Questions de critique/02

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Calmann Lévy, éditeur (p. 23-63).

L’INFLUENCE DES FEMMES[1]
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE


Fort illégaux en mérite, et d’ailleurs ne s’adressant pas au même public, les quelques ouvrages dont nous réunissons ici les titres ont du moins entre eux ce caractère commun d’intéresser l’histoire de la société polie et de ramener une fois de plus la question de l’influence des femmes sur les vicissitudes de la littérature française. Depuis « la très sage Héloïs » et depuis Marie de France, qui vivait au xiiie siècle, jusqu’à madame de Staël et jusqu’à George Sand, tant de femmes qui ont écrit l’ont-elles fait impunément ? je veux dire sans devenir des modèles poux les femmes, ou même pour les hommes qui les ont suivies, et sans inoculer de la sorte à l’esprit français, avec les qualités, quelques-uns aussi des défauts de leur sexe ? Celles même qui n’ont pas écrit, dont il ne demeure qu’un nom, ou tout au plus quelques débris de correspondance, qui cependant n’ont pas moins été vantées pour leur esprit ou pour leur grâce, et dont le pouvoir ne fut pas moins réel, comment l’ont-t-elles exercé, au profit ou au dommage de qui ? C’est ce que l’on se demande en parcourant ce Choix de lettres de femmes célèbres et ce Recueil de morceaux choisis, où M. Jacquinet et « un professeur de l’Université », par une innovation galante, et heureuse autant que galante, n’ont voulu faire figurer que des femmes. C’est à cette question que devrait répondre, que répondrait le livre de M. Henri Carton sur les Femmes écrivains de la France, s’il ne manquait absolument aux promesses de son titre. Et c’est, à notre tour, ce que nous voudrions aujourd’hui rechercher.

A la vérité, ce sujet, pour être traité selon son étendue naturelle, demanderait un livre, tout un livre, ou davantage, n’étant rien de moins que l’histoire elle-même de la littérature française prise d’un certain biais et vue dans une certaine perspective. Si l’on ne connaît point, en effet, de ruelles ou de salons contemporains des croisades, et si la cour de France, en femmes comme en hommes, jusqu’à Louis XII et François Ier n’est exactement que le service personnel du roi, je viens de rappeler que le moyen âge lui-même avait eu ses femmes historiens ou poètes ; et la succession, depuis les premières, ne s’en est jamais interrompue. Pour le prouver, rien ne serait plus facile que d’énumérer ici tout de suite une vingtaine, une trentaine, une centaine de noms de femmes auteurs, dont M. Jacquinet, dans son Recueil, et M. Carton, dans son Histoire, n’ont pas seulement fait mention. C’est, par exemple, madame du Noyer, c’est madame Nouvellon, c’est madame Patin, c’est madame de Pringy, c’est madame de Louvencourt, c’est madame Moussart, c’est madame Durand, c’est madame Vatry, c’est madame de Gomez, c’est mademoiselle Masquière, c’est madame du Hallay, c’est mademoiselle de La Force, c’est madame de Murât, c’est madame d’Aulnoy, qui toutes ont vécu de 1680 à 1725 environ, dans une courte période, mais en revanche fort obscure, de notre histoire littéraire ; et dont plusieurs, j’ose le dire, ne seraient pas indignes que l’on fit, elles aussi, des Extraits de leurs œuvres. Mais, à celles qui se firent imprimer, pour peu que l’on veuille ajouter celles qui, sans être auteurs, ont affecté de protéger ou de diriger les lettres, on pourrait, quoique déjà bien longue, allonger encore la liste que Somaize en a donnée dans son Dictionnaire des précieuses, pour une seule moitié du xviie siècle. Si les autres littératures n’ont pas manqué de femmes autours, la succession n’en a pas été si régulière, la tradition si constante que chez nous ; et une histoire littéraire des femmes de France nous retracerait presque année par année l’histoire même de notre littérature nationale. Ne pouvant avoir ici la prétention de l’écrire, ou seulement de l’ébaucher, nous pouvons toujours essayer de dire comment nous la comprendrions, et d’indiquer à grands traits en quel sens l’influence des femmes s’est exercée sur notre littérature.

