Qui perd gagne (Capus)/05

La bibliothèque libre.
Librairie Paul Ollendorff (p. 51-70).

V

Emma se teignit en blonde. Préalablement elle consulta son mari. Croyait-il que ça lui irait, ainsi que le prétendait la « cocotte de Velard » ? Farjolle n’avait pas d’opinion sur ces détails de toilette et la laissa libre d’agir à sa guise. Elle se décida.

L’opération dura deux jours. Assise devant le poêle, elle fit sécher ses cheveux dont les nattes épaisses roulaient jusqu’à terre. Farjolle n’avait jamais aussi bien remarqué qu’ils étaient magnifiques : il le lui dit. Elle hésita entre plusieurs genres de coiffure et, après un grand nombre de comparaisons et d’expériences, choisit les cheveux frisés sur le front, légèrement ébouriffés. La cocotte ne s’était pas trompée : cela lui adoucissait le teint et, avec ses yeux noirs, composait une physionomie plus distinguée, plus attirante. Même elle observa qu’elle portait mieux la toilette et que, maintenant, dans la rue, les passants la regardaient davantage.

La semaine qui suivit, une voiture à deux chevaux s’arrêta avenue de Clichy, à leur porte. Une dame vêtue d’un manteau de loutre demanda Mme Farjolle à la concierge. C’était Joséphine qui venait embrasser la patronne. Elle manifesta une joie immense et Emma la reçut cordialement.

— Êtes-vous heureuse, patronne ? interrogea Joséphine. Ça vous est égal que je vous appelle patronne, entre nous ?

— Appelle-moi donc Emma, simplement. Je suis très heureuse : tu sais que je ne souhaitais pas les falbalas, le luxe. Et toi ?

— Oh ! moi, c’est un rêve. J’ai des chevaux et deux voitures.

— Il est gentil avec toi, ton amant ?

— Extrêmement gentil. Mais vous êtes changée, vous ? Qu’est-ce que vous avez ?

— Je suis teinte, répliqua Emma en souriant. Trouves-tu que ça me va ?

— Écoutez, patronne — je ne peux pas vous appeler Emma, c’est plus fort que moi — depuis quelque temps, j’en vois des femmes chics, des femmes qui ont des hôtels… Eh bien ? ma parole, il n’y en a pas une qui vous arrive à la cheville. Vous êtes cent fois mieux.

Ce compliment lui fit plaisir, intérieurement.

— Sais-tu que j’ai vingt-neuf ans passés ?

— Vingt-neuf ans ? s’écria Joséphine. En voilà une affaire ! Si vous croyez qu’elles ont vingt-neuf ans, toutes ces femmes ? Elles voudraient bien. Les plus chics en ont quarante ou quarante-cinq. Mais, vous, patronne, vous ne ferez jamais des bêtises : on voit que vous vous plaisez ici. Moi, je n’aurais pas pu épouser quelqu’un.

Emma lui parla de Verugna, de son journal.

— Il lui plaît beaucoup, à Verugna, M. Farjolle, dit Joséphine. Vous pensez si je l’encourage…

— Tu es bien mignonne et tu es une bonne fille. Un mot par-ci, par-là, ça aidera joliment.

— Il a un drôle de caractère, Verugna, un caractère de fille : il aime qu’on reste avec lui, qu’on lui fasse la cour, qu’on rie quand il dit des blagues. Votre mari l’a deviné ; il est malin sous son air rangé et convenable, votre mari. Vous avez bien fait de vous mettre avec cet homme-là.

Emma l’invita à dîner pour le soir ; elle refusa. Elle allait à une première avec Verugna dans une baignoire. Mais ce n’était qu’une partie remise ; un jour que Verugna dînerait en ville, elle « s’amènerait ». Elle organiserait aussi une dînette, chez elle. On tâcherait de s’amuser.

Elle proposa d’envoyer des billets de théâtre. Emma accepta : « Nous n’allons jamais au spectacle, dit-elle, parce que c’est trop cher. » Elle descendit avec Joséphine, pour acheter quelque chose dans le quartier, et quand celle-ci monta en voiture, elle lui fit, de la main, un geste gracieux.

