Questions d’art et de littérature/10

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 91-158).



X

DIALOGUES FAMILIERS
POÉSIE DES PROLÉTAIRES


I


J’entendis l’autre soir la conversation suivante entre M. A. et M. Z., à l’occasion de deux ouvrages qu’ils trouvèrent sur ma table, et qui leur inspirèrent des réflexions fort différentes.

M. A., prenant un volume. — Poésies de Magu, tisserand. — Ah ! celui-là doit faire de bien mauvaise toile ! — (Posant le volume, et en ouvrant un autre.) Encore des vers ! Poésies de Beuzeville. Qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? des sonnets ou des perruques ?

M. Z. — Beuzeville est potier d’étain.

M. A. — Diantre ! si son étain est bien battu, ses vers doivent être mal frappés.

M. Z. — Voulez-vous me permettre de vous en lire quelques-uns ?

M. A. — De tout mon cœur.

M. Z. — Tenez ! La première pièce du volume ; un compliment de bonne année adressé à de jeunes enfants.

UN AN DE PLUS

    Enfants, encore un an qui passe.
    Eh bien, vous voilà tout joyeux ?
Un an de plus, enfants, à jeter dans l’espace,
    Un an de moins à voir les cieux !


Et vous riez encore, et rien sur votre bouche
Ne semble révéler un sentiment chagrin !
Quoi ! cet anneau passé de la chaîne qui touche
    Du soir de l’homme à son matin.
Il n’a donc pas froissé votre petite main ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


Quoi ! rien ne vous émeut !… Allons, j’ai tort peut-être,
Moi qui veux, malgré vous, ainsi vous affliger.
    Oui !… Pourquoi vous faire connaître
Des maux contre lesquels rien ne peut protéger ?
    Et puis une année, à votre âge,
Il semble que cela ne doit jamais finir ;
C’est presque le passé, c’est tout un avenir.
    Nous… nous savons que son passage
Laisse le souvenir de bien des jours perdus ;
Un peu d’espoir de moins, quelques chagrins de plus.
Nous… nous n’attendons point avec un œil d’envie.
L’heure où tombe une feuille à l’arbre de la vie.


Cette chute, pour vous, a pourtant des appas.
Et vous applaudissez, quand son heure est venue ;

Car si votre avenir jour à jour diminue,
     Nul ne vous le dit, n’est-ce pas ?


Quand le temps vous présente une nouvelle année,
Il la pare de fleurs, la charge de cadeaux ;
Il fait exprès pour vous une heureuse journée.
Où vous pouvez saisir mille plaisirs nouveaux.
Qu’il porte suspendus au tranchant de sa faux.
Prenez ; l’heure pour vous sera trop tôt venue,
Où vous ne toucherez que la faux toute nue…


Ici, M. A. interrompit M. Z.

M. A. — Assez, mon ami ; je vois ce que c’est. De très-beaux vers, en vérité ; et je ne sais pas lequel de nos poètes en vogue en ferait de meilleurs, le sujet donné. Mais cela me met en doute encore plus sur la bonne fabrication des ustensiles qui sortent de la main d’un tel lyrique.

M. Z. — Ne vous en mettez point en peine. Beuzeville est un bon ouvrier ; et, pour vous convaincre du laborieux emploi de ses journées d’artisan, lisez sa pièce intitulée : Huit heures du soir. Je sais que vous n’aimez pas les longues lectures : mais jetez-y les yeux ; ce sera bientôt fait.

M. A., après avoir parcouru les pages indiquées par M. Z. — Il est certain que cette peinture est touchante. Ce retour de l’atelier au foyer domestique, ce père qui embrasse sa femme et ses enfants, pour oublier en un instant sa journée de fatigue ; cette apostrophe aux jeunes ouvriers :

Pauvres fleurs qui, chaque journée,
Restent douze heures sans soleil !

cette prière du soir, cette bénédiction de la vieille mère, cette effusion avec l’ami, ouvrier et poëte aussi : tout cela est plein de grâce, de mélancolie, d’amour et de piété. Vous voyez que je ne porte pas de préventions dans mon jugement, et que je sympathise de tout mon cœur avec les belles idées associées aux beaux sentiments.

M. Z. — Mais ne vous semble-t-il pas que, lorsqu’on sait goûter si noblement et si saintement une heure de repos par jour, c’est qu’on y porte le témoignage d’une journée consciencieusement remplie par le travail ? Un homme qui sent si vivement les douceurs de la famille, en pourrait-il méconnaître les devoirs ? Et supposez-vous que l’ouvrier qui ferait de bons vers et de mauvaise besogne trouverait assez d’ouvrage pour gagner son pain, celui de ses enfants, de sa mère, de sa femme ?

M. A. — Allons, je vous passe celui-là ; il m’a pris par le cœur, et je ne me défends plus. J’ai beau feuilleter son recueil, je n’y vois pas un hémistiche qui trahisse la moindre piqûre de vanité, cette bête venimeuse qui mord si avant dans le ventre des littérateurs de ce temps-ci (de quelque classe qu’ils soient), qu’elle les rend quasi fous, et presque toujours impertinents.

M. Z. — Je prends acte de vos dernières paroles.

M. A. — Quel piège me tendez-vous ? N’importe, je ne me retracte pas, j’aime les hommes modestes, et j’ai bien de la peine à admirer les plus belles œuvres de ceux qui ne le sont pas.

M. Z. — Je me garderai bien de vous contredire. Voulez-vous que nous cherchions dans les poésies du tisserand si nous n’y trouverons pas quelques traces de cette vanité que nous ne rencontrerons pas dans le Potier d’étain ?

M. A. — Ne cherchons pas, croyez-moi, nous trouverions.

M. Z. — Au contraire, cherchons. Il serait bien beau de rencontrer dans de la poésie d’ouvrier autant de goût à cet égard qu’il y en a dans La Fontaine et dans Béranger.

M. A. — Pourquoi dites-vous de la poésie d’ouvrier ? Je ne puis souffrir cette locution ; elle sent son charlatanisme humanitaire et son outrecuidance démocratique. Il n’y a pas de poésie d’ouvriers, il y a de la poésie de poètes. Je n’en connais point d’autre, quant à moi. Pourquoi voulez-vous, vous autres égalitaires, monter la tête à ces bonnes gens, en leur faisant accroire qu’ils créent une poésie ? Rien n’est moins fondé que cette prétention. Ils prennent l’art poétique au point où leurs devanciers et leurs contemporains, les versificateurs des classes éclairées, l’ont amené pour tout le monde ; et comme il n’y a jamais eu autant d’écrivains sur la surface de cette pauvre terre qu’on en voit, hélas ! aujourd’hui, de proche en proche la fureur de rimer se propage, et pénètre jusqu’au fond des ateliers et des échoppes. C’est un mouvement d’activité pour l’esprit humain qui ne connaît plus de bornes, et qu’il faut bien subir. Que les ouvriers s’amusent à faire des vers ou de la prose à leurs heures de délassements, cela vaut mieux que d’aller au cabaret, d’y manger son salaire, et de dire comme Sganarelle à sa femme qui se plaint d’avoir des enfants sur les bras ; Mets-les à terre. Mais je trouve plaisant que ces honnêtes gens s’imaginent avoir découvert le Parnasse, parce qu’ils ont lu et compris les règles de la versification.

M. Z. — N’y en a-t-il pas quelques-uns parmi les compagnons surtout, qui ne connaissent point les règles, qui savent à peine la langue, et chez qui l’instinct poétique se révèle par des éclairs de sentiment et d’enthousiasme ?

M. A. — Oui, et à vous dire le vrai, j’aime mieux ces chansons populaires, avec leurs incorrections, leurs mauvaises rimes, leurs plaisantes césures, mais aussi avec leur naïveté antique, leur cordialité touchante, et leur sainte bonne foi, que tous ces grands alexandrins imités de Victor Hugo ou de Lamartine, qui nous inondent déjà dans les journaux du peuple et dans ces recueils modestement intitulés Poésie sociale…

M. Z. — Pardonnez-moi de vous interrompre. Il y aurait beaucoup à dire sur le titre que vous raillez. Je ne prétends pas (et je pense que le publicateur généreux des Poésies sociales ne le prétend pas non plus) que son recueil de poésies démocratiques soit un traité de réforme sociale. Mais ces poésies bonnes ou mauvaises (vous-même en avez admiré plusieurs, je m’en souviens), peuvent bien prendre leur qualification de la pensée qui domine leur ensemble, et qui affecte le plus profondément l’esprit des écrivains prolétaires. — Vous ne prétendez pas, vous ne voudriez pas prétendre que ces réformes si urgentes, si nécessaires aient occupé beaucoup le cœur ou le cerveau des hommes d’État qui nous dirigent, puisque jusqu’ici ils n’ont trouvé de solution au problème social et à la crise sociale (ce mot vous impatiente, mais il faut bien appeler les choses par leur nom), que dans le sabre des gardes municipaux et le bâton des assommeurs de la brigade de sûreté. D’ailleurs, les hommes d’État ne font point de poésie, chacun le sait. Vous ne me direz pas non plus qu’excepté M. de Lamartine qui vient d’en faire de magnifiques, et Béranger qui en a fait d’immortelles, les lyriques de nos jours[1] se soient beaucoup préoccupés défaire des poésies où la société humaine joue un rôle ; nous chercherions vainement chez eux autre chose que l’individualisme le plus solennel et le plus antihumain, sous des formes souvent admirables, mais rarement sympathiques, jamais utiles.

M. A. — Ils viendront à s’oublier un peu quand le mouvement social (puisque social il y a) sera mieux marqué. Ce sont des gens dont la montre retarde ; tandis qu’ils se regardaient au miroir, ils ont oublié de la remonter. Mais continuez.

M. Z. — Je vous disais que puisque les poètes des classes aisées ne s’inspirent pas des maux et des besoins de la société, soit qu’ils les méconnaissent, soit qu’ils les oublient, les poètes prolétaires ont bien le droit de s’en inspirer, eux qui les sentent si profondément, et qui pourraient dire avec le prophète : De profundis clamavi ad te, Domine. Ils se plaignent donc, ils s’effrayent, ils se désespèrent. « Eh quoi ! vous disent-ils, cette misère, cette angoisse, cet avilissement, ne finiront donc pas ? » Il en est même qui menacent et qui osent dire (les insolents !) : « Vous nous condamnez à tous les maux, à tous les opprobres ; vous avilissez nos femmes et nos filles ; vous abandonnez les enfants dont vous les rendez mères ; et vous riez à toutes nos plaintes, à toutes nos indignations ? xMais ne méritez-vous donc pas que la vengeance céleste vous atteigne, et que quelque père outragé vienne vous demander compte de vos crimes ? » Oui, je sais qu’il y a des imprécations de cette force dans les Poésies sociales, et je n’en vois pas trop l’immoralité, je l’avoue à ma honte, bien que je n’approuve en aucun cas la loi du sang et la peine du talion. Mais depuis quand donc la poésie a-t-elle perdu le droit de forcer un peu l’expression des sentiments énergiques ? Depuis quand la sûreté publique exige-t-elle qu’on mette un traité de résignation dans la bouche d’un pauvre dont un riche avait rendu la fille infanticide ? Ne dites donc pas que ces cris et ces plaintes contre le désordre social auquel votre ordre conservateur nous livre, sont une atteinte à la touchante union qui régnerait entre les classes de la société, si celles qui souffrent voulaient bien se taire. C’est le gouvernement qui provoque chaque jour, à toute heure, par ses mesures de police, par les réquisitoires de ses accusateurs publics, avocats généraux et journalistes, les différentes classes de la société à une lutte barbare, c’est lui qui est coupable du délit d’excitation à la haine, et non ces poëtes d’atelier qui, certes, font moins de bruit et de mal que les actes de violence émanés du pouvoir.

M. A. — Mon cher ami, si vous vous emportez, je ne discute plus. Nous voici loin du sujet qui nous occupait d’abord.

M. Z. — Je crois que nous y sommes en plein, au contraire. Vous ne voulez pas qu’on publie de la poésie d’ouvriers sous le titre de Poésies sociales ; vous ne voulez même pas qu’on dise que les ouvriers font de la poésie d’ouvriers. Eh bien, je réponds en bloc à vos deux reproches. Il n’y a que les ouvriers pour s’occuper des maux de la société, dont ils sont, en tant qu’ouvriers et en tant qu’hommes, les plus nombreuses et les plus infortunées victimes. En tant que poètes, ils ont le droit de s’en inspirer, et d’appeler leurs poésies poésies d’ouvriers, ce qui signifie poésies d’hommes qui souffrent et qui réclament ; poésies sociales, ce qui signifie poésies d’hommes qui veulent une société et à qui on refuse une existence sociale. Sociale est l’adjectif ; ouvrier est la signature.

M. A. — Moi, je répète et je soutiens que vous êtes tout à fait sorti de la question. Avec votre manie de discussion passionnée, vous m’avez adressé indirectement des reproches et des injures que ma proposition ne provoquait pas et n’eût pas dû m’attirer. Je ne niais pas le droit que l’éditeur d’un choix de romances espagnoles aurait d’intituler son recueil : Poésies espagnoles ; mais je disais que s’il nous donnait, au lieu de traductions de textes authentiques, des imitations faites à plaisir par quelques littérateurs de ses amis, ce publicateur se moquerait de nous. Voilà quelle était ma pensée, et je ne sortais pas du point de vue littéraire. Je persiste donc à dire qu’il n’y a pas de poésies d’ouvriers dans le sens artistique de cette expression. Les ouvriers naïfs, les compagnons illettrés qui font des chansons populaires sont peut-être aussi nés poètes ; mais leurs vers incorrects ne sont pas des vers. Et quant à ceux qui connaissent, comme Beuzeville, comme Savinien Lapointe, dont vous m’avez parlé dernièrement, les secrets de l’art poétique, ce sont des ouvriers-poëtes, et non des portes-ouvriers. Ouvrier ne peut pas être pris comme un adjectif servant à qualifier une certaine poésie différente de celle qui se fait dans toutes les classes de la société. M’entendez-vous maintenant ?

