Questions d’art et de littérature/8

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 73-78).


VIII

LES POETES POPULAIRES



Le public n’en est plus, nous le croyons, à s’étonner qu’un ouvrier maçon puisse faire d’assez beaux vers ; ce serait s’étonner qu’un homme puisse joindre à des sentiments vifs, à des pensées profondes, la faculté d’expression. Sans parler d’exemples anciens, Hégésippe Moreau, qui, tout dernièrement, a laissé, en mourant si jeune, un volume de chefs-d’œuvre d’une admirable perfection, et bien d’autres encore nous ont appris qu’il y a dans le peuple, dans les prolétaires, tous les talents, toutes les sortes de génie. Heureuse la patrie, si elle savait tirer de tous ses enfants le plus grand effet possible, suivant les dons que la nature a départis à chacun ! La pièce de Poncy, intitulée : À la mer, est assurément empreinte d’un grand sentiment du rhythme. Les dernières strophes sont fort belles. Laissons de côté les imperfections nombreuses. Au plaisir naïf que l’auteur prend à décrire de pures sensations, on reconnaîtrait qu’il est très-jeune, et qu’il a le bonheur de vivre sous un beau ciel. Les ouvriers des villes industrielles n’ont pas le ciel de Toulon, ses horizons, le contraste de ses montagnes et de sa mer, pour les soutenir dans leurs labeurs. Aussi leurs accents, quand la poésie les inspire, sont-ils bien différents. La société, le malheur de leur condition, voilà leurs sujets ordinaires.

Les vers de Poncy, le maçon de Toulon, que la Revue Indépendante vient de publier, nous ont remis en mémoire et les poètes prolétaires que cite M. Arago dans la lettre qui les accompagne, et bien d’autres encore dont les noms méritent d’être ajoutés à la liste. Nous avons sous les yeux un volume de beaux vers pleins de charme, de grâce, et de mélancolie. L’auteur est une jeune ouvrière. Une poétesse (si nous pouvons employer ce mot qui mériterait d’être dans le Dictionnaire, et qui nous paraît aussi nécessaire maintenant que celui de poète), une poétesse justement célèbre, madame Tastu, a bien voulu servir d’introductrice à sa compagne. Dans des pages touchantes, elle remarque que la poésie, l’instrument poétique, est maintenant aux mains du peuple, des classes ouvrières, des prolétaires. Les poètes du xvie siècle, en effet, et ceux du commencement du xviie siècle, étaient presque tous sortis de la noblesse : Pierre de Ronsard, Jean et Joachim Du Bellay, le sire de Malherbe, le marquis de Racan, le sieur de Segrais, madame des Houlières, et tant d’autres. Plus tard, les poètes sortirent de la bourgeoisie : La Fontaine, Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, naissent en pleine bourgeoisie, dans la bourgeoisie riche. Les poètes prolétaires de ces deux siècles, comme le menuisier de Nevers, par exemple, sont des anomalies, des exceptions qui paraissent tenir du prodige. Au xviiie siècle, au contraire, les grands seigneurs, les nobles, cette classe qui avait donné autrefois la fameuse pléiade, se tarit : c’est le temps où M. de Saint-Aulaire entre à l’Académie et devient immortel pour un quatrain. Béranger, de notre temps, est le premier exemple d’un grand poète sorti des classes populaires. Les autres illustrations poétiques contemporaines appartiennent encore à la bourgeoisie. Il paraîtrait, suivant madame Tastu, dont nous avons voulu appuyer les prévisions par cette remarque historique, que, le temps aidant, l’inspiration pourrait bien passer dans les classes pauvres, dans les classes inférieures, comme on dit encore par un mauvais langage. Écoutons madame Tastu :

« La poésie se meurt, dit-on, comme si rien mourait en ce monde ! — la poésie surtout ; la poésie, qui répond à l’un des plus irrésistibles besoins de l’humanité ; car, ainsi que l’a dit la Parole divine : L’homme ne vit pas seulement de pain. Fidèle à sa double nature, à peine a-t-il eu le temps de pourvoir aux nécessités de son corps, que celles de son âme commencent à se manifester.

