Questions d’art et de littérature/27

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 319-332).


XXVII

POURQUOI
LES FEMMES À L’ACADÉMIE ?


Sous ce titre piquant : les Femmes à l’Académie, un écrivain dont les initiales cachent un nom qui nous a été révélé, et qui, jusqu’à ce jour, nous était resté inconnu, présente agréablement la fiction d’une femme anonyme prononçant son discours de réception à l’Académie française, en l’an de grâce… Un académicien, également anonyme et fictif, M. *** répond à madame *** ; et ces deux discours, élégants, sérieux, aimables, fournissent l’étendue d’une jolie brochure qui se publie chez Dentu, et qui mérite d’attirer un instant l’attention du monde littéraire.

Donnons de sincères éloges à ce travail très-réussi, en ce sens qu’il soulève d’utiles réflexions, tout en récréant l’esprit. S’il ne fait pas triompher sa thèse, l’auteur prouve du moins qu’il peut fort bien aspirer un jour pour son compte aux honneurs qu’il appelle aujourd’hui avec désintéressement sur d’autres têtes.

Analysons ensuite en peu de mots la séance imaginaire où madame ***, appelée par un vote unanime de l’illustre corps, accepte avec une dignité modeste la situation sans précédent qui lui est offerte. Elle remercie ses nouveaux confrères au nom du progrès que son élection signale dans les mœurs de son temps et que l’Académie de son temps est jalouse de servir et de proclamer.

M. ***, prenant la parole, déclare « que, plus heureusement inspirée qu’elle ne le fut en d’autres temps où, dominée par de fâcheux préjugés et d’injustes préventions, elle commit la faute de repousser de son sein de puissantes renommées, l’Académie, cette fois, n’a pas voulu s’exposer de nouveau à d’éternels regrets, » et qu’elle a rompu, en faveur des femmes, une tradition séculaire fondée sur un préjugé désormais évanoui.

Après avoir rappelé comme quoi, à l’époque de sa fondation, l’Académie, fort embarrassée de compléter son nombre voulu de quarante immortels, fut forcée de prendre, « pour décoration de son sanctuaire, » les grands seigneurs dont chaque homme de lettres était alors plus ou moins l’obligé, M. *** déplore l’article de loi porté par le vieux Chapelain contre l’admission des femmes. Il rappelle la sérieuse et bienfaisante influence de l’hôtel de Rambouillet. « Tous, dit-il en parlant des plus illustres écrivains du grand siècle, doivent quelque chose à cette société de femmes célèbres, la délicatesse de l’expression, la noblesse et la pureté des sentiments, la passion du beau, de l’idéal, de l’héroïsme. »

Après avoir nommé mademoiselle de Scudéry, mesdames de Sévigné, de la Fayette, de Motteville, de Tencin, de Staël, de Girardin, Amable Tastu, etc., et avoir omis, on ne sait pourquoi, mesdames de Genlis, de Souza, Cottin, Charles Reybaud, Louise Collet, Valmore, et plusieurs autres femmes dont la prose ou les vers ont fait plus de bruit et de besogne que bon nombre d’académiciens déjà oubliés dans le court espace de deux siècles, M. *** fait ressortir la véritable question préparée par tant d’exemples : c’est que l’élément féminin est absolument nécessaire à la régénération de l’esprit et des mœurs en France ; c’est que l’homme tend de plus en plus à s’isoler, à devenir positif, et à concentrer son activité dans le développement d’une faculté unique, l’art de tripler les capitaux.

« Nous ne voulons point, dit-il, faire ici le procès à ce siècle, qui, lui aussi, a sa grandeur ; mais tout, ici-bas, a son expiation ; et cette grandeur matérielle dont on ne cesse de nous vanter les merveilles, nous ne l’avons déjà que trop cruellement achetée au prix d’une décroissance morale aussi rapide qu’effrayante. »

Tout est là, en effet. Il est bien avéré que les hommes sont aux prises avec la question matérielle qui domine notre époque.