M. Z. — Votre objection a de la profondeur, et je m’y rends. Vous voudriez que la poésie de ces ouvriers eût un cachet particulier ; qu’elle nous révélât des ressources ignorées jusqu’ici ; que ses licences fussent des règles nouvelles, créées par un sentiment poétique nouveau ; qu’enfin la vie du prolétaire, sa vie intellectuelle, morale et matérielle, se révélât sous ces différents aspects par une expression fidèle et sentie de ce que cette vie est en réalité.

M. A. — Vous commencez à me comprendre. Entendons-nous tout à fait. Je n’aime ni le néologisme, ni les vers sans rhythme, ou les incorrections grossières ; je neveux ni d’une ignorance épaisse, ni d’un caprice insensé dans la manière de traiter la langue, bien que, comme je vous le disais tout à l’heure, j’aime les chansons de compagnons avec leurs beautés et leurs défauts. Elles me plaisent, comme le bégaiement naïf et souvent énergique de l’enfance ; mais je n’admire ceci qu’en passant, et veux que l’enfance devienne virilité. Je veux donc qu’à l’avenir tout Français sache le français le mieux qu’il pourra, et je sais bien qu’à cet égard-là les prolétaires sont en progrès sensible. Mais je veux que ces hommes, qui ont certainement, à beaucoup d’égards, un autre sentiment de la vie que moi, sentiment moins raffiné peut-être, mais plus mâle ; moins étudié, moins raisonné, mais plus austère, plus large, et plus audacieux. Je veux, dis-je, qu’ils écrivent comme ils sentent ; qu’ils ne se préoccupent pas de la manière de tel ou tel modèle classique ou romantique ; qu’ils ne cherchent pas leurs épithètes dans les vocabulaires trop savants de nos beaux esprits ; qu’ils soient moins rêveurs, moins contemplatifs ; qu’ils ne se laissent pas aller au spleen littéraire, maladie de l’oisiveté, plaie des gens inutiles. La vie de l’ouvrier est une vie d’action, de force et de simplicité. Que sa parole soit donc forte, simple, et que son mouvement, au lieu de m’alanguir en rappelant tout ce que je connais, me ranime, me transporte, m’attendrisse, et me communique cette vigueur qui n’appartient qu’aux races jeunes en civilisation. Qu’il se plaigne, je le veux bien ; mais qu’il tourne cette plainte d’une certaine manière qui attire mes yeux et mon cœur vers lui. Si l’homme du peuple se présente à la barre d’une Convention nationale pour demander du pain, qu’on l’écoute, de quelque façon qu’il s’exprime. Mais s’il se présente en chantant, je veux que son chant soit autre chose qu’un orgue de Barbarie, répétant sans âme et sans expression les fragments d’une belle musique pillée à quelque opéra nouveau ; car je ne suis pas forcé d’admirer la forme mauvaise donnée à une belle pensée, et, qui pis est, à la pensée d’autrui. Enfin, pour ne pas sortir des métaphores, je veux que le prolétaire ait un habit propre, commode, et même bien coupé ; mais s’il s’arrange en lion de Tortoni, et qu’il vienne me parler de réforme sociale avec une chevelure ridiculement étalée et une rose sous la barbe, rien ne pourra m’empêcher de dire qu’il sacrifie le genre de beauté qui lui était propre à une beauté d’emprunt qui ne lui sied pas du tout. Je veux voir l’homme à travers son œuvre, afin de croire d’abord à l’existence de cet homme, et puis afin de comprendre sa peine, sa passion et sa volonté ; afin de le plaindre, de l’aimer et de l’aider si je puis. Qu’il soit donc vrai, qu’il soit donc lui-même ; qu’il ne me parle pas trop des ancres et des madones du moyen âge, auxquels il ne croit pas plus que moi, ni des forêts et des lacs romantiques, qu’il n’a jamais vus. Qu’il me parle de son atelier, de son établi, de sa tache, de son salaire, de son enfant, du pot de fleurs qui jaunit sur sa fenêtre. J’aime mieux tout cela que les sylphides et les houris, dont sa mémoire est farcie et la mienne rebattue. Qu’il me montre, enfin, cet homme que Diogène chercha en vain, et qu’il ne trouverait pas davantage aujourd’hui.

M. Z. — Votre théorie est sans réplique : mais l’application est encore difficile. Vous qui me reprochez toujours de vouloir marcher trop vite, vous courez au-devant des conquêtes de l’esprit humain. Vous, un peu trop patient, selon moi, à l’égard de certaines améliorations plus pressantes, vous voilà bien exigeant avec ce pauvre peuple qui commence à peine à parler la langue de son pays, et de qui vous réclamez bien vite une sagesse, une science, une supériorité de caractère, de jugement et de goût, que vous chercheriez en vain dans les masses bourgeoises, et même dans le monde artiste. Vous demandez la simplicité, l’austérité, la foi, la grande parole, le cœur évangélique avec la forme biblique ; rien que cela ! Le naturel, surtout, le naturel ! Où le trouverez-vous donc dans ce temps-ci ? Vous voulez voir l’homme à travers son œuvre. Ouvrez les poésies de tous ces jeunes littérateurs du monde élégant. Ne croirez-vous pas voir dans celui-ci un Othello ; dans celui-là, un amant espagnol de Caldéron ; dans un troisième, un sombre et féroce pacha ? Quelquefois tous ces personnages, et une douzaine d’autres, s’entassent dans l’expression et le costume d’un seul homme, qui pourtant n’a rien de commun avec ces passions échevelées, cette domination farouche, ces intrigues espagnoles, et ce monde fantastique où tout se montre et se pavane, excepté un homme réel et une vie possible ? En vérité, ce serait un grand miracle que le prolétaire sans lettres eût trouvé ce qu’une énorme consommation de littérature de tous les pays, de tous les temps, n’a pu donner à un seul d’entre vos poëtes lettrés, une individualité de talent !

M. A. — En ce cas, puisque vous avouez que les vices et les ridicules de la littérature prolétaire sont les mêmes que ceux de la littérature aisée, avouez donc aussi que vous avez tort de vous émerveiller des progrès de vos prolétaires, et de les vanter comme vous faites. Car il faut que je vous dise tout ce que j’ai sur le cœur. Vous nous les gâtez affreusement, tous nos braves ouvriers. Vous leur donnez les moyens de se faire connaître, et vous les encouragez à affronter le public ! C’est bien ! je ne suis pas, je ne veux pas être de ceux qui leur disent : « Faites des vers, mais ne les publiez pas. » De quel droit leur interdirais-je de courir les aventures, les épreuves et les périls de la vie littéraire ? Ne trouverais-je pas fort mauvais qu’on me fermât la carrière, quand même il me serait prouvé que je n’y ai aucune chance de succès ? L’amour-propre du poète est insensé ; je veux qu’on respecte cette folie, et qu’on laisse l’artiste interroger le public à son aise, fût-ce pour en recevoir les étrivières. — Eh ! que diraient les hommes qui écrivent de pareilles sentences, si, les retournant contre eux, on leur demandait de quel droit ils se posent en juges, et quelles preuves de sagesse et de raison ils ont faites devant nous, pour se permettre d’imprimer leur opinion ? Non, non ; plus généreux et plus libéral, je leur dirais : Écrivez, messieurs, écrivez tant qu’il vous plaira, tant que vous y trouverez plaisir et profit. Vous serez assez avertis, si les lecteurs vous manquent, et si les libraires vous repoussent. Que si vous vous posez en arbitres et en juges de la lice littéraire, vous pourrez bien, après avoir exclu ceux qui n’en savaient pas si long que vous, trouver des juges plus habiles ou plus sévères qui vous mettront à la porte ; et Dieu nous garde de vous voir perdre la liberté d’être siffles, liberté sainte, à laquelle nous aspirons tous. Rappelez-vous que la fureur de juger est aussi ardente que celle de plaider, témoin Perrin Dandin, de respectable mémoire ; et que le jour où vous interdirez les procès, vous perdrez votre magistrature, à laquelle vous ne tenez pas moins que les mauvais écrivains à leur liberté d’écrire. » Je dis donc (pardon de cette longue digression, mon cher monsieur) que vous faites bien d’encourager les essais littéraires de messieurs les ouvriers ; mais vous avez tort de leur donner plus d’éloges qu’ils n’en méritent, de ne pas les juger froidement et sainement, quand vous arrivez à l’appréciation de leurs œuvres ; de ne pas faire enfin sur leur compte de la vraie et brave critique. C’est les traiter en enfants qu’on veut gâter, et c’est caresser leur amour-propre que de trier, comme vous faites, leurs meilleures pièces pour les accabler d’éloges, passant sous silence leurs défauts, et n’ayant pas un conseil, pas un avertissement, pas le moindre blâme pour leurs erreurs morales ou littéraires. Il en résulte que tous se croient de grands hommes après avoir fait trois strophes ; qu’ils rêvent une vie brillante ; qu’ils recherchent la société des gens de lettres ; qu’ils négligent leur travail, se croyant à la veille de faire fortune, ne sachant pas que la poésie ne nourrit personne, à moins qu’on ait la frugalité et la célébrité de Béranger, et que si l’on gagne quelques sommes d’argent à publier des livres, c’est à la condition de négliger ses affaires et de mener une certaine vie qui absorbe bien au delà de ce qu’on recueille. Voilà donc le mal que vous leur faites, et je ne trouve pas qu’on ait tort de vous le reprocher. Vous développez en eux un orgueil puéril ; vous leur ôtez leur noble caractère d’austérité ; vous en faites, en un mot, des gens comme nous ; et s’il arrive par hasard et par exception, qu’ils y gagnent quelque bien-être, je trouve qu’ils y laissent quelque chose de plus précieux, la grandeur et l’originalité de leur être.

M. Z. — Mon ami, toutes vos objections sont fondées en principe, bien que je nie un peu qu’elles soient méritées en fait. Je crois qu’en causant ici, pressé de formuler de très-bonnes idées qui vous sont venues, vous avez fait comme on fait dans la plupart des discussions. Vous avez supposé à votre adversaire tous les torts que vous vous sentiez en veine de combattre, et que vous aviez en vous la puissance de condamner. Pressentant les inconvénients et le danger qu’il y a d’inoculer la littérature au peuple, vous n’avez pas trop voulu savoir si ces malheureux symptômes s’étaient manifestés peu ou beaucoup, s’ils dataient d’hier ou de demain, si les anecdotes que l’on rapporte naïvement dans la presse conservatrice pour prouver que les ouvriers poètes perdent le sens par suite des éloges et de la publicité qu’on leur donne ne pourraient pas être facilement mises en regard de beaucoup d’exemples contraires ; manière de raisonner très-puérile, et indigne qu’on s’y arrête. Aussi n’avez-vous appuyé votre accusation sur aucun fait de ce genre ; vous avez trop de goût pour cela ; et vous seriez, vous, sceptique et spirituel railleur, tout prêt à répondre à ceux qui les rapportent qu’en vertu du même raisonnement qui détournerait le peuple du travail littéraire, sous prétexte que la folie et la sottise sont au bout, on devrait aussi engager les classes moyennes (foyer de lumière et de sagesse qui doit, nous dit-on, conserver pendant longtemps encore le droit d’initier les classes ouvrières à toute espèce d’éducation) à manier un peu la varlope et le marteau, pour détourner la sottise et la folie qui sont au bout d’un bon nombre d’essais littéraires.

M. A. — Je vous interromps pour confirmer que c’est là ma pensée. Je ne comprends pas que l’on commence par dire au peuple : « Ne songez pas à la gloire des lettres ; c’est elle qui nous rend malheureux, insensés, ridicules, qui nous place sans cesse entre le délire et le génie » (je demande quel est le juste milieu entre ces deux extrêmes) ; et qu’après ce beau raisonnement on arrive à conclure que nous sommes la classe sage, la classe savante, la classe grave et juste, qui doit conserver l’empire de l’intelligence et la direction de la société. Je tenais à ne pas endosser un pareil raisonnement. Poursuivez. J’écoute votre défense, qui jusqu’ici n’est qu’une revanche d’accusation, ce semble.

M. Z. — Non, mon ami ; ou du moins ce sera une accusation portant sur des péchés véniels. D’abord je vous défends de toute participation à cette théorie, dont je veux vous dire en passant le fin mot…

M. A. — Ce n’est pas la peine. Je m’en vais vous le dire moi-même. « Nous nous soucions fort peu de la littérature qui se fabrique dans les classes moyennes, et de ces classes moyennes elles-mêmes, pour lesquelles nous n’avons pas plus de sympathie que nous n’avons de charité pour les classes pauvres. Mais nous sommes une poignée d’hommes de tête qui avons assis notre bien-être et notre réputation sur un certain statu quo social et politique. Or, il ne nous convient pas que les choses se dérangent. Nous avons péroré et déclamé pour le peuple autrefois ; et c’est parce que nous avons fait la cour aux passions du moment, que nous regardons comme impossible qu’on s’intéresse au peuple sans un motif d’ambition ou sans vanité. Nous avons reconnu qu’il n’y avait pas la plus petite chose à gagner avec lui, et nous l’avons lâché, pour être quelque chose à un autre point de vue et à un autre échelon social. Maintenant nous nous trouvons fort bien assis où nous sommes, et toute l’œuvre de notre vie sera d’empêcher que personne se lève, à moins que ce ne soit nous pour monter, et les autres pour descendre. Pour arriver à notre but, comme nous avons du style, et du savoir-faire, et du savoir-dire, Dieu merci ! nous nous ferons en apparence tout ce qu’il faudra être pour ne pas trop blesser ceux d’en bas et pour complaire à ceux d’en haut. Nous dirons aux uns que nous les portons dans notre cœur, que nous les poussons au progrès, que nous ne rêvons jour et nuit que leur émancipation, et que, s’ils nous en laissent le temps, nous finirons par accoucher de quelque magnifique solution du problème qui les trouble et les agite. À ceux d’en haut : Soyez tranquilles, nos talents sont une digue qui arrête le flot populaire. Nous saurons bien reculer la crise, car nous viendrons à bout de faire croire que nous y travaillons ; et, en attendant, récompensez-nous, car la vie se passe, et après nous la fin du monde. Et à nous-mêmes ru)us disons : Parfumons toujours nos discours d’assez belles phrases sur le progrès pour que nous puissions voguer sur ces petites planches de salut si le naufrage nous surprend avant que nous périssions de vieillesse, ce trépas qu’Arlequin eut la profonde sagesse de choisir entre tous les genres de mort qu’on lui proposait, et que nous nous souhaitons, au nom du Père, du Fils, etc., car nous sommes chrétiens aussi dans l’occasion, quand cela peut servir à nos argumentations, sans offenser ceux qui ne croient à rien.

