Qui perd gagne (Capus)/07

La bibliothèque libre.
Librairie Paul Ollendorff (p. 99-113).

VII

Brasier et Joséphine se laissèrent pincer, bêtement. Ils étaient dans le cabinet de Verugna. Le directeur de l’Informé venait de sortir et Joséphine aussitôt se jeta au cou de Brasier. Verugna, qui avait oublié quelque chose, rentra. Ils n’eurent pas le temps de prendre une posture convenable. Le directeur les regarda alternativement, cherchant les paroles qui s’adaptent à cette situation. Brasier murmura : « C’est ridicule, » et Joséphine se recula vers la cheminée.

Verugna ferma la porte avec fracas, puis il cria :

— Vous êtes deux s… !

Et il s’avança sur sa maîtresse la main levée. Brasier lui saisit le bras :

— Ne fais donc pas l’imbécile. Eh bien, après ?

— Toi, tu n’es qu’un mufle, dit Verugna.

Alors, il s’assit devant son bureau et sembla attendre des explications.

— Tu ne vas pas te fâcher, espèce d’idiot, je suppose ? fit Brasier, très calme.

— Je le savais, d’ailleurs, répondit Verugna, je vous l’avais dit. Pourquoi avez-vous nié tous les deux quand je vous ai dit que je le savais ?

Joséphine, de son coin, répliqua à voix basse :

— Quand tu nous l’as dit, ce n’était pas vrai. Je jure que ce n’était pas vrai !

— Allons donc !

— Non, mon vieux, affirma Brasier, ce n’était pas vrai.

Radouci par cette parole, Verugna ajouta :

— Dites tout de suite que c’est moi qui vous en ai donné l’idée.

Joséphine, qui s’était mise à pleurer, s’écria :

— Pour sûr, c’est toi. Je n’y pensais pas avant.

— Toi, ma petite, fit Verugna en étendant la main, tu recevras tout de même une bonne paire de gifles.

— Donne-la-lui, la paire de gifles, reprit Brasier, et que ce soit fini ! Tu fais le fanfaron, tu cries partout que tu te fiches pas mal d’être trompé par tes amis, et puis tu es comme les autres. Tiens ! tu as l’air d’un mari, pouah !

Verugna fut scandalisé.

— J’ai l’air d’un mari, moi !

— Je l’ai dit et je le répète. Il ne te manque plus, continua-t-il, que de m’envoyer tes témoins, je les attends…

À ce moment, on frappa à la porte.

— Qui est-là ?

Une voix répondit :

— C’est moi.

— Ah ! c’est Farjolle ! dit Verugna. Entre donc, tu n’es pas de trop, on s’amuse.

Farjolle demanda :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Brasier s’adressa à lui :

— Voulez-vous me servir de témoin ?

— Contre qui ?

— Contre Monsieur, — il désigna Verugna ; — il paraît que je l’ai offensé.

Le directeur de l’Informé prit un air dédaigneux :

— N’écoute donc pas ce que te raconte cette brute.

— Enfin, dit Farjolle, qu’y a-t-il ?

Verugna expliqua la scène, sans omettre un détail, avec sa précision ordinaire de langage. Il conclut :

— C’est le flagrant délit dans toute sa simplicité. Avoue que Brasier est un cochon.

Farjolle donna son avis.

— Brasier a eu tort, certainement. Mais de là à lui envoyer des témoins…

— Est-ce que je songe à lui envoyer des témoins ?… Laisse-moi flanquer une gifle à Joséphine d’abord.

Joséphine ne pleurait plus. Elle lui tendit la joue.

— Flanque-la, ta gifle, si ça te fait plaisir.

Il fit le simulacre en riant. Farjolle éclata, trouvant cela excessivement drôle. Brasier haussa les épaules.

— Faut-il que ce Verugna soit assez serin !

— Tu en parles à ton aise. Trouve-moi beaucoup de gens qui se conduiraient comme moi, en présence d’un flagrant délit.

— Pas flagrant, observa Brasier.

— Comment, pas flagrant ?

— Non. Si j’avais voulu nier, j’aurais pu.

— Tu as un aplomb !

— Je te dis que j’aurais pu. Seulement, je suis bon pour toi et j’ai préféré avouer.

Verugna eut un accès de ce rire particulier qui donnait un caractère enfantin aux choses les plus répugnantes qu’il faisait.

— Ah ! ah ! il ne te reste qu’à m’avouer combien de fois vous m’avez trompé ?

Joséphine intervint, se rapprocha de son amant, complètement rassurée sur l’issue de cette aventure :

— Très peu de fois, mon coco. Ce n’est pas la peine d’en parler.

— Je vais même aller jusqu’au bout dans la voie des aveux, continua Brasier… Oui, mon vieux, j’ai encore quelques pénibles confidences à te faire sur le passé.