Elle suivit la voiture des yeux, sans éprouver un sentiment de jalousie ou de colère. Elle entra dans la mercerie, prit deux sous de fil, jeta un regard sur des journaux illustrés étalés à la vitrine d’un papetier, puis remonta.

Depuis qu’il fréquentait Verugna, son mari rentrait souvent en retard pour dîner.

Il arrivait, frileux, enlevait son pardessus, embrassait Emma, approchait ses pieds du poêle. Il mangeait avec un gros appétit, n’importe quoi. Il n’était pas gourmand et sa femme avait renoncé à lui préparer des plats sucrés. Il préférait des plats sérieux, des plats de ménage, des ragoûts. À l’époque où il se voyait réduit à la nourriture fade des tripots de bas étage, ou à la ratatouille des gargotes borgnes, il avait toujours envié la cuisine bourgeoise de la famille, n’étant vagabond que par nécessité, par paresse, non par goût.

Une de ses plus grandes satisfactions quand il se maria, fut de manger du pot-au-feu régulièrement. Emma lui en servait tous les dimanches et il ne manquait jamais de prononcer, à ce sujet, des paroles de contentement. Il n’aimait pas le dessert, mais buvait, après chaque repas, deux tasses de café où il versait quelques gouttes de cognac.

En deux mois il n’avait pas gagné un sou. Les Corsets de Borck lui donnèrent son premier bénéfice, cinq cents francs de commission, grâce à la complaisance et à l’appui de Verugna. Le soir où il les toucha, il y eut entre les deux époux un épanchement de tendresse. Il apporta à sa femme un bouquet de fleurs, sorte d’attention qui n’était pas dans ses habitudes ; elle le prit par la taille et l’embrassa au cou en riant. Ils firent des projets pour l’été.

— Si ça marche encore un peu, lui dit-elle, nous louerons quelque chose sur le bord de la Seine, pendant les grandes chaleurs. Il n’y a rien à faire à Paris, à ce moment-là, et la vie sera plus économique.

Il garda, sur les cinq cents francs, cinquante francs d’argent de poche, et versa le reste dans le budget du ménage.

Le directeur de l’Informé éprouvait décidément pour Farjolle une assez vive sympathie. Il lui envoya gratuitement le journal, faveur dont il était avare. Emma le lisait au lit chaque matin, s’intéressant aux articles, demandant combien ils rapportaient, étudiant surtout la quatrième page, les réclames. Elle montrait à son mari de grands clichés : vastes magasins du … ou bons d’épargne de

— Hein ! si tu avais eu cette affaire-là ?

— Ça viendra, répondait Farjolle.

Elle s’imaginait que tous les articles cachaient quelque réclame et s’ingéniait à la trouver. Farjolle lui expliqua qu’il fallait bien remplir le journal avec un tas de choses : elle eut un sourire dédaigneux et déclara que la plupart des articles n’avaient aucun intérêt. Son mari l’approuva.

Elle acheta quelques bibelots, des japonaiseries bon marché, pour orner leur logement ; elle acquit aussi, d’occasion, à l’Hôtel des ventes, un canapé rouge très propre qu’elle mit dans la salle à manger ; et se fit confectionner, avenue de Clichy, deux peignoirs, un blanc et un bleu, qui lui allaient à merveille.

Le bruit de l’intimité de Farjolle avec le directeur de l’Informé se répandit parmi le petit monde où circulent ces potins. Des conversations s’engagèrent au cercle, à ce sujet. Brasier qui, par ses relations avec Verugna, se trouvait être plus au courant que personne, affirma que Farjolle était un garçon très intelligent :

— Au fond, il est peut-être aussi canaille que les autres ; mais au moins il n’est ni prétentieux, ni malotru, ni arrogant.

— Au contraire, même il paraît, dit quelqu’un…

— Mettons qu’il soit un peu plat avec Verugna. Un détail exquis, tenez ! Verugna le tutoie et il ne tutoie pas Verugna.

