Questions politiques et sociales/7

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Calmann Lévy (p. 63-92).



VII

LA POLITIQUE ET LE SOCIALISME


I


Il serait à désirer que de bonnes définitions vinssent régler l’emploi de ces deux mots, par eux-mêmes ils n’offriraient pas le sens d’une distinction bien déterminée à qui ne connaîtrait pas un peu l’état des esprits en France à l’heure qu’il est. Il en est presque toujours ainsi des mots qui servent à marquer des nuances d’opinions dans les partis. Ils expriment rarement ce qu’ils sont censés exprimer. Cependant on les adopte, et l’habitude les consacre. C’est ainsi qu’on a appelé doctrinaires des hommes qui n’avaient pas de doctrine, et juste milieu un parti qui déjà tendait par l’absolutisme à détruire tout équilibre social.

Si vous ouvrez le dictionnaire de Boiste (le plus complet des dictionnaires de la langue française), vous trouverez au mot politique vingt acceptions différentes. Les auteurs cités ne sont nullement d’accord. Selon les uns, c’est Fart de tromper les hommes ; selon les autres, c’est l’art de les rendre heureux. Dumarsais veut que ce soit par l’expérience, Locke veut que ce soit par le bon sens qu’on les gouverne. Mably proclame que la politique c’est la morale des nations entre elles ; Vauvenargues établit que ce sont leurs intérêts réciproques ; l’esprit du gouvernement anglais établit que c’est l’intérêt des riches de l’Angleterre. Enfin, c’est tantôt « la morale appliquée au gouvernement », et tantôt « une manière adroite de se conduire pour le succès ». Il y en a pour tous les goûts. — « La véritable politique, dit Dumouriez, ne peut être que l’amour éclairé de la patrie." » — « La bonne politique, dit Addison, c’est la franchise et la probité. » — La plus mauvaise politique est de mentir, » disait Voltaire ; et Pétion a dit : « Il n’est pas toujours bon d’être trop politique. »

De ces différences dans l’acception du mot politique, il faut conclure que ce mot, par lui-même, n’exprime qu’un acte de la volonté humaine et n’implique pas l’idée du bien ou du mal. Sa véritable et antique signification, art de gouverner, réduit la politique à un fait assez brutal. L’esclavage antique, les tortures de l’inquisition, l’exil en Sibérie, le knout, la traite des noirs, le mont Saint-Michel, ont fait et font encore partie de l’art de gouverner les hommes. D’après l’opinion de tout un parti, M. Guizot est un très grand politique. L’opposition, en parlant des adversaires ou des victimes qu’elle a fournis au système de M. Guizot, dit pourtant nos hommes politiques. J’avoue que je n’aime pas ce mot par lequel on peut désigner M. de Lamartine et M. Thiers, M. Ledru-Rollin et M. Hébert. J’aurais voulu que, dans un temps où l’art de gouverner est basé sur des doctrines repoussantes, ceux qui ne gouvernent pas eussent pu inventer pour leur action un plus doux nom et qui donnât de meilleures garanties pour l’avenir.

Quant au mot socialisme, il est de fabrique nouvelle, et nous ne le trouvons pas dans nos dictionnaires classiques. Quel est son véritable sens ? Est-ce l’art de fonder les sociétés, ou la science des doctrines sur lesquelles les sociétés s’établissent ? Dans le premier cas, c’est la même chose que la politique ; dans le second, le mot socialisme peut impliquer l’idée d’admiration ou de mépris, tout aussi bien que celui de politique. Je ne vois donc pas qu’en vertu de l’une ou de l’autre qualification, les hommes puissent s’attribuer une valeur quelconque. On peut inventer, au nom du socialisme, de funestes institutions ; on peut, au nom de la politique, rendre pires celles qui existent.

Quiconque prendra plaisir à s’entendre appeler politique ou socialiste sera donc, à mon sens, fort ridicule. Ce ridicule est malheureusement assez répandu par le temps qui court. Tout homme qui s’agite dans les élections de son clocher pour ou contre le gouvernement s’imagine faire de la haute politique. Tout homme qui a lu quelques systèmes ou qui a caressé dans son cerveau quelques utopies, se croit un profond socialiste. Peut-on rien voir de plus frivole ? Mais, de tout temps, les Français ont eu la manie de s’enrégimenter sans savoir avec qui, et d’écrire sur leur bannière un mot qu’ils ne comprenaient pas.

Pourtant il est certain que ces mots de politique et de socialisme servent aujourd’hui, même dans le sein de l’opposition nationale, à qualifier deux opinions fort distinctes. L’erreur est donc dans les mots, mais le fait existe. Les prétendus socialistes et les prétendus politiques ne sentent pas, ne voient pas et ne comprennent pas de même le mode d’action qui doit tendre au salut de tous. Ils ne se disputent pas seulement sur des mots, comme quelques-uns le prétendent dans une vue de conciliation ; ils ne doivent ni se quereller ni se haïr, il est vrai ; mais ils ont besoin de beaucoup s’expliquer avant de s’entendre, et le temps n’est peut-être pas venu où ils peuvent marcher d’accord.

Essayons d’expliquer leur divergence d’action et de pensée, et, pour cela, servons-nous, puisqu’il le faut, des noms qu’ils se sont donnés, ou laissé imposer.

