Questions scientifiques - La Cocaïne
Que la cocaïne ait de nombreux et fréquens usages en médecine et en chirurgie et qu’à ce titre elle doive préoccuper l’art médical dans ses diverses branches, c’est là une vérité qui n’est guère contestable ; ce ne serait pas une raison suffisante pour qu’on en parlât à cette place. Mais si nous ajoutons que l’histoire de cet alcaloïde intéresse presque au même degré la théorie que la pratique ; qu’elle a donné lieu, en physiologie et en chimie, à des controverses à peine apaisées et qui mettaient en cause quelques-unes des doctrines principales de ces sciences, c’est une vérité moins banale et qu’ignorent sans doute beaucoup de praticiens. Et c’est précisément ce que nous nous proposons de montrer ici.
L’alcaloïde des feuilles de la coca (Erythroxylon coca) a été présenté au monde médical par un oculiste bien connu de Vienne, Karl Koller, dans une séance du congrès d’ophtalmologie qui eut lieu au mois de septembre 1884. La cocaïne[1] n’a pas cessé d’être, depuis ce moment, l’un des plus précieux auxiliaires de la chirurgie oculaire. Si l’on en instille dans l’œil cinq à dix gouttes de la solution au centième, on produit l’insensibilisation de la cornée et de la conjonctive, et, — circonstance qui est encore d’un certain prix, lorsqu’il s’agit d’opérations sur cet organe, — les parties atteintes sont rendues exsangues par la contraction des vaisseaux, de sorte qu’il y a en définitive, pour le patient, à la fois économie de douleur et économie de sang.
Les particularités de cette action remarquable de la cocaïne sur l’œil ont été progressivement connues plus tard. On a vu, par exemple, que la sensibilité à la douleur disparaît la première ; la surface du globe oculaire devient inaccessible à la souffrance tout en restant sensible à l’action des contacts et à celle du chaud et du froid : il y a analgésie. Un peu plus tard, la sensibilité tactile s’émousse, et, enfin, la sensibilité à la chaleur s’évanouit à son tour. C’est un exemple remarquable de la dissociation des sensibilités. Outre qu’elle rend les membranes de l’œil indolores et exsangues, la cocaïne agit sur la pupille pour la dilater, à la façon de l’atropine, mais avec quelques différences toutefois, dont celle-ci : que la pupille cocaïnisée se contracte sous l’action d’une vive lumière, ce qui n’arrive pas avec l’atropine. Les paupières sont écartées, le globe est figé dans l’immobilité. Nous négligeons les autres détails.
Le précieux agent qui faisait ainsi son apparition en ophtalmologie avait été obtenu vingt-cinq ans auparavant, en 1859, par un chimiste allemand, Niemann. C’était d’ailleurs la troisième fois qu’on le découvrait et le préparait, en moins de quatre années, tant en Amérique qu’en Allemagne : ce fut la dernière ; la cocaïne ne devait plus tomber dans l’oubli.
L’action anesthésiante et l’effet de resserrement des vaisseaux, qu’elle exerce sur les membranes de l’œil, se reproduisent sur les autres muqueuses, du larynx, de l’oreille, des fosses nasales, des gencives, etc. Elle les insensibilise et les décongestionne ; pour un moment elle apaise l’inflammation dont elles sont le siège. Aussi, après avoir débuté dans la chirurgie de l’œil, la cocaïne se répandit-elle rapidement dans la chirurgie spéciale de ces divers organes et jusqu’en gynécologie et en obstétrique. Un dernier pas restait à faire dans cette marche de la cocaïne envahissant les diverses annexes de la chirurgie. Il fallait l’introduire dans la chirurgie proprement dite. C’est ce qu’a tenté de faire, dans ces dernières années, un chirurgien français, M. Paul Reclus. Il a substitué pour beaucoup d’opérations la cocaïne aux anesthésiques généraux, le chloroforme et l’éther.
Telle est l’histoire abrégée de la manière dont la cocaïne s’est installée en médecine.
Cette extension rapide des usages de la cocaïne a amené une extension correspondante de la culture de la plante qui la fournit. Et en effet, l’exploitation s’en est singulièrement développée dans les deux régions du globe qui lui sont favorables. C’est d’abord l’Amérique du Sud avec la Colombie, la Jamaïque, mais surtout le Pérou et la Bolivie, qui sont sa patrie d’origine. Dans ces deux derniers pays, la production annuelle atteint, en feuilles de coca, plus de 25 millions de kilogrammes. La plante est encore cultivée abondamment en Asie, à Java, à Ceylan et dans les Indes anglaises. C’est un arbrisseau dont la tige est recouverte d’une écorce blanchâtre tandis que les branches, rugueuses, rougeâtres et souvent épineuses, portent des feuilles vertes et lustrées.