— Allons donc !

— Qu’est-ce que ça fait ? reprit Brasier, tout le monde a besoin de vivre.

Jusqu’à ce moment, on n’avait jamais parlé de Farjolle, à la table du cercle. Il n’existait pas, étant un ponte quelconque, qui risque de temps en temps, au baccarat, un louis divisé en quatre pièces de cent sous. On ne songeait pas à lui demander sa profession. D’ailleurs, disait Brasier, on n’a plus besoin de profession, ça ne sert à rien.

— Que faisait-il donc avant, Farjolle ?

— Avant quoi ?

— Avant Verugna.

— Je l’ai rencontré dans tous les tripots de Paris.

— Qui n’a-t-on pas rencontré dans tous les tripots de Paris ? s’écriait Brasier.

— Il crevait de faim.

— Qui est-ce qui n’a pas crevé de faim ?

Et Brasier haussait les épaules. Quelle manie de s’informer d’où venaient les gens qu’on fréquentait ?

À cause de Verugna, lui et Farjolle se lièrent davantage. Brasier amusait Joséphine et il lui faisait la cour. Verugna, qui n’était pas jaloux, s’en « fichait » absolument. Vis-à-vis de la maîtresse du directeur, l’attitude de Farjolle était paternelle, familière, avec une pointe de respect. Quand Brasier et Verugna s’injuriaient « pour rire », il acquiesçait alternativement aux saillies de l’un et de l’autre.

Il connut, grouillant autour de l’Informé, le nombreux personnel de la publicité, depuis des êtres faméliques et déguenillés jusqu’à Moussac, un des héros du métier, auquel il fut présenté dans le cabinet du directeur. Il vit là des gens étonnants, entre autres un bossu nommé Piquetot qui se démenait comme un diable et courait toute la journée par les trottoirs, cherchant des idées. C’est lui qui avait inventé d’intercaler des réclames dans le titre du journal, trouvaille ingénieuse qui le mit en évidence immédiatement.

Farjolle fut bientôt classé, raccrocha deux ou trois clients, gagna en un mois quelques centaines de francs. Rien de sûr encore, rien de fixe, une bonne posture seulement pour guetter de plus grosses affaires. Il était enfin dans la circulation.

Il rencontrait souvent Paul Velard, qui le traitait maintenant d’égal à égal.

Velard lui demandait des nouvelles de Mme Farjolle, qu’il n’apercevait nulle part, ni aux premières, ni au Cirque.

— Oh ! nous avons une existence très simple et nous ne sortons guère.

Une fois, Farjolle lui dit :

— Où dînez-vous ce soir ?

— Je n’en sais rien, je n’ai pas d’invitation, Jeanne dîne chez des amies…

— Si vous étiez bien gentil, vous viendriez à la maison. Ma femme sera enchantée de vous revoir ; elle sait que vous m’avez aidé beaucoup et vous garde de la reconnaissance. Dame ! vous savez, nous avons un intérieur modeste, un intérieur des Batignolles. Si ça ne vous effraye pas ?

— Comment donc ! mon cher, mais j’accepte avec plaisir, répliqua Velard. Mme Farjolle est charmante…

Ils prirent un pâté.

— Il n’y a peut-être pas assez à manger, dit Farjolle. Nous ne recevons jamais personne.

Emma, surprise, reprocha à son mari de ne l’avoir pas prévenue.

— Nous venons d’arranger ça à l’instant, ma chérie.

Elle disparut, alla mettre son peignoir, le bleu, celui qu’elle préférait et où elle se trouvait plus jolie :

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, monsieur Velard ?

Elle était vraiment charmante avec le peignoir bleu, et Paul Velard s’inclina devant elle, la trouvant très bien.

— Vous ne remarquez pas quelque chose ? lui dit-elle. Regardez mes cheveux.

— Tiens ! en effet, je me disais aussi… N’est-ce pas que nous avions raison, Jeanne et moi : avouez, Farjolle, que nous avions raison ?