Nous convenons d’appeler politique une action toute matérielle exercée sur la société pour modifier et améliorer ses institutions ; socialisme une action toute scientifique exercée sur les hommes pour les disposer à réformer les institutions sociales. Il semble que le but soit le même. Voici pourtant l’essentielle différence qu’il faut comprendre :

Les politiques s’attachent spécialement au fait de la lutte, sans s’inquiéter suffisamment, selon nous, du but qu’ils veulent atteindre. Il leur semble qu’en conquérant et en faisant conquérir à un plus grand nombre d’individus des droits de citoyen, en donnant de l’extension au vote électoral, en appelant les masses peu à peu et régulièrement à se gouverner, ils auront fait tout ce qu’il est permis au courage, au talent, au patriotisme d’accomplir dans le temps où nous vivons. Ils ne se préoccupent pas assez de l’état moral et intellectuel de ces masses qu’ils veulent affranchir ; ils songent à les faire agir plutôt qu’à les éclairer. Ils pensent que l’intelligence, la moralité, le dévouement viendront tout d’un coup illuminer les consciences, le jour où l’exercice de leur droit relèvera les hommes à leurs propres yeux ! « Et alors, disent-ils, cette grande et noble nation trouvera d’elle-même ce qui lui convient. Elle fera une nouvelle Déclaration des droits de l’homme appropriée aux besoins de son époque d’avènement. Tous souscriront, riches et pauvres, bourgeois et prolétaires, rois et ministres, parlements et opinion publique, à la grande loi de vérité que l’inspiration proclamera. » En d’autres termes, les politiques comptent sur un miracle sans savoir et sans même se demander quel sera ce miracle. Une foi généreuse mais aveugle les enivre. Hommes d’action, leur devise ingénue et brave est celle-ci : Agissons toujours, nous verrons après. Ce raisonnement, si c’en est un, cette ardeur héroïque mais dangereuse les ont conduits à fermer les yeux sur les besoins réels de l’humanité, sur la nécessité d’une doctrine sociale et d’une religion politique pour l’avenir.

Les socialistes s’attachent spécialement à l’idée abstraite de la justice et de la vérité, sans s’occuper suffisamment, peut-être, de la lutte actuelle, qu’il ne faudrait sans doute pas abandonner. Il leur semble que faire conquérir des droits aux masses n’est pas le plus pressé, mais qu’il s’agirait, avant tout, d’éclairer ces masses sur leurs devoirs. Travail plus complexe, plus profond et plus difficile que ne le pensent les politiques. Dans leur impatience, ces derniers croient et affirment que trois mots immortels, consacrés par la Révolution et inaugurés comme frontispice à nos institutions, suffisent à tout expliquer, à tout résumer : « Liberté, égalité, fraternité ! » — À quoi les socialistes répondent, non sans raison, que toute formule est vaine, tant sublime soit-elle, si elle n’est l’expression d’une doctrine établie, acceptée et pratiquée, au moins dans les mœurs de la nation. Or nous sommes encore si loin de l’acceptation et de la pratique de cette doctrine, la doctrine elle-même est si peu formulée, que l’on n’oserait en discuter l’esprit et les conséquences aujourd’hui, sans s’exposer à subir les rigueurs d’une loi qui interdit l’examen du mieux, et permet à peine la critique du mal. Les socialistes ont dit : « Vous comptez sur un miracle, le miracle ne se fera pas si vous ne le préparez, et vous n’y songez nullement. Le triomphe de la force, l’excitation de l’enthousiasme, de la bravoure et de la colère, les bonnes intentions, même quand elles sont vagues et enveloppées de nuages, ne suffisent pas pour faire descendre du ciel la connaissance divine. Or la connaissance divine, c’est la révélation de cette doctrine de liberté, d’égalité et de fraternité que vous-mêmes ne sauriez formuler sans blesser des intérêts, sans froisser des libertés individuelles, et peut-être sans enfreindre des devoirs de fraternité humaine. Vous en avez pour exemple la miraculeuse révolution de Juillet, faite par le peuple, et dont le peuple n’a pas su profiter. Le miracle de la force n’a pas produit le miracle de la lumière. Le problème social n’a pas été résolu. La bourgeoisie, triomphante par le peuple, n’a pas su appeler le peuple à jouir de la victoire. L’enivrement du succès et du pouvoir n’a pas fait jaillir des entrailles de la bourgeoisie cette vertu éclairée, cet amour de l’égalité, ce besoin d’institutions populaires que l’ébranlement d’une grande commotion politique doit produire selon vous. La même situation se renouvelant, même sans violence, sans effusion de sang, et sans autre choc que celui de l’opinion politique (l’œuvre serait plus belle encore), le miracle ne se ferait pas davantage, si d’avance le pouvoir et la nation ne sont préparés à reconnaître ce qui est la base de la religion sociale. Faut-il vous montrer combien nous en sommes loin ? faut-il vous montrer le peuple disant au pouvoir : Du travail ou la mort ! et le pouvoir répondant qu’il n’assure du travail à personne ? la bourgeoisie accaparant avec fureur la richesse, ruinant la nation par le monopole des capitaux et des grandes industries ? la petite propriété se dévorant elle-même par le morcellement, la concurrence et l’individualisme ? le prolétariat succombant sous l’excès du travail, la cherté des denrées de" consommation et l’insuffisance des salaires ? la mendicité, devenue une plaie publique, réprimée et non assistée ? Vous voulez détruire ces faits horribles et vous avez raison ; mais ne voyez-vous pas qu’ils reposent sur des idées anti-humaines, sur des sentiments contre nature, sur des passions monstrueuses ? Efforcez-vous donc de changer les esprits, de vaincre les cœurs, de transformer les croyances, et alors, espérez que l’action sera bonne. Jusque-là, elle n’est pas seulement funeste en ce qu’elle vous détourne trop du devoir principal, elle est impuissante ; car les mauvaises passions, appuyées sur des doctrines d’une logique impie et diabolique, rient de vos efforts et triomphent de votre courage. »

Les socialistes avaient malheureusement raison ; mais, leur voix n’ayant pas été entendue, leurs exhortations ne produisant que dépit, impatience et raillerie chez les politiques, les socialistes se sont égarés pour la plupart. Les uns sont tombés dans un découragement inerte, ainsi qu’il arrive aux intelligences méconnues, aux âmes tendres froissées, aux dévouements isolés. On ne sait pas combien de grandes convictions se sont flétries, combien de forces précieuses se sont brisées dans ces combats déplorables. D’autres, conseillés par l’ambition, ou égarés par une vaine science, n’ont pas voulu mourir ou n’ont pas su attendre. Ils se sont rattachés maladroitement, quoique avec ruse, à la politique.

