Questions scientifiques - Les Expéditions antarctiques

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Questions scientifiques - Les Expéditions antarctiques
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 673-688).

QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LES
EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES

On n’en a pas encore fini avec le pôle Nord, et voici que l’on s’attaque maintenant au pôle Sud. L’immense calotte de glace posée au centre de l’océan Antarctique attire, à son tour, l’attention, non pas seulement des navigateurs et des géographes, mais des naturalistes, des géologues et des météorologistes. C’est une exploration scientifique complète qui commence. Elle est destinée à poursuivre et à parfaire l’œuvre des Cook, des Weddell, des Bellingshausen, des Biscoë, des Dumont d’Urville, des Balleny, des Wilkes et des Ross, c’est-à-dire des marins savans et hardis qui, entre les années 1774 et 1843, ont recueilli le peu de notions que nous possédions sur ces mystérieuses régions.

L’expédition belge, dirigée par le commandant de Gerlache, vient à peine de rentrer en Europe, après deux années d’absence, que déjà trois autres sont en préparation. Elles prendront la mer, les unes et les autres, en 1901. L’expédition allemande sera dirigée par le professeur Z. von Drygalski : elle se propose d’aborder la zone antarctique, au sud de l’océan Indien, dans le voisinage de l’île Terminus, sur le prolongement d’un méridien qui traverse le Siam et l’île de Sumatra. C’est précisément dans la région qui fait face à celle-là, de l’autre côté du pôle, au sud des Terres de Palmer, qu’ont opéré les savans belges. La mission anglaise, organisée par la Société de géographie de Londres, aura son point de pénétration aux environs de la Terre Victoria, au sud de la mer de Polynésie. De l’autre côté du pôle, la mission écossaise, dirigée par William Bruce, lui fera vis-à-vis, sur la Terre de Graham.

La région antarctique sera donc abordée de quatre côtés à la fois, par les sommets d’un quadrilatère à peu près régulier. Cette attaque, en quelque sorte combinée, constitue une tentative entièrement nouvelle. Il faut en féliciter les organisateurs de ces expéditions, encore bien que cette rencontre soit plutôt l’effet d’un hasard que d’un dessein concerté entre eux. Les résultats n’en seront pas moins profitables à la science.

Si ces entreprises n’avaient pour but unique que la géographie proprement dite, c’est-à-dire la connaissance de la configuration des terres et des mers, cette simultanéité d’efforts serait sans grand intérêt. Mais elles ont un programme plus vaste. Elles se proposent, en outre, l’étude de la structure géologique, celle de la faune et de la flore. C’est surtout pour les déterminations magnétiques, météorologiques et océanographiques que le synchronisme des observations constituera un précieux avantage. Ce travail en commun, avec des instrumens comparables et d’après les mêmes méthodes, permettra, entre autres résultats, de fixer les lois de la circulation atmosphérique et le régime de la pression, des vents et des tempêtes.


I

Les géographes admettent généralement l’existence d’un continent antarctique, ayant son centre au pôle austral. L’hémisphère austral se distinguerait, à cet égard, de l’hémisphère boréal. Si le pôle Nord, en effet, se trouve placé au milieu des eaux, dans une mer plus ou moins glacée, le pôle Sud est, au contraire, sur la terre ferme, glacée également. À la vérité, ce sont des raisons théoriques qui ont amené à cette conception ; mais ces raisons sont très fortes ; et, jusqu’ici, aucun fait ne les contredit.

Le premier résultat des explorations antarctiques a été de confirmer cette constitution terrestre de la région polaire australe, par opposition à la constitution marine de la calotte polaire boréale. Le problème que les missions à venir auront à résoudre devra donc consister à préciser la configuration de ce continent glacé, dont les icebergs et la banquise défendent presque partout l’accès. Il faudra en déterminer les fonds et en dessiner les côtes. Jusqu’à présent, on n’en a abordé que des points isolés. On ne sait pas si ces rivages, aperçus par fragmens, appartiennent à des îles ou à la vaste masse continentale dont on admet l’existence. Ces seuils solides où les navigateurs les plus heureux sont venus se heurter, de loin en loin — la Terre Adélie, découverte en 1840 par Dumont d’Urville, la Terre Sabrina, la Terre d’Enderby, la Terre de Graham, la Terre Victoria — sont-elles les rivages d’un continent ou d’un archipel polaire ? Forment-elles au pôle Sud une ceinture plus ou moins continue, ou se résolvent-elles en îlots isolés ?