— Certainement, répondit celui-ci.

— À propos, elle va bien, Mlle Jeanne d’Estrelle ? demanda Emma.

Velard répondit :

— Nous sommes en froid. Elle fait trop la noce, c’est fatigant. D’abord, Madame, Jeanne et moi il ne faudrait pas croire que ce soit une de ces liaisons… Ah ! non, par exemple. Nous sommes plusieurs de Paris, dans ses relations, sans compter les Brésiliens…

— Quels Brésiliens ? fit Emma, ne comprenant pas.

— Des Brésiliens quelconques. Ils sont là pour les diamants. Trop décavés, les Parisiens, pour offrir des diamants aux femmes…

— Ah ! bon ! j’y suis, dit Emma en riant.

Farjolle découpa le pâté et Velard se lança dans des histoires légères. Il avait de la blague et devenait très gai dès qu’il ne s’agissait plus d’affaires. Son visage, imberbe et jeune, impassible quand il causait sérieusement, se détendait dans l’intimité entre camarades. Sa gaminerie de vingt-cinq ans reparaissait.

Il avait un nez pointu, cruel avec les clients, mais farceur avec les amis. Il marchait raide dans la rue, sous un pardessus étroit, serré à la taille ; mais il n’avait pas son pareil pour chahuter ou faire des grimaces à l’occasion.

Il amusa Emma, qui ne riait pas aux éclats, ordinairement. Quant à Farjolle, qui ne se tordait pas pour si peu, il se contenta de sourire avec bonhomie.

À un détour de conversation, il fut amené à dire :

— C’était avant notre mariage…

Velard eut une figure étonnée et les regarda tous les deux.

— Mais oui, Monsieur, fit Emma… C’était avant notre mariage. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que nous soyons mariés, mariés tout à fait ? Ça se voit, ces choses-là.

Elle était enchantée de cet incident. Velard s’excusa.

— De quoi donc vous excusez-vous ? ajouta Emma.

— Ma foi, Madame, je m’excuse… J’aime autant tout vous avouer. Je vous croyais — tant pis, je lâche le mot, — je vous croyais collés. Vous ne m’en voulez pas ?

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

— Et moi qui vous présente Jeanne d’Estrelle et qui vous fais dîner avec elle en cabinet particulier ?

— J’ai fait la connaissance de Mlle d’Estrelle avec le plus grand plaisir.

— Elle est idiote, cette fille ! s’écria Velard.

— Pas du tout : elle est charmante, répliqua Emma.

— Aussi, que diable ! quand on est marié, on prévient les gens.

Une joie générale s’ensuivit et l’on servit le café au milieu des propos les plus gais. Velard continuait de s’excuser d’une façon comique qui réjouissait beaucoup Emma.

À minuit, ils accompagnèrent leur convive jusqu’à la station de voitures de la place Clichy. Velard offrit son bras à Emma. Il faisait très froid. À l’angle des rues étroites qui débouchent sur l’avenue, un vent sec et glacial cinglait tout à coup le visage. À chaque instant, Velard s’écriait : Brr ! et se retournait du côté d’Emma qui riait de cette exclamation. Elle affirmait que le froid était excellent pour la santé et qu’il n’y avait pas d’exercice plus réconfortant que de marcher par ce temps-là. Farjolle les suivait à peine, tant elle allait vite, entraînant le petit. « Sapristi, dit-il, ne vous dépêchez pas comme ça. » Ils s’arrêtèrent net pour l’attendre, et, imperceptiblement, machinalement, se serrèrent l’un contre l’autre, son coude, à elle, touchant sa poitrine. Ils se regardèrent…

Place Clichy, à la station, Velard lui serra la main.

— Vous ne m’en voulez plus, Madame, j’espère ?

Elle eut un gentil mouvement de tête, et Velard frappa avec sa canne le coffre d’un fiacre dont le cocher, qui buvait du punch chez le marchand de vins, accourut.