L’aristocratie saint-simonienne s’est donnée, quelques-uns disent vendue au pouvoir. Les fouriéristes ont essayé de signer un traité de paix et de constituer une petite société à part, qui ne manque pas de talent et qui transige au nom d’une idée matérielle avec les intérêts et les passions de la richesse, promettant plus qu’elle ne peut tenir et berçant quelques adeptes de bonne foi d’une espérance d’organisation chimérique. Dans le peuple, où les idées socialistes avaient pénétré plus avant, diverses sectes se sont formées, tendantes au communisme, les unes par le babouvisme républicain, les autres par un catholicisme arrangé, plusieurs par des idées très pures mais sans profondeur, un très petit nombre par des utopies sauvages empreintes à la fois de grandeur et de grossièreté, de vertu et de crime. Bref, le socialisme ne s’est pas plus organisé que la politique. Il n’a pas plus réédifié d’église ostensible, que la politique d’opposition n’a reconstitué de parti puissant en France. La question de doctrine est pendante. Les dévouements agissent sans concert et sans but déterminé. Pourtant les socialistes cherchent toujours, nous l’espérons, et se différencient par là des politiques, qui, sauf un bien petit nombre, ne cherchent pas encore.

Faut-il conclure de cette triste situation que le présent est sans force et l’avenir sans solution ? À Dieu ne plaise ! Après ce tableau des misères présentes, nous montrerons plus tard les ressources que le sein fécond et vivace de la France conserve et nourrit comme un germe sacré, en dépit des frimats de la peur et de l’égoïsme, qui nous en cachent l’action profonde et immortelle.


II

Les politiques s’intitulent volontiers hommes d’action et de dévouement. Les socialistes souffrent qu’on les traite de rêveurs et d’utopistes, parce que les gens bien élevés les appellent philosophas. Certes, parmi les uns et les autres, il en est de bien nobles et de bien éminents qui méritent ces titres honorables ; mais nous autres, écoliers ou soldats, irons-nous nous quereller pour des titres qui n’appartiennent qu’aux chefs et aux maîtres ? Contentons-nous modestement de nous dire que nous ne sommes pas placés au même point de vue, et tâchons de tourner ensemble nos regards vers cet horizon, derrière lequel il n’y a qu’un même soleil pour nous tous.

Et d’abord, cherchons un peu dans le passé, dans un passé bien près de nous, et que nous continuons peut-être sans le bien connaître. La querelle des socialistes et des politiques n’est pas nouvelle. Toujours, sous d’autres noms vingt fois changés, ces deux types de méditation et d’activité se sont partagé l’action historique du progrès. Tous deux ont été nécessaires ; mais le grand mal, c’est qu’ils n’aient pu être utiles en même temps et dans le même but. Vers la fin de la monarchie du siècle dernier, on les vit s’agiter dans le sein de l’Assemblée constituante. Leurs débats ne furent pas troublés d’abord par l’amertume et l’ironie ; mais nous allons montrer comme quoi ils ne purent s’entendre sur le fond des idées.

Il y a un grand enseignement à tirer de ces discussions qui précédèrent la fameuse Déclaration des droits de l’homme, sur laquelle sont fondées encore les plus importantes de nos institutions. Il ne faut pas oublier que cet essai de constitution sociale, comme toute la révolution française, a été fait au nom de la philosophie. Tout ce qui avait la haine du vieux despotisme, tout ce qui portait un cœur ardent et jeune dans ces luttes, tout ce qui s’honorait du titre de patriote, se glorifiait d’être adepte de la philosophie de son siècle. Il est donc fort étrange que les gardiens des principes républicains, le parti politique qui se fait honneur de continuer les idées de réforme sociale de la Révolution, raille la philosophie de nos jours, et repousse avec amertume ou dédain toute solidarité avec de nouvelles recherches philosophiques sur les droits et les devoirs de l’homme. L’Assemblée constituante comptait parmi ses membres de tous les ordres et de toutes les opinions, outre une foule de philosophes (le mot était littéralement devenu synonyme de patriote), plusieurs métaphysiciens d’une certaine force, qui, dans la discussion des principes constitutifs de la société, se faisaient religieusement écouter. Sieyès était l’oracle d’un parti ; de Crenières[1] excitait des mouvements d’enthousiasme, en parlant avec gravité sur des distinctions abstraites, quelques membres du haut clergé trouvaient par instants, dans les inspirations du vrai christianisme, des aperçus de philosophie plus profonds que ceux de Voltaire et de Rousseau lui-même. Mirabeau s’efforçait d’écarter la métaphysique de la discussion, et, dans ses motifs d’exclusion, il montrait une capacité métaphysique. Enfin, ce qu’il y avait de plus solide et de glus instruit dans l’Assemblée était tellement pénétré de la nécessité d’une science philosophique et d’une religion socialiste, ou en comprenait si bien l’importance, qu’en dépit des événements qui se pressaient et des périls qui menaçaient, en dépit de l’urgence où l’on se trouvait de constituer une législation qui contînt l’effervescence de la nation et répondît à ses besoins, en dépit de la fièvre politique et de l’enthousiasme des sentiments révolutionnaires, on passa tout un mois (un mois qui, dans de telles circonstances, représente peut-être plus qu’une année dans des temps de calme) à élaborer péniblement et patiemment quelques principes.