Ce qui est certain, c’est que les terres se multiplient et se concentrent à mesure que l’on avance plus près du pôle. Si l’on considère l’hémisphère austral, on constate que les terres émergées finissent très près de l’équateur. Le reste, jusqu’aux environs du cercle polaire, n’offre au regard qu’une immense étendue d’eau. Le continent africain se termine en pointe au cap de Bonne-Espérance à une latitude de 34°51′ : c’est-à-dire qu’il ne descend pas plus bas au-dessous de l’équateur que le Maroc ne remonte au-dessus. La Tasmanie, que l’on peut regarder comme le prolongement de l’Australie et du continent asiatique, ne se prolonge pas au delà du parallèle de 43° 30′, c’est-à-dire qu’elle n’arrive pas tout à fait à moitié chemin du pôle. L’Amérique du Sud, seule, détache son sommet, le cap Horn, à la hauteur du 56e parallèle ; et elle reste encore aussi éloignée du pôle Sud que l’Écosse l’est du pôle Nord. Au delà de ces trois saillies continentales, on ne rencontre plus, jusqu’au cercle polaire, c’est-à-dire jusqu’au 70e parallèle, que la masse immense des eaux antarctiques, où quelques rares îlots apparaissent comme des taches. Mais, dès que l’on a franchi le cercle, le spectacle change ; les terres reparaissent de toutes parts ; elles émergent de partout. C’est là le véritable continent austral ; sa masse se continue, sous les eaux, avec le reste du solide terrestre dont l’Asie-Australie, l’Afrique et l’Amérique forment les arêtes saillantes, visibles au-dessus de la surface des océans.

On peut, d’après cela, regarder la partie solide du globe comme une pyramide triangulaire dont un sommet affleure au pôle Sud et dont la base formerait le fond de la mer glaciale du Nord. Les faces en sont plus ou moins déprimées pour former les cuvettes des océans. D’autre part, la masse des eaux, dont la surface est celle d’un sphéroïde, noie ce solide terrestre de manière à ne rien laisser saillir, que les trois arêtes continentales et la pointe antarctique.


Cette conception de la configuration générale de la terre et des eaux est due à un savant anglais, M. Lowthian Green, qui l’a exposée en 1875 et a travaillé à la justifier depuis, avec un certain succès. Elle est connue sous le nom d’hypothèse « tétraédrique, » parce que la pyramide triangulaire est appelée, en géométrie, tétraèdre. Mais ce qu’il y a d’hypothétique dans cette conception, c’est moins la comparaison du solide terrestre à un tétraèdre que l’explication des moyens par lesquels l’écorce primitivement sphérique de notre globe a été amenée à cette forme singulière. C’est le refroidissement progressif du globe qui aurait produit cette métamorphose. Par suite de la rétraction du noyau terrestre, qui en a été la conséquence, l’écorce, relativement mince, n’étant plus soutenue, a fléchi. Elle s’est comportée alors, selon la comparaison familière et très juste de M. Lallemand, comme la membrane de caoutchouc d’un ballon qu’on dégonfle avec précaution, dont les bosselures et les dépressions reproduisent, en effet, sensiblement la figure d’un tétraèdre. Cette déformation de la croûte terrestre s’est accompagnée de fractures de surface, d’effondremens et d’accidens divers alignés suivant les directions de moindre résistance. Telle est la théorie géogénique qui, jusqu’à ces derniers temps, a régné dans la science. Elle a remplacé la doctrine surannée, et d’ailleurs controuvée, d’Élie de Beaumont, connue sous le nom de théorie du réseau pentagonal.

La supposition qu’il existe un continent polaire austral est donc une conséquence de la théorie géogénique du tétraèdre. Elle est la conséquence aussi d’une loi très générale qui semble dominer la morphologie de notre globe, d’après laquelle, à toute proéminence de la surface correspond, aux antipodes, c’est-à-dire à l’extrémité opposée du même diamètre, un accident contraire, un défoncement. Cette loi de l’opposition diamétrale réciproque des saillies et des dépressions, que M. de Lapparent a bien mise en lumière, ne souffre guère d’exceptions ; ou, s’il s’en présente, elles sont explicables par des perturbations intercurrentes. On voit que cette règle reçoit satisfaction dans le cas de l’existence d’un continent austral faisant pendant, comme antipode, à la mer boréale.

