Questions scientifiques - La Phagocytose - Le Défense de l’organisme contre les microbes

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Questions scientifiques - La Phagocytose - Le Défense de l’organisme contre les microbes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 693-708).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LA PHAGOCYTOSE


LA DEFENSE DE L’ORGANISME
CONTRE LES MICROBES

Élie Metchnikof et J. Cantacuzène. La Phagocytose dans le règne animal. L’Année Biologique, 1896. — J. Massart et Bordet. Le Chimiolaclisme des leucocytes. — Annales de l’Institut Pasteur, 1891, etc.


Les travaux de M. Elie Metchnikoff ont fait connaître l’un des plus curieux mécanismes, — et peut-être le plus efficace, — que la nature met en œuvre pour protéger l’organisme contre l’invasion et les ravages des microbes. Nous nous mouvons à la surface de la terre, dans une sorte de poussière vivante. Les microorganismes pullulent, autour de nous, dans l’air et dans les eaux ; et leurs germes y attendent pour croître et multiplier de tomber enfin sur un terrain fertile, tel que peuvent le leur offrir les humeurs ou les tissus des animaux morts ou vivans. Ils siègent à toutes les portes de l’économie, à tous les orifices, ils occupent toutes les cavités d’entrée et de sortie, ils campent sur les voies digestives et les voies aériennes, comme une immense multitude redoutable par sa concurrence saprophyte et surtout par sa malfaisance pathogène.

La défense de l’organisme contre ces légions d’ennemis, dont quelques-uns sont particulièrement redoutables, est organisée par des moyens que l’on commence à connaître. Au premier rang est la phagocytose. La lutte de l’organisme contre les envahisseurs microbiens est une image des guerres humaines. Le tégument cutané ou muqueux, parfaitement continu partout, constitue comme une sorte d’enceinte fortifiée que le microbe ne peut franchir si quelque brèche n’y a été préalablement ménagée ; en deçà de cette muraille, dans la cité vivante, les phagocytes ou leucocytes, forment une immense armée défensive, sans cesse sur pied de mobilisation, ou, pour parler comme M. Duclaux, une police innombrable et vigilante.

L’histoire naturelle présente ici, comme l’histoire humaine, le tableau d’une guerre perpétuelle et acharnée avec des péripéties, des ruses, des pièges, une tactique, non moins variés et des armes non moins meurtrières. Le monde microscopique est l’image du nôtre ; les atomes s’y comportent comme les géans de la Fable. Il offre à l’imagination d’un Pascal l’occasion de s’abîmer dans la contemplation du ciron avec ses membres, ses jointures, ses humeurs, parties de plus en plus petites d’un tout imperceptible : et, dans la goutte d’eau, il dévoile à l’œil visionnaire d’un Hugo, comme une sorte d’épopée des infiniment petits,


Les guerres du volvox contre le vibrion.


Nous nous proposons un objet plus modeste et plus précis. Nous voulons brièvement exposer l’état de la science sur cette question de la phagocytose, qui intéresse à un si haut degré la physiologie et la médecine.


I

Les phagocytes ou leucocytes sont les élémens nomades de l’économie. Le corps de l’animal est une cité ordonnée, où tous les corpuscules vivans, tous les élémens cellulaires sont sédentaires ; ils ont chacun leur place et y restent. De là, la comparaison qu’on en fait habituellement avec les pierres d’un édifice ; comparaison qui n’est pas tout à fait juste, puisqu’il faut imaginer de plus que ces pierres microscopiques sont capables de s’accroître sur place, de s’y multiplier, et en s’agrandissant d’agrandir le monument sans en changer l’ordonnance. Il faut ajouter que cet accroissement et cette nutrition des élémens anatomiques se fait exclusivement aux dépens de matières liquides. Rien de solide, aucune particule figurée ne peut entrer en eux, ni en sortir. On pourrait dire qu’ils boivent et ne mangent pas.

Une seule espèce d’élémens fait exception à ces deux règles fondamentales. Ce sont les globules blancs du sang, ou leucocytes. Ils n’ont pas de place fixe et déterminée dans l’organisme. Non seulement ils sont entraînés passivement par le flot sanguin dans une perpétuelle circulation, côte à côte avec les globules rouges, mais, outre ce transport qu’ils subissent, ils possèdent encore une mobilité propre. ils peuvent nager dans le courant qui les entraîne, se fixer aux parois et cheminer par une sorte de reptation qui a reçu le nom de mouvement amiboïde. On voit, d’après cela, que les leucocytes dérogent de diverses façons à la règle de la fixité des élémens anatomiques.