Il n’est pas nécessaire, pour cela, de remonter dans notre histoire au-delà du xvie siècle siècle. Nous ne connaissons assez ni la littérature ni les mœurs du moyen âge : d’une part, nous ne trouvons rien, dans aucune littérature, qui soit plus grossier, plus brutal, moins poli que nos vieux fabliaux ; d’autre part, on ne s’expliquerait pas, sans la complicité, l’exemple, et l’autorité des femmes, le prodigieux succès des poétiques romans, mystiques même, de la Table-Ronde ; mais ce que nous ne voyons pas, ce que du moins, quant à moi, j’avoue humblement que je ne vois pas encore, c’est le lien, c’est le rapport de tant de cynisme avec tant de délicatesse, de la première partie du Roman de la Rose avec la seconde. La chronologie, l’ethnographie, la philologie nous le diront sans doute un jour ; elles distingueront avec une netteté parfaite ce que nous mêlons et confondons ensemble ; mais, en attendant, ni nous ne le distinguons avec assez de certitude, ni elles-mêmes ne nous le disent avec assez d’assurance. Nos érudits ont beaucoup fait pour la littérature du moyen âge ; mais, dans les histoires qu’ils nous en ont données, ils n’ont oublié jusqu’ici que de mettre des idées : ils ont composé des catalogues plutôt que des histoires. J’ajouterai, pour peu qu’ils y tiennent, que, s’ils ont établi quelque chose, c’est qu’il y a deux histoires de la littérature française, parce qu’en effet il y a deux littératures françaises : l’une qui commence avec le xe siècle siècle pour finir avec le xive siècle ; et l’autre qui renaît ou qui naît au xvie siècle pour se continuer jusqu’à nous. La première a sa valeur, et l’étude en est intéressante, mais elle est inutile à la connaissance de la seconde : l’intervalle a été trop long, la solution de continuité trop profonde, la révolution même de la langue trop complète et trop radicale. Si l’on se trompe en voulant juger les Chansons de geste et les Fabliaux avec un goût formé dans le commerce des classiques du xviie siècle siècle, l’erreur n’est pas moins grande, ni moins dangereuse, quand on prétend juger une tragédie de Racine ou une comédie de Molière du point de vue du moyen âge. Et c’est pourquoi, tout en le regrettant, nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’au moyen âge pour y rechercher les origines de la moderne politesse des mœurs, du langage, et du style.

Il serait plus utile, et même indispensable, — ou du moins on l’a pu croire longtemps, — de remonter au xvie siècle. C’est ce que M. Edouard Bourciez a tenté récemment dans un livre fort intéressant : les Mœurs polies et la Littérature de cour sous Henri II. Je ne fais point ici la critique de ce livre, et, provisoirement, j’en adopte les conclusions. Quelque influence donc que les femmes aient eue certainement à la cour des princes de la maison de Valois, — et encore que quelques-unes s’y montrent plus qu’émancipées de l’ancienne servitude, — cependant il ne paraît point qu’elles aient eu le pouvoir de diriger le courant de l’esprit public ou seulement de le remonter, et, d’une manière générale, elles l’ont suivi. Ni Rabelais, ni Calvin, ni Montaigne, ni tant d’autres, et précisément les plus grands, ne semblent avoir subi l’influence des femmes de leur temps, ni s’être révoltés contre elle ; — ce qui est, comme l’on sait, une autre manière de la subir. Pensent-ils peut-être, avec Érasme, « que la femme est un animal inepte et ridicule, divertissant d’ailleurs et agréable ; … que Platon a eu raison de se demander s’il fallait la mettre au rang des êtres raisonnables ou la laisser dans l’espèce des brutes ;., et que, de même qu’un singe est toujours un singe, une femme, quelque rôle qu’elle joue, demeure toujours femme, c’est-à-dire sotte et folle » ? Je les en crois volontiers capables. Mais, quoi qu’ils pensent d’ailleurs, il ne leur vient pas à l’esprit que si la femme est une personne, elle puisse être un personnage ; qu’elle puisse revendiquer sa part aux occupations des hommes ; et encore bien moins, par conséquent, qu’elle puisse concevoir l’idée de les conduire, de les diriger, et de les régler. Notre littérature française du xvie siècle est encore toute virile, sans aucun alliage de qualités féminines, non-seulement dépourvue de pudeur et de goût, mais il faut dire de vergogne, et comme telle, à peine française, mais par compensation, vraiment gauloise et vraiment latine à la fois.