Les observations des membres de l’expédition belge de 1897 et 1898 sont favorables à la théorie de L. Green ; mais elles ne sont évidemment point suffisantes à la mettre hors de discussion. Il faudra de nombreuses ou d’heureuses observations pour en décider. Sous cette réserve, il est permis de dire, avec le géographe de la mission, M. H. Arctowski, que, dans la région qui a été parcourue par le bateau la Belgica, « tout porte à admettre l’existence d’une masse continentale au Sud. »


II

L’idée de former une expédition destinée à explorer la zone polaire australe appartient à un savant de haute valeur, Neumeyer, qui n’a cessé, depuis 1875, d’appeler l’attention sur l’intérêt qu’offrirait une telle entreprise, et de rassembler les documens et les indications capables de la rendre fructueuse. Les appels de l’éminent géographe sont restés sans écho ; et lui-même n’a pu réaliser cet intéressant projet. Le mérite de l’exécution revient à un lieutenant de la marine belge, M. de Gerlache. Patronné par la Société royale de Géographie, encouragé par le gouvernement, M. de Gerlache, parvint, au bout de trois ans, à travers les difficultés que l’on imagine, à réunir les fonds nécessaires à l’achat d’un navire, à son aménagement, et enfin à l’organisation, l’équipement et l’outillage de l’expédition.

Le 18 août 1897, ce navire, la Belgica, quittait la rade d’Anvers. C’était un baleinier norvégien, de 250 tonneaux, gréé à trois mâts, construit pour la navigation dans les glaces ; il avait été muni d’une machine auxiliaire de 160 chevaux-vapeur. Sa coque était protégée contre le frottement des blocs glacés par un soufflage en bois ; son étrave était renforcée par des lames de fer ; son hélice était relevable. Son équipage comprenait douze marins placés sous le commandement de M. de Gerlache, et de son second, le lieutenant Georges Lecointe, qui avait servi, à titre étranger, dans la marine française. Le personnel scientifique se composait d’un physicien chargé des observations relatives à la physique du globe, M. Danco ; de deux savans préposés aux observations géologiques, océanographiques et météorologiques, MM. Arctowski et Dobrowolski ; d’un naturaliste, M. Racovitza, et d’un médecin, M. Cook.

Le programme primitif comportait deux campagnes d’été : l’une dans les parages de la Terre Victoria à l’Est ; l’autre vers la Terre de Graham à l’Ouest. Cette dernière partie, seule, fut réalisée.


La Belgica partit de Punta-Arenas, dans le détroit de Magellan, le 1er  décembre. Le navire se dirigeait au Sud, en appuyant légèrement vers l’Est, dans l’Atlantique austral. Il marchait vers l’archipel des Shetland, qui marque vers le Sud le terme extrême de la navigation ordinaire. Ce groupe d’îles, découvert par W. Smith, en 1819, et exploré par Dumont d’Urville en 1838, se trouve à la hauteur du 62e parallèle, par 54° de longitude Ouest ; il est fréquenté par des marins écossais ou américains qui viennent y chasser les phoques à fourrure. Entraînés à la recherche de leur proie, ces hardis navigateurs ont souvent pénétré plus loin vers le Sud jusqu’au moment où ils étaient arrêtés par quelque terre ou, simplement, par quelque banquise qu’ils prenaient pour une terre nouvelle. C’est ainsi que se sont formées toutes sortes de légendes inexactes sur les régions antarctiques situées au sud des Shetland.

Entre ces îles Shetland et les premières terres australes, — Terres de la Trinité et de Graham, — s’étend un bras de mer qui porte le nom de détroit de Bransfield. C’est là que la Belgica s’engagea en piquant toujours vers le Sud. D’après les descriptions des géographes, elle devait arriver ainsi au fond d’un golfe, le golfe de Hughes, que l’on croyait limité à l’Orient par les Terres de la Trinité et de Graham, et à l’Occident par une autre grande terre, la Terre de Palmer. Rien de tout cela n’est exact. La prétendue Terre de Palmer n’est qu’un archipel de petites îles. Le golfe de Hughes n’est autre chose que l’entrée d’un vaste détroit, qui vient déboucher dans le Pacifique. Ce détroit, suite de celui de Bansfield, sera nommé désormais détroit de la Belgica.

Il pourra servir à la fois d’abri et de champ de pêche. Les navires qui essayent de doubler le cap Horn sont quelquefois poussés par les cyclones jusqu’aux Shetland. S’ils sont trop éprouvés pour regagner la Terre de Feu, ils trouveront, plus près, dans le détroit de la Belgica, des mouillages tranquilles et sûrs, pour s’y réparer. — D’autre part, les chasseurs de baleines y trouveront un ample butin. Les mégaptères et les baleinoptères y ont été découverts, en grand nombre, par les membres de l’expédition belge.