La Déclaration des droits, monument immortel de science politique, si l’on considère les difficultés de l’œuvre et sa date, n’a qu’une faible valeur relative, si on y cherche la solution du problème social dont la tentative a produit la Révolution. Certains projets présentés à l’Assemblée par des comités ou par des individus furent préférables comme pétition de principes ; mais ils ne répondaient pas aux nécessités du moment, et, en vertu de transactions dérisoires et monstrueuses par elles-mêmes, mais politiquement nécessaires, les articles discutés arrivèrent à n’exprimer que les vœux, les intérêts et les croyances de la bourgeoisie, c’est-à-dire des ambitions légitimées par les abus du privilège. On y voit percer en plus une certaine religion vague et inféconde appelée le déisme, au-dessus de laquelle le siècle de Voltaire ne pouvait pas s’élever, mais qui était un progrès sur cette philosophie chrétienne, qui, depuis des siècles, faisait fausse route et succombait fatalement.

La grande erreur qui présida à la formulation des droits de l’homme ne porta pas seulement, comme l’ont pensé des esprits éminents, sur une mauvaise et fausse distinction des droits et des devoirs, mais sur l’absence totale de la notion de solidarité entre les hommes. En vain les métaphysiciens et les esprits religieux de l’Assemblée voulaient-ils éclairer la discussion en plaçant les devoirs au-dessus des droits, même en proclamant cette vérité incontestable que tout droit est le résultat d’un devoir. Ils en concluaient que la déclaration des devoirs devait précéder celle des droits. C’était toute une religion à faire, toute une doctrine à formuler. L’Assemblée recula effrayée devant une tâche qu’elle avait cru facile au début, alors que ses politiques disaient comme ceux d’aujourd’hui : « Rien de plus simple que de réduire la doctrine sociale à un petit nombre de principes qui sont écrits dans le cœur de l’homme, et qu’il n’a pas besoin d’étudier pour en être pénétré. Nous savons tous ce que nous croyons et ce qu’il faut croire, et ce que croient tous les hommes ; nous n’avons pas besoin qu’on nous l’enseigne et nous n’avons que faire de l’enseigner. »

Voilà ce qu’ils disaient textuellement, ces hommes pressés d’agir ; et pourtant, lorsqu’il fut question, tout en laissant les devoirs à l’écart, de formuler les droits de tous, ils se trouvèrent si embarrassés qu’ils faillirent abandonner la déclaration des principes et passer aux articles de la réforme législative sans l’appuyer sur aucune base. Ils l’auraient fait s’ils n’eussent senti qu’il leur fallait, pour tracer de nouvelles lois, s’appuyer eux-mêmes sur un droit quelconque. Ils ne pouvaient alléguer ceux qu’ils tenaient de leurs commettants sans spécifier aussitôt ceux de la nation, et ils furent ainsi ramenés forcément à établir et à proclamer les droits de l’homme.

Or, ils réussirent à fonder le droit du tiers état à exercer le pouvoir ; mais, quant à fonder le droit humain dans la société, ils écrivirent sur le sable. Ils élevèrent leur ordre au rang de caste privilégiée ; mais les droits de tous ils ne purent les établir, ils ne les connurent pas.

C’est qu’ils partaient, ainsi que nous l’avons dit, d’une idée fausse. Partisans de la priorité des devoirs, partisans de la priorité des droits, tous étaient imbus de l’erreur du siècle, l’individualisme. Les ecclésiastiques les plus éclairés et les plus vertueux, comme les métaphysiciens les plus abstraits, comme les disciples de Jean-Jacques, de Montesquieu et de Voltaire, comme les athées enfin, car il y en avait aussi dans l’Assemblée, avaient perdu le sens de cette notion de solidarité que la philosophie chrétienne avait admirablement présentée jadis sous le nom de fraternité. La Révolution adopta donc ce mot de fraternité sans le comprendre, comme elle adopta celui d’égalité et celui même de liberté sans les approfondir.

En effet, la philosophie du xviiie siècle, admirable sous tant de rapports, incomplète et superficielle à tant d’autres égards, procédait du préjugé d’un état de nature, où l’homme ne vivant point en société n’aurait eu que des droits et point de devoirs. Les utopies de Jean-Jacques Rousseau sur cet état de bonheur et d’innocence, ses aspirations romanesques vers la forêt primitive, avaient pénétré beaucoup d’esprits.

Les âmes sensibles, comme on disait alors, détournaient comme lui leurs regards de cette société infâme où elles vivaient pour se forger un idéal de félicité à jamais perdue, à jamais regrettable. Ceux-là regardaient la société comme un mal, et, contraints de le subir, ils disaient : « L’homme isolé est naturellement bon. Il a tous les droits et ne peut en abuser. Mais l’homme rangé sous les lois de la société est méchant ; il faut que la loi l’enchaîne et paralyse les affreux instincts qui se sont développés en lui au contact de ses semblables. »

La philosophie de Voltaire n’avait pas même creusé si avant. Plus amère et plus positive, elle censurait la triste réalité des choses fugitives sans se préoccuper de la vérité éternelle et divine. « L’homme, disait-elle, est un méchant et sot animal. Enchaînons-le de peur qu’il ne morde. Écrasons ses infâmes préjugés et tâchons de l’amener à la tolérance, c’est-à-dire, en résultat, à une telle indifférence religieuse, que l’absence de tout principe le mette hors d’état de nuire par le fanatisme. Il n’y a pas de milieu pour lui. » La pensée de Voltaire s’était quelquefois élevée plus haut ; mais son école n’avait gardé de sa critique que ce fruit sans saveur et cette conclusion sans idéal et sans amour. Ceux-là furent exclusivement politiques dans la conception des droits et des devoirs, comme les adeptes de Rousseau le furent aussi par méfiance et par crainte de la nature humaine corrompue.