Il en existe diverses variétés. La plus avantageuse (Erythroxylon peruvianum) est celle qui est la plus répandue au Pérou et en Bolivie, et elle doit sa supériorité à ces deux circonstances, que d’abord ses feuilles sont larges et qu’ensuite elles sont riches en cocaïne proprement dite. Au contraire, la variété qu’on exploite à Java (Erythroxylon spruceanum) a des feuilles étroites, et la cocaïne y est mélangée d’autres alcaloïdes, homologues au point de vue chimique, mais non pas équivalens pour l’usage médical.
On sait que, dans le Pérou et la Bolivie, l’usage populaire des feuilles de coca est immémorial. Les habitans de ces contrées mâchent ces feuilles avec de la chaux ou avec les cendres alcalines de certaines plantes (llipta). Ils préparent ainsi la cocaïne dans la cavité buccale elle-même, par déplacement au moyen d’une base ; les chimistes ne font pas autre chose dans leurs laboratoires quand ils veulent obtenir l’alcaloïde.
Mais ce que les Péruviens demandaient et demandent encore à la cocaïne, qu’ils préparent ainsi, sans s’en douter, ce n’est point d’insensibiliser leur bouche ou leur gorge, non plus que de les décongestionner. Cet effet local et peu désirable n’est pas celui qu’ils recherchent, bien que son existence ne leur ait pas échappé. Il y a d’autres effets généraux qui suivent l’absorption de la substance entraînée avec la salive dans l’estomac et qui sont plus précieux ; c’est une excitation bienfaisante, un sentiment de bien-être et de réconfort. L’opinion populaire attribue, en effet, à la coca la propriété remarquable de supprimer la sensation de fatigue qui accompagne les longues marches et les travaux pénibles, d’atténuer les symptômes du redoutable soroche ou mal des montagnes, de faire disparaître ou de rendre supportables les sensations de faim et de soif. Aussi la coca était-elle « la plante sacrée » des anciens Péruviens ; ils la brûlaient, dans leurs cérémonies religieuses, sur les autels du soleil.
Cette opinion des vertus de la coca a reçu, à notre époque, une expression plus scientifique. On a dit que la coca cumulait les vertus remarquables du thé et du café, qu’elle était un anti-déperditif, un aliment d’épargne typique. Rien ne justifie ces assertions. La seule chose certaine, c’est que la coca est un excitant, qu’elle produit une stimulation générale. Elle offre les avantages et les inconvéniens des excitans tels que l’alcool, par exemple. Utile lorsqu’elle est employée avec une sage modération et à intervalles, elle devient nuisible à qui en use sans discrétion. Elle constitue dans ce cas un agent d’épuisement qui conduit ses victimes, les « coqueros » incorrigibles, à l’amaigrissement extrême, à la décadence physiologique et au marasme.
L’abus de la cocaïne entraîne d’ailleurs des conséquences analogues. Malgré la date récente de l’introduction de cette substance en médecine, il y a déjà des cocaïnomanes invétérés, comme il y a des morphinomanes, et l’on peut dire d’eux, plus justement encore que des consommateurs de coca, que ce sont des êtres physiologiquement ruinés. Indépendamment des troubles nerveux qu’ils présentent, ils sont privés d’appétit et de sommeil, et chez eux des périodes de marasme de plus en plus longues alternent avec les périodes d’excitation de plus en plus courtes qu’ils doivent à l’usage du toxique. Ces cocaïnomanes se sont rencontrés fréquemment, au début, parmi les dentistes, que l’exercice de leur profession amène à user de cette substance. Souvent, ce sont les mêmes sujets qui passent de la morphine à la cocaïne ou qui les associent. Ils recherchent, dans l’usage habituel de ce poison, une excitation cérébrale qui les tire de leur abattement, l’attrait d’impressions vives et nouvelles, et une sorte d’ivresse analogue à celle qu’aiment à se procurer les fumeurs d’opium. Les spécialistes de la médecine mentale qui ont rencontré quelques-uns de ces exemples s’accordent à reconnaître que la cocaïne est un toxique bien plus redoutable que la morphine. Elle provoque des désordres intellectuels beaucoup plus rapides et plus intenses : ce sont des hallucinations diverses et les manifestations ordinaires du délire des grandeurs : les troubles moteurs y sont plus marqués, et enfin il se manifeste des altérations de la sensibilité cutanée bien remarquables, consistant dans des sensations de fourmillement qui donnent au malade l’impression de petits insectes cheminant sous la peau et qu’il s’efforce vainement d’en arracher. Comme il arrive dans tant d’autres névropathies, ces troubles s’exaltent le soir à la tombée de la nuit, à cette période crépusculaire redoutée des malades et que les psychiatres appellent la période hypnagogique.
