Questions scientifiques - Le Fer chez les êtres vivans/02

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Questions scientifiques - Le Fer chez les êtres vivans
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 177-192).
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QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LE FER
CHEZ LES ÊTRES VIVANS

II.[1]
LE FER EN MÉDECINE. — CHEZ LES ANIMAUX LA FONCTION MARTIALE DU FOIE.

Nos connaissances sur le rôle biologique du fer sont tout à fait récentes et encore bien incomplètes. Elles ont eu leur point de départ dans les controverses de la médecine.

Avant de rien savoir sur la présence du métal dans l’économie, sur sa participation à la constitution d’un certain nombre de tissus et d’organes, l’empirisme médical en avait proclamé les vertus médicamenteuses. L’usage des préparations ferrugineuses, de la médication martiale (Mars était le nom du fer pour les alchimistes et les pharmacopoles) date de l’époque la plus reculée. L’art médical, essentiellement traditionnel, aimait à vanter l’ancienneté de ses pratiques ; il n’avait souvent pas d’autre preuve à donner de leur excellence. En ce qui concerne le fer, il en faisait remonter l’emploi aux temps fabuleux où Mélampe d’Argos rendait à Iphiclès sa vigueur perdue en faisant éteindre, un fer ardent dans le vin que devait boire le héros.

Dioscoride, dans son traité de Matière médicale, qui est le plus ancien ouvrage que nous possédions en ce genre, a recommandé cette préparation dont nous savons aujourd’hui qu’elle doit ses propriétés à un tartrate double de potasse et de fer. L’usage s’en est perpétué au moyen âge, dans les « grands et nobles remèdes », Extraits de Mars et Teintures de fer, et jusqu’à notre temps dans le tartre martial et les célèbres boules de Nancy.

Ce n’est pourtant pas sous cette forme que le fer a été le plus habituellement employé par l’ancienne médecine. Il l’a été d’abord sous la forme d’eaux minérales naturelles, dont les anciens ont fait largement usage. Parmi les préparations artificielles, la plus usuelle était le « safran de Mars », autrement dit la rouille vulgaire. Utilisée accidentellement dès l’antiquité, elle avait définitivement pris rang dans l’arsenal thérapeutique au début du XVIe siècle, sous l’influence de l’alchimiste Paracelse. Elle y est restée pendant plus de deux siècles. On a peine à s’expliquer cette vogue prolongée d’un médicament qui, parmi les substances ferrugineuses, est certainement le moins capable d’exercer aucune action sur l’organisme. C’étaient d’ailleurs des raisons de doctrine qui l’avaient fait choisir des alchimistes : et c’étaient des précautions symboliques qui en avaient petit à petit compliqué la préparation. On soumettait le fer à la « calcination philosophique » ; ou bien on le faisait rouiller à la rosée du mois de mai, afin que cette rouille fût imprégnée de l’esprit universel ou mercure de vie qui se concentre dans la rosée printanière. C’est le « safran à la rosée » de l’ancienne pharmacopée. Néanmoins les médecins réellement observateurs n’avaient pas lardé à s’apercevoir du peu d’efficacité du safran de Mars, et à lui préférer d’autres composés du métal, comme le vitriol de fer (sulfate de fer) ou encore le métal lui-même, à nu, le fer métallique en poudre. Parmi les médecins célèbres du XVIIe siècle, Sydenham à Londres, et, au XVIIIe, Stoll à Vienne préconisaient, à la place de la rouille, la « limature » ou « limaille de fer ». On y a substitué, de nos jours, le « fer réduit ».

L’avantage du métal sur l’oxyde tient, ainsi que le montra L. Lémery en 1715, à une raison d’ordre chimique ; c’est que le fer amené à un état d’extrême division est facilement dissous et salifié par les sucs organiques et particulièrement par le suc acide de l’estomac, tandis que la rouille est souvent réfractaire à toute attaque et traverse inutilement l’économie sans produire ni subir de changement.

En définitive, la médecine des siècles précédens avait légué au nôtre l’opinion vague de la précellence du fer et un petit nombre de préparations ferrugineuses. Celles-ci se sont multipliées à un degré infini depuis cette époque, et c’est par centaines qu’il faut les compter aujourd’hui. Il serait oiseux de les énumérer ; il suffit de comprendre le principe ou les principes de cette foisonnante multiplication.

Il a fallu d’abord renoncer à la plupart des préparations minérales à base d’oxyde ferrique parce qu’elles sont d’ores et déjà insolubles et par conséquent incapables de s’insinuer dans les tissus, ou parce qu’elles le deviennent au contact des matières organiques dans l’appareil digestif même où elles se précipitent sous la forme solide, coagulée. On n’a conservé qu’un petit nombre de composés de ce genre que l’on réussissait à maintenir en solution par quelque artifice ; tel par exemple le pyrophosphate ferrique qui est rendu soluble par le citrate ammoniacal.