Ils ne dérogent pas moins à la seconde loi, d’après laquelle les cellules vivantes ne peuvent mettre en œuvre que des matériaux préalablement liquéfiés. Tous les corps solides qui passent à la portée du leucocyte sont saisis et incorporés, à la condition qu’ils soient assez petits ou assez inertes pour se laisser englober. La nature de la proie importe peu ; qu’elle soit avantageuse ou non, que ce soit une poussière venue du dehors, un débris intra-organique, quelque fragment de cellule voisine, ou même une cellule entière affaiblie et dégénérée, le traitement qu’elle subit est le même. Elle est enveloppée, enclavée bientôt dans la masse du leucocyte et soumise à l’action dissolvante de ses sucs.

Quant aux circonstances qui ont amené le conflit, elles peuvent être de deux sortes. Ou bien c’est le hasard qui a produit la rencontre, ou bien elle est le résultat d’une attraction particulière qui s’est fait sentir au leucocyte et l’a dirigé vers sa proie. Ces attractions qui dirigent les mouvemens des cellules sont appelées tactismes par les biologistes si elles provoquent un déplacement de totalité du leucocyte, et tropismes lorsqu’elles déterminent seulement le déplacement de quelque partie, la production d’une saillie, d’un simple prolongement sur un point de la surface. Les mots barbares de phototactisme, galvanotactisme, héliotropisme, qui émaillent les publications biologiques expriment que la cellule vivante est mise en mouvement par la lumière, par le courant électrique, déformée par le soleil : et si l’on ajoute à ces noms les qualifications de positif ou de négatif, cela signifie que le mouvement est de rapprochement dans le premier cas, et dans le second cas d’éloignement de la source d’excitation. S’il s’agit en particulier du déplacement d’un leucocyte vers le corps qu’il va dévorer, ce sont des affinités d’ordre chimique qui sont en jeu, c’est le chimiotactisme. La proie est attirante ou repoussante parce qu’elle laisse diffuser dans le liquide ambiant quelque substance particulière qui s’y répand irrégulièrement, va atteindre le leucocyte et affecter d’une façon inégale les différens points de sa masse. Si la substance était uniformément répartie dans le liquide qui baigne le leucocyte, celui-ci, également sollicité dans toutes les directions, ne bougerait pas.

Quelle que soit la cause de la rencontre, nous avons dit que le résultat en était l’englobement de la proie, qui est en quelque sorte mangée. De là les noms de phagocyte ou « cellule dévorante, » donné au globule blanc, et de phagocytose assigné au phénomène. Aucun autre élément de l’organisme, ou presque aucun autre ne possède cette singulière faculté d’englobement.


Tels sont les deux traits caractéristiques des globules blancs : la mobilité et le phagocytisme. Tous les autres en découlent. Leur histoire, si riche en faits d’un intérêt extrême pour la physiologie, la pathologie et la science générale, n’est que le déroulement des conséquences de ces propriétés fondamentales. Elles-mêmes ont une signification que M. Metchnikoff a bien mise en lumière. Elles sont les attributs des types les plus primitifs de la vie animale. Elles appartiennent aux cellules non encore différenciées, aux êtres monocellulaires qui occupent les premiers degrés de l’échelle, aux Rhizopodes, aux Amibes. Elles traduisent la vitalité énergique d’élémens qui sont restés indépendans, isolés, sans affectation particulière dans l’organisation sociale, sans fonction spéciale et élevée, et par cela même, plus aptes aux besognes de la plus simple animalité. Leur voracité est utile à la conservation de l’organisme social : en faisant disparaître les cellules vieilles, usées, malades, elles rajeunissent les cadres et font de la place pour les générations nouvelles. Et quand la fécondité de celles-ci s’épuise, les leucocytes viennent occuper les situations laissées vacantes, et conduisent l’organisme, ainsi rapiécé, par la dégénérescence sénile, jusqu’à la mort naturelle.

La mobilité des leucocytes, globules blancs ou phagocytes (tous ces noms leur sont appliqués) a pour conséquence première leur ubiquité. Ce n’est pas seulement dans le sang qu’on les rencontre ; c’est partout, dans tous les organes, dans toutes les parties du corps. À la vérité, c’est dans le liquide sanguin qu’on les a d’abord découverts, et c’est peut-être là qu’ils sont le plus abondans. Un physiologiste anglais, Hewson, les y avait déjà aperçus en 1770 ; mais ce n’est que cinquante ans plus tard que Johannes Millier, en Allemagne, les décrivit nettement. Leur étude s’est poursuivie lentement. On s’occupe encore aujourd’hui d’en distinguer les différentes variétés. Car le sang en contient plusieurs. La plus abondante, la mieux connue, celle à laquelle s’appliquent les détails que nous avons donnés et qu’il nous reste à compléter, sont les leucocytes polynucléaires neutrophiles. Ils sont colorés par les colorans neutres et possèdent un noyau en boudin enroulé. Les autres variétés, éosinophiles, lymphocytes, etc., sont peu mobiles, et moins encore phagocytes.