Mais quoi ! leur mission n’est-elle pas de suivre ce courant ? Ce monde des faits industriels et financiers où s’accomplissent des progrès nécessaires au développement de la civilisation dans l’avenir, faut-il le maudire comme un fléau qui passe, et ne s’agirait-il pas plutôt de soutenir des énergies qui préparent à l’esprit la conquête du monde ? Si l’homme, pris de fièvre en présence des prodiges promis à son activité, redevient un peu brutal et un peu sauvage, le devoir de la femme n’est-il pas d’adoucir sa tâche sans paralyser ses forces ?

Toute grande dépense d’énergie a ses besoins de réaction, ne le sait-on pas ? Ne peut-on pas dire que, si jamais époque n’eut plus d’essor vers le travail, jamais époque n’eut aussi plus d’aspirations vers les jouissances du repos ? Ceci est une conséquence toute logique, toute légitime et naturelle.

D’où vient que l’aspiration aux jouissances du moment a tourné à la corruption et qu’elle menace de rompre tous les liens de la sociabilité, de l’amour, de l’amitié, de la famille ? N’est-ce pas un peu la faute de l’autre sexe ? Est-il vrai qu’il ait, comme le pense apparemment l’académicien de M. J. S…, conservé dans quelques sanctuaires la tradition de l’idéal héroïque professé jadis à l’hôtel de Rambouillet ?

Ces sanctuaires, en tout cas, sont rares, ou leur influence est médiocre, car la majorité des femmes de la génération présente se partage en deux camps : les dévotes et les mondaines. Les nulles ne comptent pas et n’ont jamais compté. Parmi celles-ci, beaucoup s’arrangent pour résoudre le problème de concilier le Dieu jaloux et le monde tentateur. Rien n’est plus facile, du moment qu’on fait de la logique et qu’on ne se pique pas d’être bien d’accord avec soi-même. Mais tout ce qui a de l’élan et de la vitalité chez les femmes tend aussi à se manifester par quelque chose d’excessif, intolérance religieuse ou enivrement de luxe et de coquetterie. Il est évident que la femme suit le courant du siècle, qu’elle renonce à entretenir le feu sacré de l’idéal ou qu’elle le cherche dans une interprétation religieuse qui n’est pas celle de l’homme éclairé de son temps.

De là un divorce intellectuel produit par la même cause, par une cause que j’appellerai l’âpreté du siècle, une soif ardente de sécurité en même temps qu’une ardente audace d’entreprises, toutes les forces entraînées irrésistiblement vers l’avenir en se cramponnant au passé qui échappe, le présent trouble et un peu malsain, dévoré comme un mets sans saveur et dont on semble vouloir se repaître à la hâte entre la crainte et l’espérance.

Il est bien certain que, si les femmes pouvaient se préserver de cette fièvre et se faire anges pour purifier et ennoblir la société, tout serait pour le mieux ; mais nous craignons bien que le généreux appel de M. J. S… ne soit pas entendu de sitôt, et que l’Académie elle-même n’encourage en aucune façon les femmes à se faire apôtres du progrès.

Et, après tout, l’Académie a raison de ne pas le faire, car elle n’a pas mission de réformer les mœurs d’une manière directe, et elle n’a déjà que trop outrepassé son mandat en laissant certain esprit de discussion pénétrer dans son sanctuaire. L’Académie française est, en principe, une institution purement littéraire et nullement philosophique ou religieuse. D’où vient qu’elle s’est détournée de son but ? Cherchons-en la cause.

Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que l’Académie française a perdu son capital de talent ou de génie, puisqu’elle compte encore sur la liste tant de noms que, sous le rapport littéraire, tout le monde estime ou admire. En aucun temps la France n’a produit à la fois quarante génies de haut vol, et, dans tous les temps, quelques-uns de ces esprits de premier ordre ont mieux aimé se tenir à l’écart et conserver une entière indépendance que de se faire classer dans une série quelconque. Qu’ils aient eu tort ou raison, qu’ils se soient isolés par orgueil mal entendu ou par un véritable sentiment de leur dignité, là n’est pas la question. L’Académie a sa fierté et son orgueil aussi. Elle n’offre pas ses fauteuils ; elle veut qu’on se les dispute et qu’on les prenne d’assaut. Il n’y a donc pas de sérieux reproches à lui faire, quand elle laisse dehors les gens qui ne désirent pas entrer.