La côte orientale du nouveau détroit est formée en haut par la Terre de la Trinité ; en bas, vers le Sud, par la Terre de Graham ; et, reliant les deux, par une terre inaperçue jusque-là, qui a reçu le nom de Terre de Danco, en l’honneur de l’un des membres de l’expédition qui a laissé sa vie dans ces parages. Les rives sont bordées de montagnes à pentes rai des et à vallées étroites, dont quelques-unes atteignent jusqu’à 2 000 mètres de hauteur. À l’époque où la Belgica le traversait, ce chenal était libre de glaces, mais les roches cristallines anciennes qui en forment les bords étaient, à l’exception de quelques petites îles, entièrement recouvertes d’une carapace de glace, de telle sorte que les parois des falaises montraient seules la roche à nu.


À mesure que l’on avançait vers le Sud, les icebergs devenaient plus nombreux, et enfin le navire trouva devant lui la couche de glace continue, la banquise. Pendant près de trois semaines, du 16 février au 5 mars 1898, il fit les plus grands efforts pour s’y frayer un passage, en suivant les crevasses, en profitant des tranchées et des fractures que l’action des vents et de la tempête y déterminait. Mais, à cette date, la masse glacée se referma définitivement sur le navire. La Belgica était bloquée pour longtemps. Sa captivité a duré un an.

Le second du navire, le lieutenant Lecointe, a bien exprimé les sentimens que ressentirent les voyageurs en voyant se fermer sur eux tout moyen d’avancer ou de reculer. C’était à la fin de l’été austral ; le soleil se montrait encore, mais on savait qu’il disparaîtrait bientôt et que l’on entrerait, du même coup, dans le froid et dans la nuit. Combien de temps durerait cet emprisonnement ? Qu’allait-on devenir dans ce désert glacé ?


La banquise n’était pas immobile. Les observations montrèrent qu’elle se déplaçait. Les premiers jours, elle marcha vers le Sud, d’abord de quelques milles, puis plus lentement. Où allait-elle ? Dans leurs conciliabules, les voyageurs examinaient anxieusement toutes les alternatives. Cette lente dérive, si elle persistait, devait les amener, — en combien de mois ou d’années ? — vers le continent polaire, où ils seraient éternellement arrêtés, sans ressources, puisque l’on ne trouve pas dans ces terres australes, comme cela a lieu dans les terres arctiques, des habitans et du gibier. Ici point d’Esquimaux, point d’ours, point de rennes, point de navires baleiniers, point de chasseurs de phoques : le continent antarctique n’est qu’un désert stérile.

La meilleure chance était que la banquise changeât de direction et dérivât vers l’Ouest. Là, en effet, on savait trouver, vers le 140e degré de longitude ouest, une vaste dépression, un golfe profond, une mer libre, où James Ross, en 1842, s’était avancé jusqu’au point le plus élevé qui ait été atteint, jusqu’au parallèle de 78°10′.

En fait, ce fut cette dernière alternative qui se présenta ; le salut de la Belgica est dû à la marche vers l’occident de la banquise qui l’emprisonnait. Mais combien capricieuse fut cette marche ! La plaque glacée qui portait le navire allait vers les quatre points cardinaux au gré des vents qui la poussaient.

Ce fut une série continuelle d’allées et de venues accomplies au hasard de la brise. La Belgica parcourut ainsi sous l’action des courans atmosphériques les mailles d’une toile de Pénélope se défaisant et se refaisant sans cesse. Après avoir été ballottée dans un espace d’environ 10 degrés, tant en longitude qu’en latitude, pendant près d’un an, elle fut amenée enfin, par une dérive plus rapide vers l’Ouest, à 22° de longitude de son point de départ. Le 14 mars 1899, après avoir échappé à tous les périls, le navire, dégagé de la banquise qui l’enserrait et des icebergs qui menaçaient de l’écraser, s’élançait libre dans la mer ouverte. Deux semaines plus tard, il arrivait à Punta-Arenas. Un télégramme, expédié à la Société royale de Géographie de Bruxelles, annonçait l’heureux événement. Après quinze mois de silence absolu sur leur sort, le monde savant apprit avec satisfaction le retour des hardis pionniers.


III

Les résultats de cette campagne sont bien loin d’être à dédaigner. Ils sont de divers ordres. Nous ne parlons pas des résultats moraux. Les explorateurs ont donné, pendant les heures difficiles de leur croisière dans les parages du monde le plus affreusement désolés, un admirable exemple de force morale et d’énergie. Les exemples de ce genre ne sont jamais inutiles.

D’autre part, si l’on n’a en vue que les acquisitions scientifiques, il est exact de dire que la géographie, la météorologie, la physique retireront un ample profit de cette expédition.

