela est utile sans doute, mais cela n’est pas encore tout-à-fait satisfaisant pour l’esprit. Puisque les principes modérés ont toujours réuni en France la quantité et la qualité des suffrages, puisque eux seuls lui ont donné quelques jours de paix et quelque éclat de prospérité, d’où vient qu’eux-mêmes n’ont pu s’y établir avec un peu de durée ? On n’a jamais pu, il est vrai, en arracher la semence ; mais l’arbre aussi n’a jamais pu pousser assez de racines pour braver un coup de vent : d’où vient cela ? Quel vice portent en eux-mêmes tous les gouvernemens même justes, équitables, même conformes au vœu public, pour se laisser enlever, sans résistance, par le premier mouvement d’opinion factice qu’une discussion de presse élève ? Pourquoi la liberté constitutionnelle a-t-elle été tour à tour désirée et regrettée par la France, jamais possédée avec suite et sécurité ? Trente ans, et trente ans de bien-être, de douceur dans les mœurs privées de justice dans les rapports publics, de nobles luttes parlementaires et d’active concurrence de richesse et d’industrie, c’est beaucoup plus sans doute que dix-huit mois de crimes et de massacres, et cela seul prouve la différence des institutions ; mais ce n’est point encore assez : ce n’est que le tiers de la vie d’un homme, et l’imagination, quand on est jeune, se fatigue à penser qu’on a en perspective quatre ou cinq gouvernemens à tuer sous soi. C’est bien pis, quand on est vieux : ce n’est pas l’imagination, c’est le dévouement qui s’épuise. Les hommes mesurent si aisément la valeur des choses par leur durée : du moment qu’on sent en soi plus de vie que dans les institutions, on se préfère assez légitimement à elles, et les intérêts privés, qui ont survécu à beaucoup d’intérêts publics, prennent de leur importance relative une idée très exagérée. Cette instabilité lasse et dessèche. Il était digne d’un esprit pénétrant, comme celui de M. de Barante, de rechercher avec soin quelles étaient ces causes de ruines secrètes et permanentes. Elles ne résident dans aucune constitution politique, puisque toutes ont été essayées ! Mais n’y a-t-il que des constitutions politiques ? L’état social d’un pays est-il tout entier dans l’acte écrit qui détermine et partage les pouvoirs publics ? Si l’édifice tombe, est-ce toujours la faute de ses proportions ? n’est-ce pas quelquefois celle du terrain qui le porte ? M. de Barante nous permettra bien de lui dire que nous regrettons qu’il n’ait pas donné à cette étude de notre état social et des institutions qui pouvaient en corriger les défauts une attention plus particulière. Ce regret est d’autant plus vif que son livre abonde en réflexions profondes, en observations fines, auxquelles il ne manque qu’une chose, c’est d’être données sous une forme plus systématique et d’aboutir à une conclusion plus précise.

Quel traité plus ingénieux, par exemple, que le chapitre qui porte pour titre : Des emplois publics ? L’appréciation qui y est faite du rôle des fonctionnaires publics dans notre histoire et de la place que ces fonctions tiennent encore dans nos mœurs, a un mérite de justesse qui n’est pas exempt non plus de nouveauté. Il est bien vrai, comme le raconte M. de Barante, que les fonctions publiques ont été étroitement liées, dès l’esprit politique en France. Comme c’est par l’initiative et l’appel du pouvoir royal que les classes moyennes ont franchi les barrières féodales, les fonctions publiques, qui émanaient de la couronne, ont été la première voie ouverte à la bourgeoisie vers l’influence politique. C’est sous le nom et sous le costume des gens du roi que le tiers-état fait sa première apparition dans l’histoire de France. Et comme en même temps les fonctions publiques n’étaient accessibles qu’à des études sérieuses et à des talens reconnus, comme il s’est formé de bonne heure autour d’elles des habitudes et des traditions de famille, elles sont devenues dans notre société comme le noyau d’une hiérarchie nouvelle, d’une sorte d’aristocratie du mérite ; dont toutes les portes étaient ouvertes, et où la naissance avait besoin de se légitimer pour conserver ses droits. Peu à peu, les meilleurs élémens de l’ancienne noblesse de France, tout ce qui ne s’enterrait pas, dans une stupide ignorance, au fond des provinces, où ne s’évaporait pas dans la frivolité des cours, a pris rang au service de l’état, dans l’armée, dans la magistrature, parfois même dans les finances. Les fonctions