On s’est donc adressé à une première catégorie de substances solubles, sels de fer à acide organique, sels nécessairement ferreux puisque l’oxyde ferrique est trop faible pour saturer des acides qui eux-mêmes sont peu énergiques. Et c’est ainsi que l’on a introduit dans la thérapeutique les citrates, tartrates, lactates, malates, oxalates de fer.

On a utilisé en second lieu une autre catégorie de substances qui, bien qu’insolubles primitivement, sont susceptibles d’être solubilisées par les sucs digestifs. Telles sont les préparations métalliques, limaille de fer, fer réduit, les oxydes obtenus à froid, le carbonate ferreux. Dans le canal alimentaire, tous ces corps passent à l’état de composés ferreux solubles. La solubilité est, en effet, la condition préalable imposée à toute substance destinée à modifier l’organisme. Ce n’est point dans le tube digestif que le médicament rencontre les élémens vivans et agissans de l’économie : il faut, pour les atteindre, qu’il traverse la paroi intestinale et se répande de l’autre côté de cette barrière.

Enfin, dans cette liste de médicamens, on a donné la préférence à ceux qui offensaient le moins cruellement le goût. Les ferrugineux offrent une saveur désagréable, saveur styptique, c’est-à-dire à la fois âpre et astringente comme celle de l’alun, prolongée par un arrière-goût d’encre (atramentaire). Cet inconvénient est peu marqué dans le tartrate ; il est entièrement dissimulé dans quelques autres sels de fer si l’on a soin d’y ajouter du citrate d’ammoniaque.

Mais la solubilité, condition nécessaire, est-elle en même temps suffisante ; et le composé ferrugineux est-il réellement absorbé ? Les physiologistes prétendent démontrer aujourd’hui que ces médicamens ne pénètrent pas dans l’économie. Ils restent confinés dans le tube digestif ; ils le parcourent en y subissant des mutations diverses ; puis ils le quittent sans qu’une parcelle du fer qu’ils contiennent ait été retenue par l’organisme.

On se trouve ainsi en présence d’un paradoxe scientifique. Ce médicament que le physiologiste déclare n’être pas absorbé et qui reste étranger à notre corps, le médecin le prétend efficace, héroïque. Il cite les cures innombrables de malades que la médication martiale a remis sur pied, et chez qui en quelques semaines, les couleurs de la santé et les signes de la vigueur ont remplacé la faiblesse et la pâleur de l’anémie et de la chlorose. Il invoque l’expérience de tous les temps et de tous les lieux pour attester la vertu souveraine du fer. Pour décider le procès, on comprend bien que l’empirisme ne va plus suffire, et qu’il faut examiner la valeur scientifique des témoignages et pénétrer le fond des choses.


II

Rappelons d’abord ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir des propriétés médicinales du fer, et comment on le sait. Nous laisserons de côté les fables, les idées préconçues ou les théories de pure imagination qui établissaient un lien entre les qualités précieuses de ce robuste métal pour les usages de la vie et son utilité pour le corps lui-même. Dans les temps héroïques, le fer était rare ; le bronze était le métal usuel. C’est avec des haches de bronze que les Grecs d’Homère coupaient les arbres sur le mont Ida, et c’est avec des armes de bronze qu’ils combattaient contre les fils de Dardanus, tandis que le « fer éclatant, avec l’or, le cuivre rouge, ainsi que les femmes à la ceinture élégante » formaient les riches dépouilles attribuées à Achille dans le partage du butin, — et qu’une boule de fer était le prix décerné au vainqueur dans les jeux funèbres institués en l’honneur de Patrocle. Les armes de « fer brillant » constituaient un avantage inappréciable pour le guerrier ; elles doublaient sa force et lui donnaient la victoire. Il en était encore ainsi dans les premiers temps de Home, alors que Porsenna vainqueur interdisait aux Romains l’usage du fer pour les armes et ne le leur permettait que pour l’agriculture. La croyance que le fer donne aussi de la force au corps n’eut sans doute pas d’autre fondement.

Plus tard, une méthode plus raisonnable chercha à fonder l’usage des substances sur leurs qualités plus ou moins évidentes. Or, le caractère le plus apparent des composés du fer, c’est leur propriété astringente, constrictive, resserrante qui se manifeste non seulement lorsqu’on les applique sur la langue et se traduit par la saveur âpre que l’on connaît, mais se montre sur tous les tissus. De là dérive, depuis le temps même de Dioscoride, c’est-à-dire depuis le premier siècle de notre ère, l’usage de ces médicamens pour arrêter les suintemens, les hémorragies, les flux et les écoulemens, en resserrant les fibres des tissus et les débarrassant de la lymphe en excès. Ce rôle de topique local est encore utilisé de nos jours.