Lui reprochera-t-on, avec plus de justice, la tendance que, sans la lui reprocher, nous signalions tout à l’heure ? Dira-t-on qu’elle est fort coupable d’avoir laissé troubler sa sereine atmosphère par des questions religieuses et politiques ? Non, en vérité. Elle a subi la fatalité du progrès qui ne permet plus à l’esprit humain le culte étroit de l’art pour l’art. Au temps de sa fondation, l’Académie ne se trouva point aux prises avec des problèmes sociaux trop compliqués. La royauté héréditaire n’avait pas été contestée. La noblesse était encore un titre que les gens de lettres ne révoquaient pas en doute, puisqu’elle était leur protectrice et l’appui du développement de leur renommée. La religion officielle n’était en lutte qu’avec d’autres programmes religieux, appartenant comme elle au christianisme. La philosophie indépendante n’avait pas encore arboré son drapeau. On pouvait donc se dire et se persuader que certaines questions ne seraient jamais soulevées dans le monde des lettres et que les opinions personnelles n’y seraient représentées que par des nuances. Dès lors la mission d’un jury purement littéraire était possible. La tolérance mutuelle pouvait s’exercer sans trop d’efforts. On pouvait, sans grand mérite, se dire que l’on passerait, à l’occasion, sur le fond pour juger seulement la question de forme.

Combien de temps l’Académie française put-elle vivre sur cette illusion ? L’étude de son histoire nous mènerait trop loin ; franchissons les temps écoulés et voyons-la aujourd’hui en face de l’esprit du xixe siècle. Peut-elle s’abstenir de prendre part aux affirmations et aux négations tranchées qui l’agitent ? Ne serait-elle pas déjà morte de belle mort dans l’opinion, si elle s’était bornée à mesurer des alexandrins et à ne pas faire un dictionnaire ? Ne faut-il pas qu’elle aussi vive de la vie qui circule, et qu’en dépit de ses propres théories, elle s’inspire du milieu qu’elle traverse et qui la féconde ?

Ne lui demandons donc pas, nous qui lui reprochons d’être souvent en arrière du mouvement des idées, sa tendance irrésistible à se mêler au mouvement social. Qu’elle s’y mêle pour le retenir ou pour le pousser en avant, ceci est une question passagère, une question d’actualité : la véritable question débattue dans ces derniers temps par la critique est de savoir si l’Académie doit ou ne doit pas s’abstenir de juger les opinions, les tendances, la conscience des écrivains et des poètes.

Pour nous, il ne s’agit pas de savoir ce que doit faire et ce que doit être l’Académie, mais bien de savoir ce qu’elle peut être, et ce qu’elle peut faire. Accordons-lui ce que souvent elle a refusé aux esprits indépendants, et reconnaissons qu’elle est forcée d’être ce qu’elle est, de faire ce qu’elle fait. Il lui est absolument impossible de séparer l’art des éléments qui le font éclore et qui le font vivre, et ces éléments constitutifs, ces éléments vitaux c’est la religion, c’est la société, c’est la philosophie, c’est la politique, c’est l’ensemble et le détail des fermentations de l’histoire contemporaine.

Les choses en sont venues à ce point, et ce n’est pas la faute de l’Académie. Elle a résisté, on dit qu’elle résiste encore ; du moins, elle nous révèle de temps en temps, par la bouche de ses élégants coryphées, le désir naïf de nous parquer dans l’aimable forteresse du vieux bon goût, et dans le jardin fleuri des douces habitudes. En d’autres termes, c’est le programme de certains éditeurs timorés qui, dans les temps de crise, proposent aux écrivains, — je n’invente pas, — des traités ainsi conçus : M.*** s’engagera à nous faire un roman de mœurs qui ne traitera ni de la religion, ni de la propriété, ni de la politique, ni de la famille, ni d’aucune question sociale à l’ordre du jour. Mais, comme les coryphées de l’Académie ne sont pas des éditeurs responsables, leur opinion personnelle perce à travers les conseils de leur prudence, et ils se hâtent d’ajouter à cet arrêt : Préservez-vous d’avoir une opinion nouvelle, ce corollaire très-significatif : L’absence d’opinion nouvelle, voilà l’opinion des honnêtes gens.