M. Z. — Mon cher A., vous dites tant de méchancetés, que j’ai presque envie de défendre nos adversaires. Je conviens que leurs invectives provoqueraient des accusations du même goût ; mais je ne m’en chargerai pas, certain que je suis qu’il y a chez ces hommes plus d’ignorance que de malice, plus de frivolité que de perfidie. Laissons-les tranquilles, je vous en prie, et revenons à notre propos. Vous avez blâmé des fautes qui n’ont pas été commises, que je sache. La publication que M. Olinde Rodrigue a faite de ces Poésies sociales, qui ne sont pas toutes banales, et qui devaient, à coup sur, lui attirer de la part de quelques esprits forts des critiques amères, est un acte de courage dont ces esprits forts ne seraient certainement pas capables envers leurs meilleurs amis. Quelques citations dans un journal qui n’a pas encore entamé une critique approfondie de cette matière, ne peuvent pas s’appeler jusqu’ici un système d’adulations envers les écrivains prolétaires. Je bornerai là la justification de ceux qui s’intéressent au progrès intellectuel du peuple, sans crainte des sarcasmes et des réquisitions de la presse conservatrice. Je ramènerai la discussion à son point de vue théorique, et vous donnerai gain de cause, en vous disant que certainement on peut, sans crainte de décourager le jeune talent, et on doit, par la sollicitude qu’on lui porte, arriver à une critique sérieuse de ses productions. Cela arrivera, je n’en doute pas, à mesure que les publications prolétaires prendront de l’importance et du développement. Et cela arrivera aussi en dépit des conseils paternels émanés de certaines capacités que le peuple reconnaîtra quand elles auront trouvé quelque vérité utile au grand nombre, et non pas à une petite minorité d’élus. Le peuple, nous persistons à le croire, aura l’initiative, en ce sens que ses plaintes et ses réclamations forceront enfin les sages et les habiles à s’occuper de lui aujourd’hui, et à ne plus répondre : à demain les affaires sérieuses ! Le peuple aura l’initiative, en ce sens qu’il saura bien démontrer que son bonheur, son instruction et sa moralité sont absolument nécessaires au bonheur, à l’instruction et à la moralité des classes dites supérieures. Mieux le peuple formulera ses réclamations, mieux la bourgeoisie arrivera à la notion du devoir religieux, social et humain. Ces notions, elle ne les a pas encore, malgré toute sa force et toute la science des docteurs qui parlent en son nom. Et cette bourgeoisie le sent bien ; car elle est plus sage, plus sincère et plus démocrate que ne voudraient le faire croire au peuple les scribes qui prétendent la représenter, et dont elle commence à rougir.

M. A. — Vous commencez à vous émouvoir, vous f Croyez-moi, riez de toutes les sottes prétentions, quelque part que vous les rencontriez. Ayez le courage de donner sur les doigts de vos ouvriers-poëtes quand ils le mériteront ; ce sera un service à leur rendre.

M. Z. — Fort bien. Je suis sûr que les gens qui partagent mon sentiment le feront avec toute la sincérité désirable ; car ce serait faire injure à la raison populaire que de ne pas oser lui dire ce qu’on pense. Mais, à vous dire vrai, jusqu’ici je ne vois pas que la nécessité de cette critique se soit bien manifestée. La presse conservatrice a fait plus de bruit et donné plus d’éclat au sujet de la querelle que ne l’avait encore fait la presse progressive. Ne dirait-on pas, à l’entendre, qu’on ne trouvera plus ni tailleurs, ni bottiers pour habiller ces messieurs, parce que tous les ouvriers sont déjà absorbés par les Muses ? Ne dirait-on pas que chaque jour de nouveaux suicides vont épouvanter la société et décimer la classe prolétaire, parce que la Gloire n’aura pas assez de couronnes pour ses exigences ? On ne s’inquiète ni du vin, ni de la débauche, seules distractions que l’on veuille bien permettre à ses douleurs. On ne se demande pas si, tandis que Boyer, âme religieuse, mais faible, succombait sous le poids de la réflexion, les vices que l’ordre social tolère ou encourage ne conduisaient pas chaque jour des centaines d’hommes à un suicide plus lent, plus obscur et plus affreux. On accuse, on raille, on condamne, on annonce d’affreuses calamités, on croit la société menacée par une nouvelle invasion des Barbares, parce que quelques artisans ont ouvert des livres en sortant de l’atelier, et formulé quelques essais poétiques plus ou moins heureux ! En vérité, M. Olinde Rodrigue ne s’attendait pas, j’en suis sûr, à être l’Attila de cette croisade farouche contre la civilisation, et la modeste Marie Carpentier, en s’entretenant avec les anges gardiens de son chevet, ne se croyait point un Scythe enrôlé sous les bannières de la destruction. Toute cette terreur est bien ridicule, convenez-en ; mais elle est pourtant bonne à quelque chose, et nous devons rendre grâce à ceux qui l’ont si naïvement manifestée.

M. A. — Certainement, dans votre sens, elle doit prouver beaucoup. Ces tentatives du peuple ne sont pas si ridicules et si plates qu’on veut bien le dire, puisqu’elles sèment l’alarme à ce point ; et toute ma crainte, à moi, c’est que les écrivains prolétaires n’en tirent plus de vanité que de vos éloges. C’est pourquoi je vous engage à rabattre cette vanité le plus que vous pourrez.

M. Z. — Je ne l’ai pas encore vue lever la tête ; c’est pourquoi je ne vois pas la nécessité de dire à des enfants qu’on aime : Taisez-vous, vous ne parlez pas encore assez bien, lorsqu’ils commencent à parler couramment. L’important, c’est qu’ils apprennent à parler, n’est-ce pas ? Laissez-les donc s’y habituer par un peu d’exercice. Comme ce sont des enfants très-intelligents que les nombreux enfants de la France, peut-être, quand ils seront en âge d’écouter de la critique, auront-ils cessé de mériter celle que nous leur adresserions maintenant. Attendez seulement quelques années. Ce ne sont plus les morts qui courent vite, ce sont les vivants. Peut-être bien qu’alors il faudra des hommes plus forts que nous tous, conservateurs et autres, pour répondre aux problèmes que nous présenteront ces enfants d’aujourd’hui. Je sais un de ces enfants qui n’écrivait pas l’orthographe l’an passé, et qui cette année écrit et parle aussi correctement qu’un académicien, sans avoir pour cela répudié son titre et sa profession d’ouvrier.

M. A. — Vous allez tomber dans le raisonnement anecdotique que vous reprochiez tout à l’heure à vos accusateurs.

M. Z. — C’est que nous voici à bout de notre discours, si je ne me trompe, et qu’il nous faut bien revenir à des exemples. C’est par là que nous avons commencé, et nous tenons encore ce volume de vers d’un tisserand que nous allions parcourir, et que nous n’avons pas ouvert.

M. A. — Voyons-le donc. Puisqu’on m’a forcé de lire, dans les articles de la presse conservatrice, des citations prises à dessein dans ce qu’il y avait de plus défectueux parmi les poésies d’ouvriers (vous voyez, je vous passe votre mot par anticipation !), je serai bien aise de voir par mes yeux si, dansées productions, le mauvais l’emporte.

M. Z. — Laissez-moi, puisque vous n’aimez pas à perdre de temps, vous rendre compte en trois mots de la destinée de cet homme, le plus naïf et le plus individuel que j’aie encore rencontré dans l’ordre d’écrivains et de poëtes qui nous occupe.

M. A. — Voyons ! Est-ce un ouvrier devenu poëte, ou un poëte qui s’est fait ouvrier ?

M. Z. — C’est un pauvre paysan qui a reçu pendant trois hivers seulement, dans une école de village, l’instruction primaire, alors plus incomplète de beaucoup que celle qu’on reçoit aujourd’hui. Pendant l’été, Magu ramassait les pierres et arrachait les chardons dans les champs. Il apprit l’état de tisserand, lut la Fontaine et s’en pénétra. Atteint d’une ophthalmie très-intense, et menacé de perdre la vue, il lutta très-longtemps contre ses souffrances, sans négliger ni ses livres, ni son métier. Mais il allait devenir aveugle et succomber à la misère, lorsque la publication de ses poésies, qui ont eu beaucoup de succès et plusieurs éditions, ainsi qu’une petite pension sur les fonds applicables aux secours et encouragements littéraires, lui ont permis de ne vendre ni ses métiers, ni sa chaumière, et de se faire traiter par Sichel, qui lui a, je crois, conservé la vue. Voilà toute son histoire. Maintenant, lisez la préface :

<poem>J’étais bien jeune encore, quand ma rustique lyre Pour la première fois soupira mon délire ; Ma voix mal assurée essaya quelques sons, Mais l’amour seul connut mes rustiques chansons ; Car je chantais alors comme on chante au village, Et j’en avais les mœurs, ainsi que le langage. Quelques livres, tombés dans mes mains par hasard, Sont venus m’éclairer, et je soupçonnai l’art. Ce fut toi le premier, ô naïf la Fontaine, Qui réglas les accords de ma lyre incertaine ; Longtemps mon seul ami, tu m’étais suffisant ; Tu sus former mon goût, m’instruire en m’amusant. Poëte ingénieux, formé par la nature, N’as-tu pas de nos cœurs dévoilé l’imposture, Sans blesser notre orgueil, attaqué nos travers ? Je n’oublierai jamais tes leçons ni tes vers. J’appris en te lisant, homme simple et sublime, À cadencer des mots pour y joindre une rime.

J’obéissais alors à mon puissant vainqueur,
Je chantais mon amour, il débordait mon cœur.
L’amour me rendait fier, il élevait mon âme ;
Il me semblait qu’en vers je peindrais mieux ma flamme.
Ma belle me comprit, avec peine pourtant ;
Je sus l’intéresser, aussi je l’aimais tant !
Elle distinguait bien un œillet d’une rose.
Mais ne démêlait point les vers d’avec la prose.
Lecteur n’en riez pas ; on ignore au hameau
L’art qu’enseignait Horace, et qu’on lit dans Boileau.
Elle ne connaissait que son dé, ses aiguilles.
Mais cela dura peu, l’esprit vient vite aux filles.
Bientôt elle daigna me donner des avis,
Elle m’en donne encor ; parfois ils sont suivis.

Une fois marié, ma lyre suspendue
Resta pour quelque temps muette et détendue,
Un travail obstiné dévorait tout mon temps.
Un enfant, sans manquer, m’arrivait tous les ans.
On sait qu’à l’indigent cette aubaine est commune :
Il ne s’en plaint jamais, bien loin : c’est sa fortune ;
Économe, assidu, borné dans ses besoins.
C’est de tous les revers celui qu’il craint le moins.
Sa famille s’accroît, il n’en est pas plus triste.
Il veille un peu plus tard, et le boa Dieu l’assiste.

C’est mon histoire à moi ; mais pendant les hivers
Ma muse auprès du feu soupirait quelques vers ;
Beaucoup se sont perdus, j’ignorais que ma lyre
Modulait des accords qu’un jour on voudrait lire.
Ils ne sont pas le fruit du travail, du savoir ;
Obscurs délassements de mes heures du soir,
Je les ai rassemblés pour en former ce livre.
Et ce n’est qu’en tremblant qu’au public je le livre.

M. A. — À la bonne heure, ceci est simple, et parfois d’une élégance qui rachète les incorrections. La naïveté m’en plaît. Un caractère aimant et enjoué s’y révèle. Voyons, faut-il continuer ?

M. Z. — Si vous jugez à l’aune, je vous annonce que vous trouverez peut-être en longueur plus de pièces faibles dans ce recueil que de choses remarquables. Mais si vous mesurez d’après la qualité, vous trouverez que certains traits, même dans les pièces faibles, rachètent de beaucoup les défauts. Lisez cette lettre sur une pie :


Madame, voyez ma pie,
Je crois qu’elle a la pépie ;
Vous feriez une œuvre pie
Si vous pouviez la guérir.
Malgré sa triste figure,
Je l’aime, je vous assure, etc.

Et le chant funèbre sur la mort de cette même pie, qui commence ainsi :

Madame, plaignez-moi. — Quelle affreuse journée !
Ma pie… elle n’est plus, la pauvre infortunée.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tout prouve qu’ici-bas, plaisir, bonheur, repos,
Rien n’est sûr, si ce n’est la mort et les impôts.

Puis le récit de la mort du pauvre oiseau :

Voyez-vous ce baquet par terre,
Gouffre béant comme un cratère ;
Margot veut sauter sur le bord ;
La patte glisse à la pauvrette…
Nul ne peut éviter son sort !