Le dénombrement de l’armée phagocytaire serait long à faire, les phagocytes sont nombreux dans le liquide sanguin. Un millimètre cube en contient environ 7 000 : mais ce nombre pâlit à côté de celui des globules rouges, 650 fois plus considérable. La lymphe, qui n’est en définitive qu’un sang dilué diversement et dépourvu de globules rouges, en contient aussi des légions innombrables. La liste ne s’arrête point là. Il y a, outre le sang et la lymphe, un tissu qui en renferme des quantités prodigieuses, c’est le tissu conjonctif, aussi universellement répandu que le sang et la lymphe elle-même. Dans ce tissu que l’on croyait être un simple feutrage de fibres, Virchow, l’éminent anatomo-pathologiste de Berlin, découvrit entre 1851 et 1858 des « cellules fixes » que l’on reconnut plus tard n’être autre chose que des leucocytes qui ont abandonné, pour un temps ou pour toujours, leur existence vagabonde ; et, en 1862, Recklinghausen saisissait dans cette même espèce de tissus, et pour ainsi dire en flagrant délit de migration, une seconde variété de cellules identiques aux globules blancs du sang. On les a appelées cellules migratrices du tissu conjonctif ; et c’est encore un nouveau nom qui vient allonger la synonymie de ces élémens et en masquer l’unité fondamentale. Enfin, depuis 1890, M. Ranvier, qui a eu une si grande part dans le développement de l’anatomie nouvelle a mis en évidence une troisième variété d’élémens cellulaires conjonctifs, les clasmalocytes qui sont des leucocytes géans, jusqu’à cent fois plus grands que les leucocytes ordinaires, et si nombreux que dans un millimètre cube de tissu conjonctif, chez les mammifères, on peut en trouver plusieurs centaines.

Ce n’est pas tout. On trouve ces élémens, ailleurs encore, dans des tissus, tels les revêtemens de la peau ou des muqueuses, dans lesquels il semble qu’il n’y ait point de place pour eux, puisque les cellules qui les composent sont contiguës et pressées les unes contre les autres. Mais les leucocytes les écartent, s’insinuent entre elles, et si nous en croyons M. Renaut (de Lyon), ils les percent à jour et se frayent ainsi, pour eux-mêmes ou pour quelqu’un de leurs prolongemens, une route qui leur permet d’aller se décharger ou s’alimenter dans le contenu de l’intestin. Ils tendent donc, à travers les muqueuses, par une sorte de diapédèse intestinale qui est connue sous le nom de « phénomène de Stœhr, » vers toutes les surfaces libres où les appellent des substances solubles extérieures. Chemin faisant, ils détruisent les microbes qui, marchant en sens inverse, tendraient à envahir l’organisme et à provoquer ainsi une infection d’origine intestinale.

Chose remarquable ! cette immense armée phagocytaire répandue dans les différens tissus n’est point parquée dans chacun d’eux comme dans un cantonnement infranchissable. Les leucocytes sont toujours en mouvement. Ce sont les mêmes qui, primitivement contenus dans les vaisseaux, en sortent et se retrouvent au dehors. Cohnheim le premier, en 1867, saisit sur le fait cette émigration. Il vit dans les régions enflammées, où les vaisseaux sont gorgés et distendus, les globules blancs pousser un prolongement qui semble percer la paroi, mais qui en réalité se contente de s’insinuer entre ses élémens, et, en s’allongeant, tire en quelque sorte le corps tout entier à travers cet étroit canal. Cette émigration qui s’est produite sans effraction, par simple passage à travers les pores et interstices de la paroi vasculaire a reçu le nom de diapédèse. Elle est ordinairement provoquée par un corps étranger, par quelque microbe pathogène, qui s’est introduit dans la place et y a répandu la sécrétion irritante, cause de l’inflammation. Les phagocytes, attirés de l’intérieur des vaisseaux par une sorte de sensibilité chimique, accourent et dévorent l’envahisseur ; mais s’ils sont incapables de le dissoudre, ils le portent dans leurs flancs comme une cause de ruine ; ils dégénèrent à leur tour, se transforment le plus souvent en globules du pus, et l’inflammation aboutit à la purulence.

On a saisi, après Cohnheim, le cheminement du leucocyte à travers d’autres organes que la paroi du vaisseau et particulièrement à travers les lames pressées qui constituent la cornée transparente de l’œil, et, en général, dans les divers tissus conjonctifs. Le globule blanc se meut à travers l’enchevêtrement des fibres connectives, comme un animal très souple dans le fouillis broussailleux d’une forêt vierge. Il s’étire pour passer par tous les pertuis et s’aplatit pour se glisser dans tous les interstices : son noyau, seule partie qui n’est ni étirable ni plastique, semble conformé, selon la juste remarque de M. Metchnikoff, pour créer le moins d’embarras possible à ces migrations. Au lieu d’être massif, il est formé d’un cordon cylindrique, dont l’aspect rappelle, suivant une image grossière, une chaîne de boudins enroulés, chaîne qui se développe dans les étroits passages.