publiques étaient devenues ainsi le terrain commun où se rencontraient les fortunes héréditaires et les réputations nouvelles, où s’alliait par conséquent un certain esprit d’innovation avec les traditions conservatrices. Elles ont été pendant tout l’ancien régime l’unique foyer de la vie politique, l’unique emploi sérieux de l’activité des citoyens. C’est dans cet état, fort imparfait assurément au point de vue de la liberté, et fort altéré lui-même par la corruption du XVIIIe siècle, mais fortement ancré cependant dans les habitudes, que la révolution a surpris, la société française. Son souffle dévastateur a dispersé, pendant un instant, tous ces précieux élémens recueillis par le travail des siècles ; mais, comme ils sortaient du fond même du pays, il n’a fallu qu’un instant aussi à la main puissante du grand organisateur de la France pour les rassembler et leur rendre une vie nouvelle. À sa voix, les fonctions publiques se sont relevées ; un pouvoir plus étendu, une hiérarchie plus sévère, un avancement plus régulier, ont achevé de donner à ce que M. de Barante appelle la classe administrative une constitution véritable et d’autant plus remarquable, qu’au milieu de l’égalité générales elle est restée la seule qui passât la tête au-dessus du niveau commun. La liberté constitutionnelle est venue sur ces entrefaites, et comme c’est le propre de cette liberté de porter l’influence du côté où est l’aptitude véritable, il n’a pas été étonnant que la classe administrative ait pris sur-le-champ, dans toutes les institutions politiques, une prépondérance assez marquée. Tout ceci est raconté dans le chapitre des emplois publics, avec une grande intelligence des faits, et M. de Barante arrive ainsi à expliquer tout naturellement, par l’histoire même de la France, la part immense que les fonctionnaires publics ont elle, pendant les deux monarchies constitutionnelles, dans toutes les assemblées politiques. Ils avaient été, dit-il, en quelque sorte la représentation morale de la société française avant qu’elle eût une représentation officielle et constituée. Les fonctionnaires publics étaient la classe politique de France : les chambres, en les admettant, étaient la véritable image du pays. Ainsi s’explique également, après une révolution qui n’a pas eu précisément pour maxime le respect des droits acquis, ni la fidélité aux vœux de la majorité, la proscription brutale qui vient de les frapper en masse.

Pas plus que M. de Barante, nous ne prenons le change sur les véritables sentimens qui ont dicté cet anathème. Nous savons bien que ce qu’on frappe dans les fonctionnaires publics, ce n’est pas, comme on dit, leur dépendance, c’est plutôt leur élévation ; nous savons bien qu’en marquant d’une sorte d’indignité civique toutes les fonctions où se portent d’ordinaire les classes éclairées de la, société, on ne va pas si à l’aveugle qu’on en a l’air ; nous savons bien que dans la carrière administrative, sauf les grands jours de révolution, il faut quelques titres pour parvenir, et que ces titres acquis par la patience du travail ou par l’éclat du mérite choquent un sentiment que M. de Barante a caractérisé avec une force inaccoutumée : « C’est cette égalité hostile et envieuse qui ne tend qu’au mal d’autrui, oubliant même son propre bien… qui brise l’échelle sociale, afin de ne pas avoir le chagrin de voir le mérite en monter les degrés,… qui applique ses penchans tyranniques à arrêter le progrès général de la société. S’il lui était donné, ajoute-t-il, de la façonner à son gré, elle en ferait une Chine démocratique. » Il y a bien des mandarins de cette espèce parmi les auteurs de notre loi électorale, nous le savons, et sur ce point nous ne contredirons pas M. de Barante ; mais n’y a-t-il rien de vrai pourtant dans les inquiétudes que l’organisation et l’esprit de l’administration française inspiraient naguère à beaucoup d’amis sincères de la liberté, et qui sont devenues communes aujourd’hui parmi les défenseurs de l’ordre ? Ces inquiétudes qui se traduisent en protestations contre une centralisation excessive, en demandes de réformes et de simplifications financières, ces craintes exprimées tout haut, même dans un manifeste ministériel, de voir un pays libre transformé en nation de solliciteurs, n’y a-t-il aucun fondement à tout cela ? nous ne saurions le penser, et nous croyons que M de Barante en avait assez dit lui-même pour nous mettre sur la voie du vrai mal.