Mais l’action du fer n’est pas seulement locale ; elle est générale ; elle se l’ail sentir partout ; elle s’étend à tout l’organisme dans lequel on l’introduit. La conception de cette action générale était d’ailleurs obscure dans l’esprit des alchimistes et des médecins qui ont suivi Paracelse. — C’est, dit l’un d’eux, « un puissant apéritif et désopilatif. Il sert à la jaunisse, aux pâles couleurs des filles, à désopiler la rate et le mésentère. » La maladie épaissit les humeurs, elle obstrue les pores, les canaux des organes digestifs, biliaires et urinaires ; le médicament martial en tant qu’apéritif fait l’inverse ; il « incise », atténue les humeurs trop épaisses, il ouvre, il désopile les voies encombrées, et les rend libres. On ne saurait dire aujourd’hui qu’il y ait rien de fondé dans ces singulières explications.

Cependant, avec le temps, les médecins n’en finirent pas moins par apercevoir ce qu’il y a de véritablement significatif dans les propriétés thérapeutiques du fer, et ils l’exprimèrent en disant que le fer était la « panacée de la cachexie ». Il faut entendre ce mot. La chlorose et l’anémie étaient en effet des cachexies pour les anciens ; et ces affections sont celles dont le fer constitue, au regard de la médecine moderne, le remède héroïque et spécifique. Nous voici maintenant sur un terrain plus solide, celui de l’observation. Sans savoir encore la cause intime de ces maladies et leur lésion significative, qui consiste primitivement en une altération et un appauvrissement du sang, sans connaître même le tableau complet des symptômes qui fait de la chlorose une maladie caractérisée et une, — puisque c’est seulement en 1753 que Fr. Hofmann en fit une espèce nosologique distincte, — on s’était convaincu cependant du soulagement que peut leur apporter la médication martiale.

La chlorose, connue très anciennement sous le nom de « pâles couleurs », « fièvre d’amour », est une maladie presque aussi fréquente à la campagne qu’à la ville, chez les riches que chez les pauvres. Elle est l’apanage à peu près exclusif du sexe féminin ; on a peine en effet, dit Trousseau, à trouver un jeune garçon chlorotique. Le trait qui révèle la maladie au premier coup d’œil, c’est la pâleur du teint, qui est d’un jaune verdâtre comme la cire vieillie ; les lèvres, les gencives, les paupières sont exsangues et décolorées. Cette maladie, dans l’opinion commune, serait liée à une trop grande effervescence ou à une perversion des passions de l’adolescence ou au chagrin d’un amour non satisfait.


Pulleat omnis amans, hic est color aptus amanti.


Dans le cortège de ses symptômes l’irrégularité des fonctions spéciales avait surtout frappé les vieux auteurs, Galien et Paul d’Egine ; deux autres symptômes, la langueur exprimée dans les noms de « fièvre blanche, » « fièvre lasse », « fièvre de langueur », et en second lieu l’insomnie, avaient également fixé l’attention des anciens médecins. Les observateurs modernes ont été plus attentifs aux troubles de la circulation, au souffle qui se fait entendre dans le cœur et dans les vaisseaux, aux battemens désordonnés, aux oppressions et aux palpitations, qui traduisent la diminution de quantité du sang et la viduité relative de l’appareil circulatoire : tableau symptomatique tout à fait semblable aux suites des grandes pertes de sang. Sydenham, frappé des troubles nerveux qui lui font cortège, rangeait la chlorose parmi les formes de l’hystérie. La plupart de ces traits sont résumés dans ces quelques lignes d’un médecin du XVIe siècle, Jean Aubery : « La passion d’amour est un chaisnon dans lequel sont bouclés et entrelacés par mutuelles étreintes plusieurs accidens se rapportant à une même cause, laquelle ne peut être longuement sans leur suite, l’amaigrissement du corps, la couleur pâle, les soupirs, les veilles, le refroidissement des parties externes et l’embrasement des internes, les pleurs, les songes, les pensées, le silence, la solitude et l’extase. » Le remède qu’il appartient à l’entourage de la malade et à ceux qui ont autorité sur elle de lui appliquer est sans doute celui qui a été préconisé par saint Paul : Melius est nubere quam uri. En ce qui concerne le médecin, c’est à la médication ferrugineuse qu’il doit avoir recours. Depuis les temps hippocratiques, cette médication n’a pas cessé d’être en faveur : elle est devenue populaire ; et, en effet, sous son influence, on voit en quelques semaines les malaises disparaître, l’anhélation cesser, le cœur se régulariser, l’appétit renaître, les nerfs se calmer et le teint refleurir.