Les médecins les mieux documentés sur les usages de la cocaïne en ignorent à peu près complètement l’histoire physiologique et l’histoire chimique. Il s’agit d’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, de faits récemment acquis et restés épars, qui, s’ils ne peuvent être indifférens à la pratique, ne lui sont cependant pas indispensables.
Le rôle physiologique de la cocaïne a donné lieu à une discussion, fort intéressante au point de vue des faits, et très instructive au point de vue des doctrines. Il semble, à première vue, qu’un expérimentateur soigneux ne puisse éprouver aucun embarras à déterminer les effets généraux de la cocaïne, c’est-à-dire ceux que produit la substance lorsqu’elle a pénétré dans le sang et qu’elle a été distribuée par le liquide à tous les départemens de l’organisme. On peut croire qu’il n’a qu’à ouvrir les yeux et à observer le tableau qui se déroulera devant eux.
Il verra dans ce tableau trois traits dominans qui saisiront son attention et qui forment ce que l’on peut appeler la trilogie symptomatique de l’empoisonnement cocaïnique ; ce sont l’agitation motrice, — l’insensibilité généralisée, — la constriction des vaisseaux sanguins.
Voici, par exemple, un chien de 10 kilogrammes qui a reçu dans les veines une quantité de 10 centigrammes de chlorhydrate de cocaïne. Si l’on doublait cette quantité, la dose serait mortelle, l’animal succomberait rapidement. Avec celle-ci, il se rétablira vite. La première manifestation qu’on verra se produire, c’est l’agitation. Le chien entre en un mouvement continuel, comme s’il obéissait à des impulsions motrices irrésistibles ; il marche, il court, sans trêve ni repos ; il exécute des contractions violentes. Si la dose était plus élevée, ce seraient des accès convulsifs, des spasmes, des décharges tétaniques. Jusque-là, c’est l’image plus ou moins fidèle de l’empoisonnement par la strychnine.
L’homme est plus sensible encore que le chien au poison cocaïnique. Pour avoir reçu une dose faible de 15 centigrammes, il entre dans une agitation analogue à celle de l’animal ; il ne peut plus tenir en place ; ses mains sont secouées par un tremblement irrésistible. Au bout d’une heure ces troubles s’apaisent.
Le second trait de l’action cocaïnique, c’est l’insensibilisation. C’est ici que commencent les difficultés. Cette analgésie est le symptôme litigieux, celui sur lequel on a le plus discuté. Elle est très inégale. Elle est bien marquée chez les animaux à sang froid, tels que la grenouille ; on les trouve à la fois agités et insensibles à la douleur des piqûres, des pressions, des brûlures. L’insensibilité s’observe aussi chez le cobaye, et encore un peu chez le lapin. Chez le chien, c’est plutôt une obtusion qu’une suppression complète de la sensibilité. Chez l’homme, le phénomène est encore plus rare ; l’analgésie n’a été constatée que dans quelques cas, et le plus souvent ce sont, au contraire, des phénomènes d’exaltation et de perversion de la sensibilité qui ont été notés.
Quant au troisième trait, c’est un resserrement général des vaisseaux, dû à la suractivité des nerfs qui commandent les vaisseaux (nerfs vaso-moteurs). Chez l’homme, la face et les mains sont d’une pâleur cadavérique ; c’est un trait saisissant qui frappe l’observateur le moins attentif : les lèvres, les narines, les paupières sont décolorées ; l’oreille et les extrémités sont froides au toucher. Le sujet lui-même ressent d’ailleurs une impression de froid, quoique, comme dans le premier stade d’un accès de fièvre, la température des parties profondes soit aussi et même plus élevée qu’à l’ordinaire.
Il n’est pas besoin de beaucoup de réflexion pour comprendre que ces traits essentiels de l’empoisonnement cocaïnique sont tous les trois, aussi bien l’agitation motrice que l’analgésie et la constriction vasculaire, des phénomènes d’ordre nerveux. Ils manifestent l’atteinte portée par la cocaïne aux nerfs sensitifs, moteurs, vaso-moteurs, ou aux centres nerveux qui les gouvernent.