Sans doute, MM. de Gerlache et Lecointe n’ont pas approché du pôle Sud autant que J. Ross, qui est remonté jusqu’au-delà du 78e parallèle. Au surplus, ce n’est point là ce qu’ils avaient en vue. À la façon de Ross, ils n’ont pas découvert de grandes terres comme la Terre Victoria, ou des volcans antarctiques comme l’Erebus et la Terror, vomissant leurs flammes dans un cercle de glaces. Ils ont fait quelque chose d’aussi méritoire. Ils ont, les premiers, passé une saison d’hibernage en deçà du cercle polaire, sur la banquise, dont ils ont étudié le régime. Ils ont découvert un passage nouveau de l’Atlantique au Pacifique, le détroit de la Belgica, dont ils ont relevé avec soin les points principaux.

D’autres résultats géographiques méritent encore d’être mentionnés. Les sondages exécutés sous la direction de MM. Lecointe, Arctowski et Dobrowolski, ont fait reconnaître, dans la région de dérive de la Belgica, un vaste plateau continental, d’une profondeur moyenne de 500 mètres. Cette plate-forme, vers le Nord, plonge brusquement à 1 500 mètres ; elle se relève vers le Sud et elle se relie à la Terre Alexandre et à la Terre de Graham vers l’Est. Le dépôt qui la recouvre est formé de sable, de gravier et de cailloux arrondis qui décèlent un cordon littoral. Ce sont là autant d’argumens nouveaux en faveur de l’existence du continent polaire, et confirmatifs par conséquent de la théorie du tétraèdre terrestre de M. Lowthian Green.


IV

Le continent antarctique ne saurait être, en aucune saison, une terre nue : sa surface est certainement recouverte, en tout temps, d’une carapace de glace complète. Au plus fort de l’été, le vent qui soufflait du Sud faisait baisser la température, autour de la station d’hibernage de la Belgica, de plusieurs degrés au dessous de zéro, signe certain qu’il n’avait balayé, en amont, aucune terre dénudée.

D’ailleurs, le froid paraît être beaucoup plus vif autour du pôle Sud qu’autour du pôle Nord. À latitude égale, la température est notablement plus basse du côté antarctique que du côté arctique. Les explorateurs de la Belgica ont supporté des froids de 35° à 43°. Au mois de février, qui est le plus chaud de l’année australe, la moyenne a été de – 1°. La moyenne, pendant les douze mois d’emprisonnement dans la banquise, a été de – 9°,6 sous le 71e parallèle, tandis que dans l’hémisphère Nord, au dessus du Spitzberg, par 80° de latitude, elle ne tombe qu’à – 8°,9. Il serait imprudent d’étendre à tout le continent antarctique les résultats constatés par les observateurs belges à la lisière, dans la zone limitée où leur navire est resté prisonnier. Le régime climatérique, en ce point, est celui d’une région côtière, où se contrarient deux influences : celle des eaux de la mer libre, qui chargent d’humidité l’air amené du Nord ; celle de la surface glacée située au Sud, qui ne laisse arriver qu’un air sec et froid. Les explorateurs ont passé leur année dans cette zone de perpétuels conflits. Le vent du Midi chassait les nuages et dégageait leur ciel ; le vent du Nord étendait partout un manteau de brumes qui le voilait complètement. Ces brumes étaient glacées ; elles se résolvaient en givre, qui se déposait sur tous les objets, sur les mâts, sur les agrès du navire, sur la surface de la banquise, sur les flocons mêmes de la neige qui tombe. Et, dans ces parages inhospitaliers, il neigeait souvent ; à peu près deux jours sur trois. Les vents soufflaient presque constamment ; sur sept jours, on observait à peine un jour de calme.


Ces conditions ont rendu particulièrement pénible l’hibernage de la Belgica. Les explorateurs supportaient aisément le froid sec, et la clarté d’un ciel pur exerçait une action bienfaisante sur leur moral. Au contraire, ils se défendaient avec peine contre l’humidité glacée et subissaient l’espèce de dépression mentale que produit toujours le froid noir et prolongé. C’est un fait constant, que, dans ces conditions, le travail intellectuel devient difficile ; le cerveau s’anémie comme le corps tout entier. On éprouve des vertiges, de l’insomnie ; le pouls s’accélère au moindre effort. Cette torpeur s’exagère encore pendant la nuit polaire. Pour les reclus de la Belgica, cette morne période dura du 17 avril au 21 juillet.

L’hibernage avait donc un effet bien différent sur les dispositions morales des captifs, selon que le ciel sombre et brumeux les obligeait à rester enfermés dans le navire ou que, clair et serein, il permettait de prendre quelque exercice au dehors, sur la banquise !