Il n’est pas besoin de dire ce que les orthodoxes catholiques pensaient de l’homme, de son origine, de sa chute, de son passage expiatoire sur la terre, de la résignation au malheur ici-bas, de la vertu par laquelle il peut se racheter ; enfin des droits de saint Pierre et de César sur la vie éternelle et temporelle. Les meilleurs parmi ces croyants voyaient partout la nécessité d’un frein pour l’homme, le droit conféré au prêtre et au monarque soumis au prêtre de commander aux âmes et aux corps, le devoir du fidèle et du sujet consistant à se soumettre, à se priver et à s’abstenir.

Ces diverses opinions transigèrent pour formuler l’étrange paradoxe d’un droit de nature proclamé, mais aussitôt restreint par renonciation d’un devoir social opposé directement au droit naturel. Ceux qui résumaient cavalièrement le droit et le devoir de l’homme par l’instinct de la conservation de son être, mettaient cependant la bride et le veto à chaque instinct conservateur de l’être, en aidant avec habileté à consacrer l’esclavage et la misère de ce peuple qu’on prétendait affranchir. Un député avait proposé de petits moyens pour détruire la misère. Ces moyens étaient insuffisants ; mais du moins il avait senti et démontré qu’affranchir le peuple de son antique tutelle par des formules n’était que le préliminaire des mesures qu’on devait prendre pour l’affranchir par des faits. On avait passé à l’ordre du jour. On ne pouvait pas, on voulait encore moins, à une pareille époque, fouiller à la racine du mal.

Il résulta de cette fausse doctrine de l’individualisme, que la déclaration porta uniquement sur les droits de ceux qui possèdent et sur les devoirs de ceux qui ne possèdent pas. Le sauve qui peut général fut proclamé, nous en recueillons les fruits.

Si les esprits eussent été imbus de cette vérité que l’homme est né solidaire de l’humanité tout entière, ils eussent été préparés à concevoir et à formuler le plan d’une société plus juste et plus humaine ; la solution du problème de l’égalité ne fût pas restée à l’état d’énigme et nous ne chercherions peut-être plus aujourd’hui avec angoisse et terreur le moyen d’en triompher. Mais les idées ne s’improvisent pas ; elles ont une marche bien lente, et il ne sert de rien de s’indigner de cette lenteur !

L’homme n’a pas été créé, dans les fins divines, pour vivre seul, encore moins pour vivre en lutte avec ses semblables. Le temps où il a pu exister sans notion d’association n’a dû être qu’un âge d’enfance et de nullité, où l’on peut dire que la création de son être n’était pas achevée, et qu’il ne différait des animaux que par le germe de perfectibilité caché et endormi dans son sein. Il n’y a point eu d’âge d’or dans la forêt primitive de Rousseau, si l’homme n’y vivait pas dans une solidarité complète avec ses frères. L’homme n’est ni bon ni méchant dans les conditions de l’isolement, il n’existe pas à l’état d’homme. Si le premier contact avec ses semblables à créé la lutte, elle lui a du moins enseigné la notion du bien et du mal. L’état de nature, tel qu’on l’entendait au xviiie siècle, est donc un état de barbarie, et, dans cette condition, l’homme n’a ni droits ni devoirs, à moins qu’on ne veuille appeler un droit l’instinct conservatif de l’être, l’art de manger, de dormir et de fuir le péril. Avec une conception fausse et romanesque de cet état sauvage, on arrive à supprimer ou à restreindre tous les prétendus droits naturels et à considérer comme un brigand l’homme qui demande du pain. Mais, en admettant que l’homme est solidaire de l’homme, on ne peut plus avoir d’autre pensée que celle de détruire l’horrible inégalité du fait social ; et dès lors les droits et les devoirs sont identiques. La déclaration des uns ne doit ni suivre ni précéder celle des autres. Donner et recevoir, jouir et travailler, produire et consommer, servir et commander, demander et accorder, aimer et être aimé, respecter et inspirer le respect, sont des actes simultanés de la vie individuelle et générale qui n’admettent ni division ni distinction dans la formule métaphysique.

Mais ce serait là l’œuvre d’un siècle de philosophie ; et, si cette doctrine n’a pas pénétré les âmes, toute révolution est inutile, tout effort est avorté en se produisant. Que les politiques ne disent donc plus que la philosophie, ou ce qu’ils appellent socialisme, est une pierre d’achoppement pour les paresseux et les timides. Qu’ils ne disent plus que la recherche de la vérité est une vaine contemplation, et qu’on perd à méditer le temps où l’on devrait agir. Qu’ils regardent l’œuvre immense, héroïque et terrible de nos pères dans ses erreurs, dans ses excès et dans ses résultats, et qu’ils ne renchérissent pas sur l’erreur du passé, en s’aveuglant sur le but principal qu’ils ont à poursuivre. Nos pères ne repoussaient pas la recherche d’une vérité sociale ; ils ne l’ont pas trouvée ; mais pour l’avoir seulement désirée, ils ont eu au moins la grandeur et la force. Si nous ne désirons pas même de connaître nos droits et nos devoirs, nous resterons dans cet état funeste de division avec nous-mêmes, où nous ne remplirions pas les uns et ne jouirions pas des autres.