Et la description de la pie morte, avec cette observation fine et bien rendue :

Ses yeux se sont fermés, sa prunelle est tendue
D’un triste voile blanc !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Morte, je te revois les deux ailes trempées,
Et le bec entr’ouvert, et les pattes crispées.
Quel logogriphe que la mort !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ô ma pie, ô ma pauvre pie !
Tu réchappes de la pépie,
Et tu tombes dans le paré.

(C’est la colle pour préparer le fil.)

C’était bien la peine de naître,
Pour vivre un mois, puis disparaître
De ce globe si mal géré.

Puis vient l’apothéose de Margot, il espère,

Qui sait du Créateur les mystères sans nombre !

que l’âme de sa pie ira se percher sur un nuage, et brillera le soir

      Dans sa céleste cage.

Je t’y souhaite, tant je t’aime,
D’excellent fromage à la crème.
De beaux arbres pour te percher,
Une éternité de jeunesse.
Un beau mâle de ton espèce,
Point d’enfants pour vous dénicher.

M. A. — Tout cela est d’un enfant, mais d’un enfant bien lin, bien artiste et bien bon.

M. Z. — Ne lisez pas les vers qui suivent : A Broussais, ni ceux Contre la peine de mort, ni plusieurs autres pièces dont les titres vous montrent que cet enfant s’est préoccupé de choses sérieuses, et que son âme est celle d’un homme. Mais son talent ne lui obéit que dans le genre familier, mêlé d’une sensibilité qui ressemble à celle des bons moments de Sterne ; quelquefois cette sensibilité est plus profonde. Lisez cette pièce :

Comme le cœur me bat quand j’approche du lieu
      Où cent fois par un temps superbe,
Quand j’étais tout petit, je me roulais sur l’herbe !
Maman venait me joindre, et disait : Prions Dieu.

J’avais quatre ans alors, je commençais à vivre ;
Un papillon passait, après lui de courir ;
Et si je l’attrapais, de plaisir j’étais ivre ;
Je pleurais, dans ma main s’il venait à mourir.

C’est le temps du bonheur que celui de l’enfance ;
Une pomme, un baiser, avec le chien bondir,
Tomber vingt fois par jour, mettre une mère en transe,
Rire quand une bosse au front vient s’arrondir.

Affronter les frimas toujours les pieds humides,
Dans un fossé fangeux laisser ses deux sabots,
Braver mille dangers, toux, et fièvres putrides ;
Pour dénicher un nid mettre tout en lambeaux.

Je ne l’oublierai pas, la chaumière enfumée.
Où, las, tout haletant, je revenais le soir.
Et puis sur les genoux d’une mère alarmée,
Je m’endormais content, en lui disant bonsoir.

Mais bien jeune au tombeau ma mère est descendue,
Et son dernier adieu n’ai pu le recevoir !
Il ne me reste rien, ma chaumière est vendue,
Et sur son seuil de bois, je n’irai plus m’asseoir.

Lisez les vers À une abeille ; ils sont d’une grande simplicité, et ne manquent pas de charme. Mais il y a plus de poésie encore dans les strophes que je vais vous lire moi-même :

Cours, devant moi, ma petite navette,
Passe, passe rapidement.
C’est toi qui nourris le poëte ;
Aussi t’aime-t-il tendrement.

Confiant dans maintes promesses,
Eh quoi ! j’ai pu te négliger…
Va, je te rendrai mes caresses.
Tu ne me verras plus changer.

Il le faut, je suspends ma lyre
A la barre de mon métier ;
La raison succède au délire,
Je reviens à toi tout entier.

Quel plaisir l’étude nous donne !
Que ne puis-je suivre mes goûts !
Mes livres, je vous abandonne ;
Le temps fuit trop vite avec vous.

Assis sur la tendre verdure,
Quand revient la belle saison,
J’aimerais chanter la nature…
Mais puis-je quitter ma prison ?

La nature… livre sublime !
Le sage y puise le bonheur,
L’âme s’y retrempe et s’anime,
En s’élevant vers son auteur :

À l’astre qui fait tout renaître,
Il faut que je renonce encor ;

Jamais à ma triste fenêtre
N’arrivent ses beaux rayons d’or.

Dans ce réduit tranquille et sombre,
Dans cet humide et froid caveau.
Je me résigne comme une ombre
Qui ne peut quitter son tombeau.

Qui m’y soutient ? c’est l’espérance,
C’est Dieu, je crois en sa bonté ;
Tout lier de mon indépendance,
J’y retrouve encor la gaieté.

Non, je ne maudis pas la vie.
Il peut venir des temps meilleurs.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je me soumets à mon étoile.
Après l’orage le beau temps.
Ces vers que j’écris sur ma toile,
M’ont délassé quelques instants.

Mais vite, reprenons courage.
L’heure s’enfuit d’un vol léger ;
Allons j’ai promis d’être sage,
Aux vers il ne faut plus songer.

Cours devant moi, ma petite navette
Passe, passe rapidement ;
C’est toi qui nourris le poëte.
Aussi, t’aime-t-il tendrement.

Il y a une réponse fort enjouée à une pièce de versification, mystérieusement déposée un matin sur la cheminée de Magu par un autre ouvrier poëte. Dans cette pièce, qui n’est remarquable que par d’assez jolie métaphores sur la trame de la vie et sur les fleurs que Magu sème à la fois sur ses indiennes et dans ses vers, il est dit que Magu est digne de s’appeler Magus, parce qu’il est un sage véritable, et que la science poétique peut évoquer les êtres surnaturels, tout comme la baguette magique. Magu répond avec une douce moquerie :

Je m’appelle Magus ; je suis grand, je suis sage,
Je suis un être surhumain.
À mes rares vertus chacun doit rendre hommage,
Un S me manquait, je le prends, je suis mage !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et ne me jugez pas par cette sale étoffe
      Qui compose mes vêtements ;
Je suis magicien, savant et philosophe.
      Et je commande aux éléments ! etc.

Une autre fois, au docteur D* qui lui demandait en vers de mouler sa tête, il répond, en autant de vers, et en se servant des mêmes rimes :

De Gall, ainsi que vous, je suis un partisan ;
Je vous la livrerai, ma tête d’artisan,
Que bien gratuitement on trouve prophétique ;
Je veux bien vous passer l’organe poétique ;
D’où découlent ces vers, ces chants harmonieux.
Je suis, à vous entendre, un être merveilleux ;
Tout surgit sans effort de mon ample cervelle…
Ce portrait trop flatté, docteur, n’est pas fidèle.
Vivant inaperçu, sans nom, sans avenir,
Heureux si je survis dans votre souvenir.
Mes vers… ils passeront comme la nef rapide,
Qui bientôt disparaît sur l’élément perfide.

Une autre réponse de quatre-vingts vers, faits selon le même procédé de rime à l’éloge d’un professeur du collége de Meaux, offre l’exemple de la même facilité ingénieuse et de la même modestie. Dans cette pièce, comme dans plusieurs autres, Magu raconte les combats de son âme, partagée entre le besoin de s’instruire et celui de gagner sa vie, son effroi devant la cécité qui menace son existence et celle de sa famille. Puis toujours la résignation, une résignation enjouée et pleine d’espérance et de tendresse, vient couronner sa plainte douce et profonde.

Parcourons ensemble le Rêve du poëte tisserand :

Je rêvais cette nuit dernière,
(Les poètes rêvent toujours)
Que, possesseur d’une chaumière,
Je pouvais y finir mes jours.
Quoiqu’elle ne fût pas bien grande,
Y tenait tout mon mobilier,
C’est tout autant que j’en demande ;
Mais n’allez pas me réveiller.

Auprès était une fontaine.
Qu’ombrageaient des saules bien verts ;
Comme l’eau de cet Hippocrène,
Bientôt vous coulerez mes vers.
Et déjà je choisis la place
Ou mon luth viendra s’essayer ;
De la France je suis l’Horace ;
Mais n’allez pas me réveiller.

Au jardin (cela va sans dire,
Point de chaumière sans jardin)
J’entre, quel parfum j’y respire !
Partout la rose et le jasmin.
Pas de jets d’eau, ni de statues ;
La nuit ça pourrait m’effrayer ;
J’y vois des oignons, des laitues ;
Mais n’allez pas me réveiller.

Lisez enfin cette chanson, presque digne de Déranger, dont les encouragements n’ont pas manqué au poëte tisserand, son cher confrère, ainsi qu’il l’appelle[2] :

J’ai lu que Dieu créa la terre.
Pour les hommes qu’il fit égaux ;
C’était bien agir en bon père,
Si pour tous il eût fait des lots.
J’arrive, mais on me repousse,
Ma part est prise, enfin je vois
Que je n’en aurai pas un pouce ;
Le bon Dieu s’est moqué de moi.

Quand les beaux-arts et l’industrie
Semblent prendre un nouvel essor.
Tout concourt à rendre la vie
Plus douce ; mais il faut de l’or.
Pour moi qui n’ai que ma navette.
Je n’en touche du bout du doigt ;
Je m’en passe, mais je répète :
Le bon Dieu s’est moqué de moi.

Sans ambition, sans envie,
Pauvre, je me trouvais heureux ;
Mais Dieu m’envoie une ophtalmie.
Qui m’a presque détruit les yeux ;
A sa suite, dame Misère
Entre chez nous, quel désarroi !…
C’en est trop, je ne puis me taire ;
Le bon Dieu s’est moqué de moi.


Seigneur, quel caprice est le vôtre !
Deviez-vous me traiter si mal ?
Quoi ! tout d’un côté, rien de l’autre ;
Le partage est trop inégal.
À moi le travail et la peine,
Au voisin, l’or, un bon emploi ;
Je m’épuise, lui se promène :
Le bon Dieu s’est moqué de moi.

Un peu forte est la pénitence,
Et trop longue au moins de moitié ;
Une voix me dit : « Patience, »
C’était celle de l’amitié.
Fille du ciel, par toi j’éprouve
Qu’à grand tort je manquais de foi ;
Mon petit lot, je le retrouve ;
Dieu ne s’est pas moqué de moi.

M. A. — Je me déclare très-satisfait de votre tisserand ; et, tout en reconnaissant qu’il y a du vrai génie poétique dans la tête de cet homme qui se plaint de manquer d’instruction,

· · · · · · · · · · · · · À l’égal des sauvages,
Qui n’ont jamais quitté leurs incultes rivages,

je sens qu’il y a chez lui de la loyauté, de la modestie, de l’affection, de la force, toutes les qualités qui attirent le cœur vers les hommes de bien. Allons, je vous passe encore Magu. Je ne trouve pas qu’on ait à lui adresser aucune des critiques qui pleuvent aujourd’hui sur les poètes ouvriers, et que je serai désormais plus circonspect à répéter. Les éloges n’ont point enivré ce brave homme, pas même ceux du plus grand maître en son genre ; et j’admire qu’il n’ait pas quitté son métier, tant que ses yeux lui ont permis de se soutenir par le travail. Car ce dégoût que la vanité inspire aux prolétaires écrivains, et que vous leur donnez par trop d’indulgence, est le reproche le mieux fondé que je vous aie adressé ce soir ; et il ne me semble pas, mon cher Z., que vous y ayez répondu.

M. Z. — Mon ami, je vous avoue que j’ai éludé la question en vous disant que personne, à ma connaissance, n’a jamais donné à aucun de ces écrivains prolétaires le conseil d’abandonner le travail qui le faisait vivre fort mal et fort tristement (quoiqu’on nous fasse d’étranges pastorales sur l’aisance et la joie que procure en ce temps-ci le travail des bras), pour un travail littéraire qui ne le ferait peut-être pas vivre du tout. Mais ceci n’était, je vous le répète, qu’une manière d’éluder l’attaque, parce que j’aurais, en l’acceptant, beaucoup trop à vous dire. Il faudrait prendre les choses d’un peu loin, pour ne pas vous effaroucher ; et, si vous voulez, nous réserverons cette question principale pour notre prochaine causerie.