Ce n’est pas seulement dans les pâles couleurs que triomphe la médication ferrugineuse ; c’est aussi dans certaines formes d’anémie qui offrent d’ailleurs une ressemblance assez étroite avec la chlorose, au point de vue des symptômes et de la cause qui les provoque. Cette vertu du fer pour la guérison de certaines anémies a reçu une démonstration mémorable, au commencement du siècle, dans la célèbre épidémie des mineurs d’Anzin. Hallé, qui était une des lumières de la médecine à cette époque, — et dont le nom survivra parce qu’il eut, entre autres mérites, celui de créer en France l’enseignement de l’hygiène, — observa avec soin ces malades. Il fut frappé de leur pâleur, et l’un d’eux étant venu à mourir, il remarqua, au cours de l’autopsie, l’état de vacuité presque complète du cœur, la décoloration du peu de sang qui s’y trouvait, la flaccidité et la teinte blanche des parois musculaires. Ces signes d’un appauvrissement du sang (anémie) lui furent un trait de lumière ; il y vit une indication formelle de la médication par le fer. Et, en effet, l’épidémie fut arrêtée net.

Ce sont des exemples de ce genre qui ont fondé l’inébranlable confiance des médecins dans la souveraine vertu du fer contre la chlorose et l’anémie. La conviction de son efficacité est bien loin d’être aussi affermie chez les physiologistes et les chimistes. Menghini, l’un d’entre eux, en 1757, avait reconnu que le fer que l’on savait déjà exister dans l’économie animale était localisé dans le sang, et spécialement dans la partie rouge de celui-ci, de telle sorte que la couleur du sang se liait à la quantité du métal : « sang riche en fer est riche en couleur, sang pauvre en couleur est pauvre en fer ». Cette doctrine du fer sanguin fut universellement adoptée. Elle est restée en vigueur jusqu’à ces dernières années : « La seule partie du corps qui renferme du fer est le sang ; la seule partie du sang qui renferme du fer est le globule rouge. » Dans la réalité, il y a chez l’homme et chez les vertébrés deux autres organes qui sont riches en fer, le foie et la rate, et tous les tissus en renferment des quantités plus ou moins appréciables.

Quoi qu’il en soit, cette notion de l’existence du fer dans le globule rouge constituait un grand progrès et allait servir à éclairer et à relier entre eux tous les faits acquis par l’observation empirique. Elle permit tout d’abord de comprendre en quoi consiste l’appauvrissement du sang et de se rendre compte de ses causes et de ses degrés.

La richesse du sang tient au nombre des globules rouges, et, dans le globule à la quantité de matière rouge, et par conséquent de fer : son appauvrissement est dû à une diminution correspondante. On a imaginé des procédés de mesure pour en apprécier la valeur exacte. On compte le nombre des globules ; des instrumens ingénieusement combinés, colorimètres, hématomètres, spectrophotomètres font connaître la quantité de matière colorante ; l’analyse chimique fournit la teneur en fer. Ce sont là trois ordres de déterminations qui se contrôlent et se complètent. Elles concordent, en général, c’est-à-dire que la couleur et le fer diminuent en même temps que le nombre des globules ; c’est le cas des anémies dont il a été ici question ; elles sont dues à l’« hypoglobulie » ou à « l’aglobulie », c’est-à-dire à une altération du nombre des globules, chacun ayant conservé d’ailleurs assez sensiblement sa constitution normale.

D’autres fois, l’altération est plus profonde : ce n’est pas seulement le nombre des globules qui se trouve diminué, mais quelques-uns d’eux sont individuellement altérés, malformés, imparfaitement développés, frappés dans leur vitalité comme dans leur constitution. C’est le cas de la chlorose ; et le médecin en est averti, en même temps que par l’examen microscopique direct, par la discordance des déterminations précédentes du nombre, de la couleur, et de la teneur en métal. La chlorose est donc une anémie aggravée par une anomalie constitutionnelle du globule rouge. Des observateurs se sont attachés récemment à préciser la nature des premiers désordres par lesquels se décèle avant toute altération visible la maladie du globule. Ils ont vu que la matière colorante n’est pas affectée, qu’elle est seulement moins fortement retenue par l’élément. Comme un tissu mal teint qui cède sa couleur à l’eau de lavage, le globule est devenu incapable de conserver sa teinture rouge en face de liquides à l’action desquels il résisterait normalement. On a constaté, en outre, que les sels de fer introduits dans le sang raffermissent aussitôt la résistance du globule et relèvent son isotonie.