Sans doute ces manifestations ne sont pas les seules ; mais elles sont les principales. On a recherché dans tous les actes vitaux, dans le fonctionnement de toutes les parties, les perturbations provoquées par la cocaïne. On a noté toutes les modifications du cœur, de la respiration, du foie, de la digestion, de la composition du sang, des sécrétions, du jeu des muscles. Il n’est pas une altération, fût-ce la plus infime, qui n’ait été poursuivie et dépistée. Ce sont des détails que nous n’avons pas à considérer, parce qu’ils ne sont pas essentiels à notre objet. Nous nous contentons de signaler l’élévation de la température centrale du corps. On l’a vue monter de deux degrés, de 38° à 40°, chez des animaux cocaïnisés que l’on avait mis par une injection préalable de curare dans l’impossibilité d’exécuter aucun mouvement. L’échauffement n’est donc pas la conséquence de l’agitation et de la contraction des muscles : il est essentiel, primitif. D’autre part, le refroidissement que l’on constate en touchant la peau pâle et exsangue des sujets cocaïnisés est purement périphérique ; le foyer intérieur n’est pas devenu moins actif.
Disons enfin, — car les remarques instructives ne manquent pas à l’occasion de ces observations qu’il nous faut négliger, — que l’action de la cocaïne sur le sens du goût a permis une analyse très pénétrante des diverses espèces de sensibilité. Il est vrai que cette action ne s’observe pas dans le cas où la cocaïne est administrée à l’intérieur ; il faut appliquer la solution directement sur la langue. On voit alors les sensibilités s’évanouir l’une après l’autre. C’est d’abord la sensibilité à la douleur qui est supprimée : puis on constate la disparition du goût de l’amer, et successivement du goût du sucré, du goût du salé, du goût de l’acide, et enfin de la perception tactile, qui a résisté le plus longtemps. On perçoit clairement la pointe d’une épingle alors que l’on ne sent point la douleur de la piqûre : on discerne nettement deux piqûres faites à 1 millimètre de distance en tant que sensations tactiles non douloureuses. La sensibilité tactile disparaît enfin ; la sensibilité thermique subsiste seule.
Il faut, nous le répétons, négliger tous ces faits plus ou moins dignes d’intérêt et en revenir aux trois phénomènes fondamentaux par lesquels se traduit plus particulièrement l’influence cocaïnique : l’agitation, la constriction vasculaire et l’insensibilisation. Ils sont d’origine nerveuse.
C’est précisément à propos de l’action nerveuse, c’est-à-dire de l’action fondamentale de la cocaïne, que les physiologistes se sont divisés. Le désaccord a porté, à la fois, sur des questions de fait et sur des questions de doctrine. Il a abouti à deux conceptions différentes du rôle physiologique de la cocaïne : l’une qui l’assimile à un curare sensitif, l’autre qui l’assimile à un anesthésique général. Le litige est surtout relatif à l’insensibilisation ou analgésie cocaïnique, à sa réalité, à son degré, au mécanisme de sa production.
Il y a deux manières d’administrer la cocaïne en vue de supprimer la sensibilité. On peut l’injecter dans les veines en se confiant au sang pour le soin de l’amener au contact des divers tissus. Ce procédé est loin d’être le plus efficace, puisque nous avons dit tout à l’heure qu’il ne réussissait avec certitude que chez les animaux peu impressionnables, et que chez l’homme il produisait souvent une exaltation de la sensibilité. Le second procédé, qui réussit chez tous les animaux et toujours, consiste à amener la cocaïne par application locale et directe au contact des différens tissus.
Or il est précisément très remarquable que ce soit l’application locale qui provoque à coup sûr l’insensibilisation. C’est ainsi, comme nous l’avons vu, qu’on procède en chirurgie oculaire pour insensibiliser l’œil. Et de même, quand on veut insensibiliser l’oreille, les fosses nasales, les diverses muqueuses, la peau et les tissus les plus divers, il suffit de les imbiber de la solution de cocaïne, d’établir, en un mot un contact direct. Si l’on se borne à introduire la substance par l’intérieur, quelque quantité que l’on emploie, on ne réussira pas à analgésier ces muqueuses, ces organes divers. On pourra tuer l’animal, on ne l’insensibilisera que très imparfaitement ou pas du tout, et peut-être même exaltera-t-on sa sensibilité.
Il y a là une sorte de paradoxe physiologique. Voici un organe, l’œil par exemple ; il peut recevoir la cocaïne par deux voies, par le dehors en application directe, ou par le dedans mélangée au sang. Or, dans le premier cas il y a paralysie de la sensibilité, dans l’autre il n’y a rien. M. Arloing a donné en quelque sorte une forme tangible à ce paradoxe par l’expérience suivante : on injecte à un lapin de la cocaïne sous la peau jusqu’à ce qu’on voie apparaître l’agitation motrice, la contracture des muscles. À ce moment, l’animal est encore sensible. Lorsque l’on touche légèrement les yeux, les paupières se ferment (réflexe palpébral). Si, alors, on verse sur l’un d’eux, l’œil droit, par exemple, une goutte de la solution cocaïnique (à 1 pour 100), il devient aussitôt insensible, et ne réagit plus au contact. L’œil droit imprégné de cocaïne par le dehors est analgésié ; l’œil gauche, arrosé intérieurement, et certainement d’une façon plus parfaite, par le poison mêlé au sang, est resté sensible.