III

Nous avons essayé d’expliquer dans le précédent chapitre comment et pourquoi les politiques et les socialistes de cette assemblée constituante, qui nous a transmis l’esprit et presque la lettre de ses institutions, n’aboutirent qu’à une sorte de compromis mensonger où tous les droits furent attribués par le fait à une classe de citoyens, tandis que tous les devoirs furent imposés aux masses qui forment la nation. L’esprit de synthèse qui animait et tourmentait les socialistes, sans les éclairer suffisamment, fut étouffé par l’esprit d’analyse qui brillait chez les politiques. La révélation était enveloppée de trop de nuages ; la réalisation fut un sophisme, et ce sophisme nous gouverne encore à l’heure qu’il est.

Cependant, si l’on examine les intéressantes discussions de ce premier concile laïque de l’humanité, comme l’appellerait Pierre Leroux[2], on verra qu’aucune des notions principales que nous avons élaborées depuis cette époque n’était ignorée de nos pères. Il n’y a pas jusqu’aux termes dont nous nous servons familièrement aujourd’hui qui ne fussent techniquement employés par quelques orateurs ou imprimés en italique dans quelques écrits de l’époque. Mirabeau invoquait souvent la perfectibilité de l’esprit humain, et prévoyait l’avenir qui modifierait les décrets de la Constituante. Camille Desmoulins, dans ses meilleurs mouvements, invoquait contre l’orgueil du clergé l’humilité du Christ prolétaire.

La grande question du vote universel qui nous occupe tant aujourd’hui avait d’éloquents et chauds défenseurs. Lorsqu’on discuta l’imposition du marc d’argent comme condition d’éligibilité, un député s’écria : « Je vote pour que l’on substitue la confiance au marc d’argent ; » et, lorsque la condition du marc d’argent fut décrétée, à son tour Mirabeau s’écria : « Vous venez de faire une mauvaise loi. »

Supposons que, de nos jours, un nouveau concile laïque, ayant l’importance et la popularité que l’Assemblée constituante eut dans son temps, vînt remettre ce point en discussion : tous les socialistes, tous les politiques progressistes seraient-ils d’accord pour substituer la confiance au droit de la richesse ?

Il y a beaucoup plus de politiques que de socialistes dans la classe moyenne aujourd’hui ; on peut dire même que l’esprit de réalisation et d’application est dans le génie du peuple français. La majorité parlementaire serait donc aux politiques, il n’en faut pas douter : c’est pourquoi cette question, prise entre les autres, n’est pas sans importance.

Politiques progressistes, voteriez-vous en masse le suffrage universel ? Hélas ! j’en vois parmi vous qui demandent l’élection à deux ou trois degrés, d’autres l’adjonction des capacités. Je voudrais être certain qu’il pût se former parmi vous une majorité imposante qui marquât un progrès bien réel, en rapport avec les cinquante et quelques années qui se sont écoulées depuis 89.

Et sur des questions plus graves encore, qu’il est inutile d’indiquer, êtes-vous assez mûrs pour donner au monde le grand spectacle du triomphe de la vérité ? Je le souhaite !

Dirai-je que je répondrais sur tous les points du vote des socialistes ? non, à moins que le peuple ne fût véritablement représenté dans ce concile, auquel cas les questions seraient au moins discutées à fond. Mais je n’entends point me porter garant des socialistes ni rien préjuger sur la solution que j’invoque. J’oserai dire seulement que, si les philosophes de mon temps hésitaient à proclamer des lois d’égalité, leur science serait à tout jamais condamnée dans le présent et dans l’avenir, et, par suite, que l’hésitation des politiques serait jusqu’à un certain point excusable. C’est que apparemment la mission des socialistes est réputée plus haute et moins sujette à erreur que celle des politiques. La vérité abstraite ne doit point faillir. La vérité relative est obligée de composer avec les obstacles ou les nécessités du moment. On attend des études métaphysiques des principes d’une beauté idéale ; on exige des travaux d’application que l’art de rendre possible la réalisation de ces mêmes principes ; d’où je conclus que, si nos socialistes ne sont pas à la hauteur de leur mission, nos politiques seront les moins coupables.

Mais, hélas ! faut-il donc que certains hommes soient exclusivement absorbés dans la recherche de la lumière, et que, lorsque la lumière leur manque, certains autres soient condamnés à se heurter dans les ténèbres ? Les sources de cette lumière de l’esprit, lit tradition, les travaux antérieurs, l’intelligence de l’histoire, et plus que tout cela l’inspiration commune et fraternelle des grands sentiments, la voix de Dieu qui parle aux cœurs sincères et tendres, tout ce qui rend l’homme capable de connaître et d’aimer le bien, est-il donc enfermé derrière la porte d’ivoire des antiques mystères ? S’il faut quelque volonté, quelque travail, quelque vertu pour subir les épreuves sacrées, ne sommes-nous pas dans le siècle où la porte fatale doit s’ouvrir devant tous ceux qui veulent et savent y frapper ? Pourquoi faut-il que nous soyons ainsi éternellement partagés en deux races également orgueilleuses, également impuissantes, en «e sens qu’elles prétendent tout résoudre sans le secours l’une de l’autre.