Ce sont donc des phagocytes qui sortent des vaisseaux vers les parties enflammées. Mais contrairement à ce que croyait Cohnheim, ils ne viennent pas tous de là. Il y a aussi des cellules migratrices du tissu conjonctif. Il y a enfin des cellules fixes qui, comme une sorte de réserve territoriale, se mobilisent à leur tour. Tout au moins, s’ils ne partent pas eux-mêmes en campagne, ils y envoient leurs fils ; ils engendrent, en effet, selon le besoin, une postérité de phagocytes mobiles.


II

Ce n’est pas seulement chez les animaux supérieurs, chez l’homme, chez les mammifères, que l’on rencontre ces élémens errans, si remarquables ; c’est à tous les degrés de l’échelle. Les globules rouges du sang qui ont si longtemps accaparé l’attention des observateurs n’existent que chez les vertébrés et seulement dans leur sang : les leucocytes, eux, existent partout, chez les vertébrés à sang rouge et chez les invertébrés à sang blanc, et dans tous leurs tissus. L’universalité de ces élémens explique le grand intérêt qu’il y a à les bien connaître, et les études innombrables dont ils ont été l’objet. Partout ils présentent les mêmes caractères essentiels ; dans le liquide cavitaire de l’écrevisse, dans le sang de l’escargot, chez les astéries parmi les échinodermes.

Et d’ailleurs, ces élémens nomades ressemblent plus à des êtres libres qu’aux autres cellules vivant en société qui composent le corps des animaux. Leur histoire est sensiblement la même que celle des organismes mono-cellulaires nus, tels que les rhizopodes, les infusoires flagellés, et même les bactéries, et les microbes. Leur comparaison avec les rhizopodes lobés que l’on connaît sous le nom d’amibes, révèle les traits de ressemblance les plus frappans. Ce que l’on observe sur les uns se reproduit chez les autres et il est permis, par suite, de substituer l’examen de ceux-ci à l’examen de ceux-là. Il y a, à une telle substitution, cet avantage que les amibes sont plus gros (quelques espèces sont visibles à l’œil nu), plus rustiques et se prêtent mieux à l’étude. Ce sont les animaux microscopiques les plus simples. On les trouve fixés sur les feuilles ou sur les débris immergés, dans l’eau des étangs et des marais, dans la terre humide, dans les flaques saumâtres et marines. Un naturaliste, Loesch, en a signalé une variété qui vivrait en parasite chez l’homme, dans l’intestin. Ce serait une analogie de plus avec les leucocytes.

Le rôle varié et les propriétés de ces organismes cellulaires intéressent au plus haut degré la physiologie dans toutes ses branches et presque dans tous ses chapitres. En particulier, on a établi que les globules blancs du sang donnent naissance aux agens les plus énergiques et les plus spéciaux de la chimie vivante, aux fermens solubles ou enzymes qui déterminent la coagulation du sang extrait des vaisseaux (ferment coagulateur ou thrombase), la consommation du sucre (ferment glycolytique) et à de nombreuses diastases. La présence de la nucléine dans leur noyau entraîne des conséquences que l’on commence seulement à apercevoir.


Les leucocytes ou phagocytes se comportent donc comme des êtres indépendans ; ils s’acquittent des mêmes fonctions que les animaux plus élevés ; ils se nourrissent, respirent, se reproduisent, se meuvent et sentent, c’est-à-dire sont impressionnés par les excitans extérieurs. Mais ces opérations prennent chez eux un caractère de simplicité extrême : elles semblent le résultat direct des propriétés physiques et chimiques du protoplasma qui les compose, si bien que le côté mystérieux de ces fonctions vitales s’évanouit presque entièrement lorsqu’on les envisage à ces premiers débuts. Leur respiration est l’effet d’une sorte d’affinité entre leur substance et le gaz vital : un chimiotactisme les dirige vers l’oxygène. Si l’on fait une préparation microscopique de lymphe fraîche emprisonnant quelques bulles d’air, et qu’on la ferme hermétiquement avec de la paraffine, on voit, au bout de deux ou trois heures, tous les leucocytes groupés autour des bulles. Quand la provision d’air est épuisée, c’est-à-dire après quelques heures, ils cessent de se mouvoir et deviennent inertes. Si l’on glisse alors une aiguille entre la lame et la lamelle, le contact de l’air les ranime.