Le mot d’honnêtes gens revient souvent et textuellement en cette rencontre. Que tous les écrivains qui attaquent quoi que ce soit dans l’ordonnance actuelle de la société, abus, préjugés, erreurs, mauvaises coutumes ou idées fausses, se le tiennent donc pour dit. Ils sont de malhonnêtes gens. Certains académiciens l’ont proclamé avec toute la courtoisie de style qui les caractérise, et la majorité a opiné du bonnet dans ce sens : Amen !

On pourrait remarquer que, dans cet anathème lancé sur les esprits passionnés pour le progrès, il y a beaucoup de passion, puisqu’on en vient aux gros mots sous-entendus. Mais que personne ne s’en fâche ! L’Académie, tout en se cramponnant à la mort, fait encore preuve de vie, et ce qu’elle compte encore d’âmes jeunes et de talents généreux proteste contre la majorité actuelle par des œuvres d’une vitalité féconde. La lutte règne donc là comme ailleurs, comme partout ! Quelque damasquinées et parées de rubans que soient les armes, on s’y porte des coups très-prémédités et très-âpres. Les élections académiques, aujourd’hui dirigées dans le sens conservateur, peuvent demain prendre le courant contraire : qu’en faudra-t-il conclure ?

Ce que nous avons conclu d’avance. Il n’est plus possible que l’Académie soit un jury purement littéraire. Le progrès s’y oppose. Il n’y a plus de littérature, si l’esprit s’interdit la lutte et si le goût prétend proscrire la liberté de lutter. Donc, l’Académie est ou sera un corps politique, religieux, socialiste ou philosophique. — Elle est ou sera tout ce qu’on voudra, excepté l’Académie française, instituée pour distinguer, encourager et récompenser le talent. L’impartialité est une région inaccessible, une terre promise qu’elle ne saluera point avant l’accomplissement des temps, c’est-à-dire avant l’épuisement de nos incertitudes et de nos combats, de nos impatiences et de nos résistances, enfin avant le triomphe d’une certaine unité de tendances et de convictions comme il s’en rencontre de loin en loin dans l’histoire.

La place des femmes n’est donc pas plus à l’Académie de nos jours qu’elle n’est au Sénat, au Corps législatif ou dans les armées, et l’on nous accordera que ce ne sont point là des milieux bien appropriés au développement du genre de progrès qu’on les somme de réaliser.

Puisqu’il s’agit pour elles de ramener les bonnes mœurs et le charme de l’urbanité française par les grâces de l’esprit, par l’empire de la raison et par la douceur des relations, voyons si l’Académie française doit leur prêter l’appui de son autorité morale. Eh bien, nous pensons qu’il est trop tard et que l’Académie ne peut donner ce qu’elle n’a plus. Elle a perdu l’occasion en n’appelant pas à elle madame de Staël et ensuite Delphine Gay, cette jeune et belle muse qui réalisa un peu le type de Corinne. L’Empire et la Restauration permettaient encore ces quelques heures de recueillement, où l’on pouvait juger, sans passion, des ouvrages inspirés par le sentiment pur. Aujourd’hui, l’Académie éprouve le besoin de contenir tout ce qui lui paraît belliqueux ; demain peut-être, elle éprouvera celui de se rajeunir par des aspirations contraires ; mais, dans cette balance agitée par les orages du dehors, elle ne peut plus peser le mérite intrinsèque de l’art, et elle y renonce avec une certaine vaillance dont nous ne lui savons pas mauvais gré, puisqu’elle nous affranchit en s’affranchissant elle-même.

