Questions politiques et sociales/21

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Calmann Lévy (p. 297-304).



XXI

AUX MODÉRÉS


Tandis que la majorité de l’Assemblée nationale vote une prolongation indéfinie d’exil et de captivité pour les transportés de juin, on assure que le ministère fait construire une prison d’État dans une île d’un hectare d’étendue (Nossi-Bé, sur les côtes de Madagascar), et que cette prison est destinée à recevoir les déportés de Doulens et ceux qu’on espère obtenir de la haute cour de Versailles. Ce climat est mortel pour les Européens, mortel à coup sûr. En outre, cette petite colonie est exposée aux ravages des Madécasses. Dernièrement encore, la garnison française y a été égorgée. Tels sont les renseignements donnés par les journaux, et auxquels le ministère, mis en demeure de répondre, n’a point donné de démenti, non plus qu’aux préparatifs faits pour reléguer nos déportés dans cet in pace politique.

Démocrates socialistes, je ne m’adresse point à vous ici. Vos cœurs sont assez navrés ; votre indignation est assez profonde ; vous auriez besoin d’espérance et de consolations plus que d’excitation à la colère. Je m’adresse aux modérés de tous les partis, non pas à ceux qui se parent de ce titre menteur pour se livrer aux fureurs de la réaction. Non, j’invoque les vrais modérés, car il y en a parmi nos adversaires comme parmi nos coreligionnaires. J’invoque tous les hommes de mœurs douces, tous ceux qui ont de la conscience et des entrailles. Il y en a encore beaucoup en France, malgré nos discordes civiles ; je crois que c’est le grand nombre, et qu’en dehors du monde officiel où s’agitent les passions politiques, l’esprit français est à la douceur, à la prudence, à l’équité, à la modération, en un mot. C’est notre défaut, car nous subissons trop souvent l’injustice, mais c’est aussi notre vertu, la vertu des masses ; car, lorsque les masses sont maîtresses du terrain, elles pardonnent tout et ne vengent rien, Elles l’ont toujours prouvé. Les minorités seules sont violentes.

Je ne crois pas me tromper, malgré tout ce que les partis, soit à tort, soit à raison, se reprochent les uns aux autres, Jamais la France ne sera un pays de cruauté. Si nous avons nos fatales journées, nos luttes terribles, nous n’en sommes pas moins, pour la plupart, cléments par lassitude ou par générosité le lendemain. Je le répète, les minorités qui oppriment sont seules vindicatives, Mais consultez la grande âme de la nation, vous la trouverez toujours française, c’est-à-dire toujours loyale, toujours ennemie du meurtre à froid, de l’assassinat prémédité, des lentes tortures, des supplices, en un mot. La France a horreur de tout ce qui rappelle l’inquisition.

Et pourtant les minorités vindicatives usurpent l’influence qui égare, les majorités, et réussissent à les rendre, sinon complices, du moins solidaires de leurs forfaits. Des pensées infernales éclatent dans l’âme malade de quelques hommes aux croyances sinistres, et ces pensées se répandent comme l’invisible poison des grandes épidémies. Tous ne sont pas frappés, mais plusieurs succombent, et beaucoup éprouvent un malaise affreux. Leur vie, leur âme, leur raison semblent un instant ébranlés.

Modérés vrais, hommes doux et sages, vous doit la politique serait toute de prudence et de conciliation, si vous n’étiez sans cesse les jouets ou le prétexte des mauvaises passions des méchants et des habiles ; voyons, majorité bourgeoise de la France ; vous qui êtes républicains progressistes de bonne foi, et qui ne rejetez les tentatives de progrès rapide que parce que vous n’y croyez pas encore ; vous dont l’opinion est encore prépondérante, et que la Providence a peut-être placés sur la route des pensées ardentes pour leur enseigner ce qu’il faut respecter dans les droits du passé, — laisserez-vous accomplir en votre nom un forfait de plus, un crime honteux, que chacun de vous, consulté à part, réprouverait, je n’en doute pas ? Laisserez-vous, au nom d’une prétendue raison d’État, une minorité qui n’est pas vous, et qui ne tient le pouvoir que de vous, vous engager dans la voie funeste des vengeances hypocrites ? L’autoriserez-vous, par votre silence ou votre indécision, à vous rendre odieuse au peuple, qui n’a pas versé une goutte de votre sang en février, et qui, même après le désespérant malentendu de juin, compte arriver à s’entendre avec vous, à vous rassurer, à vous traiter fraternellement ?

Non, vous ne le voudrez pas, et vous pouvez l’empêcher. On ne nous accusera pas, quand c’est à vous que nous nous adressons, de vous demander une action trop énergique, une opposition dangereuse pour la tranquillité publique. Votre arme à vous, et c’est peut-être la plus puissante, la plus invincible qu’il y ait aujourd’hui en France, c’est l’opinion ! L’opinion publique, devant laquelle les pouvoirs enivrés reculent toujours, c’est vous qui la faites. Eh bien, que votre jugement flétrisse donc d’avance ces raffinements de cruauté, et surtout cette perfidie qui ne vous sera jamais sympathique, quelque peur qu’on réussisse à vous inspirer.

Mon Dieu, oui, la peur ! C’est elle seule qui rend la conscience muette dans les temps agités. Le courage physique, nul ne peut dire que vous ne l’ayez point. Tout Français a celui-là. Mais le courage moral, on a pris à tâche de l’énerver chez nous. Tel citoyen qui se battrait héroïquement contre l’Europe coalisée, tremble aujourd’hui devant l’ombre d’une idée. « Laissez-nous égorger quelques hommes, lui crie-t-on, et avec ces hommes mourront les idées que vous redoutez. » Mensonge ! l’histoire tout entière vous crie, de son côté, que les idées se dégagent de la mort, comme les plantes du germe en dissolution.