L’explication de ce paradoxe est facile. C’est une question de doses. Dans l’œil qui a subi l’instillation, les élémens nerveux de la conjonctive sont en contact avec une solution trop étendue. Injecter de la cocaïne sous la peau ou dans les veines, c’est mettre les tissus en présence de doses faibles : appliquer la solution de cocaïne (à 1 pour 100) directement, c’est mettre les mêmes tissus en présence de doses fortes, et même colossales par rapport aux précédentes. On s’en fera une idée par les chiffres suivans. Imaginons un chien pesant 13 kilos ; la quantité de son sang est de 1 kilogramme. Pour que ce sang contienne 4 pour 100 de cocaïne, comme les solutions qu’on applique extérieurement, il faudrait injecter à l’animal 10 grammes de cocaïne. Il ne pourrait supporter une quantité pareille ; la dose mortelle pour un animal de cette taille est de 52 milligrammes. On peut donc dire que l’on met en jeu, dans le cas de l’application locale de la solution à 1 pour 100, une dose deux cents fois plus forte que celle qui, introduite dans les veines, serait mortelle.
Il faut revenir maintenant au problème de l’analgésie cocaïnique. On sait qu’il y a deux manières de l’obtenir : par application locale de la substance et par son introduction dans les veines.
L’application localisée revient, ainsi que nous venons de le voir, à mettre en contact des doses massives du poison avec le tissu à insensibiliser. La cocaïne paralyse les nerfs sensitifs qu’elle atteint. Elle est capable d’agir sur les cordons nerveux eux-mêmes ; mais, lorsqu’on l’applique sur une muqueuse, elle n’arrive pas jusqu’à eux ; elle n’atteint que les élémens nerveux, délicats, dissociés, superficiels, des terminaisons. La muqueuse la plus impressionnable est celle de la conjonctive et de la cornée, parce que c’est précisément celle où les terminaisons nerveuses sont le plus accessibles. Que se passe-t-il dans ce conflit de l’alcaloïde avec le tissu nerveux ? On a essayé de le savoir. Qu’il suffise de dire que la composition et la structure du nerf sont légèrement altérées ; cela suffit pour qu’il cesse de fonctionner, et de recueillir les impressions sensibles à la périphérie.
Le second procédé consiste à introduire la cocaïne dans le liquide sanguin ; il revient, d’après ce qui a été dit plus haut, à administrer des doses faibles. Il faut donc que l’animal, ou tout au moins son appareil sensitif, soit très impressionnable pour que l’analgésie se produise.
Cette insensibilité, quelle en est, cette fois, la cause ?
Quelques physiologistes ont été amenés à prétendre qu’elle était la même que dans le cas précédent, que c’était encore une paralysie des terminaisons nerveuses sensitives, lesquelles, maintenant, sont atteintes du dedans par l’irrigation sanguine, au lieu que tout à l’heure elles l’étaient du dehors. Ils ont cru constater qu’au début, les terminaisons nerveuses seules étaient attaquées, alors que le cordon nerveux sensitif et les autres parties du système nerveux étaient encore indemnes ou intéressés faiblement. En résumé, l’action de la cocaïne porterait primitivement et spécifiquement sur les terminaisons sensitives.
C’est la théorie de la cocaïne curare sensitif.
Le curare est, comme l’on sait, le poison des terminaisons motrices. Introduit dans l’organisme, il respecte toutes les parties, sauf les extrémités des nerfs moteurs. La cocaïne en serait le contrepied ; dans l’hypothèse que nous exposons, elle respecterait toutes les parties, sauf les extrémités des nerfs sensitifs.
D’après les auteurs de cette théorie, MM. J. V. Laborde, Laffont, Arloing, Baldi, etc., l’insensibilité cocaïnique, toute différente de celle du chloroforme et de l’éther, serait donc périphérique ; elle serait limitée d’abord à la surface du corps. La peau de l’animal cocaïnisé représenterait une enveloppe inerte, une barrière inaccessible aux impressions venues du monde extérieur. L’animal y serait emmuré comme dans une sorte de cachot qui le séquestrerait de toutes les excitations douloureuses, tactiles et enfin sensorielles, visuelles, gustatives, olfactives. Capable de mouvement, capable aussi de sensibilité, mais privé de toute occasion de l’exercer, il pourrait agir sur le milieu extérieur, qui ne pourrait pas réagir sur lui.