Pour le grand nombre, les choses en sont encore à ce point, cependant) Nous ne parlons pas ici dés exceptions, au contraire, nous nous réfugions dans l’espoir que nous donnent les exceptions ; mais, si nous regardons le présent, nous voyons d’un côté des. sectes prétendues socialistes pactiser avec le pouvoir, flatter l’égoïsme en lui promettant de légitimer la satisfaction de ses mauvais instincts, accepter le mal en un mot, à la condition qu’on laissera le champ libre à leurs vaines spéculations économiques. Dans le peuple éclairé des villes, nous voyons les prolétaires se grouper en petites sociétés autour de divers systèmes étrangers sinon hostiles les uns aux autres, repousser avec méfiance tout accord, tout effort commun. De l’autre côté, nous voyons une opposition prétendue libérale s’attribuer le monopole du salut public, rejeter, sans examen, toute philosophie, et s’amuser à une tactique puérile moyennant laquelle on prétend s’emparer du pouvoir un jour ou l’autre, et réveiller au profit de quelques amours-propres la puissance assoupie de la grande nation.

Nous demandons aux uns et aux autres ce qu’ils ont fait, à quoi ils ont pensé depuis cinquante ans, et d’où vient que la Providence a suscité parmi nous si peu d’hommes dans le cerveau desquels la synthèse ait travaillé de concert avec l’analyse pour chercher la vérité.

En sommes-nous donc encore au temps des mages, des hyérophantes, des papes ou des alchimistes, pour que le monde s’arrête quand les oracles sont muets ?

Sommes-nous encore au temps des dictateurs et des conquérants pour que la pensée humaine soit étouffée par le bruit des armes et la clameur du combat ?

Il est trop certain que l’humanité marche jusqu’ici à travers ces alternatives qu’un philosophe[3] a traduites par les mots d’invention et de pratique. Aussi quelle allure lente et pénible ! Que diriez-vous d’un homme en qui les opérations de la volonté seraient si paresseuses qu’il lui faudrait cinq minutes de réflexion avant de parer le coup qui menace sa vie ? Et pourtant la science humaine, sous toutes ses faces, n’a encore jamais procédé autrement. C’est par siècles qu’il faut compter les temps d’arrêt de son activité ; c’est par générations qu’il faut constater les maladies de torpeur où elle est tombée.

Il semble que les sociétés soient fatalement condamnées à se dissoudre par la mort avant de se réveiller à la vie.

Cette impitoyable loi du passé sera-t-elle la loi de l’avenir ? Les hommes vont-ils rester incomplets au point de s’enfermer, selon la nature de leurs instincts follement caressés, dans une sphère d’action morale ou physique exclusive de tout autre soin ? Seront-ils orgueilleux ou fainéants au point de se dire sans cesse : « Ce que je n’aime point à apprendre, ce que je n’ai pas le courage de tenter, est inutile ou nuisible ? » En d’autres termes, y aura-t-il toujours des révélateurs impuissants qui nous diront d’attendre, et des réalisateurs brouillons qui nous crieront d’avancer au hasard, sans qu’au milieu de ces indications contraires, nous soyons hommes nous-mêmes, et sans que nous sachions penser et agir simultanément ?

Non ! Ce divorce entre l’action et la pensée appartient à l’enfance, et il est bien temps que nous entrions dans l’âge de la virilité. Il est bien temps qu’un homme qui n’agit pas, et un homme qui ne réfléchit pas, soient considérés comme deux malades, l’un de paralysie, l’autre de fièvre délirante. Il est bien temps que nous rougissions de nous entendre qualifier de socialistes et de politiques, si ces mots signifient que nous sommes fatalement des illuminés ou des aveugles. Quoi ! dans un siècle comme le nôtre où l’instruction, quoique loin d’être répandue comme elle devrait l’être, est du moins très popularisée relativement aux siècles passés, il est encore des hommes d’action qui n’ont pas examiné les questions vitales de l’humanité, qui n’ont pas essayé de comprendre son histoire religieuse et politique, qui ne savent pas que c’est la même chose, qui n’ont pas cherché les principes immortels de la vie des sociétés, qui ne savent et ne veulent rien savoir de ce que pourrait être la philosophie, c’est-à-dire la politique et la religion de l’avenir ! Oh ! le reproche ira plus loin… Des hommes qui aspirent à l’influence dans le présent, au pouvoir un peu plus tard, et qui n’ont rien à enseigner au peuple sur la cause première de l’activité humaine, sur le principe divin, sur ce que nos ancêtres, les révolutionnaires du moyen âge, appelaient, dans leur langage naïf et clair, l’avancement de la loi de Dieu ! Mais non, je n’ai pas fini, et je dirai cela encore : Est-il croyable qu’il y ait encore des hommes qui haussent les épaules quand on leur demande s’ils ont une religion, s’ils pensent que nous, peuple, nous soyons d’humeur à nous en passer, s’ils songent à en formuler* pour nous les premiers éléments, et qui nous répondent en riant : « Vous avez l’Évangile ! » Oui, nous le savons ; mais où est son culte, où sont ses promesses, où est sa réalisation, où est son interprétation véritable ? — ! « Eh bien, disent-ils, cherchez ; quant à nous, nous avons bien autre chose à faire. » Vraiment non, vous n’avez rien à faire sans cela, car c’est avec cela que vous avez tout à refaire.

Et c’est parce que vous ne l’avez pas fait que nous sommes tombés dans l’inaction ; car ce n’est ni la science, ni la philosophie, ni le socialisme qui vous parlent ici, c’est le peuple à qui t vous avez fait tant d’appels et de reproches. Invoquerez-vous, lorsqu’il vous appelle et vous gourmande à son tour, votre incapacité sur de telles matières ? Si elle est réelle, retirez-vous de la politique, vous n’avez pas mission pour nous conduire dans les actes de notre vie sociale. Si elle est feinte, elle est coupable ; si elle est le fruit du préjugé qui vous éloigne du travail des philosophes, abjurez ce préjugé, et montrez-nous que vous avez cette force véritable qui ne peut se passer des principes.