Que gagneraient donc les femmes à être enrôlées dans cette phalange, dont le drapeau est un drapeau de guerre ? Si leur mission est mission de concorde et d’amour, laissons-leur l’illusion de la pureté des eaux de Castalie, ou disons-leur franchement que cette source ne peut plus couler pour elles. Ils faut qu’elles rêvent encore un paradis poétique en dehors de ce monde, ou qu’elles abordent résolûment le problème de la philosophie pratique. Dès qu’elles l’auront compris, elles verront clairement que les lettres sont une véritable république et que les sénats littéraires sont condamnés à disparaître dans un temps donné. Quand la poésie languit, c’est qu’elle est étouffée par des influences prosaïques et qu’elle a la poitrine oppressée par quelque ambition étrangère à sa nature. Quand elle s’épanouit, c’est qu’elle a entendu sonner l’heure de l’indépendance et qu’elle a senti dans le public, son seul juge, le frémissement de la liberté rénovatrice. Jamais le désir d’arriver à l’Académie ne fera surgir un talent nouveau. Les dons de l’intelligence sont le produit plus ou moins spontané d’une culture sui generis que personne ne peut réglementer, et les traditions se brisent comme le verre là où le génie commence. Aucune récompense, aucun encouragement ne sert là où le feu sacré ne brûle pas. Le privilège d’appartenir à une assemblée d’élite n’est qu’un stimulant très-secondaire pour celui que stimule avant tout le besoin d’éclairer ou de charmer la multitude. Les lauriers du Parnasse sont passés de mode et l’homme n’a plus affaire aux dieux de l’Olympe, mais bien aux hommes de son temps, car les gloires consacrées par décret ne relèvent en somme que du public et de l’histoire.

L’horizon des gens de lettres s’est donc élargi, depuis le grand siècle, dans une proportion que l’Académie a dû suivre sans être enchaînée par l’esprit de corps. Recrutée précisément parmi ceux que le succès lui impose, elle a dû renoncer à tout privilège de maîtrise intellectuelle, et c’est bien en vain qu’elle prétendrait assurer le règne de la tradition, conserver les lois du langage et régler les formes de l’art. Elle n’y peut vraiment plus rien. L’école romantique lui ayant fait violence, elle s’est jetée dès lors en pleine révolution, et, comme la liberté est une mère féconde qui engendre toutes les formes de l’avenir, il est bien évident que, si l’élément romantique avait conservé la majorité dans cette illustre assemblée, il lui faudrait déjà lutter aujourd’hui contre un élément nouveau, ou lui ouvrir les bras franchement. — Et cet élément nouveau, en supposant qu’il produisît encore une forte pléiade, comme celle dont Victor Hugo fut le chef géant, ne serait-il pas bientôt contesté dans ses arrêts et dans ses tendances par une école plus nouvelle encore ? Le vrai beau, le moins beau, le plus, le moins, le peu et le beaucoup dans l’échelle de mérite des personnalités, toutes ces distinctions n’ont rien à voir devant la condition vitale et absolue, le droit de vivre et la liberté de marcher. Non, non ! le temps n’est plus où quarante hommes célèbres, si imposants qu’on les supposât, pourraient diminuer la valeur d’un seul homme de talent secondaire, s’il plaisait à Dieu que cet homme émît, tant bien que mal, une idée neuve et généreuse.

Concluons de tout ceci que comme bien d’autres grandeurs du passé, l’Académie française est une grandeur inutile et dès lors placée devant nous comme une lampe qui achève de brûler. Nous ne sommes point tenté de porter sur elle une main impie. Elle est un monument jadis dédié à la civilisation et qui la représente encore à certains égards, puisqu’elle abrite encore de nobles et grands esprits ; mais elle n’a plus sa raison d’être dans l’avenir, car elle est un reste de féodalité littéraire, et il ne lui suffirait plus de se borner à un rôle purement littéraire pour faire accepter son autorité. Le moindre écrivain a le droit de protester contre elle et de proposer au public une manière d’émettre sa pensée que le public est seul compétent pour admettre ou pour rejeter. On a dit, dans les hautes régions de la philosophie nouvelle, qu’un jour viendrait où chaque homme serait son propre Pape et son propre César. On peut dire dès aujourd’hui que chaque esprit un peu sérieux porte en soi sa propre Académie.

Et pourtant la fiction d’un de ces vénérables fauteuils est encore un objet d’envie, un sujet de dépit et d’amertume pour quelques hommes qui désirent cette faveur sans l’espérer, et qui crient que ces raisins-là sont trop verts. Pour tous ceux qui voient le progrès sous son véritable aspect, et pour les femmes, qu’il s’agit d’initier à la notion saine de ce progrès en voie de formation, il y a une formule plus respectueuse : c’est que ces raisins-là sont trop mûrs.

Nohant, 20 mai 1863.