La faculté que possèdent les leucocytes de se saisir des corpuscules solides qui viennent à leur contact, de les englober et de les absorber, c’est-à-dire, selon l’expression de M. Metchnikoff, la digestion intracellulaire ou phagocytose est facile à observer. Il suffit de mêler à une goutte de lymphe de fines granulations de carmin ou de cinabre délayées dans de l’eau légèrement salée : on voit celles-ci pénétrer dans la masse protoplasmique leucocytaire, qui en est bientôt bourrée. Les anatomo-pathologistes avaient observé autrefois des globules blancs chargés de grains de charbon ou de vermillon, chez les sujets tatoués. On pouvait en conclure que quelques parties de la matière colorante introduite sous l’épidémie avaient été happées par les globules blancs. Haeckel, en 1862, ayant injecté de l’indigo chez un mollusque, la Thetys, retrouva les leucocytes du sang remplis de grains colorés. Mais l’observation directe du fait, s’accomplissant sous l’œil même de l’observateur, appartient à M. Metchnikoff. Ses premières constatations avaient eu lieu chez un mollusque marin de la Méditerranée, le Phyllirhoe, dont les tissus sont transparens. Il injectait au-dessous du tégument de l’animal de la poudre de carmin délayée dans l’eau. Bientôt après les leucocytes se montraient envahis par la matière colorante. Attirés de toutes les parties vers les granules carminés, les leucocytes affluaient autour de ces dépôts et s’y pressaient au point de confondre et de fusionner leur substance en une masse commune formant une plasmodie ou cellule gigantesque, analogue au clasmatocyte.

Aujourd’hui, dans les Laboratoires, cette expérience classique se répète, en mêlant à une goutte de sang fraîchement recueillie, de l’homme ou d’un mammifère, mais plus facilement encore à une goutte de lymphe de grenouille, un peu de vermillon ou de lait. Les leucocytes poussent des prolongemens (pseudopodes) vers les grains de vermillon ou vers les globules gras ; et, par ce moyen, elles les saisissent et les absorbent.

Le fait de la phagocytose était ainsi mis hors de conteste.


La généralité de ce phénomène résulte de ce que le leucocyte conserve sa faculté phagocytaire dans toutes ses pérégrinations. Et ces pérégrinations n’ont pas de limite. Le leucocyte pénètre partout. Si l’on introduit un fragment de moelle de sureau sous la peau du dos d’une grenouille, dans un espace qui est rempli de lymphe, on trouve après quelque temps ce fragment pénétré jusque dans les parties les plus profondes par les leucocytes. La même chose a lieu avec des corps plus durs, tels que des morceaux d’ivoire. La tendance de ces élémens nomades à pousser toujours devant eux, à s’engager dans les plus fins interstices et dans les plus étroits couloirs, tient à une sorte de tactisme mécanique, rudiment d’une sensibilité tactile qui n’est, à ce degré, qu’un phénomène d’ordre physique, et que MM. Massart et Bordet ont parfaitement démêlé. Aussitôt qu’un leucocyte vient à toucher un corps résistant, il réagit à ce contact en s’appliquant au corps par la plus large surface possible. Il s’étale, s’amincit, s’étire et n’arrête sa déformation que lorsqu’il a obtenu le maximum de contact. C’est par ce mécanisme qu’il pénètre dans les objets qui lui offrent quelque brèche et qu’il parvient à les corroder.

Une fois le corps étranger désagrégé en fragmens, en grains assez petits, la phagocytose intervient et fait disparaître ces débris. C’est ainsi que l’organisme se débarrasse souvent d’esquilles osseuses restées dans les tissus à la suite d’une fracture avec éclatement. De même encore, les leucocytes réparent, à l’occasion, les petites bévues des chirurgiens en délitant et absorbant des objets oubliés dans les plaies ; d’autres fois, ils s’en font les auxiliaires en détruisant ceux qui y sont volontairement abandonnés, comme les fils de catgut des sutures perdues et les drains d’os décalcifié.


III

M. Metchnikoff ne se trompa point sur la portée et les conséquences de cette propriété singulière. Il aperçut toute l’importance de la phagocytose, tant dans le domaine de la physiologie que dans celui de la pathologie : il consacra ses efforts à en poursuivre les applications. Il a créé ainsi une œuvre considérable dont chaque jour affirme les progrès.