V

On sait ce qu’est la banquise, le pack. C’est une plaque glacée d’une grande étendue, non rattachée à la terre, qui flotte et se déplace sous l’action des vents et des courans. Les glaces qui la forment sont d’origines diverses : glace d’eau marine, glace de la chute des neiges tassées et soudées, glace des glaciers et des icebergs réunies au bord du continent polaire. La part dominante, dans la formation de la banquise appartient à l’eau marine. La couche superficielle de la mer se congèle sous l’influence d’un froid de 2 ou 3 degrés au-dessous de 0, suivant son degré de salure et d’agitation. Cette plaque glacée surnage une eau qui est presque à la même température : c’est la couche froide. À mesure que l’on descend sous les profondeurs, le liquide se réchauffe lentement : et dans les fonds il reste toujours entre 0° et + 1°. Cette couche, relativement chaude s’amincit de plus en plus à mesure que l’on avance vers le pôle, mais sans jamais disparaître, tandis que la couche froide varie inversement.

L’épaisseur de la banquise est forcément limitée, puisqu’elle baigne par sa face inférieure dans une eau qui, continuellement, en amène la fonte. Ce n’est que dans les baies fermées où les eaux restent séquestrées, sans communication et sans échange avec la nappe marine, que la glace pourrait augmenter sans cesse. Partout ailleurs, sa croissance a des bornes qui sont bientôt atteintes. Si la banquise se détruit par sa partie plongeante, elle peut, au contraire, s’accroître par sa partie émergée, à la suite des chutes de neige, plus ou moins abondantes. Les deux efforts contraires ne tardent pas à s’équilibrer ; et, en définitive, la plaque flottante ne dépasse pas une épaisseur de quelques mètres, ordinairement un ou deux ; rarement, plus de huit.

Ce qui contribue à augmenter son épaisseur, c’est, en outre de la chute des neiges, l’entassement des blocs déposés à sa surface. La banquise ne forme pas un plan parfaitement uni et régulier. Cette plaque flottante est soumise à des dislocations continuelles. Les vents et les tempêtes la font craquer et la fragmentent en blocs qui sont poussés les uns contre les autres et se heurtent sans cesse, jusqu’à ce qu’ils se soudent de nouveau. Elle subit ainsi des pressions formidables qui amènent des flexions et de nouvelles fractures. Les lignes de cassure sont marquées par des amoncellemens de blocs, constituant des sortes de crêtes ou de monticules que l’on nomme des hummocks. La surface plane de la banquise est ainsi transformée en une surface accidentée, coupée de fissures, de fentes, et de chenaux, s’élargissant en rivières et en lacs.

Dans ces chenaux, le froid reforme bientôt une glace nouvelle qui réunit les fragmens séparés : la neige vient, à son tour, combler les interstices, celle qui se précipite des nuées, aussi bien que celle que le vent chasse comme une poussière. Et c’est ainsi que la banquise, perpétuellement en travail, se détruit et se reconstitue sans cesse.


C’est cette perpétuelle mobilité qui rend périlleuses, ou même totalement impossibles les longues excursions sur la banquise. Les hôtes de la Belgica en ont fait l’épreuve. Au plein cœur de l’hiver austral, c’est-à-dire au moment où la banquise atteint son plus haut degré de solidité, le 31 juillet 1898, le lieutenant Lecointe, avec un autre officier et le médecin du bord, résolurent de faire une excursion de huit jours. Ils préparèrent un bagage sommaire : quelques boîtes de conserves, une dizaine de litres d’alcool pour fondre la glace, une petite tente sur un traîneau. Les voilà partis. Dès la fin du premier jour ils sont arrêtés par une énorme crevasse large de plusieurs milles. Dans l’attente d’une poussée qui fermera cette brèche, les excursionnistes construisent près de ses bords une maison de neige. Le froid est vif ; il est de 35° au-dessous de zéro ; mais on n’en souffre pas, grâce à l’équipement. La situation ne se modifiant point et les provisions s’épuisant, il fallut songer au retour. Mais, cette fois, une brume épaisse couvre la banquise : on ne distingue rien à trois pas. On a perdu tout point de repère. Il faut se diriger avec la boussole. La situation devient inquiétante, car la brume est telle qu’un écart de quelques centaines de mètres suffirait pour faire passer la petite troupe à portée du navire sans le voir. La dernière nuit, il fallut camper, — et, à ce moment même, la banquise s’ouvrit, le champ se crevassa de toutes parts. Il n’y avait plus que de petites plaques. Celle qui porte les voyageurs, et qui est à peine assez grande pour permettre de dresser la tente, part à la dérive. C’est avec les plus grandes difficultés que les trois hommes purent regagner leur navire.