C’est ici, maintenant, l’apogée de la doctrine. La cause initiale de la maladie est dévoilée et localisée avec une grande précision ; la plupart des symptômes sont expliqués ; l’efficacité du remède est rendue intelligible. On voit que le fer s’adresse au globule rouge du sang, et qu’il y pénètre à titre de matière constituante. S’il guérit l’anémie et la chlorose ce ne peut être que parce qu’il relève la vitalité de cet élément, et lui permet de croître, de multiplier, et de se charger de cette teinture d’hémoglobine ferrugineuse qui est le véritable support de sa fonction. L’idée vague que les vieux médecins se formaient de l’action bienfaisante des ferrugineux est maintenant précisée. On croit comprendre la raison de l’enthousiasme de Boerhaave, s’écriant : In ferra est aliquid divinum ; on croit savoir en quoi, plus tard, le chimiste Fourcroy était fondé à décorer le fer du nom de « remède héroïque » ; pourquoi Cruveilhier avait raison de l’appeler « un médicament précieux, ami de nos organes » ; et comment enfin Liebig pouvait déclarer que « s’il était exclu de nos alimens, la vie serait impossible ».

Mais cette doctrine de la médecine contemporaine relativement au rôle du fer dans la santé et dans la maladie, au moment où, dans sa marche progressive, elle atteignait le point culminant, laissait déjà apercevoir des signes de faiblesse et de décadence. La chimie et la physiologie, dont les premières découvertes en avaient créé les fondemens, allaient, par des découvertes nouvelles, l’ébranler et la menacer de ruine.


On a dit que les médecins les plus sceptiques, ceux qui mettent en doute l’efficacité de tous les autres remèdes, croient à celle du fer et n’hésitent pas à abandonner, en sa faveur, cette règle de conduite, l’expectation, qui réduit en définitive la médecine à la simple « contemplation de la maladie ». Ce n’est pourtant pas sans réserves que les maîtres de l’art ont affirmé la vertu curative du fer dans l’anémie et la chlorose. A lui seul, il conduit rarement à une guérison parfaite. On lui associe presque toujours d’autres agens thérapeutiques ou hygiéniques dont le concours n’est pas indifférent, tels que les amers, les toniques stimulans, le quinquina, les lotions froides, l’hydrothérapie, les cures balnéaires, l’air des montagnes ou de la mer. Chez les pauvres gens à qui sont refusées la plupart de ces ressources accessoires les effets du fer sont moins efficaces et moins durables ; on a beau le leur prodiguer sous toutes les formes, on ne réussit souvent qu’à fatiguer inutilement leurs voies digestives. L’aveu que la chlorose n’est pas toujours facile à guérir, a échappé à tous les véritables observateurs : Trousseau, l’un des esprits les plus pénétrans et les plus libres qui aient honoré la médecine reconnaissait que le fer n’était pas infaillible.

Malgré ces réserves, les physiologistes ne songent pas à mettre en doute l’utilité de la médication ferrugineuse, à la condition qu’elle soit considérée comme l’une de ces vérités de fait dont l’expérience des siècles a enrichi la pratique de la médecine, ainsi qu’elle l’a fait pour la pratique de l’agriculture, du jardinage et des autres arts économiques. La question n’est pas là ; elle n’est pas de pratique, elle est de science. Elle est de savoir si les explications médicales sont réellement fondées, si c’est bien ce fer que l’on administre au malade qui va se fixer dans le sang, et réparer le déficit qui constituait la maladie.

Or, les préparations minérales ferrugineuses qui sont ingérées ne sont pas absorbées. Les recherches les plus minutieuses ne permettent pas de trouver traces de cette absorption. Les expériences de Hamburger ont montré que le fer médicamenteux ingéré se trouvait tout entier rejeté avec les excréta du tube digestif. Il semble donc que la paroi intestinale soit réellement imperméable à ce grand nombre de préparations savantes que la pharmacie a multipliés. D’autre part, il serait tout à fait vain de prétendre que cette perméabilité, qui fait défaut à l’état de santé, existerait chez les malades.

Un autre argument doit être pris en considération. Si essentiel que soit le fer à la constitution de l’organisme, il n’y intervient pourtant qu’en faible quantité. Le sang, qui en contient plus que toutes les autres parties, n’en renferme encore, au total, que 2gr, 70 chez l’homme d’un poids moyen de 70 kilogrammes ; la quantité, naturellement, est moindre chez l’adolescent et chez la jeune fille. Les oscillations que peut subir le fer du sang du fait de la maladie portent donc sur des quantités extrêmement minimes. Les alimens dont on fait usage en contiennent plus qu’il n’en faut pour couvrir les besoins. Et de fait, on a constaté qu’une alimentation normale suffisait à réparer les pertes de sang consécutives aux saignées répétées ou aux plus grandes hémorragies. Le médicament semble donc surabondant en même temps qu’inutile.