M. A. — Vous piquez ma curiosité, et je crois que vous reculez parce que vous avez quelque énormité à me dire.

M. Z. — C’est bien possible ; et puisque vous êtes en train d’accepter beaucoup de témérités de ma part aujourd’hui, je vous prouve que je ne recule pas, en vous déclarant qu’au premier jour où nous nous reverrons, je vous soutiendrai, d’abord, que ce n’est ni un tort, ni un mal que les prolétaires se sentent le courage de chercher la vie intellectuelle au prix des plus grandes souffrances et des plus grands désastres, et que, si je n’y ai pour ma part encouragé aucun de ceux que j’ai rencontrés, c’est par un sentiment de sollicitude trop craintive, par un manque d’enthousiasme et de foi, que j’ai été retenu. S’il y a là de quoi se justifier auprès de nos accusateurs, il n’y a peut-être pas de quoi se vanter devant Dieu, qui voit plus loin que nous. Car il est dans ses desseins suprêmes que l’homme nouveau cherche à se dégager de son linceul, ou plutôt de ses langes. Il faudra qu’il en sorte à tout prix, qu’il se lève comme Lazare, qu’il marche et qu’il parle ; car il a bien assez attendu, bien assez gémi et assez rêvé dans cette nuit du tombeau où l’on prétend le retenir scellé sous la pierre. Ensuite, je vous soutiendrai que la régénération de l’intelligence est virtuellement dans le peuple, et que les efforts encore très-incomplets de cette intelligence pour se manifester sont le signal d’une vie nouvelle, que l’on peut prophétiser à coup sûr ; vie nouvelle qui n’éclora pas dans les classes moyennes, parce qu’elles ont accompli leur tâche et qu’elles touchent à la fm de leur mission. Il est donc certain que le génie du peuple s’éveille, tandis que celui des classes aisées va s’éteignant chaque jour. La vie du cœur étant finie chez ces dernières (en tant qu’elles résistent à la loi de fraternité), cette vie de l’intelligence qu’elles prétendent conserver isolée de celle du sentiment n’est que la vie d’un cadavre embaumé et paré pour la tombe. La vie de sensation, longtemps étouffée ou comprimée dans le peuple par la loi de la résignation chrétienne, s’est éveillée. Le peuple veut de l’aisance, du bien-être, une sorte de luxe, des satisfactions d’amour-propre. Eh de quel droit ceux qui disputèrent si avidement ces avantages à la noblesse durant plusieurs siècles viendraient-ils empêcher le peuple d’y aspirer à son tour ? Avec la vie de sensation, la vie de sentiment s’est éveillée aussi dans cette race qui pousse comme une forêt vierge. Et quelle admirable puissance commence à prendre cette vie du cœur ! Il sera bien facile de vous le démontrer. Enfin de la manifestation de ces deux vies dans le peuple doit naître la vie de l’intelligence. Et ces facultés toutes jeunes accompliront leur destinée puissante, ainsi qu’il est écrit au livre éternel, qui garde toujours dans ses archives, sous le limon et sous la cendre de la décomposition transitoire, le germe et l’étincelle de l’éternelle recomposition. Ainsi, quand nous nous reverrons, je vous soutiendrai ces deux propositions abominables, qui font jeter les hauts cris à nos conservateurs, 1° que la rénovation de l’être humain est prête à s’opérer, et que c’est par le peuple qu’elle s’opérera dans toutes les classes de la société devenues unité sociale ; 2° que c’est le devoir du peuple d’y travailler, et le devoir de toutes les autres classes de l’y pousser, fut-ce au prix d’une infinité de douleurs et de quelques suicides de plus. C’est bien ainsi, au surplus, que l’entend instinctivement notre poète Magu, lorsque, s’adressant au dernier rejeton de la race royale, il s’écrie avec une naïve et droite conviction :

Petit ange, je te salue ;
Digne rejeton d’un bon roi,
Que Dieu bénisse ta venue,
Et qu’il veille toujours sur toi !

Qu’il t’accorde bonté, sagesse,
Oh ! ce sont là de beaux présents !
Et qu’il préserve ta jeunesse
Des mensonges des courtisans !

Oui, tu prendras notre défense.
Petit-fils d’un roi-citoyen,

     Te rappelant qu’en ton enfance.
      Tu suças du lait plébéien.

Savoure, cher enfant, ce lait avec délice,
Si sa source est obscure, est-il moins bienfaisant ?
Le peuple est honoré du choix de ta nourrice ;
Comme ma femme, elle est femme d’un tisserand.

Près de mon petit-fils, qui vient aussi de naître,
J’ai composé ces vers, en formant le désir
Qu’il puisse un jour te voir, t’aimer et te connaître,
Sous le même drapeau te défendre et mourir !

Vous voyez que mon cher poëte n’est pas un révolutionnaire, et qu’il croit à l’avenir de la royauté dans la simplicité de son cœur. Je ne l’en blâme pas, puisqu’il pense que le lait plébéien peut être pour un prince au berceau comme l’influence magique de la fée, qui, d’un coup de baguette, assure les plus heureuses destinées et accomplit les plus brillants prodiges. L’histoire dit que Sa Majesté à fait remercier le poëte tisserand. La munificence royale a-t-elle servi de protection à Magu pour obtenir du ministère la rente de 200 francs dont il jouit si légitimement ? Je l’ignore.

— Mais dans tous les cas, reprit en souriant M. A., qui se levait pour s’en aller, ni la royauté, ni le ministère n’ont trouvé que ce fût donner un encouragement dangereux et un exemple immoral que de secourir, entre tous ceux qui meurent de faim et qu’on ne peut pas aider, un pauvre diable, parce qu’il a plus de génie que ses confrères. Est-ce qu’on ne va point par hasard accuser la royauté d’être lasse des froideurs de la classe moyenne, et de flatter la vanité du peuple, pour se faire un public moins sévère ?

Janvier 1842.



II


On nous apporta dernièrement une nouvelle et magnifique édition des Poésies de maître Adam Billaut, que M. Ferdinand Wagnien, avocat, vient de collationner avec soin, et d’offrir au public comme un monument élevé à la gloire de son compatriote, le Virgile au rabot, comme on appelait jadis l’illustre menuisier de Nevers.

M. A. et M. Z., s’étant rencontrés chez nous, reprirent à ce propos leur ancienne discussion sur l’avènement des Prolétaires à la poésie, en commençant par admirer ensemble ce beau volume, imprimé à Nevers même avec élégance, recomplété par les soins vigilants de sympathiques admirateurs, rendu à sa véritable orthographe ancienne, purgé des altérations qui s’étaient glissées dans les éditions précédentes, et enrichi des portraits intéressants et authentiques de maître Adam, du grand Condé, de Christine de Suède, des princesses de Gonzague, etc. On y a joint une vue du vaste château des ducs de Nevers, où le poëte artisan porta si souvent ses stances et ses sonnets, tantôt pour obtenir un habit neuf, tantôt pour moins encore, une paire de souliers en remplacement de ses sabots ! et enfin la vue de la maisonnette plus que modeste où le vieux Adam acheva tranquillement ses jours dans une philosophique pauvreté. (Cette maison est telle qu’il l’a laissée. Une madonnette encadrée de festons de vigne en fait tout l’ornement.) Une notice fort bien faite, par M. Ferdinand Denis, ouvre le volume ; et une jolie Épître en vers adressée à la mémoire de maître Adam par Rouget, le tailleur poëte de Nevers, le termine et en complète l’illustration.

— Il me semble, dit M. A. à son adversaire et ami M. Z., que maître Adam, célèbre il y a deux cents ans, dérange un peu votre théorie d’une éruption merveilleuse du génie poétique chez les ouvriers d’aujourd’hui. Moi qui chéris le vieux proverbe : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, » je tiens peut-être ici une preuve de mon sentiment. Je dis peut-être, parce que j’ignore absolument, je vous le confesse, si la réputation de maître Adam n’est point usurpée. Je ne connais de lui qu’une chanson médiocre, encore n’est-elle pas authentique[3].

M. Z. — Croyez-vous que mon intention ait jamais été de vous prouver que le génie n’était pas le partage du peuple avant le temps où nous vivons ? Ne sais-je pas aussi bien que vous, aussi bien que tout le monde, quels furent l’obscure origine et les humbles commencements de tous nos grands artistes du temps passé ? Les artistes à Rome, même les artistes grecs, n’étaient que des artisans. Dans le moyen-âge, avant l’époque de la renaissance, même prodige du bon Dieu ! Les grands sculpteurs, dont les chefs-d’œuvre vivent et dont les noms sont presque inconnus, n’étaient que de simples ymagiers, auxquels on fournissait le marbre, la pierre, et les outils. Dans le quatorzième siècle, les peintres, sculpteurs, et architectes, se formèrent en corporation de métiers, et pendant deux ou trois cents ans, en Italie et en Espagne, ils furent obligés de paraître en corps aux cérémonies, comme les orfèvres et tous les corps de métiers manuels. Les peintres espagnols luttaient, jusque dans le dix-septième siècle, pour échapper à cette condition d’artisans.

M. A. — Ainsi vous n’avez point oublié que Giotto, l’émancipateur de l’art, fut un pâtre, ni que Fra Angelico fut un pauvre moine ?

M. Z. — Je n’ai oublié ni Masaccio (le petit Thomas), enfant sans nom ; ni Léonard de Vinci, bâtard d’un notaire de village ; ni Andréa del Sarlo, le fils du tailleur ; ni Corrège, le fils du paysan ; ni Giorgione, le petit George ; ni Tintoret, le fils du teinturier ; ni Titien, élevé par charité chez le père des Zuccalis ; ni Dominiquin, fils d’un cordonnier.

M. A. — Et Murillo, et Velasquez, et Ribera ?

M. Z. — Tous gens de rien, je le sais ; et Alonzo Cano, fils d’un menuisier. Je sais aussi que Poussin, Claude Gelée, Lesueur, Lebrun, Puget, Jean Cousin, Germain Pilon, et Philibert de Lorme, naquirent tous dans le peuple, dans la rue, ou sous le chaume ; à telles enseignes que Jean Goujon fut employé à Home comme ouvrier par le cardinal d’Amboise, à raison de six sous par jour.

M. A. — Les preuves vous écrasent : Albert Devrer, Hans Holbein, Lucas de Leyde, etc. ! Et Quintin Messis, maréchal-ferrant à Anvers ; et la plupart des peintres hollandais, qui exerçaient, avec leur art, un métier manuel, tailleurs, taverniers, etc.

M. Z. — Et dans l’art divin, dans la musique, les exemples m’écraseraient également, si j’osais dire que le génie est éclos d’hier dans le peuple. Palestrina, Haendel, Gluck, Mozart, Haydn, Beethoven, et cent autres, seraient là pour me crier : Et nous aussi, enfants de rien, nous avons travaillé dans les champs comme nos pères, ou chanté dans les rues comme le grand Rossini.

M. A. — Eh bien donc ?

M. Z. — Eh bien donc, le peuple est et fut toujours artiste. Mais il n’a pas encore été littérateur, en ce sens que son génie poétique, aidé de l’art littéraire, ne s’était pas encore formulé d’une manière précise et tranchée. Voilà qu’il commence à le faire, et que nous approchons d’une crise puissante, où des idées neuves seront chantées, développées et poétisées par des esprits nouveaux, par des imaginations, des consciences, et des génies prolétaires.

M. A. — Je ne veux pas contrarier votre croyance, quant à l’avenir, bien que je ne la partage pas ; mais quant au passé, êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? N’y a-t-il pas eu d’écrivains sortis du peuple dans les siècles passés ?

M. Z. — Vous êtes beaucoup plus érudit que moi sur ce chapitre. Cherchez vous-même. Voyez si jusqu’au dix-septième siècle les historiens et les poètes de quelque valeur ne sont pas sortis de la noblesse ou du haut clergé ? Voyez ensuite les écrivains du grand siècle appartenir encore pour la plupart à la magistrature ou à la noblesse, à la robe, à l’épée, ou à la haute bourgeoisie, jusqu’à l’avènement de la classe moyenne dans les lettres à la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

M. A. — Cette remarque ne m’avait pas encore frappé, quoiqu’elle soit bien facile à faire. En effet, Montaigne, Ronsard, Malherbe, Descartes, Balzac, la Fontaine, Corneille, Molière, Bossuet, Fénelon, Boileau, Racine, Montesquieu, Buffon, Voltaire, appartenaient tous, par la naissance, soit à la noblesse, soit à la riche bourgeoisie. Jean-Jacques est réellement le premier penseur ou écrivain sorti du peuple.

M. Z. — Et combien n’a-t-il pas eu de peine à en sortir !

M. A. — Mais c’est précisément là ce que j’allais vous objecter. On conçoit que le peuple, étant de tout temps en possession des métiers, produise des artistes remarquables dans les arts qui ont ces métiers pour support. Il y a plus ; lui seul peut fournir, sauf de bien rares exceptions, des génies dans des professions inséparables d’un métier ; car lui seul exerce ces métiers. C’est son lot, il est dur ; mais les arts proprement dits deviennent, par compensation, son privilège. Vous demandez au peuple des maisons ; une fois en train, il vous fait des palais et des temples. Il est comme la nature ; il ne lui coûte pas plus, étant forcé de manier le ciseau ou la truelle, de faire du grand et du beau que du mesquin et du laid. Mais il n’en est pas ainsi de la littérature, qui exige du loisir, de la réflexion, et qui n’a pour support aucun métier matériel. Pendant que le peuple est occupé de ses métiers, comment voulez-vous qu’il se livre à cet art difficile qui n’a pour expression que la parole ou l’écriture ?

M. Z. — L’avenir donnera peut-être aux serfs de l’industrie un peu de ce loisir nécessaire, afin qu’après avoir produit tant de grands peintres, de grands statuaires, de grands architectes, de grands musiciens, le peuple produise encore tout ce qu’il peut enfanter dans un autre genre. Convenez que l’histoire nous présente déjà une induction à cet égard. Rousseau, comme vous le remarquiez vous-même, est sorti du peuple. L’enfantement si pénible de Rousseau, n’est-ce pas l’enfantement de la démocratie ? Avant lui, qui dans le peuple s’occupait de politique, ou du moins qui des enfants du peuple a écrit avant lui sur ces matières ? Mais, depuis lui, combien s’en sont occupés et s’en occupent tous les jours !

M. A. — Il est certain que jadis, pour écrire sur l’histoire ou sur la politique, il fallait appartenir aux classes nobles qui seules avaient part aux affaires publiques. Aussi toutes nos chroniques françaises, à partir du treizième siècle, ont-elles été écrites par des nobles ; c’est Ville-Hardouin, c’est Joinville, c’est Enguerrand de Monstrelet, Froissard, Philippe de Commines, Pierre de l’Étoile, Blaise de Montluc, Duplessis-Mornay, Sully, Tavannes, de Thou, Michel de l’Hospital, Étienne Pasquier. Le sire de Brantôme représente aussi la noblesse cultivant la partie galante de ses annales. La haute bourgeoisie ne commence à s’occuper d’histoire et de politique qu’avec Mézerai, au milieu du dix-septième siècle. Mais la noblesse conserve encore, même au dix-huitième siècle, une certaine supériorité de vues et de génie sur ce point, qui se manifeste par des hommes tels que Montesquieu, le duc de Saint-Simon, Boulainvilliers, et même les deux Mirabeau, le père et le fils.