Telle serait, dans l’opinion des physiologistes que nous venons de citer, la condition singulièrement pathétique de l’animal empoisonné par la cocaïne. Mais pour que cette opinion fût justifiée, et avec elle la théorie du curare sensitif, il faudrait qu’au cas où la cocaïne est administrée à l’intérieur, l’action portât réellement sur les terminaisons nerveuses sensitives à l’exclusion des autres parties (moelle, encéphale, nerfs moteurs). Jusqu’en 1889, on a pu croire qu’il en était réellement ainsi ; on sait aujourd’hui le contraire. On le sait, grâce aux nombreux expérimentateurs qui, en ces dernières années, ont repris, avec autant d’ingéniosité que de rigueur, l’étude analytique de l’action de la cocaïne sur le système nerveux : V. Mosso, P. Albertoni, Danilewsky, Charpentier, Biernacki, Tumass, Bianchi, Belmondo, etc.
Ils ont montré que l’analgésie n’était pas un trait caractéristique et essentiel de l’empoisonnement par la cocaïne et que cette substance ne confinait pas son action, même au début, dans le domaine des terminaisons sensitives.
En réalité, toutes les parties du système nerveux sont touchées. Les symptômes d’excitation cérébrale, l’ivresse et les troubles intellectuels prouvent l’atteinte très précoce portée au cerveau par le poison. La tendance aux syncopes, la pâleur, la décoloration des tégumens, et les troubles circulatoires et vaso-moteurs en général, ainsi que les modifications respiratoires, témoignent de l’action exercée sur le bulbe. La disparition des réflexes sensitifs dans une région du tégument non intoxiqué, à la condition que le segment médullaire correspondant ait reçu la cocaïne, révèle une influence paralysante sur la moelle, tandis que l’hyperesthésie de la peau chez les cocaïnomanes déposerait en faveur d’une action excitatrice subie par ce même organe. L’altération fonctionnelle des nerfs de mouvement est établie par la constatation, due à V. Mosso, Alms, Couvreur, que le nerf moteur a perdu son excitabilité quand ses terminaisons musculaires et le muscle lui-même conservent encore la leur. Les cordons sensitifs sont eux-mêmes affectés, en fin de compte. Tous ces résultats, obtenus dans le cas d’administration intérieure de la cocaïne, sont confirmés par la pratique des applications directes. Et il en résulte enfin que tous les organes nerveux sont sensibles à l’action de la cocaïne.
Mais dans quel ordre ces organes sont-ils frappés ? Il y a sans doute encore un peu d’incertitude à cet égard, et tous les expérimentateurs ne s’accordent point parfaitement. Cependant, on peut admettre comme sensiblement exacte la succession chronologique suivante : le cerveau serait frappé le premier, puis la moelle épinière ; puis le bulbe ; plus tard les cordons nerveux moteurs (avant la moelle, suivant une autre opinion), enfin les nerfs sensitifs, et les terminaisons nerveuses en tout dernier lieu.
Or, cet ordre est précisément le même qui correspond à l’action des agens anesthésians, tels que le chloroforme et l’éther. Et c’est déjà une forte raison de considérer la cocaïne, non pas comme un curare sensitif, mais comme un poison voisin des anesthésiques généraux.
Un examen comparatif confirme cette vue nouvelle du rôle et de la place de la cocaïne. Les anesthésiques généraux présentent, en effet, deux caractères essentiels que l’on va retrouver ici : c’est à savoir l’universalité de leur action et son caractère temporaire, sa caducité. Cl. Bernard a bien montré que ces traits étaient nécessaires et suffisans à les définir.
Le chloroforme et l’éther agissent sur tous les élémens anatomiques, animaux ou végétaux, depuis la cellule cérébrale, jusqu’à la cellule de la levure de bière et des microbes ; sur toutes les activités physiologiques et réellement vitales, depuis la sensibilité consciente jusqu’à la germination. Le caractère de cette action est de n’être que suspensive : ce n’est point une abolition définitive, irréparable. L’éther et le chloroforme interrompent les phénomènes vitaux pour un moment ; l’agent écarté, ceux-ci reprennent leur cours.
Or, la cocaïne exerce, elle aussi, une action universelle sur la matière vivante. Le fait avait été contesté au début. Une étude plus attentive, due à MM. A. Charpentier, Mosso, Albertoni, et quelques autres observateurs, a mis définitivement en lumière sa réalité en même temps que son caractère de caducité.
Il résulte de cet ensemble de travaux que la cocaïne présente, avec une netteté sans doute moins grande que le chloroforme et l’éther, mais cependant suffisante, les attributs des véritables anesthésiques. Elle doit être classée dans la même famille, à quelque distance au-dessous d’eux, mais au-dessus d’autres poisons, tels que la strychnine ou l’atropine, dont on a reconnu quelques traits dans le tableau que nous avons donné de ses effets.