Il y a plus et, si l’on vient à tourner cet obstacle que la paroi de l’intestin oppose à la pénétration des sels de fer dans l’économie, la plus grande partie n’est pas utilisée davantage. Les composés ferrugineux qui ont été injectés sous la peau sont pris par la circulation et éliminés par la surface intestinale. Dans une expérience qui dura neuf jours, on s’assura que, sur 100 milligrammes de fer introduits à l’état de sel soluble sous la peau d’un chien, 97 environ étaient rejetés par le tube digestif. Le même fait se produit si l’on pousse directement le sel de fer dans les vaisseaux sanguins. Les choses se passent, en définitive, comme si la paroi de l’intestin jouissait par rapport au fer d’une sorte de faculté d’orientation qui lui permettrait de diriger le composé ferrugineux du dedans au dehors, mais interdirait son cheminement en sens inverse, du dehors au dedans.

Le paradoxe devient de plus en plus pressant, de l’utilité dont peuvent être, au malade chlorotique ou anémique, ces composés martiaux que l’organisme n’accepte pas. Il semble impossible de concilier cette contradiction entre l’empirisme médical et l’expérimentation physiologique. Cette impossibilité n’est pourtant qu’apparente, et un savant distingué, G. Bunge, de Bâle, a proposé une théorie qui satisfait à toutes les exigences.

Il faut d’abord remarquer qu’il y a lieu de distinguer entre les composés du fer. Nous n’avons parlé jusqu’ici que du fer minéral, c’est-à-dire des composés salins ferreux ou ferriques, à acide minéral ou organique ; ce n’est là qu’une première catégorie. Il y en a une autre dont il a été parlé plus haut à propos de la matière colorante du sang. Nous avons dit que le métal y était engagé d’une façon particulière qui le soustrayait aux réactifs habituels dont se servent les chimistes pour déceler sa présence. Il y a donc des combinaisons organiques dans lesquelles le fer est dissimulé en quelque sorte par les autres élémens qui l’accompagnent. Les chimistes opposent ces combinaisons organiques aux combinaisons minérales, ou, pour parler leur langage, le fer organique au fer minéral.

G. Bunge a fait connaître quelques-unes de ces substances, les nucléo-albumines ferrugineuses. Elles existent dans les parties de l’élément anatomique où les propriétés vitales atteignent leur plus haute expression, dans le noyau de la cellule, et, pour préciser davantage, dans la chromatine de ce noyau. Ces substances et quelques substances voisines présentent la propriété refusée aux composés ferrugineux minéraux d’être parfaitement absorbables. La paroi de l’intestin leur est perméable du dehors au dedans. Elles constituent le fer alimentaire. Tous les alimens empruntés aux règnes végétal et animal en renferment une petite proportion, et celle-ci suffit parfaitement aux besoins de l’organisme. Le lait en renferme très peu ; le jaune d’œuf au contraire en contient une quantité abondante : on lui a donné le nom d’hématogène.

L’hématogène, les nucléo-albumines, quelques autres substances voisines mais déjà plus simples, voilà, en somme, ce qui constituerait l’aliment fer indispensable à la vie animale. C’est de là que serait tiré le fer du sang, et celui des tissus. Il n’y a pas à en douter. Le seul point qui exige quelques éclaircissemens est relatif aux limites où doit s’arrêter cette classe de substances. Il semble, dès à présent, que Bunge l’ait trop restreinte et que l’on doive y introduira quelques composés organiques intermédiaires entre les deux catégories trop nettement tranchées qui constituent le fer minéral et le fer organique, si caractérisées en ce que la première donne les réactions des sels de fer et que la seconde ne les donne pas. Les composas organiques qui sont, connus sous les noms de ferratine, de ferrine, de protéosates et de peptonates de fer, seraient eux aussi des formes plus ou moins absorbables et utilisables, c’est-à-dire des formes alimentaires du fer.

On conçoit donc que l’industrie pharmaceutique, négligeant désormais toutes les préparations martiales qui ont encombré pendant des siècles les antiques officines, s’applique maintenant à développer ces nouveaux produits, alimens et médicamens tout à la fois, qui semblent par-là réaliser le vœu de la médecine curative et préventive.