M. Z. — Oui, mais là je vous arrête. De ces deux Mirabeau, l’un est le disciple du grand économiste Quesnay, et ne fait que répéter ses leçons ; l’autre est le disciple de Rousseau. Ainsi la noblesse a fini par se mettre à l’école de deux prolétaires ; car Quesnay, lui aussi, était le fils d’un ouvrier. Mais la poésie n’offre-t-elle pas, dites-moi, quelque chose d’analogue ?

M. A. — Quant à la poésie française, j’avoue qu’à l’exception d’Ollivier Rosselin, le bourgeois du quinzième siècle, auteur des vaux de Vire, et de Villon, mendiant et voleur, deux fois condamné à être pendu, à ce que dit l’histoire, ce senties nobles qui ont d’abord cultivé les lettres, puis les bourgeois. Au quinzième et au seizième siècle, le clergé donna trois hommes, initiateurs à des titres divers. Jean de Meung, l’auteur du roman de la Rose, Amyot, le translateur des œuvres de Plutarque et de Daphnis et Chloé, et le grand Rabelais, le philosophe. Puis comme s’il avait rougi de tous trois, ce clergé n’en produisit pas d’autres, du moins pour longtemps. Mais les nobles, qui avaient commencé aussi à s’occuper de poésie, continuèrent à fournir des poètes. Il y a même de remarquable que ce furent les princes qui donnèrent le signal : Charles d’Orléans et Thibaut de Champagne au treizième siècle, Charles d’Anjou au quatorzième, le roi René au quinzième, François ler et Charles IX au seizième, cultivèrent la poésie ; combien de princesses alors faisaient des vers et écrivaient des livres ! On a des œuvres de Jeanne d’Albret, de Marguerite d’Autriche, de Marguerite de Navare, de Marguerite de Valois, de Marie Stuart. La poésie prétendait se loger dans les cours.

Jean Marot, le père de Clément, prenait la qualité de secrétaire et poète de la magnanime reine Anne de Bretagne. On citerait difficilement un poêle ou un écrivain un peu connu du seizième siècle, ou du commencement du dix-septième, qui ne tînt pas à la noblesse. Mathurin Régnier, le satirique fait seul exception ; mais l’histoire littéraire a bien soin de remarquer que le père de Régnier était qualifié honorable homme, titre qui dans ce temps ne se donnait qu’aux plus notables bourgeois. Les autres poètes avaient tous des blasons. Les deux de Raïf, du Bartas, d’Aubigné, Michel d’Amboise, le seigneur de Pibrac, les deux du Bellay, et le grand Ronsard, et le sire de Malherbe, sans compter Racan, Segrais, d’Urfé, mademoiselle Deshouillières, mademoiselle de Scudéry, madame de Lafayette, et tant d’autres encore. Les prédécesseurs de Corneille, Jodelle et Garnier, étaient aussi de familles nobles. Mais avec Corneille, Molière, et la Fontaine, commence l’ère poétique de la bourgeoisie. Le duel littéraire de Richelieu et de Corneille, à l’occasion du Cid, fixe magnifiquement le commencement de cette ère. Ce duel, a un sens qu’on n’a pas compris ; on s’étonne de Richelieu auteur, et on admire qu’un si puissant ministre fût jaloux de Corneille. On ne voit pas que Richelieu, c’est la noblesse tout entière en possession jusque là de la littérature, et qui voit son sceptre lui échapper. J’avoue qu’à partir de cette époque la bourgeoisie a remplacé la noblesse dans la culture des lettres. Quant à vous accorder que cette classe moyenne, si riche d’idées et si pleine d’action et d’influence pour faire la Révolution française, est aujourd’hui vide et creuse ; qu’elle ne produit plus rien de neuf, et qu’elle est réduite à remâcher, avec force sophismes, les idées qui l’ont faite ce qu’elle est…

M. Z. Je sais que vous n’êtes pas récalcitrant à cet égard-là ; mais je ne vous demande pas encore d’acquiescer à ma conclusion générale. Il me suffit que vous m’accordiez, quant à présent, que maître Adam Billaut façonnant, comme dit Voltaire, des couplets aussi lestement qu’un escabeau, était un fait exceptionnel dans son temps ; et vous m’avouerez tout à l’heure, quand vous aurez feuilleté son œuvre, qu’il n’a point eu, malgré sa grande intelligence, et ses éclairs de colère et de fierté, la révélation de son rôle de poëte prolétaire, comme nos poëtes prolétaires doivent et peuvent l’avoir ajourd’hui.

M. A. — Ma foi, tout en vous écoutant, j’ai déjà feuilleté ; et je vous jure qu’à en juger par les dédicaces et les flatteries sans nombre aux grands et aux princes qui me sautent aux yeux, je ne vois rien là-dedans qui m’inspire admiration ou sympathie. C’est une collection de flatteries plates et un cours de mendicité adulaloire. Les chansons et les épigrammes ne manquent pas de verve, et le tour est hardi, heureux souvent ; mais ce n’est pas autre chose, comme l’a dit Voltaire, que de la poésie de cabaret, comme le reste est de la poésie d’antichambre.

M. Z. — Admettons un instant que Voltaire soit infaillible ; je sais vos préférences, je devrais dire votre idolâtrie pour lui. Admettons, dis-je, qu’il ait bien jugé maître Adam, en affirmant que ce n’était qu’un poëte de cabaret, trouvant une rime heureuse par hasard, comme il a dit, avec plus d’irrévérence encore, de Shakespeare, que ce n’était qu’un sauvage ivre, et de Pétrarque qu’un chansonnier inférieur à Quinault. Avouez, dans ce cas, qu’un artisan poêle était, il y a deux cents ans, une rare merveille, un prodige non pareil, comme on parlait alors, une exception inouïe.

M. A. — Vous voulez me faire dire que Voltaire s’est trompé. Je ne le dirai pas ; j’aime mieux avoir tort vis-à-vis de vous. Je ne suis donc pas battu sur tous les points, et le jugement démon maître n’est pas renversé.

M. Z. Il m’en coûte de vous arracher cette dernière consolation ; mais il le faut. Permettez-moi de vous dire quelques mots sur Voltaire. Je les dirai sans aigreur ; écoutez-les sans passion. Je vous ai confessé cent fois mon ardente préférence pour Rousseau ; mais je reconnais en vieillissant que dans ma jeunesse l’enthousiasme de la partialité me rendit souvent injuste envers son tout-puissant rival. Je ne crois plus à la froide méchanceté de Voltaire, je crois même à la grandeur de son âme et à la générosité de son caractère. Je me rappelle avec attendrissement le trait que rapporte le prince de Ligne pour en avoir été témoin[4].

Voltaire était un jour entrain de déclamer contre Jean-Jacques, prétendant qu’on devrait le chasser de Genève, de Lausanne, et de toute la terre : — Ah ! mon Dieu, s’écrie quelqu’un, soit par erreur de sa vue, soit pour éprouver Voltaire, voilà justement M. Rousseau qui entre dans votre cour. — Ah ! le malheureux ! s’écrie Voltaire avec impétuosité : ils l’auront encore chassé de Lausanne ! Où est-il ? qu’il entre ! Mes bras, mon cœur, et ma maison lui sont ouverts ! — Tel était le grand Voltaire, faible, rancuneux, plein d’injustices, de vanités, et de précipitation ; il n’était ni dur, ni vindicatif, ni orgueilleux. Le fond de son cœur était généreux et humain, comme le fond de son intelligence était ferme et lumineux.

M. A. — Qui en doute ? vous êtes bien bon d’en convenir !

M. Z. — Je tenais à vous faire voir que je ne suis pas de ceux qui le nient ; et ceci me conduit à vous dire que les jugements précipités de Voltaire en littérature ne sont pas sans appel aux yeux de la postérité, puisque cet homme de génie cassait lui-même les arrêts de sa haine, comme ceux de sa critique, dans de brûlants retours sur lui-même. Vous savez bien, vous son Séide, avec quelle adorable naïveté, pleine d’un dépit comique et d’une bonne foi grondeuse, il se sentait parfois contraint de se rétracter. Rappelez-vous son obstination à condamner la Fontaine comme un plat auteur, bon tout au plus pour les vieilles femmes et les petits enfants ; et son emportement un jour que, tenant le livre dans sa main, il voulait examiner les fables une à une, et démontrer qu’il n’y en avait pas une qui fût supportable. Après en avoir lu une douzaine sans en pouvoir trouver les défauts, il jeta le volume par terre avec fureur en s’écriant : Ce n’est qu’un ramas de chefs-d’œuvre ! Savez-vous que ce mot de Voltaire prouve tout ce que je veux vous prouver ? C’est qu’avec un goût sûr et une vive intelligence du beau et du vrai, il jugeait à la légère, et s’abandonnait à des préventions qu’il eût rétractées, si, pour chacun des hommes et chacune des choses ainsi condamnés, on eût pu lui faire retrouver un de ces moments d’attention, de bonne foi, ou de sincérité, qui lui firent jeter par terre le ramas de chefs-d’œuvre et ouvrir ses bras et son cœur pour y recevoir l’abominable M. Rousseau, chassé à juste droit de toute la terre ?

M. A. — Je vois où vous voulez en venir. Vous pensez qu’une seconde ou une troisième lecture de Shakespeare, de Pétrarque, et même de votre maître Adam, eût éclairé Voltaire, et l’eût fait repentir de ses impétueuses préventions. Je n’en ai jamais douté quant à Shakespeare, je n’en peux guère douter non plus quant à Pétrarque ; mais quant à votre menuisier, fabricant de tables et de concetti, j’oserai croire, jusqu’à plus ample informé, que Voltaire eût confirmé son premier jugement.

M. Z. — Il est possible que Voltaire l’eût fait. Il ne lui suffisait pas toujours de revenir à la bonne foi et à l’examen sérieux pour être compétent. Voltaire, quoiqu’il fît d’excellentes et de charmantes poésies, n’était pas poète dans la haute acception du mot. Son imagination était tournée vers la raillerie, son enthousiasme vers la lutte polémique. Pour être un poète, il faut une extrême naïveté de cœur, qui n’était pas le fond de l’âme de Voltaire, et qui eût été fort contraire à la puissance de son œuvre critique sur le siècle. Il faisait de beaux vers et d’admirables satires, des drames habilement conçus, écrits avec élégance ; mais le feu sacré de Shakespeare, mais la passion de Pétrarque, il ne pouvait les ravir au ciel qui ne l’avait pas destiné à comprendre et à agir hors d’une certaine limite de sentiment. Esprit analytique par excellence, il pouvait revenir sur ses erreurs d’analyse, et la Fontaine devait subir victorieusement une analyse approfondie. Shakespeare, avec le mauvais goût de son temps et la rudesse de son pays, son emphase de bonne foi, tantôt ridicule, et tantôt saisissante ; Shakespeare, boursouflé, cynique et sublime, ne se fût peut-être pas révélé en entier à Voltaire, quand même Voltaire l’aurait voulu. Ici pourtant je me sors de votre peut-être, pour ne pas manquer au respect que je porte au monarque de la littérature du dix-huitième siècle.

M. A. — Vous voilà dans une argumentation dubitative qui ne conclut pas.

M. Z. — Nous pouvons cependant conclure de deux manières, dont je vous laisse le choix : ou que Voltaire n’a pas pris toujours le temps de connaître ce qu’il condamne, ou que Voltaire ne pouvait pas connaître et devait condamner certains génies dont le vol s’écartait de la sphère du sien.

M. A. — Voyons vos preuves quant à maître Adam Billaut. Je doute qu’il vaille la peine de vous avoir pour avocat contre un juge tel que Voltaire ; mais puisque cela vous tient à cœur, je veux entendre votre plaidoyer.

M. Z. — Oui, cela me tient à cœur, comme tout ce qui se rattache à la cause du peuple ; et soyez sûr qu’une telle cause mériterait un autre avocat que moi. Je défendrai le caractère de maître Adam en même temps que son talent ; car ces deux choses sont étroitement liées, et vous avez judicieusement prononcé, en feuilletant son recueil à la hâte (toujours à la manière de votre grand patron), qu’un vil adulateur ne pouvait pas être un grand poète. Vous auriez grandement raison, si maître Adam eût été constamment adonné à la flatterie ; et je vous accorde que ses nombreux hommages aux princes et aux princesses qui le protégeaient, quoique semés de traits heureux, n’ont pas toujours une valeur bien réelle. Ce fut à eux cependant que le pauvre homme dut le grand bruit qu’il fit en France ; et on ne put assez s’émerveiller, à la cour et à la ville, qu’un rude manœuvre eût trouvé l’art de tourner un compliment mieux qu’un bel esprit de profession. Il y avait du moins dans sa manière de les louer quelque chose d’original, une emphase comique qui semble parfois voisine de la moquerie, et qu’un rustique comme lui pouvait seul faire accepter. Il invoquait, en l’honneur de ses héros et de ses demi-dieux du dix-septième siècle, un Jupin, un Neptun, et un Phœbus qu’il n’avait pas trop l’air de prendre plus au sérieux que les grands auxquels il s’amusait à les comparer. Il faisait le bonhomme (comme fait souvent Magu), et on sentait en lui, à chaque mot, le puissant goguenard, le Voltairien anticipé, le contemporain du grand Bayle ; si bien qu’on l’écoutait avec étonnement, se demandant si c’était la simplicité de sa condition et l’ignorance des bonnes manières, ou bien la verve satirique et hardie d’un esprit supérieur, qui le faisait parler si bassement et si familièrement à la fois. Aussi, après s’en être amusé un instant, et lui avoir fait les plus belles promesses, l’oubliait-on, peut-être par défaut de sympathie, peut-être à dossein et par une sorte de rancune qu’on n’avouait pas. Il est certain que de toutes les pensions et privilèges qui lui furent accordés, peu furent réalisés ; et (pie, protégé par les plus hautes puissances de l’État, il lutta constamment contre la misère. Voici une Épître au cardinal de Richelieu qui prouve et le peu d’exactitude qu’on niellait à lui payer la pension promise, et l’insistance narquoise du poète à la réclamer :