Tout cela peut se résumer en une brève formule : « La cocaïne est un anesthésique à action dilatée ; c’est un anesthésique général que la chirurgie ne peut utiliser à l’anesthésie générale. »
Mais, en revanche, la chirurgie a tiré le meilleur parti de la cocaïne pour l’anesthésie localisée, qui s’applique à rendre indolore la seule région qui doit subir l’opération.
Nous avons dit quelle extension avait prise son emploi en chirurgie oculaire. Son intervention dans la chirurgie dentaire n’est pas moins fréquente. On l’utilise encore pour les petites opérations sur le larynx. Elle sert à faciliter la pénétration de la sonde dans l’oreille moyenne, à émousser la sensibilité de la muqueuse uréthrale, à rendre indolores et plus aisées les manœuvres de la lithotritie. On l’a employée en obstétrique. Ses applications sont innombrables.
Lorsque, au lieu d’une insensibilisation superficielle, le chirurgien recherche une anesthésie plus profonde, il ne se contente plus d’humecter seulement les surfaces nues avec la solution de cocaïne. Il la fait pénétrer par injection dans l’épaisseur du derme, partout où doit passer le bistouri.
Il importe que la substance reste dans les points où elle a été déposée, d’abord afin d’insensibiliser le trajet de la future incision, mais encore pour une autre raison qui n’est pas moins essentielle. Il faut éviter à tout prix la diffusion de l’agent toxique dans l’organisme. La solution la plus faible que l’on emploie pour l’anesthésie localisée est, en effet, encore deux cents fois trop forte pour l’usage interne, ainsi que nous l’avons montré. Sa pénétration dans le sang serait le signal de l’explosion des accidens plus ou moins graves de l’intoxication cocaïnique.
Les accidens étaient tellement multipliés, au début, dans la pratique des dentistes et des chirurgiens, que beaucoup d’entre eux renoncèrent à la cocaïne. Elle fut considérée comme un agent d’un maniement infidèle et très dangereux.
Vainement on avait essayé, pour se tenir à l’abri de toute alerte, de réduire la quantité de l’agent mise en œuvre. C’est une particularité bien remarquable de l’action physiologique de la cocaïne, que la grandeur de la dose ne soit pas la seule circonstance qui règle l’intensité des effets. Il y en a une autre dont il faut tenir compte : c’est le degré de concentration de la solution. Une petite quantité d’alcaloïde en solution concentrée produit des effets infiniment plus énergiques qu’une quantité plus grande en solution étendue. La raison véritable de cette influence du titre primant en quelque sorte l’influence de la dose nous échappe encore. Elle a donné lieu à des expériences et à des considérations très intéressantes de la part de quelques physiologistes, en particulier de M. Maurel.
Les chirurgiens qui, comme M. Reclus, ont proposé d’étendre à un grand nombre d’opérations ordinaires la méthode d’anesthésie cocaïnique, se sont heurtés à des préventions très enracinées. Ils ont essayé de les dissiper en montrant qu’en définitive le nombre des accidens authentiques avait été fort exagéré, que tout le mal s’était réduit le plus souvent à de simples alertes ; et qu’enfin il était possible de les écarter d’une manière à peu près sûre. Il suffit pour cela d’observer très attentivement les règles posées. Elles se résument dans les trois points suivans : employer des doses faibles, inférieures à 10 centigrammes ; utiliser des solutions étendues (au centième, par exemple) ; pratiquer une injection traçante.
La solution cocaïnique ne doit pas être introduite dans les tissus lâches, où elle risquerait de se diffuser, mais dans l’épaisseur du derme, qui la retient mieux. Pendant qu’il pousse le piston de la seringue, l’opérateur a soin de déplacer aussi la pointe de la fine canule de manière que, s’il lui arrive de rencontrer une veine, il n’ait point de chance d’y faire pénétrer une quantité notable du liquide.
Ainsi employée, d’une façon prudente et méthodique, la cocaïne présente, sur le chloroforme, l’éther, les anesthésiques généraux, de précieux avantages, et elle se prête sans inconvénient à un grand nombre d’opérations de la chirurgie ordinaire.
Toutes ces notions, sur la nature exacte des périls créés par l’absorption de la cocaïne, sur les règles rigoureuses de son emploi, sont, nous n’avons pas besoin de le dire, d’acquisition relativement récente. Elles caractérisent, dans l’histoire des applications de la cocaïne, les progrès accomplis au cours de ces dix dernières années.