Il y a, dans les circonstances normales, deux conditions où la phagocytose a un rôle marqué. C’est d’abord le cas où le fonctionnement vital amène la destruction des organes ou des tissus, ou, pour employer le mot exact, leur désintégration sous forme solide. Sans doute, les déchets de l’activité organique sont habituellement sous forme liquide ; versés dans le sang, ils sont éliminés à cet état par les émonctoires naturels. Mais il n’est pas rare que la désintégration fournisse des déchets solides. Ce sont alors les phagocytes qui les font disparaître. Ainsi en est-il pour les globules rouges du sang qui, après avoir fourni une carrière plus ou moins longue, viennent se déposer dans la rate et s’y fragmenter en débris dont quelques parties sont insolubles dans les liquides interstitiels. Les leucocytes se pressent autour de ces résidus ; cette pression a souvent pour résultat de les fusionner en une masse commune, sorte de plasmodie ou de cellule géante qui digère ces débris. D’autres fois, et plus rarement, les leucocytes isolés ne réussiraient pas à absorber les matériaux incorporés ; ils les conduisent alors jusqu’à la surface de l’intestin où ils les déchargent. Le même phénomène se produit pour le foie. La matière colorante du sang y donne lieu fréquemment à des dépôts ferrugineux insolubles que les leucocytes sont chargés de convoyer jusqu’au tube digestif. Il en est encore ainsi lorsqu’une blessure amène un épanchement de sang et une mortification des globules rouges ou des élémens anatomiques du voisinage ; tout ce qui, parmi ces déchets, ne peut prendre la forme liquide et passer à cet état dans les voies circulatoires, est incorporé aux phagocytes. Ainsi disparaissent les foyers hémorragiques.

Le mécanisme de la résorption des os ne paraît pas différent. Les médecins ont observé souvent des cas de ce genre. On voit, parfois, chez les hydrocéphales, se résorber presque complètement la table interne de la voûte crânienne. Et sur toute la surface ainsi attaquée, pullulent ces cellules géantes, résultat de la coalescence des leucocytes, qui désagrègent, corrodent et finalement détruisent la matière osseuse. La même chose arrive, si, comme l’a fait Kölliker, on introduit une cheville d’ivoire dans la cavité de la moelle d’un os normal. Elle est attaquée, corrodée et résorbée de même.


Les phagocytes remplissent le rôle analogue dans une autre circonstance qui se présente très généralement chez les animaux très divers qui subissent des métamorphoses. Des organes sont supprimés dans le cours du développement. C’est ce qui arrive chez les insectes qui passent de l’état de larve à l’état de nymphe et de là à celui d’insecte parfait. De même chez les batraciens, la queue du têtard se résorbe lorsque l’animal prend la forme définitive de grenouille. Les élémens de ces tissus se mortifient en s’infiltrant de graisse, et ces débris graisseux sont enlevés par les phagocytes qui font place nette. Tel est le mécanisme habituel par lequel disparaissent les organes larvaires chez les insectes où Weissmann découvrit ce phénomène, en 1864. La phagocytose embryonnaire dissout, dès le début de la transformation en nymphe, les muscles, les glandes salivaires et tous les organes qui doivent être remplacés.


Mais c’est surtout dans les maladies infectieuses que M. Metchnikoff s’est attaché à mettre en lumière le rôle protecteur des phagocytes leucocytaires. Il a montré que les globules blancs affluaient à la rencontre des bactéridies charbonneuses introduites par quelque plaie, les absorbaient et les mettaient dans l’impossibilité de nuire. Dans les organes lymphoïdes, rate, ganglions lymphatiques, moelle des os, les globules blancs sont accumulés normalement : c’est là aussi que la lutte s’engage plus vive entre les bactéridies du charbon qui ont pullulé dans le sang et les agens défenseurs de l’organisme. La même chose se produit pour les spirilles du typhus récidivé et pour le microbe de l’érysipèle.

Les leucocytes sont susceptibles de s’adapter à des conditions différentes de celles au milieu desquelles ils vivent habituellement, à la condition, toutefois, que le changement ne soit pas trop brusque. L’observation faite sur les amibes est caractéristique à cet égard, et toutes les raisons d’analogie autorisent à l’étendre aux phagocytes. Les amibes d’eau douce transportées brusquement dans de l’eau modérément salée, contenant 1 pour 100 de chlorure de sodium, se contractent en boule et meurent rapidement, tandis qu’en procédant progressivement et avec des précautions, on peut les amener à supporter sans dommage une salure quatre fois plus forte.

De même, il peut arriver qu’un poison sécrété par un microbe paralyse le leucocyte et le tue, si l’on n’a pas eu soin, par des inoculations de virus, d’abord atténuées et ensuite de plus en plus virulentes, de créer une accoutumance pour ce phagocyte, de le rendre résistant au poison et capable d’avaler, sans en souffrir, la bactérie toxique. On a voulu expliquer, par une permanence de l’accoutumance ainsi créée, la vaccination et l’immunité qui en résulte. Mais il est clair qu’il ne s’agit ici que d’une explication fragmentaire. Il y a encore bien d’autres théories de l’immunité. S’il nous était permis d’employer un langage à la fois figuré et téléologique, nous dirions que les leucocytes sont investis chez les animaux des fonctions dévolues à la police et à la force armée dans les sociétés humaines. Ils sont préposés à l’office assez humble d’assurer le nettoyage et l’enlèvement des déchets, à la besogne plus cruelle d’achever les blessés et les incurables, et, enfin, à l’office plus noble de la défense extérieure contre les incursions des microbes. Avertis de l’agression qui se produit, ils affluent au point attaqué ; ils abordent l’ennemi corps à corps, s’y attachent, l’englobent, le détruisent par dissolution, le digèrent et l’absorbent ; ou, si l’absorption complète est impossible, ils viennent en rejeter les résidus à la surface des muqueuses.