Grand princo, je suis de retour
Dans les pompes de vostre cour,
Pour me plaindre à vostre éminence
Que, par faute de souvenance,

Votre lustubron m’a laissé[5].
Comme si j’étais trépassé :
C’est-à-dire pour mieux entendre
Que je n’ay pas eu peine à prendre
Le bien dont vos menus plaisirs
Ont favorisé mes désirs.
Certes, je trouve fort estrange
Que tel qui veut passer pour ange
Chés les nimphes du double mont,
Passe chés moi pour un démon.
Bien que mon discours soit champestre.
Que mon âme ait trouvé son estre
Dans un climat presque inconnu,
Où Phœbus n’est jamais venu ;
Qu’elle parle en terme barbare,
Et qu’elle nayt rien fait de rare,
Le faut-il pour tant avouer
Qu’elle a l’honneur de vous louer.
Et que la vertu qui n’aspire
Qu’à rendre bien-tost notre empire
L’étonnement de l’univers
Fit quelque estime de mes vers.
Quand d’une bonté plus qu’extrême
La vostre dit à l’heure même
Que l’on me rendist satisfait,
Ce que pourtant on n’a pas fait.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Une estrange nécessité
M’oblige sans cesse à me plaindre,
Et de tout dire sans rien craindre :
Nécessité n’a point de loy.
Beaucoup de moins pauvres que moy
Ont cherché dessous une corde
Ce qu’un désespoir nous accorde.
Voilà l’hyver dont la rigueur
Force la plus masle vigueur,

Et que le plus hardy courage
Tremble à l’aspect de son orage ;
Cependant je suis accablé,
Sans bois, sans vendange, sans blé.
Plus pauvre que vous n’êtes riche.
Tous mes habillements en friche,
Un des pieds chaussé, l’autre nù,
A Paris sans estre connu, etc.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Je porte un manteau sur l’épaule
Fait du temps d’Amadis de Gaule,
Si fort débisfé que l’on croit
Qu’il me nuit autant que le froid,
Montrant à quiconque l’aborde
Plus de mille toises de corde.
De qui l’horreur fait retirer
Le filou qui le veut tirer.
Enfin, dans ce sensible outrage.
Je suis désespéré, j’enrage
De voir que pour me secourir
Je ne peux vivre ny mourir.

Le fier mendiant termine son Épître en disant qu’il avait bien dessein de dépeindre une histoire.

Où la propre main de la gloire
Eût rendu vos faits adorés (les exploits de Richelieu)
Avecque des vers tout dorés.

Mais qu’il ne le fera point.

Veu que pour ces faits précieux
Je n’ai point d’or que dans les yeux ;

Voulant dire, d’une façon populaire, que la faim lui rend les yeux jaunes, et disant assez clairement : Point d’argent, point de Suisse, autrement « point d’argent, point de compliments. »

Cette façon d’envisager les dons qu’il implore et qu’il reçoit (quand ils viennent !) explique assez le personnage rampant et insolent que notre menuisier fait auprès des grands seigneurs. Dans sa pensée, qui est bien nette à cet égard, et qui est bien formulée dans une Épitre que nous verrons tout à l’heure, les poètes sont les dispensateurs de la gloire ; ce sont leurs vers qui éternisent la splendeur des hauts faits. Quiconque veut se voir buriné de leur main dans le grand livre de mémoire doit les nourrir et les vêtir. Il doit dédommager surtout le pauvre manœuvre du temps qu’il eût consacré à l’exercice de son métier, et qu’il a sacrifié à raboter des louanges. C’est entre le poëte qui chante et le héros qui paie un échange légitime, et celui des deux qui y manquera verra l’autre déchargé de ses obligations. Le poète ouvrier entend donc l’art des vers comme celui de la menuiserie. Il livre des stances, des sonnets et des madrigaux à ses pratiques, comme il leur livrerait des meubles commandés par eux, et fabriqués de sa main. Si la pratique lui fait banqueroute, il retire sa marchandise, et flagelle celui qu’il avait encensé. Voilà ce qui m’a fait vous dire, en commençant la discussion, que maître Adam n’a pas eu la révélation de sa mission de poète, en tant qu’homme de progrès et d’avenir, destiné à chanter la cause du peuple et la dignité de l’homme, comme nos ouvriers poètes le sentent et le font aujourd’hui. Il a tiré de son innéité prodigieuse dans l’art d’écrire un métier assimilable en tout à son métier manuel, et comme il eût fait de la musique ou de la peinture, s’il en eût reçu le don. Enfin, il a fait de l’art ; il a été en poésie artiste et artisan, ce qui était réputé la même chose alors, comme nous l’avons remarqué à propos des grands maîtres en peinture, en sculpture, etc., dont nous nous plaisions tout à l’heure à nous rappeler les noms. Il n’a pas dit comme nos Prolétaires inspirés d’aujourd’hui : « Le ciel m’a fait poëte : mais c’est pour vous faire entendre le cri de la misère du peuple, pour vous révéler ses droits, ses forces, ses besoins, et ses espérances, pour flétrir vos vices, maudire votre égoïsme, et présager votre chute, pour vous émouvoir de pitié, vous faire rougir de honte, ou pâlir de crainte. » Non, maître Adam n’a pas eu cette pensée, et il ne pouvait pas l’avoir.

M. A. — Il eût pu l’avoir si son aine et son génie eussent été d’une trempe pins haute. C’est parce qu’il ne l’a pas eue, et qu’il a fait de la poésie mercenaire, que je ne peux pas l’estimer un grand poëte, malgré la bonne vieille facture de ses vers et la rudesse enjouée de son cachet.

M. Z. — Vous m’accordez déjà quelque chose, et j’aime votre sévérité, qui part d’un noble sentiment sur le noble métier de poëte. Mais permettez-moi de vous dire que ce n’est pas l’homme qui a manqué à l’idée, mais l’idée à l’homme. L’idée d’égalité n’était pas éclose dans le monde ; ou, du moins, elle ne s’y était pas développée jusqu’à la notion pratique où elle tente d’arriver aujourd’hui avec d’incroyables efforts, après de formidables tentatives et d’effrayants désastres, et la suite des essais de réforme antérieurs à Luther, que la force et la ruse avaient étouffés et dénaturés, la réforme luthérienne, faisant fausse route, tournait, comme le catholicisme, les rêves du pauvre et de l’opprimé vers les félicités du paradis, et consacrait l’inégalité sur la terre ; si bien que huguenot, ou catholique, l’homme du peuple ne pouvait plus espérer qu’un dédommagement dans l’autre vie, après avoir lutté humblement et patiemment contre ses maux dans celle-ci. Plus l’homme était fier, plus il songeait au rétablissement de l’égalité dans le ciei : mais il ne songeait pas à la conquérir ici-bas, et il aspirait à la mort pour rentrer nu dans la tombe, et reparaître nu à côté des monarques au jugement de Dieu. Telle fut la pensée dominante de maître Adam. C’était la plus populaire, la plus courageuse, la plus révolutionnaire qu’il pût avoir ; et, à la manière dont il la sentit et l’exprima, on peut-être assuré que, s’il eût chanté dans un siècle plus avancé, il en eût exprimé et chanté de même l’idée la plus avancée, la plus courageuse et la plus révolutionnaire. L’enthousiasme sauvage avec lequel, dans ses revers et ses humiliations, il se reportait vers cette loi divine de l’égalité devant Dieu, est bien facile à prouver. Il ne faut pour cela que le lire. Vous le trouverez, à chaque page, cet enthousiasme jetant, comme un éclair, son reflet incorruptible sur ces chants d’adulation et de mendicité dont la première apparence vous révolte. Mais voyez-la dans la colère, cette pensée ; comme elle est menaçante, comme elle est rude et fière, comme elle est peuple enfin ! Voici les fragments d’une Épître à un ami, toujours à propos de cette malencontreuse pension du Cardinal qu’on ne lui payait pas :

Daphnis, je suis fort estonné
Pourquoy tu m’as abandonné ;
Moy qui n’aspire qu’à la gloire
De vivre dedans ta mémoire.

Voicy pour la troisième fois
Que de mes lettres tu recois,
Et la troisième fois de mesme
Que par un mespris plus qu’extresme
Tu ne m’as pas tant seulement
Accorde ce contentement
De me mander si ma quittance
Fournirait assés d’éloquence
Pour me faire rendre en ce lieu
La pension de Richelieu.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Cependant je reconnois bien
Que ce que tu dis n’estoit rien,
Qu’un peu de flamme et de fumée
Esteinte aussi tost qu’allumée ;
Ou, pour telle faire plus court,
Un peu d’eau bénite de cour.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Peut-estre me respondras-tu
Que ta plume a trop de vertu,
Que ton éloquence est trop belle
Pour un raboteur d’escabelle ;
Dès là je te tiens au collet,
Puis que je scay que ton valet
N’a pas l’esprit si plein d’audace
Qu’il n’escrivit bien en ta place.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Je m’y trouve fort résolu
Parce que le ciel l’a voulu.
Quand il a fait une ordonnance
Ny le Roy, ny Son Eminence,
Qui sont bien au-dessus de moy.
N’en sçauraient éviter la loy.
Ils peuvent tout dessus la terre,
Leur colère vaut un tonnerre ;
Mais certes, quand il faut aller
D’où l’on ne sçaurait appeler,
Les grands ont beau faire et beau dire

Toutes les forces d’un empire
N’ont pas le pouvoir d’empescher
Le coup qui nous vient dépescher.
C’est ce qui m’afflige et m’estonne.
Que cependant qu’une couronne
Les fait appeler en ces lieux
Les vives images des dieux,
Ils font si peu de récompense
A ceux qui chantent leur puissance,
Sans qui leur esclat le plus beau,
Suivant leur corps dans le tombeau,
Ne laisseroit à la mémoire
Aucune marque de leur gloire.
Que si le ciel m’eust ordonné
Un empire quand je fus né
Je n’aurais jamais esté chiche.
Parce qu’un prince est toujours riche.
De quelque violent effort
Que les puisse agiter le sort,
Ils n’ont jamais l’âme asservie.
Que par la perte de la vie.
Les princes ne peuvent donner
Que ce qui leur doit retourner.
Ils sont maistres de la fortune
En donnant, ils semblent Neptune,
Qui fait les fleuves de la mer,
Mais qui les revoit abismer
Après quelque légère course
Dans leur inépuisable source.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Bref pour mieux le faire comprendre
Il faut tout donner pour tout prendre.
Mais certes il s’en trouve peu
Qui soient embrasés de ce feu.
Aussi ce qui me réconforte
C’est que si jamais, à la porte
Par laquelle il nous faut passer
Quand nous venons de trépasser,
Je rencontre par adventure

Un de ces mignons de nature
Qui prennent tout sans donner rien,
Ma foy, je m’en mocquerai bien.
Si jamais je suis en la barque
Avec un avare monarque.
Tandis que le vieillard Caron
Nous passera sur l’Achéron,
Je luy feray bien reconnaître
Qu’il n’aura plus le nom de maistre ;
Ne pouvant alors m’abstenir,
Pour me venger et le punir.
De luy remettre en la mémoire
La décadence de sa gloire.
Là, sans crainte de la grandeur
Et de sa royale splendeur
Dont il cherissoit tant l’usage.
Je luy rendray ce beau langage ;
Prince misérable et confus
Qui n’es plus de ce que tu fus
Qu’une triste et malheureuse oumbre
Qui va multiplier un nombre
Où tel qui ne t’osoit parler,
Lorsque tu fesois tout trembler
Sous ton orgueilleuse puissance,
Méprisera la connaissance,
Toy qui jadis, chez les mortels,
Prenois l’encens et les autels
Qu’on doit aux Déités supresmes.
Et qui, tout ceint de diadesmes
Tenois un pouvoir en tes mains
Qui fesoit trembler les humains ;
Dedans cette chute fatale
Qui dans ce bateau nous esgale.
Ne sens-tu pas que tu reçois
La mort une seconde fois,
Par le ressouvenir funeste
D’en avoir tant laisse de reste.
Et n’avoir plus pour tout support
Qu’un denier pour passer le port ?
Lorsque tu goutois en la vie

Ce qui rend une âme assouvie,
Pourquoy ne considérois-tu,
Ces ministres de la vertu,
Ces escrivains de qui les plumes
Te pouvoient dresser des volumes,
Ou, malgré le tems et son cours.
Ta gloire auroit vescu toujours ?
Peut-estre avois-tu la pensée
Que, depuis que l’âme est passée
Dedans l’empire du trépas,
La mémoire ne la suit pas.
Et que, dans ces ombreuses plaines
Qui sont les plaisirs ou les peines,
L’esprit en ce fatal revers
Ne songe plus à l’univers…
Mais à propos de la mémoire
Il me semble que je veuille boire
Dedans le noir fleuve d’oubly
Où je suis presqu’ensevely…
Cher ami Daphnis, je te prie,
Pardonne à cette rêverie, etc.


M. A. — Je comprends maintenant que le cardinal, à qui le solliciteur écrivait :

Certes je trouve fort estrange
Que tel qui veut passer pour ange
Chés les nymphes du double mont
Passe chés moi pour un démon.

ne fût pas très-soucieux de la misère de son protégé, non plus que le Daphnis qui se voyait reprocher de ne savoir pas mieux écrire que son valet. Cette manière de demander l’aumône, le sarcasme à la bouche et le bâton à la main, est d’un homme plus fougueux que sage.