On peut là-dessus se demander si les troubles qui remplissent la seconde moitié du xvie siècle siècle, guerres civiles, guerres étrangères, en imposant aux femmes elles-mêmes d’autres vertus que celles de leur sexe, n’ont pas comme étouffé l’esprit de société prêt à naître, et, conséquemment, la politesse des mœurs et les agréments du langage. À la cour même de son frère, la première Marguerite, sœur de François Ier, eût aimé, comme on dira plus tard, tenir bureau d’esprit. Marie Stuart, pareillement, si la fortune le lui eût permis, et qu’elle n’eût dû trop tôt quitter la cour de France pour sa brumeuse Ecosse. On a dit d’ailleurs avec vérité que cette dynastie des Valois « à laquelle l’historien politique est en droit d’adresser de sévères reproches, créa le côté brillant de la civilisation française, et contribua puissamment à fonder noire suprématie en fait d’élégance et de goût » ; et ce qui est vrai de ses premiers princes l’est peut-être encore plus des derniers. François Ier n’a pas usurpé son nom de Père des Lettres ; tout le monde connaît les vers de Charles IX à Ronsard ; Henri III lui-même s’est piqué de se connaître aux choses de l’art et du goût. Mais enfin toujours est-il que ni les rois ni les reines, ni les femmes en dehors d’eux, ne réussirent au xvie siècle siècle à fixer d’une manière vraiment stable, sinon définitive, ce que l’on pourrait appeler l’idéal de l’esprit français. Et, quelques explications que l’on en veuille donner, — lesquelles sont libres, comme toujours, et infinies, dès qu’il s’agit de dire pourquoi quelque chose n’est pas arrivé, — le fait est qu’il faut venir jusqu’aux premières années du xviiie siècle pour voir naître l’influence des femmes et commencer l’histoire de la société polie.

Les jugements de la postérité sont quelquefois bizarres. Aussi longtemps que l’on jouera les Précieuses ridicules, — c’est-à-dire aussi longtemps que durera la langue française, — aussi longtemps on se moquera des précieuses, vraies ou fausses, ridicules ou non, de l’hôtel de Rambouillet, de l’incomparable Arthénice et de Madeleine de Scudéry. Ce sont elles pourtant, il faut bien le reconnaître, à qui l’esprit français est redevable de quelques unes des meilleures leçons qu’il ait jamais reçues, et notre littérature elle-même, par une conséquence que je vais dire, de toute une part de sa gloire. Molière, en se moquant d’elles, et, pour s’en mieux moquer, en outrant leurs ridicules, a fait son métier d’auteur dramatique ; mais nous, il serait temps de faire aussi le nôtre en ne recevant pas une satire pour l’expression durable du jugement de l’histoire. En réalité donc, les précieuses ne nous eussent-elles appris que la décence du langage, et qu’à ne pas nommer en toute occasion ni devant tout le monde toutes les choses par leur nom, ce serait déjà beaucoup ; et Molière lui-même, oui, Molière, sans danger pour sa gloire, n’eût pas mal fait, plus d’une fois, de se mettre à leur école. L’art ne peut pas, ne doit pas exprimer tout ce qui forme, en quelque sorte, la matière quotidienne, l’étoffe commune et grossière de la vie, ou du moins il ne le peut, qu’en le transposant ; et cette formule, qui est devenue celle de la conversation des honnêtes gens, est en même temps aussi le commencement de l’art d’écrire. Tout ce qui se fait ne peut pas se dire, tout ce qui se dit dans la liberté de la conversation familière ne peut pas s’écrire ; il ne faut pas mettre, comme Buffon, ses manchettes de dentelles pour paraître devant le public, mais il ne faut pas non plus, comme Diderot, choisir justement ce moment pour passer sa robe de chambre, encore moins pour la dépouiller ; — et voilà la première leçon que les habitués de la chambre bleue aient autrefois reçue de la marquise de Rambouillet.

Combien la leçon était utile, c’est ce que savent tous les lecteurs, je ne dis pas de Brantôme ou de Tallemant des Réaux, qui sont des anecdotiers suspects, ramasseurs d’histoires scandaleuses et volontiers calomnieuses, hommes d’esprits avec cela, — mais les lecteurs du Moyen de parvenir, par exemple, ou, en plein xviie siècle, ceux de Saint-Amant, de Théophile et de Scarron. Dans Balzac même, il y a des traits que nous n’oserions citer. Ronsard et la Pléiade avaient inutilement essayé de nous tirer de l’ornière ; le fond gaulois revenait, reparaissait toujours, montait jusqu’à la surface, s’y étalait avec ampleur, complaisance et cynisme. A la délicate et subtile allégorie de l’Astrée, trop longue, mais, dans sa mièvrerie même et sa sentimentalité, si charmante ! on répondait par l’Histoire comique de Francion, comme en d’autres temps et dans un autre pays, Fielding répondra par son Joseph Andrews et son Tom Jones aux longs romans de Richardson. Un autre s’étonnait que madame de Rambouillet ne supportât pas d’entendre couramment prononcer devant elle les mots du vocabulaire de Rabelais. « Cela va dans l’excès, disait-il ; il n’y a plus de liberté. » Et une fois de plus, enfin, nous tombions du côté où nous penchons toujours, si les précieuses n’étaient intervenues pour nous en avertir et nous en préserver. Elles n’ont pas réussi tout de suite ; mais il n’a pas tenu à elles que la littérature française rompit entièrement, dès le commencement du xviie siècle, avec la tradition gauloise ; et, sans doute, c’eût été dommage, si d’ailleurs c’eût été possible ; mais du moins nous ont-elles appris à modérer les écarts d’une verve grossière, et à tout faire passer, comme dit La Fontaine, à la faveur du mot, puisqu’en France il faut que tout passe. Les Gaulois de race eux-mêmes doivent leur savoir gré de tout ce qu’un habile et ingénieux déguisement donne de plus piquant, aux idées de certaines choses.