La victoire des microbes n’est pas toujours assurée. Dire que le leucocyte est sûrement vainqueur du microbe, c’est dire, sous une autre forme, que l’organisme est immunisé. C’est, en effet, la question de l’immunité qui est en jeu. Mais il n’y a pas d’immunité, si le microbe est capable de résister avec succès, s’il possède des armes perfectionnées, ou l’avantage du nombre. Ses armes, ce sont ses sécrétions ; il est bien armé, s’il est d’avance, ou devient très rapidement, capable de sécréter une substance qui éloigne ou paralyse le phagocyte. Il aura la supériorité du nombre si sa prolification marche d’un pas plus rapide que le carnage qui en est fait.

Il arrive enfin que les leucocytes, vaincus à leur tour, succombent dans la lutte ; empoisonnés par la substance qu’ils ont incorporée, ils subissent la dégénérescence graisseuse et deviennent les globules du pus. Le pus est donc formé des cadavres des leucocytes vaincus. Et, bien que cette humeur doive, pour le bien de l’économie, comme toute autre partie mortifiée, être éliminée et rejetée, il n’en est pas moins vrai que sa production est un effort bienfaisant et une réaction salutaire de la nature contre l’agent morbide.

Mais d’ailleurs cette influence salutaire des phagocytes a sa contre-partie comme toute médaille a son revers. Il n’y a, en loi naturelle, aucune organisation qui soit absolument prédestinée au bien. Le bien ou le mal y sont affaire de mesure et d’appropriation relative ; leur considération n’intervient pas dans les plans de la nature. L’activité des phagocytes, souvent bienfaisante, peut être préjudiciable à l’organisme et à eux-mêmes. Ils peuvent refuser des substances qui, comme la glycérine, leur seraient utiles ; et en accueillir d’autres qui leur sont nuisibles.

Et, d’autre part, si, vis-à-vis de l’organisme, ils font une besogne profitable en le débarrassant des élémens vieillis, dégénérés, encombrans, il leur arrive aussi à l’occasion de précipiter la destruction d’élémens essentiels, légèrement atteints. Il faut donc que les phagocytes, pour ne pas nuire, soient tenus en bride par les autres habitans de la cité vivante. Ce résultat est acquis par la sécrétion de substances indifférentes ou répulsives que ces cellules produisent et qui tiennent le leucocyte à distance. Mais, si l’activité des cellules sociales, dans cet ordre de précautions, vient à faiblir, elles ne tardent pas à être elles-mêmes les victimes des leucocytes. Comme il est advenu quelquefois aux États d’être dévastés par les forces mercenaires qui avaient charge de les défendre, la situation peut se présenter aussi pour l’organisme vis-à-vis de son armée de phagocytes. Les élémens les plus délicats, les plus hautement différenciés, tels les élémens nerveux, qui par compensation sont les moins prolifiques et les moins capables de se régénérer, tombent victimes de la lutte, au grand dommage du corps social. Et c’est, en effet, ce que des observateurs ont signalé ; M. Marinesco chez l’homme, M. Valenza chez des animaux tels que la torpille.


IV

Ce sera un honneur qui restera attaché au nom de M. Metchnikoff d’avoir dévoilé l’importance de la fonction phagocytaire et enrichi la science d’un grand nombre de vérités nouvelles. Une partie de cet honneur rejaillit sur l’Institut Pasteur, qui a accueilli, depuis de longues années, l’éminent biologiste et lui a confié la direction d’un de ses services. Le savant russe, en créant l’étude de la phagocytose, avec ses causes, ses mécanismes et ses conséquences, a ouvert un champ de recherches très étendu, que nous n’avons fait qu’examiner de très haut et de très loin, dans les pages qui précèdent.