— Horreur ! s’écria Verugna, m’aurais-tu trompé avec Augustine ? Je m’en doutais…

— Je t’ai trompé avec Augustine.

— Avec Clara ?

— Avec Clara aussi. Par exemple, j’ai eu du mal ; elle t’aimait beaucoup.

Verugna confirma :

— Oui, elle m’aimait énormément.

— Et avec Delphine.

— Oh ! celle-là, c’était une rosse.

Alors Joséphine regarda Brasier et lui cria :

— Toi, tu me dégoûtes !

Une réconciliation générale eut lieu. Voyant que la paix était faite, Farjolle dit à Verugna :

— J’ai à vous parler d’une affaire sérieuse.

— Une affaire sérieuse ? Eh ! là, vous deux, les amoureux, laissez-moi et allez m’attendre au restaurant. Je vous paye à dîner.

— Maintenant, mon cher, lui dit Farjolle, un mot. J’ai « levé » une affaire superbe. Nous sommes deux, Velard et moi.

— Et c’est ?

— Connaissez-vous Griffith, le grand barnum anglais ?

— Très bien. Riche à millions. Il fait quelque chose de nouveau ?

— Et à Paris. Cet homme s’est aperçu qu’en été, à Paris, les Parisiens n’ont aucune distraction, quelques maigres concerts, toujours la même balançoire. Et il veut installer, cet été, un établissement énorme, tenant du théâtre, de l’hippodrome, du cirque, de la kermesse, où il y aurait de tout : des artistes, des clowns, des chevaux, des femmes. C’est une affaire de plusieurs millions, avec des bénéfices fabuleux, si elle réussit. Nous avons levé ça, Velard et moi, et je pars demain matin pour Londres voir Griffith, le décider tout à fait, et organiser sa publicité. Pouvez-vous me donner une lettre de recommandation pour lui et m’autoriser à traiter au nom de votre journal ?

— Mais, parfaitement, et ne te gêne pas avec Griffith ; des millions, je te dis, et jetant l’argent par les fenêtres.

— Je crois que c’est une affaire faite.

— Moi aussi. Télégraphie-moi de Londres dès que tu auras vu Griffith.

Verugna griffonna une lettre dans laquelle il recommandait Farjolle comme le seul homme capable de lancer une affaire de cette importance.

— Voici. Bon voyage et tiens-moi au courant.

Farjolle se hâta de rentrer chez lui et d’annoncer cette nouvelle à Emma qui venait de l’apprendre par Velard.

— Enfin, ma chérie, en voilà une d’affaire, une vraie. Ça me change des bretelles et des corsets de Borck et d’un tas de petites machines qui rapportent quatre sous en se donnant un mal du diable. Ça me donnera du travail aussi, parbleu ! mais au moins le résultat en vaudra la peine.

— Combien, à peu près ?

— Hum ! je ne pourrais pas dire exactement… Trente mille francs, peut-être plus, peut-être moins, ça dépendra.

Emma s’écria :

— Trente mille francs, pour toi !

— La moitié seulement, nous sommes deux…

— Ah !

— Mais au fait, c’est le petit Velard avec qui je suis… J’oubliais… C’est ce sacré petit Velard qui m’a indiqué l’affaire. Il sait tout, ma parole d’honneur. Je dois avouer qu’il a été bien aimable dans cette occasion. Il n’avait pas le temps de s’en occuper lui-même et il m’a choisi pour le remplacer.

Quoiqu’elle fût prévenue, Emma ne put se défendre d’une passagère émotion.

— On est toujours récompensé d’avoir rendu service aux camarades, continua Farjolle.

— Quel service as-tu donc rendu à Velard ?

— Quel service ! Tu oublies que j’ai été son témoin contre Brasier : sans moi, il aurait été sûrement obligé d’aller sur le terrain, et un duel, dans sa position, quand on n’a pas de temps à perdre, ce n’est pas amusant.

— En effet, dit Emma, tu lui as rendu là un service important : il t’en est reconnaissant, ce n’est que juste. Allons faire ta valise, mon chéri.

— N’oublie pas mon habit. À Londres, on se met en habit tous les soirs.

D’aller en Angleterre pour gagner de l’argent, Farjolle éprouvait une certaine fierté. Le voyage lui semblait une expédition dangereuse, une de ces entreprises décisives qui comptent dans une existence. Il fallait traverser la mer, s’exposer, lutter, conquérir. Justement, il savait un peu d’anglais et il vit dans cette circonstance comme une indication du Destin.

— Je vais gagner quinze mille francs et peut-être davantage. Dans quel métier gagne-t-on quinze mille francs d’un seul coup !