Mais le temps va venir, s’il n’est déjà venu, où les hommes ne se feront plus gloire de ces spécialités hautaines qui entravent le progrès dans les sciences exactes comme dans les sciences abstraites, dans les arts comme dans l’industrie. Le peuple comprend où est le mal, car il demande à la politique une religion sociale, et au socialisme une organisation politique. On l’a vu trop longtemps indifférent à la politique, non pas seulement parce que la politique lui est interdite par la loi, mais encore parce que la politique a mal répondu à ses aspirations spiritualistes. On l’a vu trop souvent se jeter aveuglément sur le socialisme, en dévorer les aliments mal préparés, aimant mieux se tromper que d’être trompé, aimant mieux souffrir et rêver que de ne pas aimer et pratiquer au nom d’une foi quelconque. En plusieurs endroits, il aime mieux retourner à ce vieux culte catholique qu’il a renversé que de rester dans l’athéisme, parce que le vôtre lui a appris à détester le sien.

Nous disions, dans un premier chapitre, qu’il faudrait encore bien du temps et des discussions aux politiques et aux socialistes pour arriver à s’entendre ; nous persistons dans cette crainte. Mais nous disions aussi que le problème qui les divise n’était pas sans solution, et nous espérons que nous ne nous sommes pas trompés.

Laissons les politiques et les socialistes dans leurs camps respectifs et tournons nos regards vers le problème. La loi de perfectibilité que nos pères invoquaient déjà est devenue si claire et si certaine pour nous, qu’il ne nous est plus permis de douter de nous-mêmes et de nos prochaines destinées. Déjà nous sentons que le système des spécialités exclusives est funeste, et qu’il est en notre pouvoir de nous compléter les uns par les autres. Puissions-nous sentir bientôt que cela est un devoir. Sans aspirer à un équilibre glacial et compassé de nos tendances personnelles, sans détruire en nous l’initiative de ces instincts qui font la puissance ou l’excellence des individualités, nous sommes capables d’éclairer, en nous-mêmes, le besoin d’agir par l’habitude ou le fruit du travail intellectuel ; de même que nous sommes appelés à réaliser par une action persévérante et courageuse les principes acquis par le travail et la réflexion. C’est quand ces forces distinctes ne seront plus divergentes, c’est quand l’homme politique pourra ou voudra apprécier un système philosophique, c’est quand le philosophe saura ou daignera juger un système politique que nous entrerons dans la véritable et féconde activité qui nous manque.

Déjà cet esprit de pondération intellectuelle, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’est fait sentir dans des faits et s’est incarné dans des hommes. Déjà les plaisanteries des politiques contre le socialisme ont vieilli. Déjà le dédain des philosophes pour la politique est abjuré devant certains progrès incontestables. Nous avons vu M. de Lamartine être tour à tour un grand poète contemplatif et un grand orateur parlementaire ; M. de Lamennais, un noble prêtre catholique et un admirable écrivain progressiste ; M. Arago a pu lire les lois de la matière dans les astres et rechercher dans la politique la loi morale de l’humanité. Nous vous en citerions encore d’autres, mais notre travail est déjà trop long et il faut le terminer.

Nous ne pouvons pourtant pas nous abstenir de constater le fait récent qui a le plus d’intérêt politique à nos yeux dans la voie de ce progrès. Toute réunion de forces, toute association d’idées et de volontés est de première importance. Nous voulons parler de l’organisation du parti démocratique dont le journal la Réforme et la plupart des journaux indépendants de la province sont les organes actuels. Il y a là des tendances avouées, mieux que cela, proclamées, vers l’action commune et indivisible de la synthèse et de l’analyse, de la science sociale et de la science politique. Ce sont des hommes déjà illustrés par la politique socialiste qui font avec nous, pour l’instruction dépeuple, une guerre ouverte à l’exclusivisme grossier de la politique. Que Dieu éclaire et bénisse leurs efforts !

Les philosophes nous disent : « Vous êtes des paresseux, des ignorants. » Ils ont raison ; instruisons-nous. Les politiques nous crient : « Vos systèmes vous divisent. Ils ont raison ; unissons-nous. Connaissons le but et marchons vers ce but. Il y a temps pour tout dans la vie de ceux qui n’en consacrent pas aux puériles vanités, et le temps qui s’approche, ô Français ! n’est pas celui des choses frivoles.

P.-S. — Plusieurs journaux de province, dont nous croyons partager les sentiments, et qui n’ont peut-être pas bien compris, grâce à notre inhabileté, celui qui nous a guidé dans ce travail élémentaire, nous ont honoré de leurs réflexions. Nous nous ferons un devoir de nous justifier auprès d’eux[4].

15-29 novembre 1844.

    trop abstrait pour une assemblée politique, mais qui fut écouté un jour avec enthousiasme.

  1. Orateur sobre de paroles et riche d’idées, métaphysicien
  2. Puisque nous citons Pierre Leroux, nous devons au respect et à l’amitié que nous lui portons de dire que nous le plaçons, trop au-dessus de ce misérable débat entre les politiques et les socialistes vulgaires (il est des hommes politiques que nous plaçons au-dessus également) pour avoir songé à le comprendre dans l’une ou l’autre catégorie. Quelques personnes se sont peut-être attendues de notre part, dans cet écrit, à une partialité pour les philosophes dont notre estime pour lui serait le motif. Je les prie de se détromper. Si Pierre Leroux était en cause, ce n’est pas indirectement que nous voudrions avoir à défendre ses idées.
  3. M. Buchez.
  4. Voir l’article qui suit : Réponse à diverses objections.