Nous nous sommes contentés d’énumérer les diverses espèces de phagocytes qui fonctionnent chez les animaux supérieurs et chez l’homme ; là ils appartiennent tous à la même catégorie de tissus, aux tissus conjonctifs, dont l’appareil circulatoire n’est qu’une section. Chez les animaux inférieurs, et à mesure que l’on descend, la fonction tend à se généraliser et à employer des agens plus variés. Le même fait a lieu à mesure que, chez l’animal supérieur, on se rapproche des origines ; d’autres élémens tels que les cellules superficielles de l’œuf, selon MM. Nolf et Mathias Duval, assument un rôle phagocytaire. On voit ailleurs les phagocytes cumuler divers rôles que comporte leur vie errante : M. Carazzi les surprend, chez les Lamellibranches, transportant le fer vers le foie, et M. Bernard, les pigmens. D’ailleurs, chez les Protozoaires, chez les animaux monocellulaires, c’est l’organisme lui-même, dans sa totalité, qui est phagocyte : la phagocytose avec les autres fonctions sont réunies dans un seul et même élément.

Un fait très important dans l’histoire de la phagocytose) est la découverte récente d’organes spéciaux qui, chez les animaux inférieurs, centralisent cette fonction, comme les organes lymphoïdes chez les mammifères. Et par exemple, des auteurs, 0. Kowalewsky et Schneider, reconnaissent un organe phagocytaire néphridien chez les Annélides, M. Duboscq chez les Scolopendres, et M. Cuenot chez des Mollusques. La zoologie est ainsi directement intéressée à la question.

Cette énumération des représentans de l’armée phagocytaire n’est qu’un point de leur étude. L’examen de leurs propriétés exige plus de développement, même en les réduisant à deux, la mobilité et la faculté d’englobement. La mobilité des leucocytes, leur faculté d’émettre des pseudopodes, de s’aplatir sur les surfaces, de s’étirer comme par une filière pour traverser d’étroits canaux, ont donné lieu à d’intéressantes recherches de détail. On a ramené la variété de ces manœuvres à une loi unique : la réaction du leucocyte contre les corps solides se fait de manière à multiplier le plus possible les points de contact. On a reconnu encore que la position de repos correspond à la forme sphérique : à toute violence extérieure le phagocyte réplique en se mettant en boule et en restant immobile : il meurt ainsi.

La seconde propriété, celle d’englober les corps figurés, a offert un champ d’études à d’autres esprits curieux. Que devient le corps englobé ? Comment est-il dissous ? Il y a là une digestion intra-cellulaire dont les phases ne sont pas sans intérêt. Le corps englobé n’est pas en contact direct avec la substance vivante, il est dans une poche, sorte d’estomac adventice, où sa dissolution s’opère sous l’influence d’une liqueur acide que l’on a considérée comme un véritable suc gastrique. Est-ce réellement une sécrétion particulière, c’est-à-dire un fait d’activité vitale, comme le veut M. Greenwood, ou une osmose élective, c’est-à-dire un fait physique, comme le pense M. Le Dantec ? À mesure qu’on approfondit, les problèmes nouveaux et les occasions de recherches jaillissent à chaque instant.

La mise en jeu de ces deux propriétés est, comme nous l’avons vu, provoquée par une impression que le phagocyte subit de la part du corps qu’il approche et qu’il va dévorer ou qu’il fuit au contraire. Cette impression en rapport avec la nature chimique de l’excitant est un chimiotactisme. Et cette question, comme l’on pense bien, a donné lieu à une infinité de recherches.

Celles de MM. Massart et Bordet sont des plus intéressantes. Ils ont constaté, en appliquant l’ingénieux procédé de M. Pfeffer, que cette espèce d’attraction (ou de répulsion, dans d’autres cas) était due à la diffusion de produits solubles émanés du corps excitant, du microbe par exemple, et qui vont atteindre le phagocyte. Dans un tube capillaire d’une extrême finesse, on introduit une culture de bactéries ; dans un autre, seulement les produits solubles de cette culture, de l’eau dans un troisième, et ces trois tubes sont insérés, sans dommage d’ailleurs, dans un réservoir naturel de lymphe, par exemple sous la peau d’une grenouille. On voit bientôt les leucocytes accourir en foule et se presser de plus en plus nombreux autour de l’orifice et jusque dans l’intérieur des deux premiers tubes, tandis que le troisième est absolument déserté. On a pu étudier ainsi l’action exercée par les différens bacilles, bactéries, staphylocoques, sur les phagocytes, attraction qui est la cause de leur mise en marche et le prélude de leur rencontre. En général, selon M. Massart, les races peu virulentes attirent les phagocytes avec énergie ; les races très virulentes les laissent indifférens ou les repoussent.

Enfin, si l’on envisage les conséquences de ces propriétés, on a vu qu’elles se rapportaient à trois ordres de faits. La phagocytose a un rôle très important dans le fonctionnement normal de l’organisme ; dans la disparition des organes larvaires ; et enfin dans la défense de l’organisme contre les microbes. Nous n’avons pu qu’esquisser à peine les conditions de cette lutte des phagocytes contre les tissus vivans et contre les microbes plus ou moins virulens.


A. DASTRE.