VI

Il y a une autre espèce de glaces flottantes que la banquise et ses hummocks, ce sont les icebergs. Ils sont fréquemment englobés dans le pack ; mais ils se rencontrent le plus souvent isolés au delà de sa lisière, flottant dans la mer libre. Il y en a de toutes les formes et de toutes les dimensions. Les plus grands qui aient été rencontrés par la Belgica, au large des Terres de Graham et d’Alexandre, étaient de véritables montagnes de 30 à 40 mètres de hauteur au-dessus du niveau des eaux et d’une épaisseur d’une centaine de mètres au-dessous. On ne doit pas s’étonner de voir des masses aussi énormes refroidir d’une manière intense les eaux qui les baignent et les dissolvent.

Ces icebergs, comme d’ailleurs les blocs de fracture lorsqu’ils sont poussés par les vents et agités par les vagues, constituent un péril redoutable pour les bateaux naviguant sur la lisière de la banquise. À l’époque où la Belgica se dégageait de sa prison et commençait d’entrer dans la mer libre, elle eut ainsi à subir des chocs terribles. Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, les blocs frappèrent son soufflage, détériorant le gouvernail et menaçant de déchirer la carène. Il y eut des momens critiques pendant lesquels une fuite rapide était la seule sauvegarde contre des icebergs menaçans.


Quant au mode d’origine et de formation de ces montagnes flottantes, ils paraissent maintenant hors de doute. Encore bien que ce soient des savans autorisés, comme le professeur Heim, de Zurich, qui soutiennent leur origine marine, il faut la considérer comme terrestre. Il n’est pas vrai que les grands icebergs tabulaires de l’Océan antarctique soient formés par des plaques de glace de mer, ou très épaisses, ou même superposées et empilées par la suite d’un chevauchement. Ce sont, en réalité, comme le dit le géologue de la Belgica, des fragmens de glaciers terrestres qui se dégorgent dans l’océan. Les glaciers de la région antarctique descendent jusqu’au niveau de la mer, et la partie terminale du fleuve de glace, au fur et à mesure de sa descente, est coupée sur tout son front, en pièces et en morceaux enlevés et charriés par les flots. Ces fragmens sont les icebergs.

La calotte de glace qui recouvre les terres étendues, et particulièrement le continent austral tout entier, est appelée l’inlandsis. C’est aussi une espèce de glacier. On sait que la glace est plastique ; et que, soumise à de fortes pressions, elle se comporte à la façon d’un corps mou. Elle s’adapte à la forme des creux qui la reçoivent, gorges ou vallées profondes. Il en résulte que, sur une surface donnée, même parfaitement plane, il ne peut s’accumuler qu’une quantité limitée de glace. Au delà d’une certaine épaisseur, et sous l’influence de son propre poids, la masse se fluidifie et s’écoule lentement et progressivement sur les bords ; ceux-ci forment une sorte de falaise de glace qui s’effrite en blocs, poussés à la mer par la nappe fluide qui est derrière. La grande muraille de glace que Ross a aperçue et qui avait effrayé Cook en 1770 n’est sans doute pas autre chose qu’un front de glacier de ce genre. C’est de quelqu’une de ces formes de glaciers que proviennent vraisemblablement les grands icebergs tabulaires qui caractérisent la région antarctique. Leur nombre considérable et leur dissémination dans toutes les parties polaires de l’Océan austral prouvent la grande extension des terres fermes et fournissent un nouvel argument en faveur de l’hypothèse d’un continent polaire.

Quel qu’ait pu être le relief primitif du sol de ce continent, les chutes de neige en ont comblé les anfractuosités ; et, finalement elles en ont fait un seul et immense champ de neige qui a tout englouti et tout nivelé, pour l’œil de l’observateur, vallées et montagnes. M. Arctowski et ses compagnons ont eu, une ou deux fois, des hauteurs de la Terre de Danco, qu’ils avaient escaladées, la vision de cette nappe indéfinie, l’inlandsis arctique, qui forme à l’horizon une ligne imperturbablement uniforme.


VII

Le projet primitif de M. de Gerlache consistait à traverser la banquise, si cela était possible, dans l’espoir de trouver au delà une mer libre baignant les côtes du continent austral. Dans ce cas, une partie de la mission aurait pu être laissée sur la terre glacée pendant la saison d’hiver, tandis que la Belgica, revenant en arrière, aurait attendu, dans un port hospitalier, le retour de la belle saison. On aurait profité du second été pour aller relever la mission.