Il est impossible, en effet, de jeter les yeux sur l’état de notre société française sans être frappé de ces deux faits dont le rapprochement est étrange. D’une part, il est vrai, comme le dit M. de Barante, que les fonctions publiques sont ouvertes à tous, que tout ce qu’il y a de lumières et de capacités s’y donne en quelque sorte rendez-vous. Il y a plus même : tout le monde à peu près en France prétend à toutes les fonctions publiques ; il n’y a pas de père de famille qui n’y prépare ses enfans. Quand il faut trouver un homme éclairé pour quelque œuvre difficile, c’est toujours parmi les fonctionnaires publics qu’on va le chercher. Quand on veut ajouter un petit supplément à un patrimoine modeste, c’est aux fonctions publiques qu’on le demande. Quand on fait des révolutions, c’est sur les fonctions publiques qu’on se jette : en sortant de l’Hôtel-de-Ville, on va droit aux directions générales, on monte en diligence pour être substitut, receveur particulier, ingénieur des ponts-et-chaussées. Et pourtant, malgré cette facilité d’admission, malgré ce contact intime que nos mœurs auraient dû établir entre l’administration et la masse de la population, il n’y a presque jamais de sympathie véritable entre le pays et son gouvernement. L’administration se recrute dans tous les rangs, et s’ouvre à tous les mérites. Elle continue pourtant à faire une classe à part, elle reste pourtant partout étrangère là où elle n’est pas ennemie. Chacun a un parent, un fils, un neveu fonctionnaire, et chacun est de l’opposition. L’administration a pied partout et ne prend racine nulle part. Le gouvernement, c’est tout le monde, et tout le monde accuse le gouvernement. On ne sent pas un seul jour entre la nation et ceux qui la gouvernent cette solidarité patriotique qui fait la force des peuples libres. Les coups qui frappent le sommet n’ont point à la base de retentissement électrique. Il faut deux mois pour s’apercevoir que, quand le gouvernement est renversé, les particuliers sont ruinés.

Il y a plus d’une cause, sans doute, à cet incorrigible défaut de l’esprit public en France. Nous croyons qu’une des principales doit être imputée au rôle même que jouent les fonctions publiques ; elles sont recherchées par trop de monde, elles s’étendent à trop d’objets, elles absorbent en elles-mêmes trop d’emplois naturels de l’activité privée, elles sont astreintes peut-être à une discipline trop étroite et qui les sépare insensiblement de l’esprit général du pays. On pourrait se divertir à tracer en quelques traits le tableau des phases habituelles de la vie de tout homme qu’on appelle bien élevé en France. Ce tableau serait instructif, et je suis sûr que le lecteur y reconnaîtrait ou lui-même ou son voisin.

On entre au collège dès les premières années de la seconde enfance. À quelque carrière qu’on se destine, au collège, l’éducation est la même ; Elle porte tout entière sur des études qu’on appelle libérales, fort élevées et fort nobles assurément, mais dont le mérite est précisément de détourner l’esprit du côté pratique, positif, subalterne, si l’on veut de la vie. Grace au régime même des études, grace aux excitations constantes de l’émulation, on ne rêve guère, au collège, qu’une carrière brillante. Tout ce qui a tournure d’industrie privée ou tout ce qui sent la spéculation commerciale déplaît à des esprits nourris des inspirations de la philosophie et de la poésie antiques. Au bout de huit ans de travaux plus ou moins assidus, après un examen plus ou moins heureux, mais toujours superficiel, duquel on a le droit de prétendre à tout, ce qui vous fait croire que la société a le devoir de tout vous donner. Quand on en est là, si l’on n’est pas avocat ou médecin, il faut absolument être fonctionnaire. Il n’y a que ces trois manières de vivre qui soient dignes de l’éducation qu’on a reçue. D’ailleurs, dans un pays où il n’y a pas de grandes associations, ou, quand il s’en forme, la loi les voit de mauvais œil, il n’y a que les fonctions publiques qui aient grand air. Le moyen de faire autrement que de solliciter un emploi !