En même temps qu’elles émondaient le vieil esprit gaulois, les précieuses n’en avaient pas moins au pédantisme et à la cuistrerie. Épris des anciens, ivres de grec et de latin, nos plus grands écrivains eux-mêmes du xvie siècle sont pédants, — et pédantissimes. Rabelais se moque des pédants, avec quelle verve, on se le rappelle, mais, qui niera qu’il en tienne lui-même ? et qu’avec le continuel étalage de son savoir encyclopédique, ce Gargantua de lettres soit souvent insupportable autant qu’extraordinaire ? Et Ronsard, et ses disciples, avec leurs odes pindariques, leurs allusions savantes, et leur mythologie ? Mais que dirons-nous de tant d’autres, — qui suent leurs classiques, pour ainsi dire, par tous les pores, — à qui deux vers de Martial ou un aphorisme de Plutarque, comme les moines en Sorbonne, tiennent lieu de raisons ? Ils sont savants, et il fallait en passer par eux, mais l’air du monde leur manque, et l’art de plaire. Ce sont encore les femmes qui le leur donneront, et ce sont les précieuses. Elles leur apprendront que leur science, qui n’est que de l’érudition, n’a pas d’importance en elle-même ; que les anciens étaient des personnes naturelles et que le meilleur moyen de leur ressembler est de les imiter justement en cela ; qu’il faut apprendre enfin pour vivre et non pas vivre pour apprendre. Il est bon de savoir ce que Platon a pensé, mais les pensées de Platon ne peuvent plus être les nôtres ; « les anciens sont les anciens et nous sommes les gens d’aujourd’hui », ou encore, à le bien prendre ? « c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres » ; et il faut tâcher de penser à notre tour comme eux, c’est-à-dire librement et naturellement, mais non pas d’après eux. Sachons le latin, si nous le voulons, et le grec, si nous le pouvons, mais soyons d’abord honnête homme ; et, pour cela, faisons sortir la science des antres qu’elle habite, ôtons-lui son aspect sordide, pédantesque et rébarbatif, menons-la dans le monde, parmi les gens de cour et les femmes, rendons-la intelligible, accessible, profitable par suite à ceux qui n’en font pas, qui n’en feront jamais profession. Et, si nous écrivons, souvenons-nous enfin que ce n’est pas pour les quelques personnes qui connaissent aussi bien et quelquefois mieux que nous la matière dont nous traitons, mais, au contraire, pour la mettre à la portée de ceux qui la connaissent moins, qui ont le droit de la moins connaître, et qui veulent cependant la connaître.

On comprendra mieux la portée de cet enseignement, donné lui-même sans nul pédantisme, persuadé, insinué plutôt que donné, si l’on en veut bien suivre quelques-unes des conséquences dans notre histoire littéraire. En imposant à l’écrivain des qualités d’ordre et de clarté qu’elles-mêmes, d’ailleurs, n’ont pas toujours quand elles écrivent, mais dont elles sentent vivement tout le prix, les femmes ont

assuré la perfection de la prose française et sa domination longtemps universelle. L’un des mérites
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L’INFLUENCE DES FEMMES