Ces préparations nouvelles, qui ne diffèrent pas sensiblement de celles que la nature nous offre toutes formées dans l’alimentation régulière, sont exposées pourtant à des accidens divers capables de les détruire. Les combinaisons sulfurées et l’hydrogène butyrique qui se produisent dans le canal alimentaire, en cas de troubles digestifs, réduisent ces substances et les dépouillent de leur fer. Cela arrive particulièrement chez les chlorotiques dont la digestion est généralement troublée, et cette suppression du fer alimentaire rend compte de l’appauvrissement de leur sang. Les états anémiques consécutifs aux dyspepsies s’expliqueraient de même par le déficit du fer alimentaire, précipité avant toute pénétration. — Et, du même coup, l’on comprend enfin l’utilité des médicamens martiaux, alors même qu’ils ne sont pas absorbés. Plus sensibles encore que les composés organiques à l’action réductrice des sulfures alcalins et de l’hydrogène provenant des fermentations intestinales, ils se détruisent les premiers ; ils attirent sur eux tout l’effort destructeur et ils l’épuisent. Ils protègent ainsi l’aliment ferrugineux organique ; ils lui permettent de s’absorber, de ravitailler le sang, de rétablir l’équilibre un moment rompu, et ils contribuent ainsi à la restauration de la santé.


III

Le rôle biologique du fer et ses mutations peuvent maintenant être saisis facilement.

En si faible quantité pondérale qu’il existe dans les tissus, le fer n’en est pas moins un élément essentiel à leur constitution ; et, comme tous les élémens qu’utilise la matière vivante, il est soumis à la grande loi de mutation, c’est-à-dire qu’il doit se renouveler. La nature a horreur, non pas du vide, mais de l’immobilité : elle fait un grand nombre de choses qui sont absurdes, envisagées au point de vue économique ; elle rejette au lieu de conserver ; elle détruit de fond en comble, au lieu d’utiliser la besogne qu’on lui offre à moitié faite. Et ceci a une raison profonde que l’on saisit en étudiant l’énergétique des êtres vivans. Il faut donc, conformément à la loi, que le fer soit puisé à l’extérieur par l’alimentation, incorporé pour un temps à l’édifice vivant, puis sans cesse rejeté hors de l’organisme. Le cycle vital qu’il parcourt commence à l’aliment et finit à l’excrétion.

Le point de départ, nous le connaissons, c’est quelqu’une des combinaisons désignées sous le nom abréviatif de « fer organique ». La circulation distribue le fer sous cette forme aux différens organes et particulièrement au foie qui est en quelque sorte sa première station, et le dépôt où il s’accumule pour parer aux besoins imprévus. D’autres organes, la rate, la moelle des os, en reçoivent encore un assez fort contingent ; puis, viennent les autres tissus, le muscle, les glandes, dont les exigences sont beaucoup moindres. Le tout ne va guère au-delà de quelques grammes, une dizaine au plus pour l’homme moyen.

La sortie ou l’élimination du fer se fait par trois voies ; la sécrétion urinaire en emporte constamment une très faible partie, à peine un dixième de milligramme par vingt-quatre heures ; la bile en entraîne une proportion plus forte, environ 2mm, 5 pour le même temps : ces quantités sont à peu près indépendantes du régime. La voie principale d’élimination c’est la muqueuse intestinale : c’est par-là qu’est rejeté tout le fer inutile, tout le fer en excès ; la quantité dépend des circonstances. En cas ordinaire, ce charroi entre les organes et les portes de sortie ou émonctoires du fer, est exécuté par la partie liquide du sang, le sérum ou plasma. Mais dans les cas où la décharge doit être plus forte, et où par exemple, à la suite d’hémorragies internes ou de vastes destructions du sang, le déchet du fer usé s’élève considérablement, les globules blancs, les leucocytes forment comme une sorte de train de ballast qui prend la combinaison ferrugineuse à l’état solide dans le foie pour la déverser dans l’intestin. Il est oiseux de dire que la connaissance de ces faits a exigé les patientes études d’un grand nombre d’expérimentateurs.

Jusqu’ici on avait méconnu ces mutations générales de l’un des élémens certainement les plus intéressans qui participent au cycle de la matière vivante. Le fer ne semblait exister chez les vertébrés que pour le sang et par le sang, c’est-à-dire en vue de celui des tissus qui en contient la plus grande quantité et où son rôle est le plus apparent. Tout le reste du fer était négligé. On savait bien, à la vérité, que l’organe hépatique, le foie, et la rate elle-même en contenaient de fortes proportions, mais il semblait que ces organes ne fussent, en cette occurrence, que les dépositaires du sang. C’est surtout le fer du foie que l’on considérait comme le simple témoin des mutations du sang. On disait, pour employer le langage un peu barbare des physiologistes, que le fer hépatique était du fer hématique. Cet énoncé est vrai, mais il ne l’est qu’en partie. Il se produit dans le foie une destruction des globules : c’est là qu’ils achèvent ordinairement leur cycle, au moins en ce qui concerne leur matière rouge, leur hémoglobine, qui s’y détruit en effet. L’un des produits de la destruction, le fer, se dépose sur place ; le reste de la matière colorante passe dans la bile et lui donne sa couleur particulière. Le dépôt de fer hépatique est d’ailleurs une réserve pour le sang lui-même ; c’est là qu’il semble puiser pour se reconstituer lorsqu’il a subi de grandes pertes. On constate en effet que la provision de fer diminue dans le foie à la suite des hémorragies profuses. Elle augmente au contraire, dans toutes les circonstances où il peut arriver au foie de la matière colorante sanguine, lorsque, par exemple, un poison, un virus ou une substance étrangère a détruit dans les vaisseaux mêmes une partie des globules sanguins.