Si les emplois se distribuaient sur place, si chacun avait l’espérance de pouvoir être placé dans son propre pays, dans sa ville natale, en s’y assurant une position honorable, en y étendant la considération de sa famille, en se faisant valoir, en un mot, au yeux de ceux qui peuvent vous apprécier, on prendrait patience et on attendrait. En comptant autour de soi les places remplies et les places vacantes, on comprendrait qu’il ne peut y en avoir tout de suite pour tout le monde : on saurait ce qu’on peut espérer ; mais non, grace au mécanisme de la centralisation, toutes les places de France se distribuent à Paris. C’est dans le cabinet d’un directeur qui ne vous connaît pas, qui ne sait pas qui vous êtes, qui n’a aucun moyen de le savoir, qu’il faut venir déposer une demande qui va se perdre dans des milliers d’autres. Ce directeur a peut-être deux ou trois mille places en France à sa disposition. C’est très peu, sans doute, pour toutes les pétitions qui l’accablent ; mais faites donc croire à un jeune homme, avec la bonne opinion qu’on a de soi-même à vingt ans, qu’il y a en France deux ou trois mille personnes à lui préférer. Évidemment la faveur seule peut faire un choix ; l’injustice seule a pu dicter un refus. Sur dix jeunes gens qui viennent ainsi à Paris pour y monter le premier échelon de leur fortune, un peut-être va obtenir quelque modeste emploi de surnuméraire. Sept ou huit s’en vont retourner dans leur département, et rentrent l’esprit mécontent, la vanité froissée, dans des professions qu’ils trouvent plus humbles, bien qu’elles soient au fond plus indépendantes. Deux ou trois qui ont respiré l’air brûlant de la capitale, qui ne peuvent plus se passer de ce mouvement fébrile, de cette excitation constante qu’en y ressent, demeurent à Paris pour y poursuivre une vie aventureuse, pour y chercher fortune dans la presse, et consacrer à la destruction de l’état une activité dont il a dédaigné le concours.

Si ces portraits sont exacts, et nous croyons qu’il n’y a personne qui n’en connaisse plus d’un modèle, il ne faut plus s’étonner de l’impopularité habituelle d’une administration dont la base est pourtant au fond si populaire Tout simple particulier en France a un grief de fondation contre l’administration : c’est de ne pas en faire partie. Cette opposition est sourde ou publique, frondeuse ou violente : c’est une guerre ouverte ou un esprit de taquinerie, suivant les circonstances où les caractères, mais un fonds de mauvaise humeur est universel. Celui qui est en place a toujours, à son insu, fait tort à celui qui n’y est pas. Et maintenant, ces élus du sort qu’on appelle des fonctionnaires, que vont-ils devenir eux-mêmes ? Ici, encore une fois, s’ils rentraient dans leur pays, si c’était au milieu, des leurs qu’ils fussent appelés à exercer leur ministère, si des relations de famille les entouraient, si à leurs faibles appointemens se joignaient quelques propriétés privées et la considération qui s’y attache, leur tâche serait facile, et leur situation véritablement forte et élevée. Ils auraient des liens et des appuis autour d’eux. Ils deviendraient véritablement, comme M. de Barante les dépeint, une aristocratie locale, dans le sens bon et vrai du mot, c’est-à-dire qu’ils acquerraient, par leurs lumières, par l’habitude des affaires, par de saines traditions de famille, une influence naturelle sur tout ce qui les approche. Mais en est-il ainsi véritablement ? Nous craignons qu’il n’y ait là un peu d’exagération, et que M. de Barante n’ait vu les choses un peu plus comme elles devraient être que comme elles sont ? L’administration française a une habitude qui est presque un principe, ou tout au moins un instinct : c’est, si l’on ose ainsi parler, de dépayser systématiquement les employés d’envoyer les hommes du nord dans les départemens du midi, de forcer celui qui a parlé basque toute son enfance à aller en Alsace défigurer l’allemand des bords du Rhin, et le Bas-Breton a apprendre, s’il peut, le patois languedocien C’est une règle à peu près invariable, dans tous les bureaux, d’employer le moins possible les hommes dans leur propre pays, dans la crainte qu’ils ne subissent quelque influence locale funeste aux intérêts de l’administration. Malheureusement, à force de les soustraire aux influences, on finit par les priver de la leur ; on a des agens d’affaires qui exécutent des ordres, on n’a pas de véritables organes de l’autorité capables d’en inspirer le respect aux populations et d’en sentir eux-mêmes la dignité. Tel homme qui, chez lui, entouré de ses relations, distingué par quelques honorables précédens de famille, jouirait d’une véritable indépendance, et, par suite, exercerait quelque autorité morale, envoyé à deux cents lieues de son pays, avec un petit traitement de mille ou douze cents francs, tombant au milieu de gens qui ne le connaissent pas, n’est plus qu’un pauvre employé, à la discrétion du pouvoir supérieur, dont tous les actes sont suspects, dont toutes les paroles paraissent commandées. Lui-même a toujours le sentiment de n’être qu’en passant là où il se trouve. Il est voyageur au milieu de son pays, et, privé comme il est, de tout autre intérêt, l’avancement, ce grand mot de toutes les carrières, devient son unique passion. L’administration arrive ainsi, dans toutes les villes de province, à former une petite colonie, vivant entre soi, sans rapports directs avec ce qui l’environne, et tout occupée de ce qui se passe à Paris et du travail qui se prépare dans les bureaux du ministère. Sans contredit, cela est commode, et l’obéissance parfaite est ainsi plus assurée. Pourtant il y a des jours où l’obéissance passive, à force d’être devenue une habitude irréfléchie, commet à d’étranges aberrations ; à force de dépendre du télégraphe, on finit par s’inquiéter peu de savoir qui le fait mouvoir ; à force de regarder simplement si les ordres qu’on reçoit portent le timbre d’un ministère, on finit par ne pas se demander si ceux qui les signent y sont entrés par la porte ou par la fenêtre. Pour un employé modèle, tel que l’administration française les aime, le gouvernement tout entier, c’est cette personne assise à Paris devant tel bureau de direction générale ; la charte, c’est le règlement administratif qui détermine les grades, leur hiérarchie et leur salaire des petits changemens qui peuvent se passer aux Tuileries ou au Palais-Bourbon sont accessoires. On décapite une administration ainsi faite, et ses membres s’en aperçoivent à peine. Qui ne s’est pris, le 24 février, à regretter, pour l’honneur de l’administration française, qu’il n’y eût pas quelque part de ces vieilles cours de justice, de ces vieilles chambres de finances, de ces bailliages de villes municipales, dont l’action était souvent irrégulière, qui opposaient au pouvoir central une résistance souvent tracassière et mesquine, mais qui, doués d’une vie propre, entourés par leur clientelle d’amis et de parens, arrivaient par le sentiment de leurs droits personnels au respect du droit public, et qui savaient que distinguer entre l’usurpation et le droit, c’est distinguer aussi entre l’obéissance et la servitude.

Tout cela peut paraître frivole, mais les résultats sont sérieux. Une administration toujours étrangère au milieu d’une classe éclairée habituellement mécontente, une nation d’administrateurs, comme on l’a dit, superposée à une nation d’administrés, l’une nécessairement subordonnée, l’autre presque aussi fatalement opposante, voilà la Constitution sur laquelle nous avons essayé de greffer un gouvernement constitutionnel. M. de Barante le sait sans doute mieux que personne, car il l’a su presque avant tout le monde : c’est lui qui, dans un ouvrage publié il y a bientôt trente ans, et curieux à relire aujourd’hui, écrivait, au milieu du calme le plus profond, ces lignes qu’on dirait prophétiques Si la France continuait à n’offrir d’autre constitution sociale qu’un gouvernement et des sujets, on aurait vainement tenté de donner à ce gouvernement des formes de délibération et de liberté ; la nation n’en acquerrait ni plus de liberté ni plus de dignité. Le moindre changement arrivé dans la région élevée et étroite des pouvoirs politiques, un succès obtenu par surprise, une intrigue qui déplacerait quelques hommes, une sédition qui jetterait l’épouvante, après avoir tout changé au centre, trouveraient un peuple incapable de toute résistance régulière, un servile troupeau qui attend son sort sans savoir y influer Le gouvernement représentatif pose sur la constitution sociale du Bas-Empire ne pourrait y prendre racine, ne saurait y fructifier ; il ne serait bientôt plus qu’une forme vaine et mensongère[1].