On n’échappe point au règne des idées. Quand leur temps est venu, la persécution leur donne tout leur développement. À vrai dire, ce ne sont pas les idées par elles-mêmes qui vous effrayent, vous les avouez bonnes, et vous avez continué de nous dire : « S’il était possible que, sans faire de mal à personne, op fît du bien à tout le monde, nous vous aiderions. » — Ce que vous redoutez, c’est l’ébranlement, ce sont les déchirements, les convulsions, les désastres qui ont marqué jusqu’ici les transitions sociales. Vôtre crainte est légitime, et, s’il fallait qu’un incendie général dévorât l’humanité pour la faire renaître de ses cendres comme le phénix, peu de gens seraient assez fanatiques de rénovation pour allumer le feu.

Mais ces convulsions, ces désastres sont-ils donc inévitables ? Quelque ardentes que soient les idées, si elles doivent avoir des avantages et des dangers, ne voulez-vous donc compter pour rien devant les flots de l’avenir, pour encourager ce qu’il y aura d’excellent, pour entraver ce qu’il y aura d’excessif ? C’est là votre mission pourtant ; mais savez-vous bien que vous y manquerez, savez-vous bien que vous serez impuissants, si vous vous laissez déconsidérer et annihiler par une froide adhésion aux excès des hommes du passé ? Si vous ne vous jetez pas entre les combattants pour empêcher les excès et les violences d’aujourd’hui, qui donc vous écoutera et vous respectera demain si la violence s’exerce en sens contraire ?

L’idée est implacable de sa nature. Mais Dieu n’a-t-il pas mis dans le cœur de l’homme une correction, un contrepoids à l’absolutisme de sa logique ? Ce correctif, c’est le sentiment et la véritable logique ; après tout, c’est l’équilibre du sentiment et de l’idée. Il faut que le jour de là justice vienne pour la démocratie ; mais, pour que ce soit la vraie justice, la justice de Dieu dans l’homme, il faudra que le sentiment de la charité et de la fraternité préside à son action. Par là seulement, le monde peut échapper au cataclysme que provoque aujourd’hui un régime de violence et de haine.

Hommes de sagesse et de modération, songez-y. Votre rôle doit commencer aujourd’hui, vous ne devez plus-être la masse inerte dont on méconnaît trop les vertus privées, parce que, depuis vingt ans, elle a trop désappris les vertus publiques. Voyez où vous mènent ces théories diaboliques de compression et de vengeance que vous tolérez sans les aimer, devant lesquelles vous semblez dire comme le patient sous le scalpel d’un chirurgien malhabile : « C’est effrayant, c’est cruel ; mais peut-être que cela nous sauvera, » Non, non ! ces horribles expériences ne vous sauveront pas. Vous seuls pouvez vous sauver. Soyez justes, soyez intègres : vous l’êtes dans le cœur, du moins ceux de vous à qui je m’adresse, en qui j’espère. Mais soyez-le hautement. Refusez l’absolution de l’opinion à ceux qui croient vous plaire en faisant le mal.

Tous les jours, le mal s’accomplit sous vos yeux. Vous laissez faire. Il le faut bien, direz-vous, ou il faut détruire Tordre que nous respectons, que nous chérissons. Eh ! sans porter la moindre atteinte à cet ordre que vous ne voulez modifier que par la légalité, n’avez-vous pas mille moyens de faire savoir le vœu de votre moralité politique, le jugement de votre conscience ? Hier, vos mandataires décrétaient la proscription des princes, pêle-mêle avec celle des prolétaires exilés sans jugement. Aujourd’hui, on travaille dans l’ombre à donner la mort à des condamnés auxquels la loi a fait grâce de la vie. Demain, que fera-t-on encore ? Que ne fera-t-on pas si on ne pressent pas en vous une opposition morale, une autorité de la conscience publique supérieure à celle du fait ?

Et vous, président de la République, vous qui fûtes victime aussi de la raison d’État, vous qui deviez tout au nom de celui qui mourut du supplice de Prométhée, sur le rocher de Sainte-Hélène, n’aurez-vous pas aussi une parole d’équité, un mouvement de réprobation, en présence d’un crime semblable qui va s’accomplir sous votre responsabilité ? Les têtes qu’on veut briser sont moins illustres peut-être, mais elles sont chères au peuple, elles sont sacrées du moment que la loi s’est interdit le droit de les livrer au bourreau. Fussent-elles coupables, c’est encore un crime, c’est encore un mensonge que de faire subir la peine de la déportation dans des conditions certaines de mort. Il y a dans cette feinte clémence qui supprime l’échafaud pour infliger le supplice de la mort en détail quelque chose d’atroce ; et le juge, le bourreau même, oserait-il dire au dernier des criminels : « La loi garantit ta vie ; mais ta vie, il me la faut. Je trouverai moyen de la prendre. À défaut de la ciguë, que je ne puis te verser, je dispose d’un poison subtil qui pénétrera en toi par ton souffle, par tous tes pores. Je n’ose te tuer là parce qu’on nous voit, mais pars, je suis pressé de t’assassiner loin d’ici ! »

Nos martyrs ne demandent point de grâce. Ils iront d’un front serein boire le poison qu’on leur prépare ; mais en dormirez-vous plus tranquilles, vous, au prétendu repos de qui on les aura immolés par trahison ?


Novembre 1849.