Les progrès accomplis dans l’ordre de la connaissance chimique de la cocaïne n’ont pas moins d’intérêt. On a précisé la constitution de cet alcaloïde ; on en a réalisé la synthèse partielle ; on a constaté les liens étroits de parenté qui l’unissent à d’autres alcaloïdes tels que l’atropine.
La cocaïne est formée par l’union de trois substances : l’alcool méthylique, l’acide benzoïque et une substance azotée, l’ecgonine. Si le nom du composé doit, suivant la règle classique, reproduire les noms des composans, la cocaïne devrait s’appeler méthyl-benzoyl-ecgonine, et c’est en effet ainsi que les chimistes la désignent.
Il y a plusieurs manières de combiner ces trois élémens, et, par conséquent, il y a donc plusieurs manières de réaliser la synthèse de l’alcaloïde. On peut partir, ainsi que l’ont fait les chimistes allemands Einhorn et Willstæter, de l’ecgonine qui est un déchet de la fabrication de la cocaïne. Il est facile de la combiner avec l’alcool méthylique : il suffit de l’y dissoudre. La méthyl-ecgonine ainsi obtenue est, après purification, traitée par le chlorure de benzoyle.
La constitution de la cocaïne laisse prévoir l’existence d’un grand nombre de substances homologues. Il suffit d’imaginer chacun des élémens remplacé tour à tour par un autre qui soit équivalent et de même fonction. Il n’y a donc pas une unique cocaïne, il y en a une infinité : elles forment ce que l’on appelle la série cocaïnique. Ces corps n’ont pas seulement une existence subjective : on en a préparé un certain nombre : on en a retrouvé quelques-uns à l’état naturel dans les feuilles des diverses variétés d’Erythroxylon qui fournissent la coca.
On conçoit immédiatement l’existence possible de trois séries de dérivés, suivant qu’on remplacera l’ecgonine, ou l’alcool méthylique, ou le radical benzoïque par des corps homologues. Le remplacement de l’ecgonine donne naissance aux corps désignés sous le nom d’homocaïnes ou norcocaïnes. L’ecgonine est elle-même un corps azoté compliqué ; elle a le même noyau de formation (tropine) que certains alcaloïdes des solanées (atropine, hyoscyamine, etc.). Cette tropine commune explique la communauté de quelques effets physiologiques de ces substances, par exemple, la dilatation de la pupille. C’est à ce groupe de dérivés par substitution de l’ecgonine qu’appartiennent la tropacocaïne, les eucaïnes, l’holococaïne, toutes substances récemment introduites dans la pratique médicale, et particulièrement dans la chirurgie oculaire, et dont quelques-unes seraient à divers égards préférables à la cocaïne elle-même.
L’école chimique allemande, représentée par Giesel, Liebermann, Merling, par W. Merck et ses collaborateurs, à la fois habile et laborieuse, s’est montrée intarissable dans la production de ces substances compliquées. C’est encore elle qui a fait connaître les deux autres séries de dérivés cocaïniques.
Dans la première, on remplace l’alcool méthylique ou plutôt son radical méthyl par les alcools homologues, éthylique, propylique, etc. On a ainsi les coca-éthyline, coca-propyline, etc. — Dans la seconde, c’est le noyau aromatique benzoyl qui est remplacé par les homologues, valéryl, anisyl, cinnamyl, etc. Cette substitution fournit des cocaïnes correspondantes, valérylcocaïne, anisylcocaïne, cinnamylcocaïne.
On a étudié les propriétés physiologiques et médicales de ces substances. Nous n’avons pas à nous préoccuper du plus ou moins d’intérêt pratique qu’elles peuvent offrir. Au point de vue purement scientifique, leur comparaison a jeté un dernier trait de lumière dans l’analyse de l’action physiologique de la cocaïne. On a vu ce que chacun des trois élémens qui entrent dans la constitution de la cocaïne lui apporte au point de vue de ses effets sur l’organisme. L’un d’eux, l’ecgonine, lui confère la propriété convulsivante qui se traduit par l’agitation musculaire ; elle doit sa vertu anesthésique à l’alcool méthylique uni au radical aromatique, et le degré de cette propriété d’insensibilisation à la nature de ce radical, qui, dans la cocaïne ordinaire, est l’acide benzoïque.
- ↑ Il faut se rappeler que le mot de cocaïne est employé en médecine, d’une manière abréviative, pour désigner le chlorhydrate de cocaïne, ou en général les sels de cocaïne. De même, les noms de morphine, atropine, quinine sont pris pour chlorhydrate de morphine, sulfate d’atropine, sulfate de quinine. Pour user d’un langage correct, on devrait dire : chlorhydrate de benzoyl-cocaïne.