Emma était surprise de l’importance de ce chiffre et lui demanda quel intérêt pouvait avoir ce Griffith, — elle prononça mal et Farjolle rectifia d’un air grave, — quel intérêt pouvait-il avoir à distribuer une pareille somme à lui et à Velard.

— Tu ne comprends pas ce genre d’affaires, ma chérie, ce n’est pas de ta faute. Sache qu’il faut traiter avec tous les journaux de Paris, pour la publicité, payer une foule d’articles de réclame, lancer l’affaire, quoi ! Il y a à Paris, autour des journaux, des milliers de gens qui sont à l’affût et ne vivent que de ces hasards-là. À mon retour, je vais être assailli… Griffith sera forcé de dépenser deux cent mille francs, au moins, rien que pour la réclame et les affiches.

— Quand ouvrira-t-il son établissement ?


— Velard affirme qu’il ouvrira cet été. Nous reviendrons de la campagne pour assister à l’inauguration.

— C’est vrai, nous serons à la campagne.

— Il n’y a plus de doute aujourd’hui. Es-tu contente ma chérie ?

— Oh ! oui tu sais, c’est mon rêve, la campagne !

— À propos, te rappelles-tu ce que je te disais l’autre jour, de Joséphine ?…

— Eh bien ?

— Eh bien, Joséphine et Brasier se sont laissé pincer dans le cabinet de Verugna.

— Ah bah !

Il lui raconta l’histoire en détail.

— Et alors cette pauvre Joséphine est sur le pavé ?

— Mais pas du tout, dit Farjolle. Verugna a été délicieux, d’un sans-façon exquis. Cinq minutes après, il n’y pensait plus et ils ont dîné tous les trois ensemble,

Et il ajouta philosophiquement :

— Comment veux-tu qu’un homme dans la position de Verugna, directeur d’un des plus grands journaux de Paris, plus influent qu’un ministre, se préoccupe de ces bêtises-là ?

Emma le regarda une seconde pendant qu’il fermait sa valise à clef.

Il partit le lendemain matin, à huit heures. Elle voulut l’accompagner à la gare, rentra, s’occupa de son ménage, déjeuna seule.

Son rendez-vous avec Velard était à deux heures, chez lui. Après déjeuner, elle sortit.

« Il fait beau, je vais y aller à pied, se dit-elle, par le parc Monceau et les Champs-Élysées. »

Elle flâna d’abord, pensant à Farjolle, regardant les images aux devantures des boutiques. Place Clichy, elle s’approcha d’un rassemblement causé par un accident de voiture et écouta des conversations. Puis, elle prit les boulevards extérieurs, dont les arbres maigres luisaient au soleil. Elle marcha plus vite.

Elle revoyait la figure attendrie de Velard quand elle lui avait dit, hier : « À demain, chez vous, deux heures. » Il devait compter les minutes, le petit. L’avait-il assez suppliée ? « Vous serez aussi libre chez moi qu’ici, et vous ne ferez que ce que vous voudrez. »

Oui, en allant ainsi chez lui, dans son appartement de garçon, à un rendez-vous d’amour, Emma sentait qu’elle restait maîtresse de la situation, que le résultat de l’aventure dépendait d’elle absolument. Elle pouvait, encore là, sur le canapé, tromper ou ne pas tromper Farjolle, à sa guise. Velard lui obéirait sur un signe, sur un mot, sans rien oser.

Un tramway, en passant, jeta un coup de trompette qui la secoua. Machinalement, elle leva la tête vers le conducteur, qui arrêta le véhicule.

— Tiens ! dit-elle, si je montais dedans et si je rentrais chez moi ! Ce serait bizarre.

Cependant, elle fit signe au conducteur qu’elle s’était trompée et le tramway repartit.

À cette heure-ci, Farjolle s’embarquait. Quinze mille francs de gagnés : il s’agirait d’en faire un bon usage. C’est un joli appoint, quinze mille francs, quand on est prudent et qu’on sait les manier. Quelques affaires, de la veine de temps en temps, on est vite tranquille et on peut alors s’amuser gentiment, vivre très heureux.

Au fait, cette aventure avec Velard était-elle autre chose qu’un amusement ? Et elle ne cesserait pas d’être une simple distraction, même si Emma allait jusqu’au bout. Est-ce que Farjolle ne lui avait pas raconté l’histoire de Joséphine avec une désinvolture parfaite, ajoutant que ces accidents n’ont pas grande importance dans la vie ? Il ne le saurait jamais, d’ailleurs, et ne serait pas ridicule pour cela. Les maris ridicules sont ceux qui soupçonnent leur femme, surveillent sa conduite, qui sont trompés tout de même et ne découvrent rien. Farjolle, lui, ne serait jamais effleuré d’un soupçon. Il avait en tête des choses plus sérieuses. Elle lui éviterait tout désagrément et s’amuserait un peu de son côté, sans lui faire de tort.