» Nos intrépides navigateurs, en explorant la Polynésie, ont trouvé dans quelques-unes de ses îles des peuplades barbares qui habitent, comme les animaux sauvages, des tanières enfumées, qui n’ont pour vêtement qu’une peau de bête, pour aliment que les produits de la pêche ou de la chasse, produits si précaires, à cause de l’imperfection des outils et des instruments qu’ils emploient, que souvent ils demeurent plusieurs jours sans nourriture. Eh bien ! ces êtres si peu développés encore ont déjà senti le besoin de joindre des chants à tous les actes de leur misérable vie : ils ont des chants pour la prière, pour les combats, pour la chasse ou pour la pêche, des chants rimes et rhythmés ; ainsi, en apparence si près de la brute, ils portent cependant la marque indélébile de leur haute origine, et se font reconnaître de leurs frères en se joignant à l’hymne universel qui de la terre s’élève incessamment vers le ciel.

» Non, aucun des dons que le Créateur a faits à l’homme n’est destiné à périr ; non, la poésie ne meurt pas ; elle se transfigure ou se déplace, mais elle existe toujours. À l’origine des sociétés, elle préside à tous les actes faits en commun, elle n’est alors qu’un chœur général. Plus tard, quand d un consentement unanime les hommes ont remis le pouvoir aux mains d’un seul, il arrive qu’à l’entrée d’un siècle apparaît quelque grande figure qui résume en soi, aux applaudissements de ses contemporains, toute la poésie d’un peuple ou d’une époque. Puis, bientôt l’esprit humain se lasse de cette sublime synthèse : l’individualité commence à se faire jour : chacun veut dire son mot, expliquer sa souffrance, formuler son désir ; Les classes diverses de la société viennent l’une après l’autre figurer sur la scène ; les classes élevées, la bourgeoisie, le peuple, les femmes enfin, d’abord rares et timides, puis plus nombreuses et plus hardies. Comme dans une œuvre savante de Beethoven, la phrase harmonieuse parcourt l’orchestre, répétée tour à tour par chaque instrument. Quand le silence se fait d’un côté, tournez-vous de l’autre et écoutez ! vous retrouverez la sublime mélodie. Vous vous plaignez qu’autour de vous tout est aride, stérile et desséché ; faites un pas hors de l’enclos qui borne vos regards, et vous verrez s’épanouir à vos pieds toutes fraîches et brillantes la foule des fleurs des champs.

» Ainsi au moment où, dit-on, la poésie ne trouve plus que des oreilles distraites, où la politique envahit nos salons, où les plus aimés de nos poètes se taisent ou délaissent la pensée pour l’action, la lyre pour la tribune, n’est-ce pas un fait à remarquer que l’apparition de cet essaim chantant de jeunes filles surgi tout à coup des rangs populaires : Élisa Mercœur, qui, en s’élançant dans la carrière, heurta si tôt contre la tombe ; Élise Moreau, Louise Crombach, Antoinette Quarré, Marie Carpantier enfin, dont les premiers essais m’ont inspiré un intérêt que je voudrais faire partager au public. »

Ce ne sont pas là, je le répète, les seuls poëtes prolétaires dont nous avons connaissance. Il en est un dont nous avons lu des vers qui ne rappellent pas, comme font peut-être ceux des auteurs que nous venons de citer, la lecture de modèles, des vers doués d’individualité, d’originalité intime et profonde. Si la profession qu’il exerce, celle d’ouvrier en vidanges, faisait reculer d’horreur certains oisifs, nous leur dirions que, dans l’enfer de Rabelais, la belle reine Cléopâtre est laveuse de vaisselle. La société actuelle ressemble un peu à cet enfer, puisqu’un homme comme M. Poncy (c’est le nom de cet ouvrier), capable d’écrire des vers que signeraient Victor Hugo et Lamartine, et qui ont le mérite de n’être pas une imitation de leur école, a été, par le hasard de sa naissance, livré à cette profession.

Lyon, la grande ville des ouvriers, a aussi ses poëtes, canuts et autres, que nous ferons peut-être connaître un jour.

Au surplus, comme on peut le croire, les prolétaires ne manient pas seulement le vers ; ils écrivent fort bien de sages pensées en prose. Et, comme s’il venait à point pour nous être en aide et prouver notre assertion, voici un jeune ouvrier typographe et graveur qui nous remet, à l’instant même, une Notice sur l’infortuné Boyer. Cette Notice ne peut être mieux annoncée[1] qu’en compagnie des poëtes du peuple.

Novembre 1841.
  1. Elle a été publiée dans la Revue Indépendante.