L’expérience a prouvé que la banquise ne se laisse pas si facilement percer. Dès le premier moment elle se referma sur le navire et le garda prisonnier. L’hivernage, entrevu comme une possibilité à laquelle s’étaient préparés quelques membres de l’expédition, devint une nécessité pour tous. Toutes les précautions, d’ailleurs, avaient été prises, dans cette prévision, au point de vue de l’approvisionnement, de l’outillage, et de l’équipement. Les explorateurs étaient munis des vêtemens en usage chez les peuples des régions glaciales : tricots islandais, souliers de feutre, bottes en peau de phoque, gants faits en cheveux de femmes norvégiennes, les meilleurs qui existent, dit-on, et qui tiennent chaud alors même qu’ils sont mouillés. Ils avaient les longs patins, les skis, qui permettent la marche sur la neige, et des traîneaux pour le transport des provisions.

Les rapports de l’expédition, présentés à la Société royale de Belgique par MM. Lecointe, Arctowski et Racovitza[1], nous font assister à la vie que menaient les prisonniers de la Belgica. Les journées sur la banquise étaient loin d’être oisives : les occupations s’y multipliaient de manière à ne point laisser de place aux méditations inquiètes qu’auraient pu inspirer la tristesse du paysage, l’incertitude et les dangers de la situation. Et tout d’abord, il fallait se tenir prêt à lutter contre la banquise et à protéger le navire contre sa poussée. Au début de la longue nuit d’hiver de seize cents heures que les explorateurs ont eu à supporter, il y eut, un jour, une vive alerte. La glace qui entourait le navire fit entendre des craquemens sinistres, signe des énormes pressions qu’elle subissait : puis elle se brisa. Des blocs furent écrasés ; d’autres chevauchèrent les uns sur les autres. La membrure du navire tressaillit ; mais elle résista. Une plaque de glace, passant au-dessous de l’étrave, vint soulever l’avant, sans produire d’autre mal que de boucher le trou d’eau que les marins avaient percé dans la glace.

Il n’en fallait pas moins envisager la conjoncture dans laquelle on devrait ouvrir de force un passage dans la glace pour sauvegarder le navire ou lui permettre de s’échapper. Et, de fait, c’est bien là ce que l’on fut obligé de faire, à la fin. Après neuf mois de dérive capricieuse, la banquise prit une direction nettement déterminée vers l’Ouest. En prévision du voisinage de la mer libre, il fallut essayer de dégager la Belgica de la plaque qui l’enserrait. Tout le monde se mit à l’œuvre. Il s’agissait de creuser dans la glace un canal qui permît au navire de se mouvoir. En perçant des trous de distance en distance on reconnut le tracé le plus favorable à cette opération, c’est-à-dire la ligne de moindre épaisseur de la glace. On dessina ainsi un chemin de près de 700 mètres. L’exécution en fut pénible. Jour et nuit, il fallut manier la scie et la pioche, pendant plus de trois semaines. Le succès couronna ces efforts et, un mois plus tard, la route était à peu près libre.

Pendant la période d’immobilisation, d’autres occupations absorbaient le temps. Les observations magnétiques avaient été confiées à un jeune officier, qui appartenait aux armes savantes, le lieutenant Danco. Mais sa santé ne put résister aux influences anémiantes et dépressives du froid et de la nuit polaire, et il succomba le 5 juin 1898, au milieu de ses camarades consternés. Les autres membres de l’expédition continuèrent d’accomplir avec persévérance leurs fonctions spéciales. Le géologue, M. Arctowski, opérait des sondages sur la glace et recueillait les sédimens du fond, ou bien il déterminait les températures de l’eau marine aux diverses profondeurs. Le naturaliste de l’expédition, M. Racovitza, pratiquait des pêches pélagiques aux différens fonds, ou bien il recueillait au-dessus de la banquise les rares oiseaux qui se risquent dans ces parages, les pétrels des neiges, les damiers bruns, les sternes et les oiseaux de tempêtes ; ou bien encore c’étaient les différentes espèces de phoques qui vivent sur la banquise et y mettent au monde leurs petits. Pendant ce temps, les officiers faisaient le point et se livraient aux observations astronomiques, lorsque l’état du ciel le permettait. De là une masse de documens, qui, lorsqu’ils auront été mis en œuvre, formeront une collection d’une dizaine de volumes, publiée sous le nom d’Histoire de l’expédition de la « Belgica ».


Parmi ces documens, nous choisirons, pour les présenter à nos lecteurs, ceux qui sont relatifs à la vie des animaux et des plantes dans les régions antarctiques.


A. Dastre.
  1. Expédition antarctique belge. Bruxelles, 1900.