Alors, autant prendre une résolution dans le plus bref délai et ne pas faire traîner ce pauvre gosse.

— Va-t-il être assez heureux ! pensa-t-elle.

La figure rayonnante qu’il aurait après, quand elle se serait donnée, lui apparut. Elle pressa le pas. Elle était décidée ; elle s’abandonnerait tout à l’heure, dans vingt minutes.

Sûrement, il ne s’attendait pas à cette surprise, lui. Il comptait peut-être bien la posséder un jour, mais pas cette fois-ci.

— Oui, il sera bien drôle, après. Bon, deux heures et demie ! Je n’arriverai jamais à pied, c’est trop loin.

Elle héla un fiacre et baissa les vitres afin de sentir l’air sur son visage échauffé par la marche.

La porte de l’appartement de Velard était entr’ouverte : il la guettait. En entendant une voiture s’arrêter devant la maison, il descendit deux marches de l’escalier et se pencha. C’était elle. Il la prit par la main et l’entraina sans rien lui dire.

Il la conduisit dans son fumoir, la fit asseoir sur un fauteuil bas et apporta une petite table sur laquelle il y avait des liqueurs et des gâteaux. Puis il se mit à ses genoux, embrassa sa robe et la remercia d’être venue, avec de grandes paroles d’amour. Elle ôta son chapeau et il lui baisa les cheveux, gardant une mèche entre ses lèvres.

— Ne faites pas l’enfant, dit-elle.

Alors, il redevint tendre et timide, comme là-bas, au petit café de la place Blanche. Il lui offrit des gâteaux, la força de boire un verre de liqueur et recommença de lui parler d’amour, en tenant ses mains.

Des phrases sentimentales lui venaient, d’une forme banale et maladroite, car il ignorait l’art de la passion parlée, n’en ayant jamais eu besoin jusqu’à présent dans ses luttes contre les femmes.

Emma, heureusement, ne possédait pas un esprit plus délicat que le sien et ne s’apercevait guère des bêtises qu’il disait.


Quatre heures sonnèrent. Il lui avait fait visiter son appartement et lui avait répété plusieurs fois encore qu’il l’aimait de toute son âme.

Emma sourit, mangea un gâteau et songea :

— Ce serait joliment drôle si ce n’était pas pour aujourd’hui.

Néanmoins cette idée contrariait ses résolutions. À quatre heures et demie, comme il prononçait de nouvelles paroles, empreintes de la tendresse la plus pure, elle fut agacée. Elle dit :

— Je m’en vais il est temps.

Il supplia :

— Oh ! non, pas tout de suite. Asseyez-vous encore un instant.

Voyant qu’elle allait se lever, il appuya doucement sur son épaule. Elle sourit, il l’embrassa à la joue. Elle tourna les yeux vers lui : ses lèvres étaient si près que Velard brusquement les saisit dans les siennes.

Sous cette caresse, la première qu’elle lui donnait, il sentit reparaître la brutalité de sa jeunesse. Emma fut surprise de son étreinte, qu’elle attendait cependant, et ploya entre ses bras, qui tremblaient.

À sept heures, elle s’écria :

— Il doit y avoir à la maison une dépêche de Farjolle. Passons la prendre avant d’aller dîner, voulez-vous, Paul ?

Paul répondit, en manière d’assentiment.

— Mon amour ! je t’adore.

Et ils se hâtèrent de se rhabiller.

Farjolle resta absent quatre jours. Velard les passa dans une extase continue. Chaque après-midi, Emma le retrouvait, et ils dînèrent deux fois au restaurant en cabinet particulier. Il voulut l’avoir une nuit entière, mais elle refusa obstinément de découcher : elle l’empêcha aussi de la tutoyer.

— Nous nous verrons souvent en présence de mon mari, lui dit-elle, et l’idée que vous me tutoyez me gênerait.

Le dernier jour, il lui demanda :

— Est-ce que je vous attendrai demain, Emma ?

— Non, demain, je ne pourrais peut-être pas, à cause de mon mari. D’ailleurs, il nous sera impossible de nous voir tous les jours.

— Venez place Blanche, je vous en supplie, comme avant.

— Oh non ! maintenant, ce serait puéril, ces rendez-vous. Dès que j’aurai un moment de liberté, je vous enverrai un petit mot.

— Une lettre de vous, Emma, je serais si heureux !

— Une lettre ! répliqua-t-elle en souriant, une lettre, c’est beaucoup. J’écrirai simplement le mot demain sur une feuille de papier. Vous comprenez, je ne puis vous envoyer des phrases, dans ma position.