Il demeurait rue Clément-Marot, dans un entre-sol. Il avait choisi le quartier des Champs-Élysées, loin des boulevards et des cercles, pour être à l’abri des importuns, des raseurs, des gens qui viennent fumer une cigarette au coin de votre feu, parce que vous êtes sur leur chemin, et qui vous disent des banalités en attendant qu’il ne pleuve plus.

Après qu’il eut allumé le bec de gaz de son cabinet de toilette, il regarda sa montre. Minuit et demi. Une heure absurde pour se coucher. Il sentait qu’il ne dormirait pas. Qui est-ce qui peut dormir à minuit et demi ? Eux, peut-être, là-bas, aux Batignolles. Ils devaient être déjà au lit. Il imagina Emma enlevant son peignoir, se déshabillant, montrant ses jambes nues. Elle avait à coup sûr des jambes magnifiques. Cela se devinait à la façon décidée, alerte, crâne, dont elle marchait. Lui qui était maigre et sans mollets, il adorait cette beauté chez la femme. Jeanne d’Estrelle lui plaisait fort, mais il ne s’était jamais « emballé » tout à fait sur elle, à cause de ses cuisses qu’elle avait plates et mal conformées. Jolie figure, certainement, mais voilà tout. Bon pour les rastaquouères de se laisser attraper par ça.

— Non, je ne me coucherai pas à cette heure-ci.

Il redescendit la rue Clément-Marot. Il entra dans la rue de la Trémoille. Aux fenêtres de trois ou quatre maisons, des lumières glissaient par les fentes des rideaux.

— Tiens ! pensa-t-il, il y a du monde chez Sylvia.

Il se rappela que Sylvia donnait une fête et qu’il était même invité.

« Je ne suis pas en habit, mais, tant pis, je monte. Je ne vais pas me gêner avec Sylvia. »

D’ailleurs, à Paris, personne ne se gênait avec Sylvia. Il fut accueilli dans le salon par des hourras ; deux femmes se jetèrent à son cou et lui firent boire du champagne. Après quoi, il alla s’excuser auprès de la maîtresse de la maison.

Il but encore du champagne, fit un tour de valse, mangea une sandwiche au foie gras. Il regarda sa montre.

— Quatre heures du matin ! C’est-il bête de se coucher si tard.

Et il disparut à l’anglaise.

Le lendemain il se brouilla avec Jeanne d’Estrelle, sous prétexte qu’elle fréquentait trop de rastaquouères, ce qui était exact. Il s’ennuya toute la journée.

Il chercha un moyen de revoir Emma et songea à la formalité de la visite de digestion. Par malheur, Farjolle lui avait dit positivement en le quittant :

— Il est entendu, mon cher, que vous ne vous croirez pas obligé de faire à Emma une visite de digestion. Nous sommes des gens sans cérémonie, et vous n’allez pas grimper aux Batignolles pour cette bêtise.

Oui, une visite, avenue de Clichy, eût été exagérée. Le théâtre valait mieux et, dès qu’il rencontra Farjolle, il lui dit :

— J’ai une loge pour demain aux Variétés. Avez-vous vu la pièce ?

— Je ne vais jamais au théâtre.

— Je la mets à votre disposition, mon cher ami.

— Je vous remercie, ma femme sera enchantée.

— Vous la recevrez demain matin.

— Viendrez-vous avec nous ?

— J’irai, dans la soirée, faire un tour au théâtre, et présenter mes respects à Mme Farjolle.

Il loua une loge et l’envoya par la poste.

À l’occasion de cette sortie, Emma mit un chapeau neuf, des boucles d’oreille en diamant, présent du chef de bureau, et deux bracelets qui avaient la même origine. Elle sortait rarement ses bijoux qui étaient peu nombreux et de mince valeur, se contentant d’une alliance. La veille de leur mariage elle en avait acheté deux, une pour Farjolle et une pour elle.