éminents du Discours de la méthode, celui qui le fait vivre encore, c’est d’avoir tiré la philosophie de l’ombre des écoles ou du cabinet des abstracteurs de quintessence, pour la produire comme au grand jour de la place publique, et l’introduire ainsi dans la conversation des honnêtes gens. De même a fait Pascal en écrivant ses Lettres provinciales : il a laïcisé, si je puis ainsi dire, la controverse théologique ; il a donné aux hommes de cour, et non seulement aux hommes, mais aux femmes elles-mêmes le moyen de disputer sur la grâce efficace et le pouvoir prochain. De même encore Bossuet ; et plus tard les Voltaire, les Montesquieu, les Rousseau, les Buffon : celui-ci, rendant l’histoire enfin lisible, qui jusqu’alors était enfouie dans les lourds in-folio des Dupleix ou des Mézeray ; celui-là, traduisant à l’usage de madame de Tencin ou de madame du Deffand, les savantes élucubrations des Grotius et des Puffendorff ; et tous enfin, l’un après l’autre, nous ouvrant des chemins tout nouveaux, en rendant littéraire ce qui ne l’était pas avant eux, ce qui ne l’est pas nécessairement : une dissertation métaphysique, une discussion de théologie, l’histoire d’une grande hérésie ou d’une négociation diplomatique, et jusqu’à un chapitre d’astronomie physique ou de physiologie comparée. De tous les services que les femmes ont pu rendre aux lettres françaises, on ne jugera pas sans doute que ce soit ici le moindre. Car c’est bien elles, par leurs exigences encore plus que par leurs exemples ; quoique les exemples non plus n’aient pas manqué, qui ont donné à la prose française les qualités qu’on lui refuse le moins : l’élégance dans la précision, la perfection dans la mesure, et, chez les très grands écrivains, la lucidité dans la profondeur.

Que maintenant, dans leurs exigences, les femmes aient passé la mesure, elles ne seraient pas femmes s’il en était autrement. A vouloir épurer une langue, on risque toujours de l’appauvrir, et, en réglant le goût, il n’est pas rare que l’on émousse cette vivacité de sensation qui en est l’âme, pour ainsi dire. De même encore, si l’on admet sans peine que l’art ne doive pas tout représenter, ni l’écrivain tout dire, il est bien difficile, mais surtout bien téméraire, de vouloir marquer avec exactitude où leur droit à tous deux se termine, et où leur liberté commence. Les précieuses, qui étaient du monde, et du beau monde, en général ; et, depuis les précieuses, les femmes qui leur ont succédé, pendant plus d’un siècle et demi, dans la direction de l’esprit littéraire, ont cru trop aisément que la liberté de l’art et de l’écrivain trouvait ses bornes dans leur caprice, et que le monde, « le vaste monde » n’était ni plus étendu, ni plus divers que ce qu’il en pouvait tenir, en hommes et en femmes, dans leurs ruelles ou dans leurs salons. Il est résulté de là plusieurs conséquences, dentelles doivent supporter le reproche, et que je vais essayer d’indiquer en courant.

Je ne leur fais point un si grand crime de leurs façons de parler souvent bizarres, mais quelquefois heureuses, et toujours amusantes. On a bien déraisonné là-dessus. Elles ont peut-être appauvri la langue de quelques vocables énergiques et de quelques tournures naïves, mais, tout compte fait, elles l’ont enrichie de presque autant de mots ou d’expressions nouvelles qu’elles lui en enlevaient d’anciennes. Et puis, ce n’est pas elles qui ont inventé ces métaphores dont s’est moqué Molière : « Je vais pêcher dans le lac de ma mémoire avec l’hameçon de ma pensée, » ou encore : « Sur la place publique de votre attention je vais faire danser Tours de mon éloquence ; » et celles-ci, en particulier, sont du plus beau temps de la renaissance italienne. Qui ne sait d’ailleurs qu’il y a pour le moins autant de concetti dans un drame de Spakspeare que d’antithèses dans une lettre de notre Balzac ? Et, comme le seicentismo des Italiens ou l’euphuisme des Anglais, le cultisme d’Antonio Ferez et de Gongora n’a-t-il pas précédé dans la littérature européenne celui du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet ? Euphuisme, ou cultisme, ou de quelque nom qu’on l’appelle, c’est une maladie du langage, qui peut quelquefois s’étendre jusqu’à la pensée, qui ne s’y étend pas toujours ; que d’ailleurs, pour en bien parler, il faudrait peut-être étudier plus sérieusement qu’on ne l’a fait, plus scientifiquement ; et dont les effets ressemblent souvent d’assez près à ceux de l’épanouissePage:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/48 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/49 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/50 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/51 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/52 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/53 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/54 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/55 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/56 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/57 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/58 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/59 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/60 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/61 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/62 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/63 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/64 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/65 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/66 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/67 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/68 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/69 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/70 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/71 Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/73

  1. 1. I. Les Mœurs polies et la Littérature de cour sous Henri II, par M. Edouard Bourciez. Paris, 1886 ; Hachette. — II. Histoire des femmes écrivains de la France, par M. Henri Carton. Paris, 1886 ; Dupret. — III. Choix de lettres de femmes célèbres, depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours, par un professeur de l’Université. Paris, 1886 ; Delalain. — IV. Les Femmes de France prosateurs et poètes, morceaux choisis par M. P. Jacquinet. Paris, 1886 ; Belin.