M. Z. — Dites plus orgueilleux que rampant. Examinez, vous dis-je, et vous le verrez, même sans être animé par le dépit, mettre toujours le poëte au-dessus du prince et du guerrier. Dans des stances de remerciement à un marquis, il lui dit :

Tous ces grands conquérants dont l’histoire est armée,
Pour qui Bellonne a fait tant d’exploits belliqueux,
Alcide, Achille, Hector, et cent raille comme eux,
Auraient eu d’un bouvier la mesme destinée.
Si la Muse eût laissé leur mémoire avec eux.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Peu de grands aujourd’hui sont dignes de ton sort :

le bonheur d’être chanté par un poëte ;

Un avare désir, qui les ronge et les mord.
Ne leur délaisse rien, quand leur charogne est morte,
Que de vers animés par les soins de la Mort.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’auprès des femmes, oublié ou non, maître Adam reste toujours courtois et tendre. Il n’a que des louanges galantes et des paragons poétiques pour ses douces protectrices les princesses de Gonzague, dont l’une fut reine de Pologne. On voit qu’il les aime, non-seulement d’amitié, mais d’amour, et qu’il leur pardonne leur oubli, comme à des enfants chéris. Il n’a point de morgue avec elles, et ne les menace pas de cette faux sinistre de la mort qu’il fait flamboyer à tout propos sur des fronts plus mâles et plus ombrageux. On sent qu’il aime la jeunesse et la beauté, comme un poëte et comme un père, et qu’il aurait en horreur l’idée de la destruction de ces beaux œuvres de la nature.

Mais je ne vous ai point montré des plus beaux vers de maître Adam, de ceux qui le placent au rang que ses contemporains lui ont assigné avec acclamations. J’étais occupé à justifier auprès de vous son caractère personnel ; et je vous l’ai montré superbe et quasi hargneux, tout en faisant de son talent un commerce vénal suivant nos idées, légitime suivant les siennes et celles de son temps.

M. A. — Accordé ! J’ai lu les dédicaces et les préfaces du grand Corneille. Hélas ! Après celle de Cinna, j’étais tenté de m’écrier : Holà ! Je sais que les hommes de lettres ne pouvaient exister ni se faire connaître sans protection. On avait besoin d’un prince ou d’un roi comme on a besoin aujourd’hui d’un éditeur, et le menuisier de Nevers pouvait bien n’être pas plus hautain que le père de la tragédie française.

M. Z. — Il l’était davantage, écoutez : les vers que je vais vous dire, il y a longtemps que je les sais par cœur, car ils sont dignes de ce temps de Corneille devant lequel nous restons prosternés. J’ai vu avec plaisir que, dans sa Notice sur Adam Billaut, M. Ferdinand Denis les avait cités les premiers. Ce sont des stances adressées à un personnage qui sollicitait notre menuisier de quitter son pays et son état, pour venir se fixer auprès de la cour, où il travaillerait à sa fortune. Mais le poète était désabusé des promesses de l’ambition :

Pourvu qu’en rabotant ma diligence apporte
De quoy faire rouler la course d’un vivant,
Je serai plus content à vivre de la sorte,
Que si j’avais gagné tous les biens du Levant.
S’élesve qui voudra sur l’inconstante roue.
Dont la déesse aveugle en nous trompant se joue ;

Je ne m’intrigue point dans son funeste accueil.
Elle couvre de miel une pilule amère.
Et, sous l’ombre d’un port nous cachant un écueil.
Elle devient marastre aussitôt qu’elle est mère.
 
Je ne recherche point cet illustre avantage
De ceux qui tous les jours sont dans les différends
A disputer l’honneur d’un fameux parentage.
Comme si les humains n’étoient pas tous parens.
Qu’on sçache que je suis d’une tige champestre,
Que mes prédécesseurs menoient leurs brebis paistre,
Que la rusticité fit naistre mes ayeux ;
Mais que j’ay ce bonheur, en ce siècle où nous sommes,
Que, bien que je sois bas au langage des hommes,
Je parle quand je veux le langage des Dieux.

La suite de mes ans est presque terminée ;
Et quand mes premiers ans reprendroient leurs appas,
La course d’un mortel se voit sitost bornée.
Qu’il m’est indifférent d’être ou de n’être pas.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tel grand va s’estonnant de voir que je rabote,
A qui je répondrai, pour le désabuser
En son aveuglement, que son âme radote
De posséder des biens dont il ne srait user ;
Qu’un partage inégal des biens de la nature
Ne nous fait pas jouyr d’une mesrae adventure ;
Mais que ma pauvreté peut vaincre son orgueil.
Pour si peu de secours que la fortune m’offre,
Puisque, pour ses trésors en pensant faire un coffre,
Peut-estre que du bois j’en feray un cercueil.

Le destin qui préside aux grandeurs les plus fermes
N’a pas si bien soude sa conduite et ses faits.
Que le tems n’oit prescrit des bornes et des termes
Aux fastes les plus grands que sa faveur a faits.
Ce prince dont l’empire eut le ciel pour limite,
Qui trouvait à ses yeux la terre trop petite

Pour s’eslever au trône et construire une loy,
Son dernier successeur se voit si misérable[6]
Que, pour vaincre le cours d’une faim déplorable,
Il s’aida d’un rabot aussi bien comme moy.
Les révolutions font des choses étranges,
Et, par un saint discours, digne d’estonnement,
L’ange le plus parfait qui fût parmy les anges,
M’a-t-il pas fait horreur dedans son changement ?
Va, ne me parle plus des pompes de la terre :
Le brillant des splendeurs est un esclat de verre.
Un ardent qui nous trompe aussitôt qu’on y court.
Ce n’est pas qu’en passant je ne te remercie ;
Mais pourtant tu sçauras que le bruit de ma scie
Me plaît mieux, mille fois, que le bruit de la cour.

M. A. — Je ne croyais point que maître Adam eût parlé un langage aussi élevé ; je n’avais remarqué en passant que de jolis vers clair-semés, empreints de grâce et de bonhomie :

N’estimait la verve autre chose
Que le gay bouton d’une rose
Qui dans l’âme s’épanouit ;

et ceux-ci encore, qui me rappellent ceux de votre tisserand Magu :

Je ne trouve rien de si doux
Que la demeure de chez nous.

M. Z. — En voici qui sont encore plus proches parents par le sentiment naïf et populaire. C’est maître

Adam qui parle :

L’avenir des enfants, le soucy du ménage,
La crainte de jeûner sur la fin de mon âge,
Ont tant d’autorité sur ma condition.
Que mon âme n’a plus aucune ambition
Qu’à borner seulement mes désirs de l’envie
De vivre en menuisier le reste de ma vie.
Suivant du rossignol limage et les leçons,
L’abord de mes petits a finy mes chansons.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Je n’aime à voir le sang qu’en la couleur des roses ;
Et le chant d’un vieux coq à la pointe du jour
Me plaist mille fois mieux que le bruit d’un tambour.
Le souffle d’un zéphir, le frais d’une fontaine,
L’émail dont la nature enrichit une plaine,
Le silence troublé par le bruit d’un ruisseau.
Un rocher qui répond au babil d’un oiseau, etc.

Accordez-moi donc, mon cher A., ou que notre grand Voltire n’a pas lu avec assez d’attention, ou bien qu’il n’a pas su faire, dans son esprit malin et brusque, la synthèse de la vie intellectuelle d’un pauvre poëte du dix-septième siècle. Il est bien facile de condamner un innocent les pièces en main : phrase par phrase, page par page, rien ne supporte la critique rapide et l’interprétation cruelle. Mais l’ensemble d’une œuvre, comme l’ensemble d’une vie, a un sens tout autre, et sur lequel il faut porter un regard plus étendu et plus profond. Permettez-moi de vous chercher à la fin de ce volume un sonnet dont j’ai souvenance, et qui n’est de rien moins que du grand Corneille, lequel se connaissait, je pense, en poésie encore mieux que M. de Voltaire. C’est un assez bon passe-port pour maître Adam auprès de la postérité :

Le Dieu de Pythagore et sa Métempsychose,
Jetant l’âme d’Orphée en un poëte françois,

« Par quel crime, dit-elle, ay-je offensé vos loix.
» Digne du triste sort que leur rigueur m’impose ?

» Les vers font bruit en France ; on les loue, on en cause ;
» Les miens, en un moment, auront toutes les voix :
» Mais j’y verray mon homme à toute heure aux abois,
» Si pour gaigner du pain il ne sçait autre chose. »

« Nous scaurons, dirent-ils, le pourvoir d’un mestier :
» Il sera fameux poëte et fameux menuisier,
» Afin qu’un peu de bien suive beaucoup d’estime. »

A ce nouveau party, l’âme les prit au mot ;
Et, s’asseurant bien plus au rabot qu’à la rime.
Elle entra dans le corps de maître Adam Billot.

Ceci ne justifie-t-il pas bien la manière dont maître Adam envisageait son métier de poëte, le plus mauvais des métiers, au dire de Corneille lui-même ? Ce n’était donc pour eux qu’un métier ; et, malgré une plus haute manière de l’envisager, c’en est un encore aujourd’hui. On a mieux constitué la propriété des produits du génie, et nos ouvriers poètes y trouvent un petit allégement à leur misère. Mais, croyez-moi, nos descendants s’étonneront (et peut-être avant que deux siècles soient écoulés), de ce trafic que nous faisons aujourd’hui de l’inspiration et de la réflexion. La vénalité des plumes du dix-septième siècle ne les scandalisera pas beaucoup plus que ce que nous sommes forcés de faire à l’égard du public ; et s’ils ne font pas un effort pour se représenter notre constitution sociale, ils se demanderont comment, avec des sentiments élevés et des intentions pures, nous avons fait de notre intellect un fonds de commerce. une manufacture de denrées mercantiles. Ceci nous mènera un peu loin, si vous voulez bien examiner la question avec moi, et répondra au reproche que l’on adresse aux ouvriers de négliger leur profession pour se faire littérateurs, d’un peu plus haut qu’on ne peut répondre à cet injuste reproche en demeurant dans l’étroit horizon des choses présentes.

Septembre 1842.
  1. Il faut en excepter M. Auguste Barbier, qui a fait dans Lazare une pièce intitulée : la Lyre d’airain, véritable chef-d’œuvre comme art et comme sentiment.
  2. « J’ai trouvé en vous le poëte artisan, toi qu’il me semble devoir être : occupé de rendre ses sentiments intimes avec la couleur des objets dont il est entouré, sans ambition de langage et d’idées, ne puisant qu’à sa propre source, et n’empruntant qu’à son cœur, et non aux livres, des peintures pleines d’une sensibilité vraie et d’une philosophie pratique. » (Extrait d’une lettre de Béranger à Magu.)
  3. C’est l’ode bachique : Aussitôt que la lumière. On Ta arrangée, c’est-à-dire dérangée, pour l’ajuster sur un air connu. Dans l’original, cette ode, réellement belle de couleur et de mouvement, est composée de stances de deux mesures différentes. Dans la nouvelle édition de Nevers, on l’a mise en regard de la fausse version, ainsi que d’une traduction fort piquante en patois du Morvand.
  4. Sur Voltaire et sur Rousseau, le prince de Ligne a écrit quatre ou cinq pages ravissantes, qui, sans nous révéler de grandes particularités, nous font mieux voir et comprendre ces deux immortels que toutes les controverses aveugles et amères de leur époque. Le prince de Ligne, général autrichien, courtisan et seigneur russe, mais véritable Français d’esprit et de caractère, est un des plus charmants écrivains du xviiie et du xixe siècles, aux confins desquels il se trouve placé. Il participe du premier pour la vivacité et le brillant, du second pour la rêverie, le talent descriptif, et une sorte de haute loyauté philosophique qui domine et efface toutes les petitesses de sa misérable grandeur. On sent qu’il ferme ce siècle divers et fécond, et que, sans le comprendre bien sérieusement, il a l’instinct de droiture et de sensibilité que nous devons avoir pour le bien juger nous-mêmes. À le suivre dans sa correspondance avec les rois et les empereurs, on peut, au premier abord, penser de lui, comme de maître Adam, qu’il n’est qu’un lâche adulateur. Il écrit à Catherine II, pendant notre grande révolution, qu’il faudrait établir un cordon sanitaire autour de la France, et mille autres hérésies. Mais ce que M. Z. dit plus loin à M. A., qu’il faut juger une vie à distance par l’ensemble et non par le détail, il faut l’appliquer au prince de Ligne. Ses actions, on devrait dire ses occupations (car l’action n’est ni libre ni volontaire dans certaines phases de la société), furent ce qu’elles pouvaient être. Mais une bonté sans éi.’ale et une équité supérieure se retrouvent dans cet écrivain frivole, sérieux lorsqu’il est seul avec sa conscience et son instinct. Ses Pensées sont un monument de quelques pages dont la philosophie s’inspire des plus pures lumières de l’âme. Une de ces pages, sur la Justice des jugements, est plus grande que tout Montesquieu. Mais il se passera bien du temps avant que ce que je dis là ne semble pas un impertinent paradoxe, je le sais de reste. Toujours est-il que sa manière de lire dans les yeux de Rousseau et dans le cœur de Voltaire, aussi brièvement dite que rapidement conçue, est une peinture noble autant que saisissante et vraie. Je pense que madame de Staël ne se trompait pas dans l’admiration et l’affection qu’elle lui portait.

  5. Maître Adam avait adopté ce nom bizarre pour désigner les payeurs
    désobligeants qui se refusaient à acquitter les pensions dont on le gratifiait.
    On le retrouve fréquemment dans ses épigrammes épistolaires, et à
    propos de différents individus auxquels le même reproche s’adresse.

  6. Le fils de Perséus, dernier successeur d’Alexandre-le-Grand, devint
    menuisier à Rome. Voyez Plutarque.