Ils arrivèrent au lever du rideau. Au deuxième entr’acte, la porte de la loge s’ouvrit et Paul Velard se présenta, un sac de bonbons à la main. Farjolle et Emma ne s’amusaient guère. Lui songeait à ses clients ; elle, n’aimait pas la musique d’opérette ni aucune musique. Elle accueillit Velard très gracieusement, mangea coup sur coup plusieurs bonbons. Il s’assit à côté d’elle.

Le rideau se leva, Emma demanda à son voisin le nom d’une actrice qui lui paraissait jolie. Velard répondit qu’à la ville elle était plutôt vilaine et sans distinction.

— Vous la connaissez donc ? demanda-t-elle.

— Je l’ai rencontrée dans des soupers.

Ils écoutèrent. Velard cherchait, pour renouer la conversation à voix basse, derrière l’éventail rapproché, une tournure de phrase qui ne fût pas banale, indiquât qu’il l’avait remarquée, qu’il n’était pas venu au théâtre écouter simplement de la musique, comme tous ces imbéciles, bouche bée. Il ne trouvait pas. Il n’avait pas l’habitude de la galanterie discrète, détournée, composée d’allusions, de réticences et de sourires. Il se sentait plein d’inexpérience à ce jeu-là. C’était sa première affaire d’amour dans la bourgeoisie. Ah ! certes, si Emma eût été « collée » avec Farjolle, il n’aurait pas été embarrassé. Celui-là de jeu, il le savait, et par cœur. Il le jouait souvent avec succès. Parbleu ! il avait eu pour maîtresses des femmes mariées. Mais c’étaient des femmes mariées qui trompaient leur mari de fondation, ayant toujours au moins un amant, qu’elles changeaient deux ou trois fois l’année. Dans ce cas-là, il n’y a qu’à se mettre sur les rangs, le tour de chacun arrive fatalement un jour ou l’autre.

— Oh ! le joli costume ! dit Emma en se penchant et en lui désignant une artiste.

— Elle en a bien besoin, la pauvre petite, répliqua Velard, car elle est très mal faite.

Emma dit ironiquement : « Ah ! »

— Du moins, c’est le bruit qui court… Je n’en sais rien.

Elle mangea un bonbon. La conversation tomba de nouveau. Le rideau baissa. Pendant l’entr’acte, Velard proposa de faire un tour au foyer et continua de chercher dans son esprit la tournure de phrase qui ne vint pas. Il dut se contenter de galanteries quelconques. Au dernier acte, il prit une résolution.

Il avança légèrement son pied, effleura le pied d’Emma et s’arrêta. Le pied ne remua pas. Sans avoir l’air de s’en apercevoir, elle lui dit :

— Il y a trop de calembours dans la pièce, c’est fatigant.

Il pressa un peu plus fort et, tout le temps que dura l’acte, resta dans cette position, parlant à peine, envahi d’une vague émotion. Le visage d’Emma semblait pareil, souriant sans contrainte. À la fin de la pièce Velard était troublé et heureux. Mais lorsqu’elle se leva, il constata avec stupéfaction qu’il touchait le pied de la chaise et non celui d’Emma, et il fut étonné des résultats auxquels on parvient avec un morceau de bois et de l’imagination.

Il en ressentit un violent découragement, comme si elle l’eût méprisé et repoussé.

— Je suis trop bête, vraiment !

Farjolle s’était ennuyé durant tout le spectacle, et Velard les ayant quittés sur le boulevard, il s’écria :

— Quel plaisir peut-on trouver à écouter toutes ces sottises !

— Que veux-tu, mon chéri ? répondit Emma, il faut bien passer le temps. Moi, je me suis moins ennuyée que je ne croyais.

Elle plaça le sac de bonbons de Velard sur la cheminée de la chambre à coucher. Il en restait plusieurs qu’elle mangea le lendemain après déjeuner, en disant :

— Il est gentil de m’avoir apporté ça, ce petit.

— Oui, dit Farjolle, il est très poli avec les femmes et il change de maîtresse à chaque instant. C’est un garçon sérieux, mais il s’occupe trop de ces choses-là.

— Dame ! il est libre, ce gamin. Il faut bien qu’il s’amuse. Il a vingt-cinq ans, n’est-ce pas ?