Pour détourner ce funeste présage, qui n’a été que trop réalisé, M. de Barante demandait alors à la restauration gouvernant avec l’aide de M de Villèle, ce que les départemens demandent aujourd’hui à la république, l’extension des libertés locales. Il voulait partager entre les citoyens et l’administration l’exercice de l’autorité, pour partager également la responsabilité et rendre l’esprit politique plus commun. Pas plus qu’un autre gouvernement, la restauration ne se montrait pressée de se départir de la moindre parcelle de l’héritage de Napoléon. Espérons que la république sera mieux inspirée aujourd’hui que tous les partis successivement ne l’ont été depuis trente ans ; mais cela même ne suffirait pas. L’organisation des fonctions publiques appelle, nous le pensons, des réformes, et même assez profondes. Sans altérer l’uniformité de l’éducation, précieuse à conserver chez un peuple, il n’est pas impossible, nous le pensons, d’établir quelques rapports entre les différentes carrières et l’instruction donnée dès l’enfance, de manière à éviter l’encombrement étrange de concurrens qui se presse tous les ans, à la porte étroite des fonctions publiques. À l’entrée de toutes les carrières, il est possible d’établir des conditions d’admission sévères et sérieuses, qui avertissent les candidats et ne rendent pas le gouvernement responsable de tous les mécomptes d’ambitions déçues. Dans des emplois publics, il est possible de consulter un peu plus l’esprit et les habitudes des localités, et de se relâcher un peu de cette règle sévère dont le résultat est pour ainsi dire de déraciner partout l’administration et de lui faire prendre son point d’appui uniquement sur le pouvoir central de Paris. Tout cela peut se faire, nous le pensons, par une combinaison de lois et de règlemens administratifs faite en vue de quelques principes un peu réguliers. La prochaine assemblée y est appelée tout naturellement. La constitution lui soumet, dans les lois organiques, la révision nécessaire de toutes nos grandes institutions. Elle n’a donc pas à craindre, comme l’auraient pu légitimement les chambres de la monarchie, de soulever imprudemment les questions et d’agiter l’esprit public. Pour réparer, pour conserver, elle est obligée de tout discuter. Si ce n’est pas le moment des réformes, quand viendra-t-il ? Pour une telle tâche, le concours de l’auteur des Questions constitutionnelles est indiqué, la France voudra se l’assurer. C’est là qu’en prenant congé de lui nous espérons que bientôt le public le retrouvera.

Aussi bien, il a dit le véritable mot : il s’agit de savoir si nous serons à la France de Louis XIV ce que l’empire des Justinien et des Léon était à celui de Trajan et d’Auguste. Le Bas-Empire français est-il commencé ? Bien des gens le disent douloureusement, et, il faut l’avouer, l’affaiblissement des croyances, la fréquence et la stérilité des révolutions, les symptômes alarmans de dissolution sociale, en suggèrent naturellement l’idée. Pour nous, nous le confessons, toute la question est de savoir si, dans ces violentes épreuves, l’esprit de la liberté politique doit périr ou se répandre et se naturaliser en France. Si, contre les dangers qui nous menacent, nous trouvons notre salut dans la vigilance de l’esprit public, dans le concours franc et spontané du moindre citoyen à l’œuvre de la défense sociale, dans le réveil de la vie politique, par conséquent, sur chaque point du territoire, tout n’est pas perdu, quelque chose même est gagné ; mais si, de guerre lasse, il faut retourner encore une fois au pouvoir absolu, et cette fois à un pouvoir absolu sans tradition et sans gloire, c’est un abaissement moral, symptôme et prélude d’un abaissement politique irrémédiable. Nous n’avons plus assez de foi en aucun homme pour pouvoir servir honorablement. Une nation qui ne peut plus avoir de superstition pour le pouvoir n’a plus, pour rester digne, d’autre ressource que d’être libre. Un état social dans lequel le despotisme est nécessaire sans être respecté, où les pouvoirs changent sans cesse de main et les formes de l’obéissance demeurent, cela s’est vu sans doute dans le monde ; mais c’est l’agonie d’un grand peuple.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Des Communes et de l’Aristocratie, par M. de Barante. 4 décembre 1821.