Mais cette relation entre le fer du foie et l’évolution du sang rouge n’est qu’une face du phénomène et ne représente qu’un aspect du rôle biologique du fer. L’étude des invertébrés l’a montré avec évidence. La plupart de ces animaux, les mollusques, les crustacés, n’ont pas en effet de sang rouge ; ils n’ont pas de sang véritable, suivant l’opinion vulgaire qui ne peut concevoir cette liqueur qu’avec les caractères qu’on lui voit chez les animaux supérieurs. Aristote lui-même a raisonné ainsi, et il faisait des invertébrés le groupe des « animaux dépourvus de sang ». C’est là une erreur physiologique, non seulement de fait, mais de doctrine, car le sang ne saurait faire défaut. Les invertébrés ont un sang lymphatique, dépourvu le plus souvent de couleur et par conséquent de fer. Mais leur corps n’en est pas dépourvu pour cela ; leur foie en est presque aussi abondamment chargé que celui des vertébrés. Les analyses ont montré que le foie du homard, de l’écrevisse, de la langouste étaient riches en fer et cela à l’exclusion des autres organes. Chez le poulpe vulgaire, la seiche, le calmar, le foie contient vingt-cinq fois plus de fer à poids égal que le reste du corps. La même chose est vraie, au degré près, chez les Lamellibranches et les Gastéropodes, chez l’huître, chez la coquille de Saint-Jacques, chez l’escargot et chez le buccin. C’est un fait général. La faculté de fixation élective que le foie possède pour le fer, il ne la possède pas pour d’autres métaux, et par exemple pour le cuivre qui précisément remplace le fer dans le sang de quelques-uns de ces animaux, de telle sorte que le foie se distingue des autres organes au point de vue du fer et que le fer se distingue des autres métaux au point de vue du foie. Le métal du foie est indépendant de celui du sang.

C’est donc une condition universelle du foie, chez tous les animaux, de fixer le fer, d’être l’organe ferrugineux par excellence. Le sang passe dès lors au second plan, puisqu’il n’est riche en fer que chez les seuls vertébrés, c’est-à-dire à peine dans l’une des deux moitiés du règne animal. Et, là même, on aperçoit à des signes nombreux que le métal de l’organe hépatique n’est pas tout entier destiné au sang et ne vient pas tout entier de lui. Le fer alimentaire, c’est-à-dire pris directement au dehors, a sa part. L’enfant, au moment de la naissance possède dans son foie une énorme réserve de fer, trois ou quatre fois plus considérable, à poids égal, qu’à l’état adulte. Cette provision a sa raison d’être pendant la période de l’allaitement. Le lait ne renferme, en effet, qu’une quantité de fer organique tout à fait insuffisante pour les besoins de l’être qui se développe, et peut-être même de l’être développé. Il est à cet égard un aliment incomplet, et c’est là un fait qui mérite d’être remarqué. Plus tard, quand l’alimentation lactée a fait place à l’alimentation de l’adulte, le foie n’a plus besoin de dépenser ses épargnes.

L’analyse attentive des variations du fer hépatique montre qu’il se comporte en beaucoup de circonstances d’une manière identique dans les deux divisions du règne animal. Une importante analogie résulte de la forme chimique sous laquelle le fer est ainsi engagé dans le foie ; il y forme une sorte de protéosate de fer, ferrine ou ferratine, qui est le même composé chez les vertébrés et chez la plupart des invertébrés, depuis l’homme jusqu’au plus humble des mollusques ou des crustacés. On ne peut donc pas douter que l’universalité du fer hépatique, et l’identité de forme sous laquelle il se présente ne lui assigne une raison d’être universelle et une fonction commune à tous les animaux : c’est la fonction martiale. Si l’on veut bien remarquer que cette ferrine hépatique est au point de vue chimique très analogue aux sels de fer et vraisemblablement susceptible de passer alternativement à l’état ferreux et ferrique, on comprendra la nature de cette fonction. Elle consiste en un mécanisme d’oxydation lente où le fer sert de véhicule à l’oxygène comburant, conformément au type imaginé par Lavoisier pour la grande majorité des actions chimiques qui s’accomplissent dans l’organisme vivant.


A. DASTRE.


  1. Voyez la Revue du 1er février.