— À peine.

— Il ne les parait même pas. Il en paraît vingt-deux, au plus. Est-ce vrai qu’il est brouillé avec Jeanne d’Estrelle ?

— Il me l’a dit, je crois. Mais j’avoue que ça ne m’intéresse pas énormément,

Ce qui l’intéressa davantage fut une scène épouvantable, qui eut lieu un dimanche, dans le cabinet du directeur de l’Informé, entre Verugna et Joséphine. Il y avait Brasier, Moussac et lui. Ils causaient affaires et échangeaient des considérations à propos de la situation politique et de son influence sur les cours actuels de la Bourse. Verugna connaissait personnellement les ministres et les déclarait tous idiots.

Joséphine arriva en retard, suivant sa coutume. Elle était toute rouge et un peu dépeignée. Verugna lui demanda :

— Qu’est-ce que tu as fichu cette après-midi ?

Elle tomba sur un fauteuil, essoufflée :

— Je me suis rudement amusée. Je suis allée au Moulin de la Galette, et ce que j’ai dansé, vrai !

— Tu as dansé dans ce bouge ! s’écria Verugna, en donnant un grand coup de poing sur un tome du Dictionnaire de Larousse qui tramait sur la table.

— Mais oui, quel mal y a-t-il ?

Il commença de jurer cinq ou six fois de suite, puis il cria :

— Tu sais que je t’ai défendu d’aller danser dans les bastringues, quand je n’y suis pas. Tu as probablement tutoyé un tas de marlous, sales comme des peignes…

Joséphine, froissée, répliqua sèchement :

— Je les tutoyais déjà lorsque tu m’as connue.

— Quand je t’ai connue, tu roulais dans Montmartre en savates, je le sais bien, — et il lui donna à la file les noms les plus injurieux de son répertoire. — Mais comprends donc une chose : tu peux me tromper tant que tu voudras avec tous mes amis, je m’en f…, seulement je te défends d’aller danser sur les boulevards extérieurs quand je n’y serai pas, tu entends !

Elle haussa les épaules et répondit :

— C’est bon ! on n’ira plus, fiche-moi la paix.

Cette parole calma Verugna, et d’un ton plus doux il ajouta :

— Écoute, mon enfant : que tu me trompes avec Brasier, ici présent, qu’est-ce que ça peut me faire ? Brasier est mon ami, je l’aime bien…

Joséphine se dressa furieuse :

— Je te trompe avec Brasier, moi ! Ah ! par exemple, elle est trop forte, celle-là…

— Tu ne me trompes pas avec Brasier ? fit Verugna, étonné.

Brasier, alors, intervint :

— Espèce de crétin, est-ce que tu crois que si je te trompais, je m’en cacherais ? Mais je te l’aurais dit le jour même, espèce d’abruti ! Je te tromperai si je veux, d’abord : ça ne te regarde pas.

Ce langage avait le privilège de ravir Verugna dont la bonne humeur reparut immédiatement.

Pendant ce dialogue, Moussac et Farjolle, témoins muets, faisaient des gestes de pacification.

C’était toujours une aventure fort désagréable pour l’entourage de Verugna, lorsque celui-ci rompait avec sa maîtresse. Tant qu’il n’en avait pas trouvé une autre, il était grincheux, injuste, inquiet. Il renvoyait les rédacteurs, criait après les typographes, brutalisait tout le monde. Son secrétaire passait de mauvais moments, aussi s’employait-il à raccommoder le ménage dans l’intérêt du journal.

— Allons ! allons ! dit Moussac, cette petite discussion est terminée, n’en parlons plus. Vous venez tous les deux à la maison jeudi. Ce sera assez gai, je suppose. Il invita aussi Brasier et Farjolle.

— J’espère que vous me ferez le plaisir d’amener Mme Farjolle ?

Joséphine n’avait pas menti en affirmant qu’elle ne trompait pas Verugna avec Brasier. Cette trahison n’eut lieu, en effet, que vingt-quatre heures après.